Maîtrise de soi et célibat dans la vocation chrétienne

Maîtrise de soi et célibat dans la vocation chrétienne

Sœur EVANGELINE*

Lorsque nous considérons notre condition humaine, nous sommes face à une réalité et à un acte qui nous ont précédés: la réalité d’un univers, d’une culture et d’une société, et l’acte par lequel un homme et une femme se sont donnés l’un à l’autre, par amour ou peut-être uniquement par besoin. Le temps de mes années sur la terre sera toujours en référence à cette réalité et à cet acte qui précèdent la conscience que j’en ai. Que je croie au ciel ou que je n’y croie pas, il m’appartient de me situer par rapport à ce donné, à ce don, qui peut ne pas être du tout un cadeau, mais qui peut aussi l’être, qui peut, en tout cas, le devenir.

Quelque part, au profond de nous, il y a cette angoisse d’avoir été « jetés là », ce « pourquoi » que la foi n’empêche pas de resurgir à des moments décisifs de la vie. Nous ne naissons ni libres ni égaux, mais la plus grande chose qui puisse nous arriver est de nous recevoir nous-mêmes tels que nous sommes, de nous adopter nous-mêmes, parce que nous aurons entendu une parole dite sur nous, une parole de révélation, une parole d’amour: « Tu as du prix à mes yeux. »1Le propos d’une vie humaine, quoi qu’il en soit de ses origines, est de pouvoir dire, et avec un poids de vérité et de sensibilité de plus en plus grand, comme le psalmiste: « Je te rends grâce pour la créature merveilleuse que je suis »2et de pouvoir le dire avec d’autres et à l’égard d’autres, en communion.

I. Quelques notes fondamentales pour une anthropologie chrétienne

M. J. Buchhold a déjà traité de ce sujet dans la conférence qui ouvrait ce colloque. Mais il n’est pas inutile d’y insister, tant l’image de Dieu et des humains a été déformée au long des siècles.

– « Au commencement, Dieu », Genèse 1.1. Avant d’être une parole théologique, cette parole est une parole doxologique, une parole de louange; et il faut s’arrêter et contempler.

– « Dieu dit: Faisons l’homme à notre image et notre ressemblance »3, « homme et femme, il les créa »4: un Dieu qui est en lui-même communion et qui appelle à être ce qui n’est pas, dans la différence et le dialogue.

– « Dieu modela l’homme avec la glaise du sol et insuffla dans ses narines une haleine de vie. »5Ce corps que Dieu lui-même viendra habiter dans son Fils, Jésus, qu’il viendra assumer, pour le relever de sa chute, car la gloire de Dieu, c’est l’homme debout, et seul ce qui est assumé par Dieu peut être sauvé. Alors l’Esprit-Saint viendra raviver en nous le souffle des origines, dans la puissance de la résurrection.

– « Homme et femme, il les créa. » « Il les bénit. »6Ils ont charge de veiller sur la création, d’être eux-mêmes féconds et de respecter le commandement de Dieu. La désobéissance à ce commandement prendra des formes diverses au long de l’histoire de l’humanité et du salut.

Avec une pédagogie paternelle, Dieu n’interrompra jamais le dialogue: « Sa colère est d’un instant, sa faveur pour la vie! »7C’est une alliance de plus en plus personnalisée qu’il nouera avec chaque femme, chaque homme, la nouvelle alliance dans le Christ sera le sommet. Cette alliance nouvelle nous révèle en plénitude l’identité de Dieu: il est amour. Et c’est lui-même qui nous apprend ce qu’est l’amour, non en paroles seulement, mais aussi en actes: « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. »8

L’humain que Dieu a créé est donc corps, esprit et cœur, avec une sexualité: homme et femme – mâle et femelle -, il les créa. En vue de quoi? Je n’entrerai pas ici dans le débat sur la mort dans le projet de Dieu. La mort accompagne l’histoire de l’humanité de la première à la dernière page de la Bible. Annoncée par Dieu comme le risque de la désobéissance, dès les premières pages de la Genèse, elle est le dernier ennemi à vaincre, selon les paroles de l’apôtre Paul (1 Co 15.26). Elle est, dès que ma conscience s’élabore, le seul événement de ma vie dont je suis sûre qu’il se produira. Mais je confesse, à cause de la résurrection du Christ, la résurrection de la chair – c’est-à-dire de ma personne totale – et la vie éternelle, lorsque les générations auront pris fin et que Christ sera tout en tous. Je suis créée en vue de la vie et du bonheur: « bienheureux ».

