Les différents visages de l’amour selon la Bible

Les différents visages de l’amour selon la Bible

Paul WELLS*

« Vous voulez donc que je vous dise pourquoi et comment on doit aimer Dieu? Je réponds brièvement: la raison pour laquelle on aime Dieu, c’est Dieu lui-même; et la mesure de cet amour, c’est de l’aimer sans mesure. »1

Pour aimer, il faut être deux, même si s’aimer soi-même est également nécessaire. L’amour doit être don et ne pas se complaire dans l’égoïsme, voire le narcissisme. Aimer Dieu, aimer son prochain – nos deux vis-à-vis – tels sont les deux commandements qui sont semblables (Mc 12.29-31). Dieu est amour et, pour cette raison, l’amour pour la créature est à la fois un don, un commandement et un devoir.

« La création entière, animée ou inanimée, pensante ou non, n’est qu’une émanation amoureuse, et procédant ainsi de Dieu elle y demeure suspendue comme le rayon à son soleil; elle en reproduit l’éclat plus ou moins; elle y puise sa chaleur et la communique; elle y trouve toute sa consistance. »2

Selon la confession chrétienne, Dieu est trois, non pas un ou deux! C’est là un « problème » sur lequel beaucoup butent. Quelle est la solution? La doctrine de la Trinité – qui s’accorde parfaitement avec l’affirmation qu’il y a un seul Dieu – est une forme de monothéisme diversifié; en effet, Dieu est à la fois Un et Trois, Père, Fils et Saint-Esprit. Car l’unicité de Dieu n’est pas solitude. C’est là un point capital qui distingue le christianisme des autres monothéismes3.

Le Saint-Esprit, celui qui procède du Père et du Fils, est l’expression de l’amour en Dieu et de Dieu. Augustin l’avait déjà compris. « La charité n’est ni un titre, ni une propriété, ni une perfection de Dieu. Elle est la substance de Dieu. »4Des trois personnes trinitaires, l’Esprit exprime l’amour qui unit le Père et le Fils. « Le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, mais cette procession est le fruit éternel de l’infini amour dont brûlent l’Une pour l’Autre les deux personnes. »5L’Esprit aussi est celui qui manifeste l’amour de Dieu en dehors de lui-même, à savoir dans la création et par la rédemption6. « Incréé en Dieu, l’amour est créé en nous » par l’Esprit qui est don de Dieu7.

Cette réalité est fondamentale, y compris pour l’amour humain, entre deux personnes. « La non-solitude de Dieu est la structure communautaire de l’humanité. »8Car l’amour ne se limite pas à la relation entre deux personnes, mais déborde celle-ci, va au-delà du cercle fermé ainsi constitué. C’est ainsi que, lors de la création de l’être humain – créé homme et femme -, il y a déjà la présence d’un troisième: Dieu lui-même. D’une façon particulière, c’est la femme

« qui représente le mieux l’humanité dans le rapport avec Dieu. Vis-à-vis du Seigneur, tout être humain doit accepter, mâle ou femelle, une situation féminine: être de lui et pour lui, recevoir et porter la semence de sa parole, recevoir et porter le nom qu’il donne; les trois choses qui demeurent, la foi, l’espérance et l’amour, n’ont-elles pas comme un parfum féminin? »9

A l’origine de la création, il y a donc trois personnes, reflet de la Trinité divine: l’homme, la femme et le Créateur. Le fondement de tout amour réside dans la notion d’identité personnelle. La femme n’est pas une autre, mais une proche, un vis-à-vis. Dans la Genèse, la transcendance ne fait pas de Dieu l’Autre, le Moteur immobile, l’Un ou l’Etre suprême. Dieu est le vis-à-vis ultime comme Créateur. « Vis-à-vis » veut dire « être avec ». Les amants ne fixent pas l’horizon, comme le font des compagnons de voyage; ils se regardent dans les yeux. L’amour est un regard. La faiblesse des théologies modernes horizontales réside là: elles ne peuvent regarder que la situation et sont incapables de lever les yeux vers Dieu.

« Ce serait faire un grave contresens, dit J. Brun, que d’identifier l’amour chrétien à une sorte de sympathie ou à quelque altruisme… des humanismes à la Feuerbach pour lesquels, puisqu’il n’y a pas d’autre Dieu pour l’homme que l’homme lui-même, la solidarité constitue le fondement d’une éthique sociale rationnelle. »10

L’amour de Dieu et l’amour du prochain sont les deux éléments complémentaires du grand commandement; l’amour de l’autre devient amour pour Dieu.

