LE PAIN DE VIE

LE PAIN DE VIE1

Pierre BERTHOUD*

« Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle. »
(Jn 6.52-59)

I. Considérations générales sur le chapitre 6 de l’évangile de Jean2

On a considéré le chapitre 6 comme un moment d’une grande intensité dramatique dans la progression de l’Evangile. « La scène est plus large, la foule plus importante, le discours est plus long et les réactions plus diverses et décisives. »3 Dans les récits qui précèdent, seuls les chapitres 4.1 à 42 (Jésus chez les Samaritains et l’entretien avec la Samaritaine) et 5 (la guérison d’un infirme à la piscine de Bethzatha) lui sont comparables. D’ailleurs, on n’a pas manqué de remarquer une similitude de structure et la complémentarité des chapitres 5 et 6. Ceci est aussi vrai pour les images4 utilisées et les thèmes abordés.

En outre, les propos de Jésus atteignent un sommet qui ne sera dépassé que dans les discours d’adieu lors de la semaine de sa Passion (chap. 13-17)5. Ils résument dans un langage métaphorique l’essentiel du message de Jésus et font allusion au drame qui s’annonce à l’horizon: sa mort.

1. L’unité littéraire du chapitre 6

L’action évoquée dans ce chapitre s’étend sur deux journées. La première met en relief la multiplication des pains (6.1-21)6; la seconde est le théâtre du discours consacré au pain de vie (6.22-71). Les deux parties du chapitre forment une unité littéraire. La continuité entre les deux sections permet de constater que les versets 22 à 71 élaborent sur le thème qui est mis en relief dans les versets 1 à 22, à savoir que c’est par le ministère de Jésus que Dieu pourvoit à l’attente confiante de ses auditeurs7.

2. La structure du discours (vv. 22-71)

Le discours (25-59) est précédé par une introduction dans laquelle on voit la foule à la recherche de Jésus (22 à 24). Cette introduction fonctionne comme une transition avec ce qui précède. Par ailleurs, le discours est suivi d’une conclusion (60-71) dans laquelle Jean rapporte les réactions des disciples de Jésus, des douze en particulier. Il évoque la difficulté de recevoir le message de Jésus (60-65) et les prises de position particulières (66-71).

En ce qui concerne la structure du discours lui-même, les avis sont partagés. Sans entrer dans les détails de la discussion, nous adoptons la division que nous propose Brodie8:

Première partie: Le vrai pain de vie descend du ciel. Il se reçoit par la foi (25-33).

Deuxième partie: Jésus est descendu du ciel pour faire la volonté de Dieu, le Père. Il offre à celui qui croit le festin de la vie éternelle (34-40).

Troisième partie: Celui qui est à l’écoute de Dieu et qui se laisse enseigner par lui vient à Jésus. Vie et communion avec le Père sont par lui (41-51).

Quatrième partie: Celui qui discerne en l’humanité faible et fragile de Jésus le pain descendu du ciel et se l’approprie reçoit la vie et la communion qui sont en lui (51-59).

Ces sections ne sont cependant pas étanches. La répétition se trouve au cœur et au service de la progression des thèmes du discours. Chaque section reprend et développe des images et des idées avancées dans les sections précédentes. Il s’ensuit que la dernière partie du discours (51-59) constitue comme le sommet des propos de Jésus. C’est un moment d’une grande intensité qui ne laisse personne indifférent. La diversité des réactions, y compris parmi les disciples, en est la confirmation.

Quant au sens général du discours de Jésus sur le pain de vie, on retient essentiellement deux interprétations: la première souligne que l’image du pain se réfère à Jésus, médiateur de la révélation divine. Sa parole nourrit les hommes et leur donne la vie éternelle. On la qualifie de sapientielle, car la sagesse est déjà présentée de cette manière dans le premier Testament, en particulier dans le livre des Proverbes. La deuxième interprétation, moins centrale que la première, rapproche le pain de celui de la cène ou de l’eucharistie. C’est surtout la quatrième partie du discours de Jésus (52-58) qui soutient cette lecture9.