II. Du célibat

Il est tout à fait clair, dans l’histoire de l’humanité et du salut, que le couple a un rôle déterminant. La procession d’entrée dans l’arche, M. et Mme Noé en tête, a dû être magnifique! Et la question qui se pose d’emblée face à des hommes ou des femmes célibataires est toujours de savoir s’ils vivent vraiment leur « humanitude » ou s’ils se situent dans l’infrahumain. Cette question étreint le cœur d’un certain nombre d’hommes et de femmes qui éprouvent leur célibat comme un mal subi et que le regard de leur environnement, fût-il d’Eglise, n’aide pas à éclairer.

L’Eglise a largement contribué à fausser le sens du célibat choisi ou non choisi. Le célibat monastique est devenu, dès le haut Moyen Age, un état de perfection, proclamé tel, par l’Eglise. Cela s’est doublé d’une théologie du péché lié au corps et à la sexualité dont nous ne sommes pas encore complètement guéris. Au XIe siècle, en Occident, l’obligation du célibat clérical s’est ajoutée, avec une réflexion sur le sacré, le pur et l’impur, assez éloignée de la grâce et de la liberté évangélique. La critique de Luther, dans son Jugement sur les vœux monastiques, et sa réhabilitation du mariage sont pertinentes.

Quant aux célibataires de nos paroisses, qui n’ont pas choisi cet état de vie, ils sont souvent mis à contribution, pour ne pas dire plus, sans réel accompagnement spirituel et humain, qui leur permettrait de faire du sens à partir de ce qui, pour eux, n’en a pas a priori. Amertume et culpabilité se développent et les sollicitations de services y trouvent un écho, mais un écho souvent ambigu auquel il faudrait porter attention. Toutefois, le fait de vivre seul, sans liens familiaux, apparaît beaucoup moins – on peut même dire n’apparaît plus – comme un échec, aujourd’hui, tant les modalités des liens interpersonnels ont évolué.

Il nous est très naturel de désirer être aimés et, nous dit le Cantique des cantiques, « l’amour est fort comme la mort »9. Le tout de notre vie affective et sexuelle se joue là: dans ce besoin profond d’être aimés et d’aimer, et dans ce constat que l’amour est, bel et bien, moteur de vie humaine. Face à la mort, à notre finitude humaine, il y a, il n’y a que l’amour, menacé lui aussi par la mort, mais rédimé, transfiguré déjà, en Christ. Eros, agapè, thanatos, ne sont pas dissociables. Il est déjà précieux d’en avoir conscience.

A) Célibat et Evangile

Il n’y a qu’une seule parole de Jésus sur le célibat. Elle nous est rapportée par Matthieu 19.12. « Car il y a des eunuques qui le sont dès le ventre de leur mère; il y en a qui le sont devenus par les hommes; et il y en a qui se sont rendus tels eux-mêmes, à cause du royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre comprenne. » Elle s’inscrit dans un dialogue entre les pharisiens et Jésus, autour de la question: peut-on répudier sa femme pour n’importe quel motif? C’est l’occasion pour Jésus de situer l’union de l’homme et de la femme non seulement dans l’ordre de la création et de la nature, mais aussi dans l’ordre de la liberté et de la volonté, donc de la responsabilité: « L’homme quittera… il s’attachera. »10Puis vient la remarque, non plus des pharisiens mais des disciples: « Si telle est la condition de l’homme envers la femme (c’est-à-dire commettre un adultère, s’il divorce, sauf pour infidélité), il n’est pas avantageux de se marier. »11Cette remarque, et la parole sur les eunuques qui va suivre, sont propres à Matthieu. Elles n’existent pas dans le texte parallèle de Marc 10 et les exégètes, même les plus radicaux comme Bultmann, reconnaissent que nous sommes bien là devant un authentique logion de Jésus.

