Regard sur le protestantisme américain
à l’aube du XXIe siècle
William EDGAR*
Une amitié tendue
Ce soir, je sais que je suis avec des amis. Pourtant je viens d’Amérique! Je me sens un peu comme un lion dans une fosse pleine de Daniel! Rassurez-vous, je ne vais ni vous livrer une apologie de la guerre contre l’Irak d’un point de vue américain, ni vous présenter mes propres convictions à ce sujet. Comme vous le savez sans doute, les Américains sont pas mal divisés sur l’opportunité et la justice de ce conflit.
Les statistiques sont intéressantes à ce sujet: en février 2003, la plupart des grandes Eglises (méthodistes, anglicanes, catholique…) se sont prononcées contre la guerre. L’Eglise catholique romaine, représentée par ses évêques, s’est dite opposée à la guerre, tout en reconnaissant la cruauté du régime de Saddam Hussein. Du côté protestant, le National Council of Churches (un peu l’équivalent de la Fédération protestante de France) a formulé des déclarations fortement opposées à une guerre préventive. Toutefois, le National Council ne représente que le tiers des protestants américains; et puis, tous les membres des Eglises qui en font partie ne font pas leur la déclaration officielle de ce council. Le reste – les deux autres tiers – est composé des Eglises indépendantes, qui sont généralement plus conservatrices que les Eglises historiques et soutiennent les initiatives de George Bush. En effet, un sondage Gallup indique que 59% de tous les Américains soutiennent la guerre. Le chiffre augmente jusqu’à 63% pour ceux qui fréquentent le culte. Pourtant, en conclusion, je citerai le sociologue Wisdom: « Il n’existe aucune position ‹chrétienne› officielle sur une guerre contre Saddam. »1
En dépit de ces chiffres, l’impression existe en Europe, surtout en France, que les Américains sont favorables à la guerre. Ceci a conduit à de regrettables malentendus, dont les arguments vont très loin. Nous n’avons pas manqué de noter la publication de livres tels que Après l’empire: sur la décomposition du système américain, d’Emmanuel Todd2. Et aussi Les nouveaux maîtres du monde, de Jean Ziegler, qui accuse l’Amérique d’être un « empire planétaire », motivé par la « maximalisation des profits dans le laps de temps le plus court possible », avec pour résultat, d’après lui, la mort par malnutrition de 100 000 personnes par jour… L’auteur traite aussi des « oligarchies détentrices du capital financier mondialisé, appuyées sur la puissance militaire des Etats-Unis »3. Nous connaissons aussi la réplique de Jean-François Revel, L’obsession antiaméricaine, qui refuse l’amalgame. Nos Eglises ont reçu les messages des Eglises réformées et de la Fédération protestante, nous invitant à refuser la fatalité de cette guerre et à demander pardon au peuple irakien pour tout ce que nous n’avons pas su faire pour aboutir à une solution pacifique.
Certains amis chrétiens ont essayé de faire la part des choses. Par exemple, l’article paru dans Le Monde (15 mars 2003) de Sébastien Fath, « Comme un vol de faucons hors de la ‹cage d’acier » essaie très sincèrement de dissocier la foi évangélique de la motivation des Américains favorables à la guerre. Fath perçoit une sorte de messianisme sécularisé, c’est-à-dire une rationalisation (style wéberien) de la vision théocratique de nos fondateurs « pèlerins ». Il y a du vrai dans ce qu’il dit, mais l’histoire est, je crois, bien plus compliquée.
Beaucoup d’Américains restent, malgré tout, des admirateurs de la France et de sa politique étrangère. Mais pas tous! Alors que certains ont beaucoup apprécié les propositions du président Chirac et du ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, d’autres les ont trouvées irréalistes ou, même, subversives. Un certain nombre de mes compatriotes sont sceptiques, pour ne pas dire plus, en ce qui concerne les démarches de l’ONU. D’autres persistent à croire que la France et l’Allemagne, en jouant cavaliers seuls, ont anéanti la résolution 1441 et, avec elle, tout droit de regard sur les Etats « voyous » par les Etats plus évolués. Ils les soupçonnent de craindre une hégémonie américaine au nom d’une Europe en devenir quelque peu incertain.
A titre personnel, j’aimerais simplement dire qu’en effet, l’Amérique est capable de vouloir jouer le rôle d’un messie qu’on ne lui a pas demandé. Il est vrai aussi que ce pays, mon pays, possède une puissance extraordinaire qu’il n’utilise pas toujours adroitement. Nos critiques, de l’extérieur comme de l’intérieur, oublient parfois que les plus forts ont une responsabilité envers les plus faibles. Face à la cruauté de régimes comme celui de Saddam Hussein, dont on mesure tous les jours l’énormité, les plus forts ne peuvent pas en toute justice garder le silence. Peut-être le moment d’agir a-t-il été mal choisi. Peut-être le mobile n’était-il pas très clair. Mais un pacifisme qui tient à tout laisser tranquille est aussi suspect qu’un militarisme irréfléchi.
Je suis donc dans une situation délicate en m’adressant à vous aujourd’hui. Ce qui me rassure, d’abord, c’est que mon sujet n’oblige pas à faire de commentaires sur le différend franco-américain. Ensuite, je persiste à croire que l’amitié franco-américaine reste assez solide pour surmonter cette désagréable discorde. Sans doute faudra-t-il débattre à son sujet comme il se doit entre amis proches. Reconnaissant, pour notre part, les sacrifices du peuple français dans les deux grandes guerres mondiales, nous n’acceptons pas le diagnostic simpliste de certains Américains qui voudraient croire que les Français ont oublié leurs alliés. Nous remarquons aussi que les analyses les plus clairvoyantes sur l’histoire et le caractère de l’Amérique ont été faites par des Français, admirateurs de ce pays. Au XIXe siècle, aucune chronique sur ce vaste pays n’a surpassé De la démocratie en Amérique, d’Alexis de Tocqueville. Plus proches de nous, de grands érudits comme Jean Baudrillard, ainsi que des essayistes, tel Alain Besançon, ont écrit de longs commentaires éclairés sur notre pays. Puisse cette tradition continuer!
L’Amérique et l’Europe
Pour traiter notre sujet, il nous faut dessiner le profil des Eglises protestantes aux Etats-Unis. Pour ce faire, il est nécessaire d’énoncer quelques généralités sur le pays lui-même, afin de mieux comprendre le caractère de ses communautés croyantes. Qu’est-ce que l’Amérique? Y a-t-il un esprit typiquement américain? Chacun reconnaîtra qu’il n’y a pas une Amérique, mais des Américains. C’est un lieu commun de dire que l’Amérique n’est pas un melting pot, mais plutôt un saladier dans lequel les divers éléments présents coexistent sans vraiment s’harmoniser. Et pourtant, il serait injuste de s’en tenir là.