Brodie pense qu’il faut donner à la sagesse sa pleine signification. Voici ce qu’il dit: « Elle fait référence non seulement à la connaissance, à la révélation, mais à la forme concrète de la révélation, à la providence divine telle qu’elle se manifeste envers la terre », et l’auteur d’ajouter: « Le pain fait allusion à la bienveillante providence de Dieu manifestée en Jésus, bienveillante providence commémorée lors de l’eucharistie. »10 Si de nombreux exégètes donnent au texte cette double signification, leurs manières d’articuler ces deux interprétations varient sensiblement11.

3. Délimitation de l’étude

L’étendue du discours de Jésus nous oblige à limiter notre étude à un texte précis. Nous avons retenu la quatrième partie du discours (51-59). Jésus y exploite au maximum la métaphore et le symbolisme du pain et y dévoile le cœur de sa pensée. C’est bien le sommet de son discours. Dans les sections qui précèdent, l’accent porte d’abord sur le don (du pain) et la foi (25-33), ensuite sur la volonté de Dieu de sauver, de donner la vie (34-40), et enfin sur la manière dont Dieu attire les êtres humains à lui et construit une relation durable avec eux (41-51). La quatrième section souligne que la réception de la bienveillante providence de Dieu est liée à l’acceptation de la pleine humanité de Jésus dans sa fragilité et sa faiblesse. On notera aussi que la notion de communion, d’union avec Dieu, à peine apparente dans la première partie, va croître jusqu’à la pleine éclosion dans la quatrième section.

4. Les antécédents

L’emploi métaphorique des aliments (et des boissons) pour évoquer ces aliments que nous ne mangeons pas mais qui nous sustentent, nous font vivre, est bien attesté y compris dans la Bible. Ne dit-on pas: « une lecture substantielle est un aliment pour l’esprit »? Voici quelques exemples bibliques12:

a) Le discours de Jésus fait trois fois référence à « la manne » (31-32; 49-50; 58-59)13pour établir, il est vrai, un contraste entre « le pain » (lehem) que Dieu a donné aux Israélites par l’intermédiaire de Moïse, lors de leur séjour dans le désert après la sortie d’Egypte, et « le pain de Dieu, descendu du ciel », qui, par l’intermédiaire de Jésus, « donne la vie au monde ». Le contraste est entre un aliment terrestre et un aliment spirituel. Mais Moïse est bien conscient que les épreuves et les bienfaits (y compris la manne) que le peuple connaît lors du séjour au désert sont au service d’une pédagogie morale et spirituelle dont Dieu a l’initiative: « … pour te montrer que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais… de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur » (Dt 8.3 et Mt 4.4)14. D’ailleurs, l’apôtre Paul n’hésite pas à donner une interprétation spirituelle de la manne: « … tous ont mangé le même aliment spirituel et tous ont bu le même breuvage spirituel… » (1Co 10.4).

b) Dans le même chapitre 6 de l’évangile de Jean, le récit de la multiplication des cinq pains et des deux poissons (5-15) sert manifestement de tremplin au discours de Jésus sur le pain de vie. Par ce signe, Jésus cherche à ouvrir les yeux de la foule à une dimension du monde qui dépasse la réalité visible, celle des sens, et qui est indispensable à la vie15.

c) La sagesse reprend l’image du banquet pour évoquer ce qu’elle a à offrir à celui qu’elle accueille à sa table. Le passage du livre des Proverbes intitulé l’« Invitation de la Dame Sagesse » illustre particulièrement bien cette sagesse hospitalière et nourricière qui offre la vie et l’intelligence à ceux et celles qui répondent à sa sollicitude16:

1. La Sagesse a bâti sa maison,

Elle a taillé ses sept colonnes,

2. Elle a abattu ses bêtes, préparé son vin,

Elle a aussi dressé sa table.