Certains exégètes pensent que Jésus a dit cela à ses disciples pour justifier son propre célibat, qui était une prise de distance par rapport à la tradition juive. Quoi qu’il en soit, le rapprochement par Matthieu des paroles de Jésus sur le mariage et de sa déclaration sur le célibat met en évidence deux choses: la première, c’est que le cœur de l’homme (et de la femme, car il est bien évident qu’il faut aller au-delà de la connotation masculine du texte) est fait pour aimer; la deuxième que, dans le mariage comme dans le célibat, il y a renoncement, c’est-à-dire choix; il faut renoncer à certaines relations ou certains modes de relation avec le risque inhérent à tout choix humain: celui de la fidélité, celui de l’infidélité.

Dans l’ensemble de la péricope de Matthieu, Jésus englobe donc le mariage, les célibats subis et le célibat choisi. Il souligne l’orientation de ce dernier: « en vue du royaume des cieux ». Je cite notre Règle de Reuilly au chapitre « Célibat »:

« Silencieusement, l’appel au célibat ouvre une porte sur le mystère du royaume à venir. Les générations auront pris fin et tout être vivant aimera Dieu en plénitude. »12

Cet accent eschatologique a été très prononcé dans les premières décennies de l’Eglise. Les premières vierges, les premiers ascètes, comme on les nommait alors, attendaient avec ferveur le retour du Christ. Les générations pouvaient prendre fin. L’apôtre Paul est dans cette ligne, lorsqu’il écrit aux Corinthiens, avec une sagesse remarquable d’ailleurs (1 Co 1.7). Il semble toutefois qu’il n’ait pas eu connaissance du logion de Jésus rapporté par Matthieu. Sinon, il l’aurait certainement cité. Ce qui lui est cher, pour lui-même et ses Eglises, c’est que les croyants aient un cœur sans partage et qu’ils soient tout entiers au Seigneur. Il amorce, dans ses épîtres, une théologie du corps fort intéressante: « Je vous exhorte, frères, à offrir vos corps… » (Rm 12.1); le corps est pour le Seigneur, « il est le temple du Saint-Esprit » (1 Co 6.19-20). Paul nous dit donc que l’incarnation, ce monde, est bien le lieu de notre rencontre avec Dieu.

B) Pourquoi choisit-on le célibat?

Parfois, l’appel à suivre le Christ dans une certaine radicalité se manifeste, d’abord, par l’attrait de la prière, d’une rupture avec un certain style de vie sociale. Le sens du célibat, lié à cette radicalité, se découvrira alors progressivement, comme l’amour grandit avec la connaissance de l’être aimé. Nous croyons que ce chemin de vie peut vraiment être une façon d’aimer. Là, comme dans un couple, aimer s’apprend, aimer est un parcours.

Ce sera, d’abord, se recevoir soi-même et se recevoir dans un corps, qui est fait pour la relation. Le corps n’est pas le siège du péché. Le siège du péché est le cœur de l’homme. C’est dans mon corps que je vais éprouver l’amour de Dieu, comme l’amour humain, comme l’amitié humaine. Ce corps, je choisis un jour de le donner à celui qui m’a attirée à lui13, qui m’a séduite. Que je fasse ce choix dans la virginité de ma jeunesse ou que je le fasse après l’expérience d’un compagnonnage, je dis par là que je n’offrirai plus mon corps à un autre. Quitter pour s’attacher. Mais l’appel mystérieux du Christ nous fait changer de plan (« comprenne qui pourra »). Le Bien-Aimé est un corps glorieux qui m’échappe complètement. « Ne me touche pas », dit Jésus à Marie-Madeleine14. Je quitte donc une certaine manière d’être au monde.