Selon la fameuse thèse de Samuel Huntington, auteur du Conflit des civilisations, l’Amérique ne fait qu’un avec l’Europe et des pays d’immigration comme l’Australie, pour constituer ce que l’on peut appeler l’Occident4. Huntington n’aime pas beaucoup le terme d’Occident, mais il cède devant l’usage commun. Dans son analyse, l’Occident a pu prendre son essor grâce à l’exercice de son pouvoir, et surtout en raison de son principal atout, la technologie. L’Occident, non seulement est l’héritier de la civilisation gréco-romaine, mais aussi a été marqué par la religion chrétienne. Une des grandes originalités de l’Occident est la séparation entre les pouvoirs spirituel et temporel, ce qui est un fait assez insolite dans l’histoire. Huntington ajoute que l’Occident est réglé par le droit, géré par des gouvernements représentatifs, et caractérisé par l’individualisme. Alors que le facteur religieux n’est plus aussi significatif qu’autrefois, les valeurs qui constituent la modernité le sont encore plus.
D’après Huntington, l’Amérique et tout l’Occident ont promu à travers les siècles la modernisation. Donc, Occident et modernisation vont de pair jusqu’à notre époque. Qu’entend-il par ce terme? Il s’agit, avant tout, de la démocratie, du libre-échange, de la technique et des moyens rapides de communication et de transport. Pourtant, aujourd’hui, une autre possibilité existe: il est de plus en plus possible de se moderniser sans être occidental. La thèse de Huntington connaît d’autant plus de renommée qu’elle avait annoncé, bien avant les conflits actuels, la réapparition d’un islam modernisé, en conflit, à plusieurs niveaux, avec l’Occident. A côté de l’Occident et de l’Islam, Huntington nomme six ou sept autres civilisations, chacune offrant une possibilité de conflit entre elles. Mais il pense qu’en première ligne, l’avenir immédiat verra une tension entre « l’Occident et les autres » (the West and the rest), qui sera sous-jacente aux principales oppositions sur la planète.
Bien que cette thèse ait un mérite certain, nous la trouvons limitée. En effet, Huntington, qui fait partie de l’école conservatrice de la realpolitik, selon laquelle les relations entre les pouvoirs sont des rapports de force, semble tout réduire à des questions de puissance, même la dimension spirituelle de l’homme et sa capacité de communiquer face aux valeurs transcendantes, comme la justice, l’amour, la paix. Aussi, l’Amérique, pour lui, n’a-t-elle aucun trait de civilisation qui lui soit propre. L’implication de ceci, pour l’Eglise américaine, est de n’être qu’une sorte de soutien théologique pour les valeurs occidentales. Il est vrai que l’Eglise n’a pas toujours su se positionner par rapport à la culture ambiante dans laquelle elle vit. Mais à travers les siècles, et même à l’heure actuelle, elle a néanmoins souvent joué un rôle prophétique, parfois au prix d’une marginalisation, voire de la persécution.
L’expérience américaine
L’Amérique, nous semble-t-il, bien qu’étroitement liée à l’Europe, revêt des caractéristiques propres, dues à son histoire. Comment résumer cette histoire? Que dire de ce pays fascinant, frustrant, souvent contradictoire? Tout d’abord, l’Amérique est un pays neuf. Certes, avant sa « découverte » par les navigateurs venus d’Europe, et peut-être d’Afrique, les tribus amérindiennes ont peuplé les terres de ce vaste continent, Nord et Sud, depuis des millénaires. Mais il n’y avait pas encore un pays ou une nation au sens moderne (définie en tant que tel à la Paix de Westphalie, 1648). L’Amérique est donc le seul pays moderne qui a été inventé. Le défi placé devant les Pères fondateurs, qui en étaient bien conscients, était d’établir un ordre nouveau. Le ton est parfois messianique, même si les fondateurs n’étaient pas tous chrétiens. Pour donner raison à Sébastien Fath, il est bien vrai que, même aujourd’hui, certains Américains pensent en termes de mission. En cela, le pays n’a pas éprouvé quelque chose d’unique. La Révolution française, suivie des guerres de Napoléon, avait un esprit messianique, était guidée par un tel esprit. Pendant un certain temps, la vocation de la France a été de s’imposer en héraut de la liberté, de l’égalité, de la fraternité sur deux continents.
Du côté américain, on apprend beaucoup sur le mélange des idées qui animent les Etats-Unis en regardant de près un billet de 1 dollar. Par exemple, le slogan inscrit à droite sur le verso donne la couleur: novus ordo seculorum (ordre nouveau au cours des âges). Il est à noter que ces trois mots apparaissent sous une pyramide qui porte le fameux œil panoptique de la franc-maçonnerie. En vérité, les révolutionnaires de l’Amérique au XVIIIe siècle font un curieux mélange idéologique. A gauche, on voit l’aigle tenant, avec une patte, les flèches de la guerre et, avec l’autre, une branche d’olivier. Dans son bec, la bannière e pluribus unum (de beaucoup, un). Et entre les deux: In God We Trust (notre confiance est en Dieu). Ce que la constitution interdit aux institutions religieuses, à savoir l’appui officiel de l’Etat, on le retrouve dans une religion civique: Dieu sur le billet, des aumôniers pour le Congrès, les dix commandements affichés sur les murs des tribunaux. En effet, loin de renforcer la sécularisation dans la société américaine, la séparation officielle de l’Eglise et de l’Etat à permis la présence remarquable d’une abondante culture religieuse.
Certains thèmes apparus à l’époque des Pères fondateurs serviront de fil conducteur pour l’esprit de ce nouveau pays au cours des deux siècles et demi suivants. Alexander Hamilton, homme d’Etat, économiste, auteur des Federalist Papers, document de grande influence pour les fondateurs, rappelle que la grande question d’actualité pour eux était de savoir si « des sociétés d’hommes sont vraiment capables d’établir un gouvernement bon, par la réflexion et le choix ». George Washington, le général des armées américaines et notre premier président, déclare que l’Amérique est une « grande expérience ». Il a ajouté que les Américains sont des comédiens sur une scène de théâtre « bien en évidence » devant le monde. Hamilton confirme cette idée, en écrivant, dans une brochure, que le monde entier a les yeux fixés sur l’Amérique. Si nous réussissons, poursuit-il, le monde nous bénira et cherchera à nous imiter. Mais en cas d’échec, nous aurons « trahi la cause de la nature humaine ».
