Contribution protestante à la réflexion sur la bioéthique

Contribution protestante à la réflexion sur la bioéthique

Jachum DOUMA*

 

Tout le monde sait qu’aujourd’hui le caractère de la bioéthique est beaucoup plus polyvalent qu’il ne l’a été pendant les siècles précédents. Le serment d’Hippocrate ne bénéficie plus, maintenant, dans le monde de la médecine, du degré d’autorité qu’il a connu pendant près de vingt siècles. L’euthanasie et l’avortement, pourtant condamnés dans le serment d’Hippocrate, sont devenus des actes légitimes.

 

Qu’est-ce qui a causé ce changement? L’augmentation du pouvoir de la médecine n’explique que partiellement cette évolution en bioéthique. Certes, ce pouvoir médical toujours croissant n’a pas cessé de soulever de nouvelles questions; par exemple, là où il s’agit de prolonger l’agonie. Mais, en même temps, un autre changement a eu lieu qui est beaucoup plus profond. C’est un changement dans la pensée médicale.

 

Ce changement dans la pensée n’est pas le propre de la médecine. C’est plutôt un phénomène général qui s’est également, et peut-être même surtout, manifesté dans le domaine médical.

 

En bref, ce changement revient à ne plus vouloir suivre la voie indiquée par le groupe social, l’Eglise ou la communauté religieuse. Ils préfèrent déterminer individuellement ce qu’ils considèrent comme bien ou mal. Pour justifier cette attitude, ils invoqueront le droit à l’autodétermination, le droit des individus à disposer d’eux-mêmes.

 

Un nombre toujours croissant de choses qui, autrefois, étaient sanctionnées ou bien condamnées par la morale publique, sont devenues des affaires dont on décide individuellement. Ainsi, il relève de chacun de décider si l’on veut vivre comme homosexuel ou comme hétérosexuel, si l’on veut se marier ou vivre en concubinage, avoir un enfant ou se faire avorter, avoir des enfants par la voie naturelle ou de manière artificielle, même après la ménopause. Et, de plus en plus, il appartient à la liberté individuelle d’un malade de déterminer s’il fera en sorte que sa vie touche à sa fin au moment où il meurt « simplement » ou s’il la quittera au moyen de l’euthanasie ou du suicide.

 

De nos jours, on fait une distinction accrue entre morale et éthique. La morale est comprise comme les règles dont nous avons besoin pour vivre ensemble et pour travailler ensemble. Nous ne pouvons pas nous passer de ces règles qui nous aident à protéger la vie et les biens de chacun, à respecter les conventions, à régler la circulation, etc. A ce terme, on opposera celui d’éthique, qui désigne alors toute la gamme d’idéaux, de principes et de règles individuelles. La morale est ressentie par beaucoup comme un domaine suranné et étriqué (vieilli et fermé), tandis que l’éthique est considérée comme plus noble, parce qu’elle relève de la responsabilité et de la liberté individuelles. Du lot de règles publiques qui constituent la morale, on exclura autant que possible tout ce qui peut être transféré au domaine privé. L’homme moderne se ralliera volontiers au slogan: plus d’éthique, moins de morale.

 

Il faut dire que l’extension du pouvoir médical a fortement favorisé cette évolution. Mais l’inverse est également vrai: les gens encouragent le pouvoir médical à s’étendre pour qu’ils puissent toujours davantage et de façon plus efficace déterminer leur propre vie. Sans doute faut-il parler d’interaction. La technique actuelle et l’homme actuel vont de pair, l’un et l’autre.

 

L’accent mis, de nos jours, sur l’autodétermination ne peut pas être séparé de la sécularisation. Cette notion de sécularisation a plusieurs significations; ici, j’entends une attitude dans la vie où les personnes ne basent plus leur conduite sur la Révélation divine, mais sur leurs propres vues. L’autodétermination et la sécularisation se rejoignent en ceci qu’on n’accepte plus de qualifier quelque chose de bien ou de mal parce que quelqu’un d’autre en a décidé ainsi, même si cet autre est Dieu. Ainsi, Dieu ne constitue plus un facteur pertinent dans nos vies et dans notre société. On lui accorde de vivre une vie de retraité, pendant un petit temps encore, dans les Eglises, dans les familles, dans les organismes et les institutions chrétiennes. Mais il n’y a plus de place pour Dieu dans la vie publique et dans le domaine culturel. Il a été déclaré être la dernière chose qu’il aurait voulu être dans le monde: une Privatsache, une « chose » personnelle.