3. Elle a dépêché ses servantes

Et proclamé sur les buttes, en haut de la cité:

4. « Qui est simple? Qu’il passe par ici! »

A l’homme insensé elle dit:

5. « Venez, mangez de mon pain,

buvez du vin que j’ai préparé!

6. Quittez la niaiserie et vous vivrez,

Marchez droit dans la voie de l’intelligence. » (Pr 9.1-6)

d) Enfin, dans le livre d’Esaïe, Dieu invite les fidèles à participer gratuitement au festin de sa Parole (Es 55.1 à 3a). L’eau vive est souvent une image du salut (12.3; 43.20; 44.3), tandis que le vin et le lait représentent l’abondance et la joie (Ex 3.8; Ps 104.15). Dans ce passage, Dieu propose l’aliment solide de son enseignement qui procure la plénitude de la vie (cf. aussi Es 66.11 et 1P 2.2.)17. Voici ce qu’il dit:

Ah! vous tous qui avez soif, venez vers l’eau, même si vous n’avez pas d’argent, venez, achetez et mangez: venez, achetez sans argent, sans payer, du vin et du lait.

Pourquoi dépenser de l’argent pour autre chose que du pain, et ce que vous avez gagné, pour ce qui ne rassasie pas?

Ecoutez-moi et mangez ce qui est bon; vous vous délecterez de mets succulents.

Prêtez l’oreille et venez vers moi, écoutez et vous vivrez. (Es 55.1-3b)

Avec ces éléments à l’esprit, nous allons maintenant commenter le texte de l’évangile de Jean que nous avons retenu.

II. Commentaire de Jean 6.52 à 59

52. Les Juifs se disputèrent violemment entre eux; ils disaient: « Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger? »

53. Alors Jésus leur dit:

« En vérité, en vérité, je vous le dis,

si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme

et ne buvez son sang,

vous n’aurez pas la vie en vous.

54. Qui mange ma chair et boit mon sang

a la vie éternelle

et je le ressusciterai au dernier jour.

55. Car ma chair est vraiment une nourriture

et mon sang vraiment une boisson.

56. Qui mange ma chair et boit mon sang

demeure en moi

et moi en lui.

57. De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé

et que je vis par le Père,

de même celui qui me mange,

lui aussi vivra par moi.

58. Voici le pain descendu du ciel;

il n’est pas comme celui qu’ont mangé les pères

et ils sont morts;

qui mange ce pain vivra pour toujours. »

59. Tel fut l’enseignement qu’il donna en synagogue à Capharnaüm18.

Au début de cette section du discours, les auditeurs de Jésus sont engagés dans un débat contradictoire. Manifestement, une diversité d’opinions s’entrechoquent. La BJ traduit « se mirent à discuter fort entre eux » (52). C’est le verbe machesthai qui est employé. Il signifie « combattre, se battre » (Ex 21.22; Ac 7.26). Son usage métaphorique est bien attesté et signifie alors se disputer, se quereller. L’accent est placé sur la vivacité des échanges, aussi proposons-nous de retenir la traduction « les Juifs se disputèrent violemment entre eux »19ou encore « les Juifs se mirent à discuter violemment entre eux » (TOB). Pourquoi tant d’intensité suite aux propos de Jésus?

1. Nous avons vu que la métaphore du pain pouvait faire référence à la sagesse ou à la parole de Dieu source de vie et d’abondance. Tout au long de ce discours, Jésus argumente avec insistance (sept fois) qu’« il est le pain descendu du ciel » (33, 38, 48, 50-51, 58), qu’il est en quelque sorte une manifestation humaine de la parole de Dieu20. Cette déclaration de Jésus avait d’ailleurs déjà suscité quelques remous, des murmures et discussions (41)21. Mais, à la fin de la section précédente, il franchit un nouveau pas dans son argumentation en ajoutant: « Si quelqu’un mange ce pain, il vivra pour toujours. Et le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde. » (51) La question suscitée par ces propos lui permet de développer son argumentation dans la section qui nous concerne.