Ceci découle de la structure biblique de l’alliance. L’alliance entre Dieu et l’homme n’est pas une réalité ajoutée à la création de l’amour, mais son fondement même. L’amour, dans son sens profond, ne peut pas exister sans une alliance qui implique non pas un amour en circuit fermé, un aller et retour dans l’amour, mais son expression à l’extérieur envers d’autres dans une vie commune.

C’est, peut-être, pour cette raison que l’Ancien Testament est incomplet dans son expression de l’amour, car celle-ci n’y est que binaire – entre Dieu et son peuple. Dans le Vieux Testament, il est peu question de l’amour de Dieu en comparaison avec le Nouveau11. En effet, lorsque Christ vient et donne son Esprit, l’amour de Dieu devient missionnaire. Car Dieu est trinitaire, et l’Esprit constitue le lien de l’amour et sa possibilité d’expressions extérieures. Ce principe est énoncé par l’Evangile – l’Esprit n’était pas encore donné, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié (Jn 7.39). Dans le cadre du christianisme, l’amour qui implique deux doit toujours aller vers l’extérieur, vers Dieu et vers les prochains. Il devient communautaire.

Avec cet aspect communautaire, l’amour se diversifie et revêt de multiples formes. Dans la Bible, comme dans la vie humaine, il existe quatre formes d’amour, comme le pense C.S. Lewis, et non pas une seule: l’affection, l’amitié, l’eros et l’agape. Lewis ne voit pas de hiérarchie entre les quatre, mais une diversité dans la communauté humaine. Pour chaque type d’amour, il y a le meilleur et le pire. Lewis cite Denis de Rougemont: « L’amour cesse d’être un démon seulement quand il cesse d’être un dieu. » Ceci est vrai surtout si l’amour correspond à un besoin et non à un don. Par exemple, l’eros peut atteindre au sublime dans l’intimité d’un couple ou devenir obsessionnel jusqu’à la violence. Cependant, Lewis affirme que tout amour-besoin n’est pas négatif; certains sont sains, le besoin d’affection parentale, par exemple. C’est l’obsession qui peut rendre l’amour malsain. Même l’agape, l’amour inconditionnel comme don, peut dévier et devenir perversité si un croyant pense devoir, par exemple, tuer pour apaiser son dieu ou lui plaire dans un sacrifice humain ou un acte terroriste. Le Dieu de la Bible ne demande pas de telles choses12.

Dans ce qui suit, nous écartons les perversions de l’amour dans ces sens variés, et nous traiterons surtout de la question de l’amour de Dieu dans l’Ecriture et la réponse de l’homme. Si la révélation évoque, de façons très diverses, les amours humains sous toutes les couleurs, étant alliance entre Dieu et l’homme, elle exprime principalement l’amour du Créateur pour la créature. L’amour de Dieu et l’amour pour Dieu ne se placent pas sur le terrain de l’équivalence, même s’il y a réciprocité entre eux, parce que Dieu n’a pas besoin de l’homme, alors que l’homme a besoin de Dieu et cela de manière diversifiée. S’il n’en était pas ainsi, comme Kierkegaard l’a bien vu, l’homme n’éprouverait jamais d’angoisse, « une antipathie sympathique et une sympathie antipathique », ou de culpabilité, face à la réalité ultime. La honte et le désir de se cacher éprouvés par le premier couple en fournit une illustration adéquate13. Dieu n’a pas besoin de notre amour car, dans la communauté trinitaire, l’amour est déjà parfait comme don et comme communion de joie. Puisque Dieu est ainsi parfait et sans aucun manque ni mesure, son amour pour les créatures en dehors de lui-même ne peut se caractériser que par la liberté et la gratuité. Cela, K. Barth l’a bien cerné dans sa discussion des attributs de Dieu, où il parle à la fois des perfections de l’amour et de la liberté de Dieu14.

Du côté de la créature, en revanche, le besoin d’aimer Dieu est réel, non seulement pour ce qu’il peut donner pour nous combler, mais pour ce qu’il est en lui-même. C’est pourquoi J. Edwards, dans son célèbre traité La charité et ses fruits, affirme au début que le véritable amour pour Dieu éprouvé par la créature est l’amour de ce qu’il est, avant d’être appréciation de ce qu’il fait15. Le reflet affaibli de cette réalité se rencontre au niveau humain, lorsque nous aimons une personne simplement pour ce qu’elle est en elle-même, de façon désintéressée.