Le ton est à la grandeur du moment, et au rôle unique de ce pays en raison de sa vocation. Pour mieux comprendre, il faut insister sur deux points.
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Premièrement, les fondateurs pensaient presque tous que la culture européenne était sur son déclin. Parmi les immigrés qui ont abordé sur nos rives, on discerne plusieurs mobiles. Un certain nombre d’entre eux sont venus en Amérique afin d’y trouver une liberté religieuse dont ils se sentaient privés dans leur pays d’origine. D’autres sont venus pour des raisons économiques, pensant que les conditions de vie sur cette terre vierge étaient largement plus favorables, et donc source de prospérité, que celles de l’Ancien-Monde. Entre parenthèses, je compte parmi mes ancêtres des Irlandais, venus pour des raisons religieuses, des Anglais, commerçants, et des Français, huguenots persécutés cherchant un refuge. A l’époque, l’Amérique offrait la possibilité de démentir les idées reçues, pessimistes, qui proclamaient comme inévitable, pour les civilisations, le cycle entre l’essor et la barbarie.
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Deuxièmement, tous, ou presque, croyaient que la religion était le soutien non négociable de la liberté possible. Or, double ironie, tous les fondateurs n’étaient pas chrétiens, loin de là, et la nouvelle constitution était un document séculier, insistant sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Plus exactement, la constitution énonce comme principe fondamental qu’il n’y a pas de religion instituée. Mais, en même temps, la liberté religieuse est garantie. Autrement dit, d’une part, la présence et l’influence morale de la religion sont nécessaires et, d’autre part, l’Etat, quant à lui, n’aura ni droit de regard ni mandat pour autoriser une communauté religieuse. Cet équilibre n’est pas toujours bien compris à l’heure actuelle. On parle à juste titre de « séparation entre l’Eglise et l’Etat », mais cette expression a besoin d’être bien comprise. Les fondateurs n’avaient pas en vue une quelconque séparation morale ou culturelle de l’Eglise d’avec le reste du pays, gouvernement compris. Au contraire, pour eux, aucun Etat ne peut bien fonctionner et promouvoir la justice et la liberté sans que le peuple qu’il régit ait une forte foi. Mais, en même temps, ils ne voulaient pas que le pays soit officiellement « chrétien » ni qu’une branche de la religion soit privilégiée et d’autres exclues, comme cela se passait dans l’Ancien-Monde.
Les fondateurs connaissaient aussi la capacité que le pouvoir a de corrompre. C’est pour cela qu’inspirés en partie par Montesquieu, mais aussi par Jean Calvin, ils ont placé, à l’intérieur du gouvernement, des structures qui limitent chaque compartiment dans l’exercice de ses fonctions: le Congrès a des droits sur le président, le judiciaire interprète les lois formulées par le Congrès, etc. Pour les calvinistes, cela correspondait à la mise en application de la doctrine du péché. Pour les stoïciens, cela faisait obstacle aux tendances machiavéliques des gouvernants. A l’époque, on nommait ce système l’« équilibre des pouvoirs ».
Malgré ce qui a été dit sur la distance ressentie vis-à-vis de l’Europe, on notera avec intérêt les liens réels existant entre l’Amérique et l’Angleterre (et l’Ecosse), d’une part, et la France, d’autre part. Thomas Jefferson, Benjamin Franklin et John Adams, pour n’en citer que trois, se sont fortement inspirés des mœurs et des idées françaises. De plus, il n’est pas sûr que la guerre d’Indépendance contre les Anglais aurait réussi sans l’aide militaire du marquis de La Fayette. Comme le dira A. de Tocqueville, quelques décennies plus tard, l’Amérique correspond à l’Europe sans le carcan de ses traditions.
L’expérience américaine, est-ce une réussite ou un échec? Seul l’avenir nous le dira. Certes, son itinéraire a été caillouteux. Malgré l’idéalisme de la constitution et son contrat sur les droits, « certains sont plus égaux que d’autres », selon la remarque cynique de Mark Twain. La traite des esclaves, conduisant jusqu’à une horrible guerre civile, n’est qu’un exemple parmi d’autres des aveuglements de ce peuple à ses débuts. L’anticatholicisme au XIXe siècle, particulièrement dur contre les Irlandais et les Allemands, est une tache très sombre sur notre histoire. Pour donner raison aux critiques d’aujourd’hui, la liste noire pourrait être allongée en incluant la violence du style américain, le darwinisme économique international (ce que certains qualifieraient de « macdonaldisation » du monde), l’antiécologisme et la volonté d’imposer nos doctrines à autrui, par la force si nécessaire. Il y a, sans doute, un débat à ouvrir sur la gravité de ces attitudes. Mais notre propos, maintenant, est différent.
Trois traits de l’Eglise en Amérique
Notre sujet appelait que soit tracé le profil de l’Eglise américaine, profil qui ne pouvait pas être compréhensible hors de son contexte spécifique. Ayant tracé quelques grandes lignes, intéressons-nous à la question suivante: comment le contexte nord-américain a-t-il influencé la religion chrétienne qui s’y est installée? Pour formuler la question autrement: dans le cadre du christianisme universel, comment l’Eglise en Amérique se distingue-t-elle? Trois traits se dégagent, chacun ayant une incidence sur la religion protestante.
1) Une terre vierge et vaste
Chacun le sait, l’Amérique est un grand pays. Cela veut dire simplement, tout d’abord, qu’il y a de la place en Amérique pour chaque tendance, chaque groupe, chaque individu. A titre d’illustration, réalisez que Londres et Moscou sont deux villes plus proches l’une de l’autre, géographiquement, que Montréal et Dallas. Pourtant, « l’épaisseur » des événements de l’histoire religieuse dans ces deux villes est de loin plus importante que pour les deux centres nord-américains. Ou alors, comme le fait remarquer Mark Noll, considérez que Rome, Genève et Wittenberg, qui représentent respectivement les grands centres du catholicisme, du calvinisme et du luthéranisme, pourraient facilement être insérées à l’intérieur de l’Arizona, un seul Etat américain5.
Le mythe du cow-boy présenté par les westerns illustre cette réalité. Si je ne suis pas d’accord avec toi, alors je voyage plus loin, vers l’Ouest. Je fais cavalier seul, comme the Lone Ranger. Je suis en mission, et il m’est difficile de l’accomplir dans le cadre des contraintes traditionnelles. Je m’arrête brièvement dans un village pour régler une question d’injustice. Puis je continue vers l’Ouest, libre, seul.