Des liens vont se tisser avec les autres membres de la communauté. Car l’appel au célibat demeure un appel à la communion, un appel à faire corps. La communauté ne va pas combler ma solitude. Ce n’est pas son but. Mais, si elle est chaleureuse, simple, vivante, elle va m’aider à devenir heureuse, à devenir unifiée, monos, moine/moniale, cœur sans partage.

Pourtant, l’expérience de l’incomplitude, de la solitude, du vide est inhérente au parcours. Le corps parle. Le second chapitre que notre Règle consacre au célibat le dit avec réalisme:

« Lorsque tu verras les pêchers en fleurs crier de joie sous le ciel et les jeunes bêtes gambader dans le matin, lorsque tu verras l’enfant s’enfouir au cœur de sa mère et que tu seras là, toi, seule, reçois cette puissance de vie et sois sans crainte. Tu es le grain semé en terre. Débordant de promesse, il portera fruit. Cinquante? Cent? Davantage? Enfonce-toi au sol de Dieu et lui te subviendra. »15

De ces mouvements de l’être, Dieu n’a pas honte, car il nous rejoint toujours dans notre humanité, dans nos blessures. Il se peut même que nos blessures deviennent ses portes d’entrée. Et le centuple surgit là où la perte est transfigurée par un amour que je chercherai toujours à retrouver.

Néanmoins, malgré ce recentrement sur le choix initial, la tentation et le combat ne sont pas épargnés. Il y a des seuils à franchir: 30 ans, 40 ans, 50 ans. Je ne vais pas m’inscrire dans l’histoire par une famille et par une descendance. Je ne serai ancêtre pour personne selon la chair. Mon affectivité devra se jouer autrement que dans une relation charnelle. La fécondité de ma vie de femme sera appelée à se réaliser et à se déchiffrer dans celle de ma communauté et de son projet global, de sa créativité à laquelle je participe.

Personne n’est à l’abri de la tentation, celle de la possessivité, de la dépression (les anciens parlaient de l’acédie, la perte du goût), du durcissement, du repliement sur soi, des excès de nourriture, des excès de paroles, des exigences par lesquelles on compense des manques.

C) Liberté et chasteté

Chaque visage de la tentation vient me dire à sa manière que je ne suis pas encore libre, moi qui suis appelée à la liberté. Quelqu’un m’a fait remarquer un jour que la chasteté est la forme corporelle de la liberté. Vivre, dans la liberté, le rapport à celle/celui qui n’est pas moi. En ce sens, la chasteté est cette attitude et ce regard qui me permettent de rester dans le régime du don et non d’être dans celui de l’esclavage, quel que soit mon état de vie.

« Pour former en toi ce cœur chaste en même temps que fraternel, dit encore notre Règle, ne suffiront ni l’équilibre humain, ni le service le plus radical. »16

Il faut non seulement ne pas fuir, mais courageusement et humblement descendre dans son cœur profond, écouter ce qui s’y dit à l’ombre de l’Esprit et repartir du commencement: Christ. C’est là que notre intelligence et notre volonté se retremperont pour une juste ascèse, un rapport juste à moi-même et à autrui.

La tentation est toujours, tentation de rompre une fidélité, une fidélité au projet de vie que j’ai choisi ou auquel j’ai décidé de consentir. Il faut alors laisser la Parole de Dieu descendre dans le cœur et y accomplir son œuvre pascale, de mort et de résurrection, de séparation en vue d’une communion retrouvée. Nous avons la liberté d’être à Dieu et c’est cela qu’il faut défendre contre le tentateur.