Mais comment l’amour s’exprime-t-il? L’amour de Dieu est absolu. La nature des actions de Dieu ne peut pas être contestée par ses créatures; « Dieu est bon » constitue un présupposé: inutile de demander à Dieu des preuves pour le croire. Toute l’Ecriture est une théodicée, qui manifeste l’amour et la justice de Dieu16. Comment affirmer que Dieu est juste et bon, lorsque ses actions semblent démontrer le contraire? La théodicée biblique affirme que l’amour de Dieu est a priori et n’a pas à être remis en question par les créatures, même si les apparences le contredisent. L’amour de Dieu est toujours juste, fidèle et bon, quoi que nous puissions en penser.

En Genèse 3, le grand menteur essaie de mettre en conflit l’une avec l’autre la bonté et la justice de Dieu. Quand Dieu apparaît, il n’essaie pas d’expliquer pourquoi l’argument du diable est faux; il manifeste son autorité de Seigneur. Dieu n’a pas besoin, en effet, de donner des preuves de sa bonté. « Le juge de la terre n’exercera-t-il pas la justice? » (Gn 18.25) – question rhétorique, car Dieu est fidèle à sa promesse. En lisant Genèse 22, il est cependant permis de s’interroger: « Comment un Dieu bon peut-il demander le sacrifice d’un fils? » Cette question ne vient même pas à l’esprit de l’auteur biblique. Le défi concerne la réponse de l’homme. La bonté de Dieu est a priori. En Exode 33.19, le nom de Dieu révèle sa bonté, que manifeste sa souveraineté rédemptrice – « Je ferai passer devant ta face toute ma bonté et je proclamerai devant toi le nom de l’Eternel: Je fais grâce à qui je fais grâce et j’ai compassion de qui j’ai compassion. » Job ne saura jamais pourquoi il est affligé (38.42), malgré son désir de le savoir. Dieu apparaît à Job et lui pose des questions (42.1-6). Et Job reconnaît la souveraineté de Dieu et se repent! Dieu ne fournit pas d’explications. Son amour et sa justice sont a priori.

Certains passages bibliques développent l’idée du droit absolu de Dieu par rapport à ses créatures (Es 44.9; Mt 20.1-15). Dans l’enseignement de Paul sur la justification, Dieu est juste en justifiant les pécheurs (Rm 3.27), ce qui est la démonstration admirable de son amour: « A peine mourrait-on pour un juste; quelqu’un aurait le courage peut-être de mourir pour un homme qui est bon. Mais en ceci Dieu prouve son amour envers nous: lorsque nous étions encore pécheurs, Christ est mort pour nous. » (Rm 5.7-8) Les arguments sont a priori: la justice et la bonté divines sont desprésupposés bibliques et la créature est formée de telle manière qu’elle doit les présupposer et ne pas douter de Dieu (Dt 32.4).

J. Frame dit que la bonté divine est un concept biblique très vaste, et que l’amour, focalisé de façon plus précise sur la grâce, est donc plus riche sur le plan théologique17. L’amour de Dieu est bonté, mais la bonté de Dieu est plus vaste que son amour. L’Ecriture offre plusieurs expressions de cette bonté divine.

1. L’amour de Dieu

a) La bienveillance est la bonté de Dieu manifestée dans tous ses bienfaits. Si Dieu seul est bon (Mc 10.18) et s’il est un torrent de délices (Ps 36.9), cette bonté prend la forme d’une bienveillance envers tous (Ps 145.9-10, 14-17): la pluie et le beau temps, le printemps et la récolte, sans considération de personne. Jésus l’affirme dans le Sermon sur la montagne: « Le Père céleste fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. » (Mt 5.45) Cette « grâce commune » de Dieu ne suppose pas la capacité des hommes à en être reconnaissants; seuls ceux qui en sont conscients savent remercier le Seigneur.