2. Le sens de certains mots et expressions mérite d’être précisé:

i) La chair (sarx) désigne l’homme dans sa condition de fragilité et de mortalité (cf. 1.14 « Et la parole s’est faite chair… »; 1Jn 4.2; 2 Jn 7; Rm 1.3).

ii) La chair (sarx) et le sang (aîma), rapprochés dès le verset 53, viennent confirmer cette interprétation, puisque l’expression « chair et sang » a la même signification (53, 54, 56 et 1.14)22. Jésus souligne, par cette terminologie, qu’il partage entièrement la condition humaine, la condition fragile de la créature et éthiquement faible.

iii) « Pour la vie du monde. » Cette phrase, un peu elliptique, est à rapprocher d’autres passages des écrits du Nouveau Testament. En 1 Corinthiens 11.24, nous lisons: « Ceci est mon corps (sôma), qui est pour vous »23, tandis qu’en Luc 22.19b, nous avons: « Ceci est mon corps (sôma) donné pour vous ». Dans l’évangile de Jean, la préposition upér (pour) est employée dans des passages qui font allusion à la mort de Jésus (Jn 10.11, 15: « pour ses brebis; 11.50s, cf. 18.14; 11.52; 15.13; 17.19, cf. 13.37s). L’évidence cumulée permet de penser que Jésus, en donnant sa chair, envisage sa mort et suggère un sens sacrificiel à cette phrase, sans pour autant préciser le mode et la portée de ce geste dramatique. Il fera d’ailleurs à nouveau allusion à sa mort lorsqu’il annoncera, au verset 71, la trahison de Judas, fils de Simon Iscariote. Néanmoins, nous pouvons dire que la vie du monde dépend du don de la chair de Jésus24. L’expression « la vie du monde » est unique dans le Nouveau Testament et la phrase « pour la vie du monde » est l’équivalent de la phrase « afin que le monde vive ». Le sens du verset 51 rejoint celui déjà évoqué en 3.15ss: « Dieu a aimé le monde et a pourvu en Jésus le moyen par lequel il pourrait avoir la vie éternelle. »

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iv) Une remarque s’impose sur le titre « Fils de l’homme » (53, cf. 26). Il apparaît treize fois dans l’évangile de Jean pour désigner Jésus. Il donne la vie éternelle (6.27 et 53); il fait allusion à sa mort (3.14; 8.28), et il parle de sa gloire et de son autorité (5.27; 12.23). A la lumière du contexte immédiat du verset 53, il ne fait aucun doute que Jésus est le Fils de l’homme. A la suite de C.K. Barrett, nous pensons que ce titre désigne « l’homme céleste qui descend du ciel en vue du salut du monde »25. L’accent porte sur son origine et sa destinée célestes.

3. Il nous faut, maintenant, préciser le sens et la portée de la métaphore qui revient, à plusieurs reprises, dans cette dernière section du discours de Jésus. Que signifie cette métaphore audacieuse et saisissante: « manger »26la chair et « boire » le sang de Jésus, le Fils de l’homme?

i) Par cette image, Jésus met en relief l’idée de l’acceptation et de la réceptivité totales. Manger et boire, c’est recevoir (Jn 6.6, 23; 19.30). C’est recevoir pleinement la bienveillante providence de Dieu manifestée en Jésus, qui partage entièrement l’expérience humaine, la condition humaine fragile et mortelle. La sagesse et la parole vivifiante de Dieu se donnent paradoxalement dans la faiblesse et la mort annoncée de Jésus. Elle se donne à celui qui s’approche et vient à lui. Le recevoir, c’est l’accueillir (elabon = Jn 1.12), c’est répondre à l’initiative de Dieu qui a envoyé le pain de vie. Cette réponse, insiste Jésus tout au long de son discours (quatre fois), c’est celle de la foi: « Quiconque voit le Fils et croit en lui a la vie éternelle » (40)27.