Notre sexualité est souvent un lieu de lutte solitaire, que nous soyons célibataires ou mariés. Et il ne faut pas oublier celles et ceux qui se sentent divisés en eux-mêmes, jusque dans leur sexualité. Il faut pouvoir en parler à des cœurs amicaux et bienveillants, car nous ne sommes pas appelés à nous comporter comme des stoïciens, mais comme des sœurs et des frères pour lesquels Christ est mort. Il s’agit pour chacun de nous de grandir dans une intégrité du cœur et de nous donner les uns aux autres du courage pour y parvenir. Il s’agit non de tuer le désir, mais de l’orienter pour aller à Dieu avec toute notre puissance de vie, ce Dieu qui, bien que le Tout Autre, habite les profondeurs de nous-mêmes et nous dit, si nous savons faire silence: tu n’es pas seul. Cet accompagnement, nous avons à nous l’offrir dans nos communautés, ou à l’extérieur de nos communautés, selon les besoins qui se font jour, selon l’histoire personnelle de chacun(e), déjà déchiffrée avec une sœur, un frère, dans la confiance qui permet l’ouverture du cœur.

La chasteté est, en fait, une libération de la tentation de nous faire nous-mêmes Dieu et de posséder les autres. Elle est un autre nom du respect: une certaine prise de distance, en dehors de laquelle nous ne pouvons pas même voir que l’autre existe. Sans le respect, nous ne pouvons ni exister ni aimer. « Honorer tous les hommes »17, écrit l’apôtre Pierre.

Cette formation au respect, à la chasteté, à la distance juste, seule l’habitude de la méditation, de la réflexion priante nous la rendra possible. Elle nous empêchera de dévier dans le non-humain où celles et ceux qui nous approchent ne retrouveraient plus leur propre réalité humaine. Honorer tous les hommes, c’est parvenir à ce que le regard que je pose sur autrui s’apparente au regard d’espérance que Dieu pose sur lui. « Ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. » (1 Jn 3.2)

Conclusion

La maîtrise de soi est un fruit de l’Esprit mais Luther a raison, dans son commentaire de Galates 5, de souligner à plusieurs reprises qu’on ne peut se référer à l’Esprit sans se placer sous le régime de la liberté et de l’amour. « Ce n’est pas d’une liberté politique et charnelle dont Dieu nous a fait don. C’est théologiquement et spirituellement qu’il nous a affranchis, afin que notre conscience soit libre et heureuse. »18

Que mon cœur soit libre pour aimer, voilà le propos de la vie et de la vie en Christ. Vivre sa vie dans le célibat n’est pas sortir de la condition humaine et, par conséquent, n’est pas sortir de la sexualité, d’autant que ma sexualité ne marque pas seulement la génitalité en moi, mais toute ma personne. Dans le choix que je fais du célibat pour le Royaume, comme femme, je ne cherche plus à séduire. Mais je chercherai à entrer en relation dans la liberté et dans la joie qu’éprouvait « l’ami de l’Epoux » (Jn 3.29). C’est un art de vivre dans lequel, humblement, on se sent toujours apprenti.

III. Place des communautés monastiques dans le protestantisme

Qu’est-il réellement, ce phénomène de la vie monastique? Il est d’abord un phénomène interreligieux bien antérieur au christianisme. Vous le savez, il y a des moines et des moniales bouddhistes. Il y a plusieurs monastères bouddhistes en France; il y a même une moniale qui a un certain rayonnement à Saint-Agrève, non loin de nos sœurs du Mazet Saint-Voy. Le seul point qui nous soit commun est sans doute d’ordre naturel: la quête de l’absolu inscrite, plus ou moins fortement, au cœur de l’homme.

Mais nous parlons du monachisme chrétien dont les prémices se trouvent chez ces « eunuques pour le Royaume », dont nous avons parlé, qui n’ont pas constitué de communauté mais qui, dans un coin de leur jardin ou dans une pièce retirée de leur maison, n’avaient plus qu’une passion: attendre le retour du Christ. Ce mode de vie se perpétua pendant plus de deux cents ans.