b) Dans sa compassion, Dieu montre qu’il aime le pécheur, malgré son péché et, peut-être même, à cause de lui. La compassion de Dieu se concrétise dans la miséricorde ou la pitié que Dieu éprouve envers ceux qui souffrent sous le poids de leurs fardeaux. Dieu regarde ceux qui ploient sous les conséquences du péché, de leur injustice ou de celle des autres. Quels que soient leurs actes, il a compassion d’eux. Le Très-Haut, dit Jésus, « est bon pour les ingrats et pour les méchants » (Lc 6.35). Le contexte de cette affirmation étonnante indique qu’ainsi Dieu est miséricordieux. Dieu, dans sa pitié, est toujours prêt à soulager la détresse de ceux qui se tournent vers lui et implorent son aide. La miséricorde de Dieu, sa compassion pour ceux qui souffrent est l’antichambre de la grâce de Dieu. Comme le dit R.L. Dabney: « Toute miséricorde de Dieu est grâce, mais toute grâce n’est pas miséricorde. »18

c) La grâce de Dieu fait pendant à la culpabilité de l’homme comme la miséricorde à sa souffrance. La grâce de Dieu est l’expression de sa bonté envers ceux qui sont indignes. On ne fait pas grâce aux vainqueurs, mais aux perdants! Telle est la bonté de Dieu envers ceux qui ont perdu ou ont renoncé au droit d’être aimés et qui, par leur nature et par leurs actes, sont sous la condamnation et le jugement. Le père du fils prodigue est l’exemple biblique le mieux connu et à juste titre, étant donné le comportement du fils! (Lc 15.21) La grâce est la délivrance qu’accorde la bonté imméritée de Dieu. Elle est la source de bénédictions spirituelles conférées à des pécheurs. Ephésiens 2 montre comment la miséricorde de Dieu débouche sur sa grâce: « Dieu est riche en miséricorde et, à cause du grand amour dont il nous a aimés, nous qui étions morts par nos fautes, il nous a rendus à la vie avec le Christ – c’est par grâce que vous êtes sauvés… afin de montrer dans les siècles à venir la richesse surabondante de sa grâce par sa bonté envers nous en Christ-Jésus. » (Ep 2.4-7) Miséricorde, amour, grâce et bonté, tels sont les échelons de l’œuvre de Dieu comme Sauveur. La grâce est la source, l’accomplissement et l’application de tout ce qu’est Dieu comme Sauveur.

d) L’amour de Dieu. L. Berkhof le définit comme « la perfection par laquelle Dieu est éternellement mû vers l’autocommunication »19. Dieu est amour: il a le désir de communiquer la sainteté de sa personne et le plaisir que lui causent ceux qui reflètent sa gloire selon les qualités éthiques de son image, créée et restaurée en Christ dans la « justice, la sainteté et l’amour de la vérité » (Ep 4.24; Col 3.10). La profondeur de cet amour se dévoile dans sa particularité. Dieu aime ses enfants d’un amour spécial et inaltérable et se plaît à les bénir de ses dons et de ses grâces. « Le Père lui-même vous aime, dit Jésus à ses disciples, parce que vous m’avez aimé, et que vous avez cru que je suis sorti d’auprès de Dieu. » (Jn 16.27) L’amour de Dieu dans le salut appelle une réponse de reconnaissance: « Voyez quel amour le Père nous a donné, puisque nous sommes appelés enfants de Dieu! Et nous le sommes. » (1 Jn 3.1) L’amour de Dieu est révélé dans l’acte par lequel il déclare que certains êtres humains sont ses enfants par son Fils, Jésus-Christ. Ces personnes sont objet de son amour pour des raisons sotériques. Comme tous les autres êtres humains, elles bénéficient de la bienveillance et de la miséricorde de Dieu, mais elles sont l’objet de sa grâce rédemptrice suite à une concentration de son amour.

J.I. Packer indique à ce sujet un paradoxe. « Dieu est amour » est toute la vérité à son sujet et, en même temps, pas entièrement, puisque l’amour de Dieu est saint et exigeant. Cependant, pour le croyant, poursuit Packer, « Dieu est amour » est la vérité complète à son sujet, car il révèle son cœur dans une relation d’alliance: « L’amour de Dieu est répandu en nos cœurs par l’Esprit qui nous a été donné. » (Rm 5.5)20

L’amour de Dieu en Christ n’est pas supérieur aux autres formes de bonté de Dieu, mais une forme de cette bonté manifestée dans sa personne; celui-ci est le fondement d’une relation de reconnaissance vis-à-vis de Dieu qui est à son origine. Dans l’alliance de grâce, il y a, de façon conjointe, le don de l’amour de Dieu et la réponse aimante de ses enfants.