C’est en partie grâce à cet esprit pionnier, encouragé par un territoire immense, que l’histoire de la religion américaine est jalonnée par le revivalisme. On donne aux deux vagues de réveil spirituel les plus importantes les noms de First and Second Great Awakenings. Le premier des grands réveils (1735-1755) s’effectue à l’intérieur du protestantisme de l’époque coloniale. Il est à la fois calvinien et « évangélique », terme qui sera repris jusqu’à nos jours pour décrire la religion centrée sur la conversion et basée sur la connaissance personnelle du Christ. Cela caractérise le premier grand réveil, avec la prédication de George Whitefield et l’œuvre théologique de Jonathan Edwards, comme chefs de file. En gros, ce réveil représente le passage du puritanisme des débuts à l’Eglise moderne, libre, évangélique. Le second grand réveil (1780-1830) sera moins réformé en théologie et davantage orienté vers le « décisionnisme » mis en avant surtout par les méthodistes et les baptistes. Il est à noter en passant que ces deux réveils sont les grands moteurs de certaines réformes sociales, touchant, par exemple, à l’égalité de la femme et à l’abolition de l’esclavage.
Le vaste territoire du pays devait aussi conduire à l’individualisme américain, qui aura toutes sortes d’implications pour la religion. Pour le dire de façon un peu brutale, dans un immense espace comme l’Amérique, chacun peut avoir sa vocation. L’élément messianique reste présent, lié à la liberté d’expression de chaque groupement. On connaît bien le cas des sectes. Au XIXe siècle, un certain nombre sont animées par un esprit millénariste. Pensons, par exemple, aux mormons, appelés « saints des derniers jours », et aux témoins de Jéhovah, qui ont plusieurs fois annoncé la fin du monde. Les premiers débutent dans le vaste Etat de New York. Malgré des épisodes de persécution et un schisme important, les mormons ont découvert leur pleine liberté dans l’Utah, à l’Ouest. On les compte aujourd’hui au nombre des religions du monde les mieux établies et même les plus prospères.
L’individu en Amérique au XIXe siècle partage avec ses semblables d’outre-mer la vision d’une certaine autonomie morale (nous pensons, par exemple, à la théorie de l’individu chez Alexandre Vinet, au début du siècle, en Suisse). Mais l’individualisme américain est particulièrement poussé, allant jusqu’à une définition fondamentale des rapports d’autorité entre lui et Dieu. A l’extrême, un Tom Paine déclare: « Mon esprit est mon Eglise. » A notre époque, on voit se manifester une culture consumériste avec une religion thérapeutique, et un homme spirituel qui se sert du christianisme pour l’accomplissement de soi6. Toutes ces idées sont, heureusement, fort critiquées par les croyants instruits. Mais il n’empêche que ce courant individualiste est très présent dans la religion populaire.
Peut-être connaît-on moins la vision eschatologique des Eglises classiques en Amérique, à commencer par les puritains en Nouvelle-Angleterre. Rappelons leur vision d’établir a city set on a hill (une cité sur la montagne) pour que le reste du monde s’en inspire. Le protestantisme américain n’a jamais totalement abandonné ce sens de la mission.
• Sur le plan spirituel, cette conviction peut susciter une saine et riche idée de la vocation missionnaire de l’Eglise du Christ. Les chrétiens américains sont parmi les plus animés par le souci de l’évangélisation. Ils sont extrêmement généreux. Je m’occupe d’une œuvre dont le but est de soutenir l’évangélisme en francophonie. L’esprit donateur sacrificiel de nos membres est assez émouvant.
• Sur le plan de la politique étrangère, les Américains, là aussi, sont d’une grande générosité. Mais ils ont tendance à oublier la complexité du monde, et donnent l’impression d’imposer leur propre façon de faire les choses. Parfois par naïveté, parfois avec un mobile moins innocent; ils aiment que les autres adoptent leurs méthodes, même si elles ne correspondent pas à la culture de ceux qui en sont les bénéficiaires. Par exemple, à la conclusion de la première phase de la guerre en Irak, l’équipe de George Bush a été surprise que toute la communauté arabe, et surtout son « allié » l’Arabie saoudite, n’ait pas fait preuve de solidarité avec l’Amérique, étant donné son dédain pour le régime de Saddam. C’était oublier l’histoire du soutien américain à Israël, et celle d’un Islam en ressentiment contre la modernité occidentale. C’était aussi infantiliser les pays arabes au lieu d’entrer en dialogue comme avec des égaux.
Cette terre vierge du continent américain est à compléter par son espace vertical. Comme les gratte-ciel dans nos grandes villes le montrent, nous aimons construire. Tout peut se faire aux Etats-Unis. Le pragmatisme américain, l’industrialisation, la technologie sont développés à l’extrême. Nous appelons cela the can do spirit (l’esprit du « peut le faire »!). Si le mot « impossible » n’est pas français, le mot d’ordre « c’est possible » est bien américain. Un certain paradoxe existe au sein de ce pragmatisme. Normalement, on imagine que les pays imprégnés par l’esprit des Lumières, la sécularisation, devraient étouffer la religion par le rationalisme, la méthode scientifique, et ainsi de suite. L’Amérique dément cela, car elle est le pays le plus pratiquant dans le monde développé (à part l’Irlande). Les chiffres ne sont pas toujours fiables, mais ils sont cependant révélateurs. D’après les derniers sondages américains, 53% des personnes interrogées disent que la religion est « très importante » dans leur vie (comparé à 16% pour la Grande-Bretagne et 14% pour la France). Un nombre considérable (41%) des Américains disent qu’ils fréquentent le culte régulièrement. Les pourcentages sont bien moindres en Europe (certains émettent un doute sur la méthode appliquée dans ce genre de sondage et estiment que guère plus de 30% le font vraiment; quoi qu’il en soit, le chiffre reste très élevé)7.
Comment se fait-il que, dans la plupart des pays industrialisés, la religion soit en déclin, alors que ce n’est pas le cas en Amérique? Une partie de la réponse est dans la séparation radicale de l’Eglise et de l’Etat. Elle a permis deux résultats. D’abord, les croyants ne se sentent pas limités par un appareil opprimant. Ensuite, n’ayant pas le soutien de l’Etat pour leur culte, ils doivent assurer son animation par leurs propres ressources. Ajouté à cela l’esprit d’entreprise qui caractérise les Américains, voilà pourquoi nous avons une Eglise dynamique et en croissance.