Quoique la formulation de la pensée de Jean soit différente, elle se rapproche néanmoins de la conception que Paul a de la justification par la foi: l’homme est justifié par la foi sans la pratique (les œuvres) de la loi28. Mais, chez Jean, l’accent ne porte pas seulement sur l’acte de foi, mais sur une vie de foi (29), une relation avec Dieu caractérisée par la confiance. D’ailleurs, l’adverbe alêthos (vraiment) – qu’il faut préférer à l’adjectif alêthês – souligne avec force que cet aliment (brôsis)29et ce breuvage (posis) accomplissent pleinement la fonction qui leur revient: satisfaire les besoins les plus profonds de ceux qui les acceptent. « Manger », c’est-à-dire « croire », donne la vie éternelle30.

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ii) Cette métaphore a une autre signification. Elle suggère l’idée de la communion, de l’union intime. Participer au festin que Dieu offre en Jésus, c’est entrer avec ce dernier dans une relation de réciprocité: « Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. » Le verbe « demeurer » (ménein) est un terme important chez Jean: « le Père demeure dans le Fils » (14.10); « l’Esprit demeure sur Jésus » (1.32); les croyants demeurent en Jésus et lui en eux (6.56; 15.4). En outre, « la parole du Fils demeure en ceux qui croient et eux en elle » (5.38; 8.31; 15.7; deux fois logos et une fois rêma); « Jésus demeure dans l’amour (agapê) de Dieu et les disciples demeurent dans l’amour du Fils » (15.9ss). Le verset 57 souligne que la même intimité de vie, qui existe entre le Père et Jésus, est désormais possible entre Jésus et ceux qui se laissent rassasier par lui. C’est parce que Jésus demeure dans le Père par (dia) qu’il a la vie, que les hommes peuvent connaître la vie et demeurer en lui31. La vie éternelle, y compris la vie éternelle du corps (54).

iii) Enfin, cette métaphore peut avoir une signification eucharistique: « manger la chair et boire le sang » évoque la cène ou l’eucharistie. Certes, comme le remarque J. Calvin, ce discours traite de « la communication perpétuelle de la chair du Christ que nous avons en dehors de l’usage de la cène…, de la manière ordinaire de manger la chair du Christ qui se fait par la foi seulement. Toutefois, … rien n’est ici dit qui ne soit figuré et vraiment donné aux fidèles en la cène. »32En d’autres termes, ce mystère est représenté en figure dans la célébration de la cène ou de l’eucharistie. La réponse de Jésus à ses disciples, qui considèrent sa parole rude (60), semble confirmer cette interprétation lorsqu’il dit: « C’est l’Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et elles sont vie. » En d’autres termes, le discours de Jésus sur le pain du ciel révèle une réalité divine dont l’Esprit (1.33) donne l’intelligence (14.26) et qui est source de vie pour l’être humain. L’humanité fragile et mortelle de Jésus invite à contempler le pain descendu du ciel qui donne la vie au monde. N’est-ce pas lui « qui est victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier »? (1Jn 2.2)

* P. Berthoud est professeur d’Ancien Testament et d’apologétique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 Communication donnée lors du Colloque organisé par Anne-Marie Topalov (CNRS) dans le cadre des Journées de l’Antiquité de la Maison Méditerranée des sciences de l’homme, Aix-en-Provence, le 29 avril 2002. Le thème en était: « Ces aliments que l’on ne mange pas mais qui nous font vivre ».

2 Pour les questions de forme et de structure littéraire, je suis redevable, en particulier, à T.L. Brodie, The Gospel According to John (Oxford: Oxford University Press, 1993), 257ss.

3 T.L. Brodie, op. cit., 291.

4 L’image de l’aliment et de la boisson est déjà employée au chap. 4.1-42.

5 Discours lors du dernier repas avec ses disciples (chap. 13-14); discours sur le chemin de Gethsémané (chap. 15-16); la prière sacerdotale de Jésus (chap. 17).