Que dire de l’amour envers Dieu, concrétisé dans la vie de ceux qui cherchent à confesser son nom glorieux? Il est clair que cet amour n’est jamais qu’un pâle reflet de celui qui est sa source. Notre amour n’est jamais que faible, chancelant, enclin, comme le dit si bien Lewis, à faire place au pire après avoir aspiré au meilleur. Cela s’explique, comme le remarque Packer, par la différence qui existe entre Dieu et nous. Dieu est Esprit et n’a pas de passions ou d’émotions qui, comme les nôtres, seraient capables de nuire à sa sainteté, sa fidélité, sa justice et son amour. A la différence, nous sommes faits de façon complexe, avec un corps qui porte les marques de la chute jusqu’à son dernier jour21. Cela suffit à décourager de faire de l’amour l’« idéologie » du christianisme, le juge de toutes les doctrines et de toutes les actions. Le discours permanent sur l’amour frôle trop souvent le pire, en cachant une multitude de péchés, dont le plus sérieux est l’hypocrisie. Comment, alors, parler de l’amour du prochain droitement?

La réponse à cette question se trouve dans une réflexion biblique sur la restauration en nous de l’image de Dieu en Christ, ce qui nous permet de reproduire à notre niveau, humain et faillible, un reflet faible mais authentique des caractères de la bonté de Dieu.

2. L’amour du chrétien

a) L’amour chrétien est, d’abord,bienveillance. Si Dieu seul est bon, nous ne sommes pas, pour autant, dispensés de rechercher le bien de nos prochains. Cette bienveillance n’a rien à voir avec la tolérance molle qui, au nom du respect de l’autre, accepte, reconnaît comme valides tous les comportements. Un aspect de cette bienveillance est la tentative de « dire la vérité avec amour » (Ep 4.15). A cet égard, il est utile de se rappeler que si nous ne sommes pas appelés à juger les autres, nous devons avoir une opinion sur leurs types de comportement ou d’attitude. « Ne pas juger » signifie ne pas condamner, ne pas appliquer la sentence. « Ne jugez pas, car dans la mesure ou vous jugez les autres vous serez vous-mêmes jugés. » (Mt 7.2) Juger a, ici, le sens de condamner. L’ultime cour d’appel est Dieu et non pas notre jugement. Nous sommes, en revanche, appelés à discerner les esprits. Partout dans le Nouveau Testament, le chrétien est exhorté à discerner entre le bien et le mal, à faire le tri et à retenir ce qui est bon (1 Th 5.21). Le discernement n’exclut pas la bienveillance, mais la recherche du bien de l’autre va, à la fois, stimuler la modération dans le discernement et tempérer nos décisions.

b) La compassion et la miséricorde ne sont pas les mots que les « spécialistes des soins » apprécient vraiment! La pitié encore moins! Ces termes traduisent une attitude de supériorité, voire de mépris. Mais que dit Jésus à ce sujet en Luc 6.32-36? Si nous aimons ceux qui nous aiment et prêtons à ceux qui nous prêtent en attendant la réciproque en quoi être croyants nous profite-t-il? Même les païens font cela, dit Jésus. La compassion dont parle l’Evangile est une générosité sans attente de réciprocité22. Et Jésus ajoute: « Mais aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer. Votre récompense sera très grande et vous serez fils du Très-Haut… Soyez miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux. » La récompense est simplement la satisfaction d’être, vraiment, un enfant du Père en cherchant à faire comme le Père fait. Dieu n’est pas aveugle en faisant du bien à ses ennemis, et nous n’avons pas à nous comporter autrement23. A la modération, cherchons donc à adjoindre la générosité, même envers nos ennemis, lesquels peuvent être parmi nos proches dans notre famille, notre travail ou notre communauté ecclésiale. « Pouvoir être miséricordieux, dit Kierkegaard, est d’une perfection plus grande que la faculté de faire quelque chose. »24

c) La grâce de Dieu peut s’incarner en nous comme elle s’est incarnée, de façon unique, une fois pour toutes, en Christ. La grâce exprime le pardon des péchés de la part de Dieu et nous sommes appelés aussi à accorder notre pardon à ceux qui ont mal agi envers nous. La parole de Jésus à ce sujet, le seul commentaire qu’il ait fait sur le contenu du Notre Père, est limpide, mais impressionnante: « Si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera aussi, mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père ne vous pardonnera pas non plus vos fautes. » (Mt 6.14) Comme D.M. Lloyd-Jones l’indique dans son commentaire, il ne faut certes pas prendre cette parole dans le sens d’une condition – « si vous… je… » – car le pardon de Dieu n’est jamais conditionné par nos œuvres. Il s’agit d’une conséquence. Si la grâce du pardon divin éclaire notre vie, elle nous apporte la possibilité de pardonner. En pensant à la grâce que Dieu nous a faite, nous ne manquerons pas de motivation pour accueillir les autres25.