2) Une liberté de culte notoire
Ajoutons, en lien avec ce premier point, que le christianisme nord-américain est pluraliste à l’extrême. On trouve toutes les tendances en Amérique! Pour le dire autrement, c’est le pays le plus pluraliste (sociologiquement) du monde. A cause de l’idéologie des fondateurs, qui affirmaient la liberté du culte, on trouve dans ce pays une grande variété d’expressions religieuses. Ayant une capacité assez remarquable à vivre ensemble et à avoir, par la force des choses, comme voisins des personnes ou des communautés venant d’horizons très différents, les Américains prennent au sérieux l’inscription placée à la base de la statue de la Liberté (cadeau des amis français, s’il est besoin de le rappeler): « Donne-moi tes pauvres et tes grandes masses. » C’est un pays d’accueil sans pareil.
Résultat, il existe une variété étonnante d’expressions religieuses. Rien que le nombre de groupes et de communions différents est étonnant en soi. Une telle diversité n’existe dans aucun autre pays au monde. Il est vrai qu’il s’agit plus souvent du saladier que du melting pot. Il est vrai aussi qu’à côté des convictions qui amènent aux divisions, on trouve aussi le sentiment qu’ici « on vous laissera tranquille ». Les Américains ne sont pas les seuls possesseurs du secret des schismes ecclésiastiques. Mais le terrain est, ici, particulièrement favorable aux séparations entre voisins pour des raisons souvent minuscules. Par exemple, il existe à l’heure actuelle au moins une quinzaine d’unions d’Eglises presbytériennes. La majorité adhère à la même confession de foi, celle de Westminster, mais elles divergent sur des points particuliers, soit des accents, soit des sensibilités différents.
Ce phénomène provient de plusieurs facteurs liés à ce qu’est l’Amérique. D’abord, c’est un pays d’accueil. Il reçoit toutes sortes de groupes venant non seulement de l’Europe du Nord, mais d’Afrique, d’Asie et des pays hispanisants. Les peuples arrivent bagages en main. Seulement, leurs qualités, leurs traditions, leurs problèmes, leurs questions s’expriment sur un terrain nouveau. Ce n’est pas un melting pot, puisqu’il y a des correspondances entre groupes religieux (et ethniques) et lieux géographiques. Au Texas, et ses voisins, le catholicisme est majoritaire. Dans les Etats du Sud, ce sont les baptistes. Au nord-ouest, les luthériens. Et ainsi de suite. Mais tous trouvent leur place pour continuer leur histoire.
Les uns sont plus libres que les autres, bien entendu. L’idéal du pluralisme ne surmonte pas toutes les barrières. Catholiques et protestants, par exemple, ne se sont pas toujours entendus. Au XIXe siècle, les écoles d’Etat, en principe laïques, avaient une culture tellement protestante que les catholiques s’en sentaient exclus. Il est arrivé que l’intégration ait été faite, mais pas sans des combats plus ou moins difficiles. Ceci dit, on ne trouvera nulle part ailleurs une diversité si grande qu’aux Etats-Unis. Tout n’est pas simple, certes. Nous parlerons du racisme. Mais, à notre sens, on peut quand même saluer la réussite du slogan e pluribus unam entre des ethnies si nombreuses.
Ajoutons qu’on trouve aussi en abondance des combinaisons et des recombinaisons entre différents groupes. Nous avons des Chinois réformés, des luthériens nouvel âge, de nouveaux styles de spiritualité qui voudraient laisser de côté les anciennes frontières. Récemment, un certain nombre de paroisses épiscopaliennes se sont séparées de la « province » nord-américaine, devenue trop libérale à leurs yeux, et se sont rattachés à la province du Ruanda dont les évêques sont plus fidèles à l’Evangile. Plusieurs alliances se forgent également entre des communautés jusque-là hostiles. Le mouvement charismatique réunit des catholiques, des protestants de plusieurs dénominations et même des orthodoxes dans une théologie et une spiritualité qui prennent le pas sur les vieilles structures ecclésiastiques. La « droite évangélique » rassemble des protestants venant de toutes les unions d’Eglises, dans un conservatisme à la fois politique et théologique. Ce genre de mélange n’est pas inconnu des Européens, bien sûr, mais il se pratique de façon extrême en Amérique.
3) Honteuses contradictions
Entre l’idéal de la liberté et la mise en pratique de ses pleines conséquences, un fossé s’est ouvert. Selon une boutade, les puritains ont tant aimé la liberté qu’ils l’ont gardée pour eux seuls! Tocqueville le voyait ainsi: « Ce que la religion interdit, la loi le permet. » L’exemple le plus criant est la discrimination. Elle se manifeste de différentes manières. La plus connue est le racisme, surtout contre les Noirs. Mais d’autres formes de discrimination sont évidentes, par exemple contre les immigrants (belle ironie!). Au XIXe siècle, alors que le gouvernement fédéral interdisait l’établissement d’une Eglise d’Etat, des Etats particuliers, par exemple le Massachusetts, ont pris la décision de ne permettre de voter qu’aux membres d’une Eglise réformée. Cela avait comme effet pratique d’empêcher les non-protestants, surtout les catholiques romains, d’exercer le droit de vote, et même de se présenter à un poste politique. Il a fallu attendre 1960 pour voir élire au poste de président des Etats-Unis le premier catholique, John F. Kennedy, qui a dû assurer aux électeurs que sa religion n’aurait aucune incidence sur sa politique!
L’anticatholicisme a pu aller plus loin que sous cette seule forme. Au XIXe siècle, un mouvement officieux appelé « nativisme » a affirmé que la plus grande menace contre la liberté américaine provenait du papisme. Samuel Morse, l’inventeur du télégraphe, s’est présenté comme candidat pour être maire de New York en 1836, campagne qu’il a perdue. Son programme affirmait que le catholicisme en Amérique, surtout celui des Irlandais (!), avait pour tactique apparente de créer des œuvres de bienfaisance mais cherchait en réalité à asservir le pays dans chacune de ses institutions. Morse n’aurait rien eu à envier au discours du Front national! Il aimait à citer le marquis de La Fayette, ce grand ami des Américains pendant la guerre d’Indépendance, qui avait dit: « Si jamais la liberté du peuple américain devait être détruite, ce sera par la main du clergé romain. »
Pour une part, il s’agit d’une simple xénophobie. En 1790, la grande majorité de la population, venant de l’Europe du Nord, était protestante. Cent ans après, en 1870, venant d’Irlande, de Scandinavie et d’Allemagne, la population augmente de 19%, pourcentage qui ne comporte que des catholiques, des juifs et des luthériens (avec quelques réformés venant des Pays-Bas). En 1930, encore une augmentation de 22%, qui est composée cette fois-ci encore par des catholiques et des juifs, mais aussi par des orthodoxes. Finalement, entre 1930 et nos jours, les 15 à 20% de croissance correspondent à l’arrivée de personnes venant d’Amérique latine ou d’Asie. La xénophobie n’est plus le fait des seuls protestants, mais aussi celui des immigrés récents eux-mêmes. Au XXe siècle, les Irlandais n’ont pas accepté que des Polonais viennent peupler l’Amérique, parce qu’ils n’étaient pas « de chez nous ».