 

I. Une perspective chrétienne?

 

A) Définition de la bioéthique, point de vue protestant

Quelle est alors la contribution protestante à la réflexion sur la bioéthique? En ce qui me concerne, cette contribution consiste à réfléchir sur l’aspect moral de nos actions dans la perspective chrétienne donnée dans l’Ecriture sainte. En effet, ce qui caractérise une éthique protestante – à la différence de l’éthique catholique romaine, qui se base surtout sur le droit naturel –, c’est l’usage qu’elle fait de l’Ecriture sainte.

 

En parlant de perspective chrétienne, j’indique donc que, bien que nos points de vue diffèrent, nous nous consacrons aux même thèmes que tous ceux qui s’occupent de bioéthique. Les musulmans, les bouddhistes, les juifs, les catholiques, les protestants et les humanistes diffèrent d’opinions, mais ils abordent tous les mêmes sujets, du moins s’ils veulent rester actuels dans leurs paroles et dans leurs écrits sur la bioéthique.

 

Que faut-il entendre par perspective chrétienne? Au sens large, il arrive qu’on utilise la notion de « chrétien » comme signifiant « influencé par le christianisme ». Toute notre culture a été influencée par le christianisme. Aussi, dans le monde occidental, l’œuvre de tout bioéthicien, aussi sécularisé soit-il, porte-t-elle les empreintes du christianisme.

 

La notion de « chrétien » restera très vague si elle se limite à renvoyer à quelques mots clés du langage biblique, tels que l’amour, la miséricorde ou la justice. Ces mots ont bien souvent un sens indépendant de leurs racines bibliques. Un « nuage » d’amour ou de justice ajouté à l’éthique n’en fait pas pour autant une éthique chrétienne.

 

L’expression « perspective chrétienne » devient plus claire si on ajoute que cette perspective est donnée par l’Ecriture sainte. Ainsi, pour une éthique protestante – y compris la bioéthique – qui respecte le Sola Scriptura de la Réforme, l’Ecriture sainte est d’une importance capitale. L’Ecriture est la seule source qui puisse révéler ce qu’implique le qualificatif « chrétien », qui est un mot dérivé du nom de Jésus-Christ.

 

B) Problèmes liés à l’utilisation de l’Ecriture

Même si on admet que les mots « chrétiens » et « Ecriture sainte » sont indissolublement liés, il reste à considérer comment on se réfère à l’Ecriture.

 

a) En invoquant des textes bibliques, toutes sortes de points de vue contradictoires ont été défendus. On s’est basé sur la Bible aussi bien pour défendre que pour condamner l’esclavage. L’apartheid en Afrique du Sud a été soutenu par des réformés orthodoxes qui ont fondé leur opinion sur l’Ecriture et, plus tard, leurs descendants ont fait de même pour le condamner.

 

Ce genre de choses arrive aussi en médecine. Les Témoins de Jéhovah s’appuient sur Lévitique 7:26 et Actes 15:28, où il est écrit qu’il faut s’abstenir du sang, pour condamner les transfusions de sang. Ils sont les seuls à les condamner; tous les autres considèrent que donner du sang pour des transfusions est tout à fait autorisé par la Bible.

 

b) Il y a une grande différence entre le passé et le présent. Les relations sociales dans les familles et les communautés sont structurées d’une tout autre façon qu’autrefois. A la différence des temps anciens, la démocratie et le respect des droits de l’homme sont des préoccupations de notre époque.