d) L’amour en tant que tel. Est-il possible d’expérimenter l’amour du prochain dans sa plénitude? Sans doute, non. Que faut-il donc entendre par amour du prochain, dans le concret? 1 Jean 3, qui parle si bien de l’amour de Dieu, nous tend une perche: « Quiconque ne pratique pas la justice n’est pas de Dieu, non plus que celui qui n’aime pas son frère. » (1Jn 3.10) Et: « Quiconque croit que Jésus est le Christ est né de Dieu, et quiconque aime celui qui l’a engendré aime aussi celui qui est né de lui. » (1 Jn 5.1)26 C’est ainsi que nos attitudes envers notre « frère » rendent sensible l’amour de Dieu pour ses créatures; il arrive parfois qu’on manque, entre chrétiens, d’égards, parce qu’on est « entre frères ». Des attitudes contraires à la justice se développent, qu’on n’observe même pas dans le monde!27 La parole de Jean invite à aller dans l’autre sens, à être plus justes, plus stricts dans nos pensées, nos attitudes, nos paroles et nos actes. Plus d’amour et plus de justice, parce que nous sommes « entre frères », devrait être un mot d’ordre. Et cela, en commençant par les rapports avec les plus proches. Ce n’est pas par hasard si Paul se réfère, en Ephésiens 5, au modèle de Christ et à son don à l’Eglise en parlant du comportement conjugal. L’exigence de l’amour nous presse et nous interpelle: quel est le but de notre vie? N’est-ce pas aimer Dieu et notre prochain comme nous-mêmes?

J. Brun montre la différence radicale entre l’amour païen et l’amour chrétien:

« La conception païenne de l’amour fait de celui-ci une voie ascendante qui mène l’homme vers le divin et vers l’absolu. Cet amour, né en nous et de nous, se déploie comme un désir de conquête et de possession; attiré par le beau, il est la manifestation d’une force universelle, qui à la limite s’aime elle-même. L’amour chrétien, au contraire, est un amour sans motif explicite, il n’est pas attiré par ce qui est déjà là ni par l’image d’un modèle idéal. Amour gratuit, il prend pour objet ce qui n’a aucune valeur et lui en donne une; il confère de la valeur à qui il s’adresse… retrouve dans le prochain l’image du sacré dont ce prochain et cet amour sont eux-mêmes issus. Car l’amour chrétien ne provient pas de l’homme, il vient de Dieu qui a parcouru la voie d’amour qui descend jusqu’à l’homme… L’amour selon l’Esprit est venu de plus haut que nous-mêmes, il ne s’adresse pas à un objet charmeur mais à un pécheur, c’est la raison pour laquelle il sème avec espoir, alors même que cet espoir ne paraît pas fondé. »28

A la bienveillance, la compassion, la grâce et l’amour de Dieu correspondent par les humains, dans la vie de l’alliance de grâce, la modération, la générosité, le pardon et le don. L’amour « ne cherche pas son intérêt » (1 Co 13.5); il est l’expression la plus élevée, dès lors qu’il nous pousse à l’oubli de nous-mêmes. Notre souci ultime est le prochain et, avant tout, Dieu lui-même. Comme le dit Bernard de Clairvaux:

« Je t’aimerai Seigneur, toi qui est ma force, mon appui, mon refuge, mon libérateur et tout ce qui peut se dire de désirable et d’adorable. Mon Dieu, mon secours, je t’aimerai pour tes dons, et à ma mesure, qui sera certes bien au-dessous de la juste mesure, mais non pas inférieure à mon pouvoir d’aimer. Car bien que je ne puisse donner autant que je dois, je ne saurai aller au-delà de mon pouvoir. Sans doute serai-je capable d’aimer davantage lorsque tu daigneras m’apporter plus d’amour, et pourtant je ne t’aimerai jamais à proportion de ce que tu mérites. Tes yeux ont vu mon imperfection, mais dans ton livre seront inscrits ceux qui font tout ce qu’ils peuvent, même s’ils ne peuvent faire tout ce qu’ils doivent. »29


* P. Wells est professeur de théologie systématique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence et éditeur de La Revue réformée.