Ainsi, l’esprit américain a un aspect paradoxal. S’il est, d’une part, expansionniste, comme nous l’avons vu, il est, d’autre part, isolationniste. Un grand nombre d’Américains s’opposent à toute intervention étrangère. Les plus anciens d’entre nous ou les amateurs d’histoire se souviendront des Lindberg et d’autres qui, comme eux, ont insisté pour que l’Amérique ne se mêle pas du conflit européen entre Hitler et les Alliés. Seule la débâcle de Pearl Harbour nous a forcés à changer d’avis.
La plus grande souillure américaine n’est pas le « nativisme », mais le racisme anti-Noir. Nous n’avons pas le temps, ici, de développer comme il le faudrait cette question difficile, compliquée. Il importe de dire que l’esclavage représente une énorme contradiction entre le projet américain et sa réalisation. Jacob Green, dans un journal presbytérien de 1776, le dit bien: « Quelle absurdité horrible! Quelle idée choquante qu’un peuple qui lutte si fort pour la liberté soit en même temps capable de promouvoir l’esclavage! » Il ajouta que la liberté obtenue vis-à-vis des Britanniques n’aurait aucun sens tant que nous ne nous serons pas débarrassés du coupable esclavage des Noirs. Il est juste de remarquer que ce sont, en grande partie, des chrétiens évangéliques qui ont œuvré pour l’abolition de l’esclavage. Le monde entier connaît Harriet Beecher Stowe, l’auteur de La case de l’oncle Tom, une réformée et évangélique convaincue. Mais il n’est pas moins vrai que le système de l’esclavage, avec son paternalisme et sa cruauté, n’a été défait que par une guerre sanglante, qui a gravement menacé l’avenir de ce jeune pays et de son projet.
Dès le début, le christianisme était présent en Afrique. Les Noirs ont donc gardé la mémoire de cette tradition. Mais, en Amérique, ils ont aussi, merveilleusement, accueilli la religion de leurs oppresseurs et lui ont donné une vie nouvelle, avec des formes de spiritualité, des pratiques de culte, une musique extraordinaire et, surtout, avec un esprit de réforme qui a largement caractérisé le mouvement des droits civiques des années 1960, dirigé par Martin Luther King. Ce genre de renversement se reproduit chez d’autres minorités ethniques, moins opprimées que les Noirs. Par exemple, alors que les Chinois ont été terriblement exploités au début du XXe siècle, les Eglises asiatiques sont, à l’heure actuelle, parmi les plus nombreuses et les plus fidèles à l’Evangile. Les Groupes bibliques universitaires ont connu un grand essor dans les années récentes, grâce à la présence d’étudiants asiatiques.
Il est assez remarquable de noter qu’à l’heure actuelle un nombre important de personnes issues de minorités se trouvent dans des positions de pouvoir, soit au gouvernement, soit dans la justice, soit dans les entreprises. Vous nous pardonnerez d’être un peu sensibles aux accusations assez sévères de racisme formulées par des amis qui ne connaissent pas, dans leur pays, la diversité dont nous nous félicitons, ni une intégration des minorités qui, aux Etats-Unis, est loin de n’être que symbolique.
Des théologies américaines
Nous avons essayé de dégager le profil de l’Eglise américaine. Nous avons observé trois courants dans cette Eglise, courants qui coïncident avec les traits les plus significatifs de l’histoire de l’Amérique. Pour terminer, nous voudrions nous arrêter brièvement sur la théologie en tant que telle. Y a-t-il une théologie spécifiquement américaine qui anime ces Eglises? Existe-t-il une spiritualité particulièrement américaine qui en découle? Cela n’est pas simple à préciser. D’abord, il existe des théologies et des styles de spiritualité américaine. Tentons d’en présenter les grandes lignes.
i) Une première remarque: alors que l’Amérique est souvent pionnière en matière d’économie, dans ses productions, sa musique, sa puissance, il est étonnant de découvrir qu’en grande partie sa production théologique reste « colonisée ». Dans le fond, la théologie américaine reste attachée à ses origines. Cela dit, les Américains savent souvent mieux populariser la théologie européenne que les Européens, soit en en exagérant les conclusions, soit en lui offrant un terrain favorable, que de produire la leur. Deux exemples:
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L’essor du néothomisme en Amérique n’a été possible que grâce à la popularisation de penseurs comme Jacques Maritain et Hans Urs von Balthasar.
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Jacques Ellul se plaignait qu’on le lisait bien davantage aux Etats-Unis qu’en France. On pourrait dire la même chose de Jacques Derrida, mais là nous sortons de la théologie proprement dite. Karl Barth, Paul Tillich restent les grands théologiens de référence, et non Edwards, Dabney ou Warfield. Il en est de même dans l’appréciation de la musique classique chez nous. Il est presque obligatoire que le chef d’orchestre ait un nom européen, ou du moins étranger, pour que sa qualité soit reconnue.
ii) Deuxièmement, la théologie américaine se voudrait scientifique, et donc, dans un certain sens, « acceptable ». Partant de penseurs européens plutôt conservateurs, comme l’Ecossais Thomas Reid (1710-1796), avec leur esprit empiriste, les théologiens américains ont bâti une apologétique rationaliste, une théologie naturelle et une herméneutique biblique inspirées du « réalisme du bon sens » (common sense realism, école de philosophie écossaise très répandue au Siècle des lumières). Charles Hodge était certain qu’une concordance parfaite devait exister entre la Genèse et le darwinisme. Edward J. Carnell voulait que le christianisme soit digne des exigences rigoureuses de la science. Les efforts des créationnistes, qui insistent à la fois sur une lecture littéraliste de Genèse 1 à 9 et sur une science positiviste, laissent rêveur.