6 Cette section se subdivise ainsi: Introduction: la traversée de la mer et le rassemblement de la foule autour de Jésus sur la montagne (vv. 1-4); scène 1: la multiplication des pains et l’alimentation de la foule de 5000 personnes (vv. 5-13); scène 2: une perception rétrécie de la providence et par conséquent du ministère de Jésus (vv. 14 et 15); scène 3: la reconnaissance au sein de la tempête de la divinité de Jésus (vv. 16-21).

7 Brodie met en avant plusieurs points de continuité entre les deux sections: l’introduction (traversées de la mer) 6.1-4 et 22-24; le manque de vision: 5-9 et 25-33; l’eucharistie: 6.10-13 et 35-38; incompréhension: 6.14-15 et 6.25, 41, 52, 60, 66; 6.15 et 52; 6.14 et 6.42, 53; la réponse révérencieuse des disciples: 6.16-21 et 60-71 (69), cf. 272.

8 Brodie pense, entre autres indices, que les premières phrases de chaque section témoignent en faveur d’une structuration littéraire bien ordonnée. Cela ne contredit pas pour autant l’authenticité du discours de Jésus, mais montre que Jean a pris le temps de travailler, de réfléchir et de traduire les propos de Jésus en fonction de l’auditoire auquel il s’adressait. Voici les phrases introductives: « Ils lui dirent, Rabbi… » (25); « Ils lui dirent alors, Kyrié » (= maître, 34); « Les Juifs se mirent à murmurer » (41); « Les Juifs se mirent à discuter fort entre eux » (52); « beaucoup des disciples dirent » (60); « dès lors beaucoup de disciples se retirent » (66).

9 Certains exégètes y voient l’interprétation centrale.

10 T.L. Brodie, op. cit., 271.

11 Cf. déjà les Pères de l’Eglise. Cf. J. Calvin, Evangile selon saint Jean (Aix-en-Provence, Ed. Kerygma, 1978), 190 et 191.

12 Dans cette étude, je me suis limité aux textes canoniques. Il serait nécessaire d’explorer aussi la littérature intertestamentaire afin d’élargir la perspective et d’affiner l’analyse.

13 Pour les récits qui évoquent le don de la manne, cf. Ex 16.1-36; Nb 11. 4-35; Ps 78.24-25; Né 9.15. Le mot « manne »: Ex 16.31 (15?); Nb 11.16; Dt 8.3; Jos 5.12; Né 9.20. Jn 6.31 cite soit le Ps 78.24b soit Né 9.15 avec peut-être un avantage pour le Ps 78.24. Cf. aussi 78.25 « le pain des forts » (des puissants = anges?). Le Psaume 105.40 parle « du pain (lehem) des cieux ».

14 Cf. Am 8.11; Né 9.29; Sg 16.26; Si 24.19-21. Pour un emploi allégorique et symbolique de la manne dans le judaïsme, cf. les références dans le commentaire de C.K. Barrett, The Gospel According to St John (London: SPCK, 1976), 239-240.

15 On pourrait citer d’autres textes significatifs dans le cycle d’Elie: 1R 17.2-6: au torrent de Kerit; 7-16: le miracle de la farine et de l’huile à Sarepta; 19.1-8: en route vers l’Horeb. Chaque fois, Dieu nourrit son prophète et ceux qui l’accueillent.

16 La manière dont la sagesse est personnifiée (Pr 8.1-36) est peut-être une invitation à vivre dans son intimité et à être rassasié par elle! Les citations bibliques en français sont empruntées à la Bible de Jérusalem (Paris: Fleurus/Cerf, 2001).

17 Dans ce passage, Pierre compare la parole au lait, aliment indispensable à la vie et à la croissance du nourrisson.

18 Traduction de la Bible de Jérusalem avec une modification personnelle qui sera discutée dans le commentaire qui suit.

19 Cf. C.K. Barrett, 246, et Bauer, Arndt, Gingrich, 497. Qui sont les Juifs (Ioudaioi)? Employé 68 fois dans cet évangile, ce mot signifie:

– les habitants de Judée (2.18; 2.20; 3.31);

– les Juifs en général (2b, 13; 4.9, 22; 18.33);

– les chefs des Juifs ou les responsables religieux hostiles à Jésus (1.19; 5.10, 15-16, 18; 19.31, 38).