Puis arrive l’événement qui bouleverse la vie des Eglises: la reconnaissance du christianisme comme religion d’Etat (édit de Milan, 313), la fin progressive des persécutions et de la clandestinité. Très rapidement, en moins d’une génération, l’Eglise se mondanise. Mais des hommes et des femmes se sentent appelés à continuer de vivre la radicalité de l’Evangile, à prendre par rapport à cette Eglise qui devient « multitudiniste » une distance critique et à fuir au désert. Antoine le Grand est l’emblème de cette période: par étapes successives, il va s’enfoncer de plus en plus loin dans le désert de Haute-Egypte. Sa rumination permanente de l’Evangile et des Psaumes lui donne une réputation de discernement et de sagesse qui le font devenir père spirituel, non seulement pour de futurs moines, mais aussi pour des hommes de l’Eglise restés dans la ville.

Des femmes s’engagent aussi sur cette voie: Sara, Synclétique, dont quelques paroles (apophtegmes) sont parvenues jusqu’à nous.

Le désir de poursuivre la lutte contre le prince des ténèbres, de ne pas suivre sa volonté propre, d’unifier « son trésor et son cœur », de vivre du travail de ses mains, de sonder les Ecritures et d’en faire ses délices, de voir dans le frère une icône du Christ a fait le fond du monachisme chrétien d’Orient et d’Occident, dont Basile d’un côté, Benoît de l’autre demeurent les grandes références.

La vie en communauté s’est organisée assez rapidement (IVe siècle), car tout le monde n’était pas assez fort pour vivre à la manière d’Antoine, certaines communautés demeurant plus retirées au désert, en Egypte et en Syrie, d’autres se créant en ville, comme en Cappadoce, avec une note plus diaconale et une référence à la communauté primitive d’Actes 2 et 4.

De siècle en siècle, des figures charismatiques apparaîtront, dans leur contexte historique et culturel propre, habitées par le même appel du Christ à tout quitter pour le suivre, sans regarder en arrière. Bien des noms nous sont connus: Martin de Tours, Colomban d’Irlande, Augustin d’Hippone, Bernard de Clairvaux, Hildegarde de Bingen, François d’Assise, et d’autres encore.

Parallèlement, l’Eglise institutionnelle a eu à se situer par rapport à cette milice puissante d’hommes et de femmes. Dans les querelles théologiques des IVe-VIIe siècles, les moines n’ont pas été que des éléments de paix. Au temps des croisades, saint Bernard s’est fortement impliqué. L’Eglise va codifier la vie monastique, instituer les trois vœux de pauvreté, chasteté, obéissance, rendre plus difficile la création d’ordres nouveaux. Le XIVe siècle inaugure une période en clair-obscur pour l’Eglise d’Occident, la rupture avec l’Orient, consommée deux cents ans auparavant, y joue un rôle important. Clair-obscur, car tout n’est pas obscur dans le Moyen Age. La mystique rhénane, avec Maître Eckart, fleurit à cette époque. Mais bien des monastères se mondanisent à leur tour: on n’y entre plus toujours par vocation. Pourtant, jusqu’au XIIIe siècle, les monastères ont été des écoles où l’on a su tenir ensemble la théologie et la spiritualité, où l’Ecriture a été un pain quotidien étudié, commenté, médité, célébré, recopié. L’appel à la fraternité universelle, n’excluant personne, court dans toute la Règle de saint Benoît.

Mais les tentations n’en demeurent pas moins là. Bien des monastères s’enrichissent. Des amalgames se font entre le pouvoir politique et certaines grandes abbayes. Les abbés sont des hommes de cour, souvent absents. La vie morale se relâche. La réforme des ordres mendiants (Dominique, François), au XIIIe siècle, ne résout pas tout.

Ce parcours est très incomplet. Il vise à nous permettre deux choses. D’abord à situer le moine Luther et son Jugement sur les vœux monastiques (1521), dont nous allons parler; ensuite, à situer le monachisme protestant d’aujourd’hui comme une manière de faire le lien avec l’Eglise de toujours.

Luther est donc moine lorsqu’il affiche ses 95 thèses en 1517 à Erfurt. Il est ermite régulier de Saint-Augustin, l’un des ordres les plus stricts, moine fidèle, voire scrupuleux.