L’effet de cette vision concordiste est souvent d’aligner la religion sur les critères, changeants, de la science. Pour le reste, cela n’est pas forcément négatif. A la faculté où j’enseigne, des collègues travaillent sur le texte de la Bible hébraïque en vue de publier une nouvelle édition de la Stutgarttensia, à l’aide d’une programmation informatique extrêmement sophistiquée. Les apports de la recherche scientifique sur l’interprétation du texte biblique sont indéniables, si l’on sait faire la part des choses.
iii) Troisièmement, l’éthique est généralement très développée dans la théologie américaine. Le grand nombre de livres et d’instituts spécialisés en bioéthique, éthique des affaires, justice civile et morale privée en est la preuve. Les puritains ont élaboré une théologie axée autant sur la vie quotidienne que sur les grandes doctrines. Au XIXe siècle, les revivalistes ont parlé des « disciplines spirituelles ». A notre époque, les théologiens de l’Eglise libérale et les prédicateurs télévisés, tels que Robert Schuller et Pat Robertson, prononcent un discours pratique et moral à propos de tous les domaines de la vie. Il en est de même dans le catholicisme. Cet accent sur l’éthique peut étonner les Européens, puisque l’Amérique est un pays parfois violent, un pays qui produit la pornographie et d’autres formes de débauche. Curieusement, la défense de ces particularités (insoutenables) se fonde sur le droit au port des armes et le droit à la libre parole; ce discours compte sur la sensibilité morale ancrée dans notre culture8. Peut-être est-ce aussi une explication partielle de la distance qui existe entre un George Bush ou un Colin Powell et un Jacques Chirac et un Dominique de Villepin: l’administration américaine tend à voir les pays et les événements sous l’angle éthique, évoquant la justice, l’axe du mal et ce genre de choses; alors que les Européens sont plus pratiques, plus sensibles que nous aux retombés et aux implications globales.
Nous l’avons dit, si la théologie américaine est l’héritière de ses aïeux européens, elle revêt tout de même un caractère propre. Le terrain est propice à un certain nombre d’innovations.
iv) En quatrième lieu, signalons qu’une partie importante de notre théologie est populiste. Partant de la grande liberté que l’ampleur du pays, la structure de sa constitution et les moyens financiers à sa disposition ont permise, il ne faut pas s’étonner de découvrir l’accent populaire de son discours religieux. Cela a plusieurs conséquences. Par exemple, la volonté humaine est prise en compte dans une grande mesure dans la théologie américaine. Au XIXe siècle, la période de la migration vers l’Ouest, l’heure est au méthodisme et au baptisme, qui accordent ses pleins droits à l’individu pionnier et à la conversion par une décision personnelle. L’individu a moins besoin de l’Eglise officielle que de sa Bible. Avec celle-ci, il dispose aussi de calendriers bibliques, de manuels de cure d’âme et de témoignages personnels qui alimentent sa foi. La religion est pour tout le monde. Le titre d’un des meilleurs livre sur l’histoire de la religion dans le Nouveau-Monde est révélateur: The Democratization of American Christianity (la démocratisation du christianisme américain), de Nathan Hatch9.
Ce même esprit populiste a conduit à des lectures intéressantes. Par exemple, le dispensationalisme, très répandu au début du XXe siècle, oppose à la théologie de l’alliance un schéma selon lequel on compte sept administrations successives du salut; l’avant-dernier s’intitule le millénium, règne temporel du Christ accompagné de la reconstruction du temple, avec les sacrifices d’animaux, etc. Un des aspects curieux de ce dispensationalisme prémillénariste est l’« enlèvement secret », événement eschatologique selon lequel, juste avant l’introduction du règne de mille ans, les croyants seuls disparaissent pour rejoindre l’armée conquérante du Christ. Le reste est laissé sans salut ici-bas. Cette vision de la fin est reprise dans une série de livres, Left Behind, genre de romans semi-apocalyptiques qui font correspondre les événements à la une des médias avec le symbolisme biblique.
A un niveau plus sérieux, le populisme américain s’est souvent confondu avec un fondamentalisme qui se voulait à la fois fidèle aux fondements doctrinaux essentiels et à la science moderne. Dans le meilleur des cas, le conflit entre fondamentalisme et modernisme a donné J. Gresham Machen et Edward J. Young, grands défenseurs de l’évangélisme rationnel. Dans le pire, le résultat a été un séparatisme profond, allant jusqu’au reniement de la culture. Au XXe siècle, l’apogée de ce genre de conflit est sans doute le jugement de John Scopes. Ayant présenté, dans son cours de biologie, le darwinisme, sujet interdit par la loi dans l’école d’Etat du village de Dayton (Tennessee), le jeune professeur Scopes a été traduit devant les tribunaux. Le procureur choisi était le plus connu des théologiens-politiciens de l’époque, William Jennings Bryan. La défense a été assurée par l’avocat le plus célèbre du moment, un athée renommé, Clarence Darrow. Ce procès est souvent mal compris et prête facilement à la caricature. D’abord, le grand souci de Bryan n’a pas été de remettre en question l’évolution. C’était un populiste, qui ne craignait pas l’évolution en tant que théorie, mais que le darwinisme s’allie trop bien avec une élite intellectuelle, qui voulait supprimer aux parents le droit de regard sur l’enseignement des enfants. Ensuite, rappelons qu’à cette occasion la loi a été confirmée. Seulement, chemin faisant, Darrow avait su ridiculiser le fondamentalisme et la lecture littéraliste de la Bible, donnant l’impression à l’Amérique entière que la cause avait été perdue, et que le fondamentalisme de Bryan n’avait aucun avenir.
Certes, la théologie évangélique en a pris un grand coup. Pourtant, la rumeur de sa mort est une exagération. Alors que les sociologues annonçaient le déclin de la religion biblique, les faits leur ont donné tort. Des hommes comme Francis Schaeffer ont relevé le gant. Jimmy Carter a proclamé sa foi devant tout le monde. Le pentecôtisme et le mouvement charismatique sont venus donner un zèle nouveau aux membres de l’Eglise. Aujourd’hui, l’évangélisme, avec son esprit populaire, se porte plutôt bien. Ajoutons que la foi chrétienne de la grande majorité des Américains se conjugue très bien avec leur patriotisme. L’après-midi des attentats contre les tours jumelles et le Pentagone, les observateurs ont dû être étonnés de la scène, normale pour nous: réunis sur le palier du Congrès, les sénateurs, quelle que soit leur tendance politique, chantaient à l’unisson God Bless America.