 

Autrefois, la médecine était exercée tout autrement qu’aujourd’hui. Pour bon nombre de sujets, nous ne trouvons même aucun parallèle, aucun point de repère dans les temps bibliques; par exemple, en matière de transplantation d’organes, de fécondation in vitro et d’examen de l’ADN. Comment alors obtenir, sur ces sujets, une perspective chrétienne? Cela nous oblige à être modestes. Cependant, nous ne devons pas pour autant hausser les épaules dès qu’il est envisagé d’invoquer les Ecritures. Certes, il convient de reconnaître que des chrétiens ont abusé de la Bible et en abusent toujours de bien des façons; mais ce mauvais usage ne disqualifie pas le bon usage de la Bible. De même, le fait que les temps ont bien changé et que l’Ecriture ne mentionne pas toutes sortes de sujets de la médecine moderne ne prouve pas que la Bible n’ait pas, ou ait peu, d’importance pour notre (bio)éthique.

 

c) Il faut aussi se garder de ce j’appellerai le biblicisme, à savoir toute « atomisation », tout usage atomisé, parcellisé de la Bible, qui isole les textes de leur contexte pour les appliquer d’une manière absolue.

 

Le biblicisme cherche et s’attend à ce qu’il y ait des textes spéciaux pour tous les sujets en médecine. Si on veut faire un bon usage de la Bible, on doit procéder d’une autre manière. Les données médicales qui figurent dans la Bible ne sauraient servir de base à une bioéthique chrétienne. Les informations sur les maladies et leur traitement sont peu nombreuses et, de nos jours, il est inutile, ou presque, de s’en servir. En ce qui concerne l’aspect médical de la bioéthique, la Bible ne fournit donc pas de matériaux. Aussi semble-t-il que nous devions invoquer la Bible d’une autre façon pour que son enseignement ait de la valeur pour notre bioéthique.

 

A l’époque du Nouveau Testament déjà, les chrétiens n’avaient pas de réponses toutes prêtes à leurs problèmes. Ainsi saint Paul souhaite à ses lecteurs que leur amour abonde de plus en plus « en connaissance et en vraie sensibilité… pour le discernement du bien et du mal »1. Il est sous-entendu, dans ces textes, que ces personnes n’avaient pas plus que nous toutes les réponses à leur disposition. Pour eux, la Bible, dans la mesure où elle était achevée, ne fonctionnait pas comme un manuel à consulter où ils auraient trouvé tous les renseignements nécessaires. Même les premiers chrétiens ont dû apprendre à discerner quelle était la volonté de Dieu, ce qui était bon, agréable à Dieu et parfait (Rm 12:2). Eux comme nous, nous avons à trouver la réponse dans des situations chaque fois nouvelles. La Bible n’est pas un code d’éthique, valable pour toutes les époques. Ce que nous avons reçu, c’est la promesse que le Saint-Esprit nous conduira (Jn 16:13), notamment dans l’examen de l’Ecriture qui est « utile pour enseigner, pour convaincre, pour redresser, pour éduquer dans la justice afin que l’homme de Dieu soit adapté et préparé à toute œuvre bonne »2. Ceux qui se laissent conduire par l’Esprit et par la Parole auront suffisamment de discernement pour trouver, à partir de ce qu’ils savent des Saintes Ecritures, une réponse juste dans les situations nouvelles.

 

II. Comment se référer à la Bible

 

Si ce n’est pas d’une manière « bibliciste » qu’il faut se référer à la Bible pour élaborer une éthique médicale, comment faire? Il existe trois manières appropriées qui sont liées à notre motivation, à nos motifs de base et à nos normes.

 

A) Notre motivation

Le mot « motivation » provient du mot latin movere qui signifie « mouvoir ». Qu’est-ce qui nous met en mouvement, si nous sommes médecins ou infirmières, pour porter secours aux patients? Pourquoi prenons-nous fait et cause pour les malades, les faibles et les handicapés? Les motivations divergent. Les chrétiens et les non-chrétiens travaillent dans les mêmes établissements hospitaliers; pourtant, leurs motivations peuvent différer. Il va de soi qu’un chrétien puise sa motivation dans l’Evangile de Jésus-Christ.