Sa critique porte sur trois points.

1. Les vœux: il n’y a qu’un seul vœu qui soit biblique, le vœu de baptême.

2. La pratique de la vie monastique ne fait pas mériter la rémission des péchés ni la vie éternelle: seuls nous sauvent le Christ et la foi au Christ .

3.Les moines ne sont pas des chrétiens supérieurs: il n’y a qu’une catégorie de chrétiens, celle des baptisés.

Cette doctrine avait été élaborée en partie par Thomas d’Aquin dans l’Eglise d’Occident. Elle a été enseignée jusqu’au Concile Vatican II (1963-1965), qui a fait bien heureusement retour à la théologie monastique qui se dégageait de la Règle de saint Benoît et d’autres écrits du Ier millénaire chrétien.

Dans la conférence qu’il a donnée à l’occasion d’un colloque théologique marquant les cent cinquante ans de notre communauté, en mars 1992, le professeur M. Lienhard analyse très bien l’argumentation de Luther. Cette argumentation est en référence aux principes qui deviendront ceux de la Réforme: l’Ecriture (les vœux monastiques ne sont pas dans l’Ecriture); la foi en celui qui, seul, nous sauve; la liberté évangélique et la grâce. En fait, le point le plus sensible pour Luther est celui des vœux définitifs, qui risquent de transformer le couvent en prison et une partie de l’histoire des monastères lui donne raison, surtout à partir du moment où bien des femmes et des hommes n’y entreront plus par appel, en toute liberté, mais sous l’effet de diverses contraintes.

J’aime la formule que Luther présente comme idéale: vivre « sous les vœux, sans les vœux ». Une liberté, qui ne s’engage pas, existe-t-elle comme liberté? Un amour, qui ne s’engage pas, existe-t-il comme amour? Une question éminemment actuelle et dont la réponse contient une part de risque, c’est évident.

Luther doit maintenir notre esprit en éveil, tout comme Calvin, dont la critique se situera en plus sur le plan de l’ecclésiologie. Les monastères sont pour lui des « conventicules de schismatiques », car l’Eglise n’existe que là où s’exerce le ministère ordinaire, et Calvin a horreur de l’extra-ordinaire et de sa mystique non contrôlée. En 1563, dans les Articles de Wittenberg, résultant de conversations entre des réformateurs allemands et des théologiens anglais, on peut lire l’article 15, consacré aux vœux monastiques, et ces mots: « Si des hommes, faits pour la vie monastique, veulent y vivre (après les corrections souhaitables), nous ne voulons pas les critiquer. »

Aujourd’hui, qu’en est-il? Cet appel a été à nouveau entendu au milieu du XIXe siècle, dans le sillage du Réveil, en Allemagne, en France, en Suisse, en Scandinavie pour les Eglises luthériennes/réformées et en Angleterre dans l’Eglise anglicane. Le mouvement des diaconesses, comme il s’est nommé à cette époque, a connu des formules diverses de vie communautaire et de diaconie, puis des évolutions diverses au long de leurs cent ou cent soixante ans d’existence. Aux environs de la Seconde Guerre mondiale, des fondations plus nettement monastiques, sans œuvres sociales, ont vu le jour: Taizé (alors protestant), Pomeyrol, Grandchamp, Darmstadt, Imshausen et d’autres au fil des années.

Du côté de la réflexion théologique, le grand Danois luthérien Kierkegaard et le théologien réformé bâlois Karl Barth19se sont chacun réinterrogés, de manière positive, sur la pertinence du fait monastique dans l’Eglise, voire sur sa nécessité. Cette vocation est une vocation particulière dans l’Eglise. C’est un appel, une manière de sentir résonner en soi le « suis-moi! » ou le « sors! » de l’Evangile. C’est une réponse de gratitude. « Est-ce bien par reconnaissance que tu es ici? » demandait une de nos anciennes formules de consécration. Elle est signe du « pour rien » de l’amour, « une réponse ardente au jaillissement de l’Esprit », disait un de nos amis anglais. Elle se veut ordonnée à la louange, à la visibilité de Dieu dans le monde, dans la société!