Très brièvement, en terminant, deux autres types de théologies assez typiquement américaines peuvent être observés.
v) Le premier s’inscrit à l’intérieur des théologies de la libération. Deux exemples suffiront. Le premier vient de la communauté des Noirs. Toujours consciente du problème de la justice et du sort des opprimés, la théologie des Noirs a connu un nouveau départ dans les années 1970. C’est à cette époque qu’est née la black theology. La principale voix, au début, a été celle de James Cone. Mais d’autres se sont jointes à la sienne. L’essentiel est de mettre un fort accent sur la faveur que Dieu accorde, dans la Bible ainsi que dans les temps modernes, aux opprimés. Avant de souligner le salut personnel, avant de formuler des doctrines abstraites, la théologie noire plaide pour un Christ libérateur des faibles et pour une Eglise qui transforme les structures du mal dans la société. Le second exemple est la théologie féministe. Si l’on brossait un panorama entier, on découvrirait des extrêmes, à commencer par la critique de l’apôtre Paul avec son prétendu point de vue misogyne. Mais tout n’y est pas si radical. On voudrait poser de légitimes questions herméneutiques pour savoir ce que la Bible dit sur le ministère féminin et sur le partage des tâches entre homme et femme dans la société et dans la famille.
vi) Le deuxième type de théologie provient d’une sensibilité mennonite. John Howard Yoder est le chef de file de cette école, mais beaucoup d’autres le suivent. Nous sommes tentés de dire que ce point de vue est majoritaire aujourd’hui à l’intérieur de l’évangélisme. Le professeur Richard Hays, surtout avec son livre très célèbre, The Moral Vision of the New Testament, présente une éthique pacifiste10. La norme n’est pas la Bible, du moins au sens traditionnel d’une autorité suprême, mais la révélation de Dieu reçue par l’Eglise et traduite, par elle, dans les réalités vécues. Le centre de la vie chrétienne ne se situe pas dans toutes les sphères de la vie, selon le programme d’Abraham Kuyper, mais dans l’Eglise en tant que communauté-de-réconciliés. Selon cette école, le chrétien n’est pas appelé à vivre à l’intérieur des structures de la société, ni à participer en tant que chrétien à la vie culturelle. Par exemple, le chrétien n’a pas sa place dans le gouvernement, et encore moins dans les forces de l’ordre, ni même dans les affaires, sauf éventuellement par nécessité. La communauté devient donc une sorte de lumière, de modèle devant les autres, une source de paix et de joie.
vii) Quel est l’avenir de la théologie réformée en Amérique? A vues humaines, il est difficile de ne pas être assez pessimiste. L’Amérique, avec son individualisme moral, est le contexte rêvé pour les théologies arminiennes. Ceci dit, pourtant, on note une certaine soif d’une théologie plus vigoureuse, moins thérapeutique. Le contexte américain peut aussi promouvoir un travail sérieux et créateur à l’intérieur des milieux réformés. A titre d’exemple, on pourrait citer les travaux qui se font en herméneutique. Comment les auteurs du Nouveau Testament interprètent-ils l’Ancien? Quelle est l’utilisation par Paul d’outils d’interprétation fournis par le judaïsme du Second Temple pour la formulation de sa propre pensée? Par exemple, quel est le sens de la phrase, « et le rocher était le Christ », en 1 Corinthiens 10:4?
Ou encore, dans notre domaine de l’apologétique, nous avançons un certain nombre de questions dans l’intention de résoudre des problèmes philosophiques en adoptant un point de départ théologique. Le problème de l’unité et de la diversité, comme l’entendaient les Grecs, mais aussi les postmodernistes, trouverait éventuellement une solution dans la doctrine de la Trinité, et surtout dans celle de la périchoresis, la présence de chaque personne de la Trinité dans les deux autres. En épistémologie, nous tentons d’aller au-delà de l’impasse entre l’humanisme (de Todorov, Ferry, Guillebaud) et la philosophie herméneutique (à partir de Heidegger, à travers Lévi-Strauss, Foucault, Derrida, Bourdieu), en nous appuyant sur le « présuppositionnalisme » de Cornelius Van Til.
Un troisième domaine où un travail important se fait est celui du culte. Réagissant contre la prédominance du contemporary worship, les réformés cherchent à retrouver une liturgie sobre, ancrée dans la tradition, mais atteignant en même temps la culture ambiante. Un aspect particulièrement significatif de cette recherche se fait dans nos centres urbains, tels New York, Los Angeles, Chicago, et d’autres encore. Le style du jazz s’intègre assez bien dans le culte du soir de la Redeemer Church, à New York, puisqu’il est à la fois riche en harmonies et accessible à une population mobile.
Le corps du Christ
En conclusion, un plaidoyer. Rappelons, pour reprendre l’image bien connue de l’apôtre Paul, que l’Eglise est comme un corps qui n’est pas formé d’un seul membre, mais de plusieurs (1 Co 12:14-27). De même, l’Eglise, une, est composée d’expressions internationales. L’Eglise américaine ne peut pas dire: « Je ne suis pas du corps. » L’Eglise française ne peut pas dire: « Je ne suis pas du corps. » Au contraire, les deux sont obligées de dire: « J’ai besoin de toi. » Une Eglise américaine a beaucoup à apprendre auprès des chrétiens français: la persévérance face à la persécution, un sage équilibre entre théorie et pratique, savoir regarder vers le long terme, le respect de la culture… Une Eglise française a des choses à apprendre des chrétiens américains: la véritable tolérance, un Dieu accessible à tous, le risque de la générosité, le sens de la mission…
Puissions-nous manifester cette unité du corps du Christ, malgré les désaccords officiels, temporaires, entre les deux pays, unité qui fait que « si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui; si un membre est honoré, tous les membres se réjouissent avec lui »! (1 Co 12:26) Quel témoignage dans un monde déchiré par de vains espoirs déçus!
* W. Edgar est professeur d’apologétique au Westminster Seminary à Philadelphie (Etats-Unis) et professeur associé à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence. Cet article reproduit le texte d’une conférence publique qu’il a prononcée, en mai 2003, à Aix-en-Provence.
2 E. Todd, Après l’empire: sur la décomposition du système américain (Paris: Gallimard, 2003).
3 P. Gillard, « L’humanitaire dans l’‹Orha› de la guerre », www.terredescaqle.net, 2003.
4 S.P. Huntington, The Clash of Civilizations (New York: Simon & Shuster, 1996); publié en français sous le titre Le choc des civilisations (Editions Odile Jacob, 1997).
5 M.A. Noll, The Old Religion in a New World (Grand Rapids: Eerdmans, 2002), 12-13.
6 Voir I. Richet, La religion des Etats-Unis (PUF, Que sais-je?, 2001), 76-92.
7 Ces chiffres peuvent être consultés sur plusieurs sites. Voir www.religioustolerance.org.
8 Le triste phénomène de la pédophilie chez certains prêtres catholiques romains relève moins du « droit » (ce qui va de soi) que de la protection accordée par la hiérarchie.
9 N. Hatch, The Democratization of American Christianity (New Haven: Yale University Press, 1989).
10 R. Hays, The Moral Vision of the New Testament (San Francisco: Harper Collins, 1996).