Il s’agit d’un vocable général qui attesterait que Jean a écrit son évangile après la chute de Jérusalem, en 70 après Jésus-Christ. Le terme étudié dans les contextes particuliers permet d’écarter la présence d’« antisémitisme » chez Jean.

20 Cette idée est déjà partiellement présente chez les prophètes qui sont parfois appelés à vivre concrètement la parole de Dieu dans leur corps, à poser des actes symboliques qui sont des paroles de Dieu adressées au peuple de l’alliance. Cf. Esaïe, Ezéchiel et Jérémie.

21 Goggudzô: « murmurer, se plaindre, chuchoter » avec l’idée de manquer de foi (cf. Ex 16.2-8).

22 Cf. d’autres usages dans les écrits apostoliques: Mt 16.17; 1Co 15.50; Ep 6.12; Ga 1.16. Cette expression « chair et sang » se trouve aussi dans la littérature rabbinique. Cf. Bauer, Arndt, Gingrich, 22. R. Arnaldez remarque que le mot grec sarx (chair) traduit, très vraisemblablement, le mot hébreu basâr qui signifie bien « chair », mais qui a aussi le sens « d’homme de chair » in Trois messagers pour un seul Dieu (Paris: Albin Michel, 1983), 17.

23 Sous-entendu « donné ».

24 Au v. 51, ce n’est pas Dieu qui donne le pain qui vivifie (= le pain de vie), mais Jésus lui-même qui le donnera.

25 C.K. Barrett, op. cit., 247. En arrière-plan de l’expression « Fils de l’homme » se trouve Dn 7.9-14.

26 Deux mots sont employés pour manger: phageîn (aoriste infinitif de esthiô = manger, consommer) et trôgein (= manger, mâcher). Ils sont ici synonymes; un seul pour boire: pinô.

27 Jn 6.29, 37, 40, 47; théôréô: veiller, observer, percevoir, remarquer, expérimenter (la mort).

28 Jean n’emploie pas pistis (foi) mais utilise érgon (œuvre) pour décrire la foi (29). L’œuvre de la foi ne peut exister sans l’initiative et l’action de Dieu (44 parmi d’autres passages).

29 Ce terme désigne la nourriture solide. Il est l’équivalent de l’hébreu lehem. Il se réfère au pain comme aliment de base, à la viande et à d’autres nourritures solides. Cf. Bailly, 381; Bauer, Arndt, Gingrich, 147; The Dictionary of Classical Hebrew, vol. IV, 534 ss.

30 Manger la chair et boire le sang de Jésus peut aussi avoir des sous-entendus négatifs et même révoltants, car cela place les auditeurs face à la réalité de la mort. Jésus n’a-t-il pas demandé à ne pas boire la coupe de la volonté de Dieu (Mt 26.42)? Le vinaigre qu’il prend alors qu’il est sur la croix n’est-il pas une boisson amère (Jn 19.30)?

31 Le Fils a la vie en lui-même comme le Père a la vie en lui-même (Jn 5.26 = « il a donné d’avoir »).

32 J. Calvin. Evangile selon saint Jean (Aix-en-Provence, Kerygma-Farel, 1978), 190-191. Pour une approche un peu différente, c’est-à-dire plus eucharistique mais qui s’inspire aussi de saint Augustin, cf. Thomas d’Aquin, Commentaire sur l’évangile de saint Jean (Paris: Cerf, 1998), 411-429. Saint Thomas lie la présence spirituelle du Christ aux éléments, alors que Calvin affirme la présence spirituelle du Christ sans la lier uniquement aux éléments et sans pour autant réduire la portée sacramentelle de la cène.

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