Elle témoigne de la grâce coûteuse du vivre ensemble, de l’apprentissage d’une communion dans la différence, à travers une discipline de vie et une quête inlassable du sens. Le monastère, la communauté, est donc un lieu de spiritualité chrétienne fort où théorie et pratique s’articulent en permanence, où une réflexion et une pratique quotidienne de l’autorité et de l’obéissance, du faire grandir et du faire unité se conjuguent et se stimulent réciproquement, où la permanence de femmes et d’hommes ayant engagé leur vie jusqu’au bout peut faire référence dans une société instable.

La vie d’une sœur, d’un frère, quelle que soit sa fonction dans la communauté, fût-il prieur, fût-il abbé, est référence à une Règle qui exprime la manière propre qu’a sa communauté de recevoir et de traduire l’Evangile. On vient se mettre à l’école du Christ dans telle communauté et Luther avait raison d’aimer cette image de l’école pour dire la vocation des monastères. On y apprend à célébrer la liturgie, à se connaître soi-même, à devenir une femme/un homme pour les autres, à vivre et à mourir.

La question de Dieu est plus à l’ordre du jour que jamais et elle l’est d’une manière tragiquement polémique sur la scène internationale et sur la scène nationale. La manière dont la question de Dieu est vécue par une communauté monastique, à la fois sur la base d’une conviction profonde, d’un engagement de la personne tout entière jusqu’à la mort, et dans une quête d’unité de soi-même et avec autrui jamais achevée est peut-être quelque chose à offrir à notre temps, qui est de l’ordre du dialogue et de la paix. Comment éclairer le sentiment religieux de nos contemporains sans leur donner l’impression qu’on cherche à en faire à tout prix des membres d’Eglise? L’attention que nous portons à la liberté intérieure et à la grâce, tout en disant clairement où sont nos racines, l’espace de silence et de méditation de nos lieux et de nos liturgies sont offerts simplement à qui a soif.

Cette vocation est vocation particulière dans l’Eglise, disions-nous. D’abord par une référence vivante et multiforme à l’institution, soit d’une Eglise particulière (ERF, ECAAL, Union des Eglises baptistes), soit d’une Fédération d’Eglises (FPF, EKD); par la célébration de la cène; la consécration des frères et sœurs; l’installation des responsables de communauté; l’accueil de nombreux groupes ou commissions des Eglises, etc. Ensuite, nous pouvons oser dire que nos communautés sont « une mémoire profonde de l’Eglise indivise » (la formule est du théologien orthodoxe Olivier Clément). En effet, on ne peut pas être frère ou sœur, moine, moniale sans puiser à ce si riche et antique héritage qui remonte pour ainsi dire aux origines de l’Eglise.

Les communautés religieuses ont une réelle responsabilité dans le dialogue œcuménique. Comme communautés protestantes, nous avons à maintenir ouvertes les trois ou quatre questions que la Réforme ne cesse de poser au cœur de l’Eglise universelle: la centralité de l’Ecriture, le primat de la grâce, la réponse personnelle de la foi, la radicalité évangélique.


*Sœur Evangéline est la prieure de la Communauté des diaconesses de Reuilly.

1Es 43.4.

2 Ps 139.14.

3 Gn 1.26.

4 Gn 1.27.

5 Gn 2.7.

6 Gn 1.27-28.

7 Ps 30.6.

8 Jn 15.13.

9 Ct 8.6.

10 Gn 2.24.

11 Mt 19.10.

12 Sœur Myriam, Règle de Reuilly (Réveil Publications, 1996), 101.

13 Osée 2.

14 Jean 20.17.

15 Sœur Myriam, op. cit., 104.

16 Ibid., 102.

17 1 P 2.17.

18 M. Luther, Œuvres XVI, 178ss.

19 K. Barth, Dogmatique, vol. IV, livre 1, 10-18.

Les commentaires sont fermés.