1Bernard de Clairvaux, « Traité de l’amour », in Œuvres mystiques de saint Bernard (Paris: Seuil, 1953), 29. Pour cette raison, on ne peut pas dire que l’amour est « la valeur des valeurs », comme V. Yankélévitch l’appelle, Les vertus et l’amour, II (Paris: Flammarion, 1986), 135. L’amour n’est pas la valeur même, mais Dieu.

2 A.-D. Sertillanges, L’amour chrétien (Paris: Gabalda, 1919), 7. L’amour de Dieu est d’abord son amour envers lui-même, cf., J. Frame, The Doctrine of God (Phillipsburg: P&R, 2002), 416-417.

3 En ce sens, J. Moltmann a raison de souligner le caractère communautaire de la Trinité, Trinité et royaume de Dieu (Paris: Cerf, 1984).

4 G. Combès, La charité d’après saint Augustin (Paris: Desclée de Brouwer, 1934), 50.

5 Ibid., citant Augustin, In Epist. Joan., 105, 3. Cf., A. Nygren, Eros et Agape III (Paris: Aubier, 1951), 35ss.

6 J. Edwards, Charity and its Fruits (Edimbourg: Banner of Truth, 1969), chap. 1.

7 G. Combès, op. cit., 54, citant Augustin, De Trinit., XV, 19, 37.

8 H. Blocher, Révélation des origines (Lausanne: PBU, 1979), 91.

9 Ibid., 99.

10 J. Brun, Introduction à S. Kierkegaard, Œuvres complètes, XIV (Paris: Orante, 1980), xvii.

11 G. Vos, « The Scriptural Doctrine of the Love of God », in R.B. Gaffin, éd., Redemptive History and Biblical Interpretation (Phillipsburg: P & R, 1980), 425-457.

12 C.S. Lewis, The Four Loves (Londres: Collins, 1960), « Introduction ». Ce livre n’est pas disponible en français.

13 S. Kierkegaard, « Le concept de l’angoisse », Œuvres complètes, VII, 143-147.

14 K. Barth, Dogmatique, 2/1** (Genève: Labor & Fides, 1957), § 30. Pour Barth, les perfections de l’amour sont la grâce, la miséricorde et la patience et celles de la liberté, la sainteté, la justice et la sagesse: l’amour englobe en quelque sorte la liberté.

15 J. Edwards, op. cit., 5. Nous devons aimer Dieu à cause de sa sainteté.

16 Cf. J.W. Wenham, The Goodness of God (Londres: IVP, 1974).

17 J. Frame, op. cit., 414.

18 R.L. Dabney, « God’s Indiscriminate Proposals of Mercy », Discussions: Evangelical and Theological, I (Edimbourg: Banner of Truth, 1980), 282ss.

19 L. Berkhof, Le Dieu trinitaire et ses attributs (Cléon d’Andran: Excelsis/Kerygma, 2003), 82.

20 J.I. Packer, Connaître Dieu (Mulhouse: Grâce et Vérité, 1984), chap. 12.

21 Pour cette raison, parmi les émotions humaines, on compte le bonheur, la haine et la tristesse aussi bien que l’amour.

22 « La sympathie unitive » comme V. Yankélévitch l’appelle, op. cit., II, chap. vi.

23 S. Kierkegaard, Œuvres complètes, XIV, « Les œuvres de l’amour », première série, II, sur « Le commandement d’aimer ».

24 Ibid., deuxième série, VII, sur « La miséricorde, une œuvre de l’amour, même si elle ne peut rien donner ni rien faire ».

25 D.M. Lloyd-Jones, Studies in the Sermon on the Mount, II (Londres: IVP, 1970), 74ss. J. Stott, Le sermon sur la montagne (Lausanne: PBU, 1987), 134: « Le pardon que nous accordons aux autres ne nous donne pas le droit au pardon de Dieu, mais il témoigne d’une repentance authentique et de l’accueil du pardon de Dieu. »

26 J. Edwards, op. cit., 16. Le « frère » est donc « celui qui est né de lui » et non qui que ce soit.

27 Cf., Jankélévitch, op. cit., 135ss.

28 J. Brun, Introduction à S. Kierkegaard, op. cit., xiv-xv.

29 Œuvres mystiques de saint Bernard, 50.

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