 

Depuis toujours, la charité chrétienne a mis les hommes en mouvement pour porter aide et assistance aux malades et aux infirmes. La Bible en donne l’exemple par excellence en la personne de Jésus-Christ. La vue des malades et des miséreux l’a toujours conduit à utiliser son pouvoir de guérison en leur faveur. Le motif Christus medicus, Christ le médecin, a beaucoup influencé les chrétiens en les incitant à pratiquer l’assistance médicale.

 

Des passages bibliques y ont particulièrement contribué. Dans la parabole du Bon Samaritain, Jésus raconte comment un homme, ayant été dépouillé et roué de coups par des bandits, s’est trouvé à moitié mort au bord de la route. Un prêtre, puis un lévite (donc un autre ecclésiastique d’importance) l’ont vu, mais l’ont abandonné à son triste sort. Ensuite, un Samaritain, un étranger pour les Juifs, a été « ému de compassion » en le voyant. Il a bandé ses plaies, y a versé de l’huile et du vin et a pris des mesures pour que l’homme soit bien soigné. A la question de Jésus: « Lequel des trois s’est-il montré le prochain de l’homme blessé? » la réponse est: « C’est celui qui a exercé la miséricorde envers lui. » Jésus y joint les mots suivants: « Va, et toi, fais de même. » (Lc 10:25ss)

 

Dans la description que Jésus donne du Jugement dernier, il dit:

 

Venez, vous qui êtes bénis de mon Père; recevez en héritage le royaume qui vous a été préparé dès la fondation du monde. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli; j’étais nu, et vous m’avez vêtu; j’étais malade, et vous m’avez visité; j’étais en prison, et vous êtes venus vers moi.

 

Et quand les justes lui demandent quand ils l’ont vu avoir faim, soif, être étranger, nu ou en prison, et quand ils l’ont aidé ou visité, il répond:

 

En vérité, je vous le dis, dans la mesure où vous avez fait cela à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. (Mt 25:31ss)

 

On pourrait penser que tout cela appartient à un passé lointain. Car, qui de nos jours, voit encore dans la santé publique une forme de miséricorde? Nous payons nos cotisations et, après, c’est donnant donnant.

 

La miséricorde a cédé la place au contrat entre un patient autonome et son aide médical. Pourtant, on constate un malaise croissant face à la mentalité qu’engendre cette manière de penser la santé publique en termes de contrat. Faut-il, par exemple, considérer la relation soignant-soigné comme contractuelle, ou devrions-nous plutôt la caractériser comme une relation d’alliance?

 

B) Les motifs de base

L’importance de l’Ecriture sainte pour la bioéthique protestante ne s’épuise pas dans sa façon de nous motiver. Il est vrai que plusieurs éthiciens chrétiens voudraient limiter l’élément chrétien à la motivation qui sous-tend la pensée et l’action. Car, disent-ils, en matière de soins médicaux, les chrétiens et les non-chrétiens accomplissent exactement le même travail. Des motivations différentes ne peuvent-elles pas conduire aux mêmes actions? En quoi un appel explicite à la Bible aurait-il quelque importance pour faire un même travail?

Malheureusement, il faut combattre ce raisonnement. L’identité des actes médicaux n’est plus évidente. Admettons qu’il en ait été ainsi à l’époque où le serment d’Hippocrate était respecté. De nos jours, ce n’est plus le cas. L’un ne voit pas d’objection à pratiquer l’interruption volontaire de grossesse (l’IVG), tandis que l’autre la condamne. Et on pourrait énumérer un grand nombre d’autres sujets qui suscitent des différences dans le secteur des soins médicaux. Le problème dépasse donc la seule question de la motivation.

 

Voilà pourquoi une deuxième manière d’utiliser la Bible est indispensable. L’Ecriture sainte nous fournit aussi l’orientation nécessaire pour trouver notre chemin dans le domaine des questions médico-éthiques. Pour définir cette orientation, je mentionnerai trois points de repère essentiels de la foi chrétienne.

a) La création

En parlant de la création, nous confessons que Dieu a créé l’homme et qu’il l’a créé à son image (Gn 1:27). Le contexte de ce verset indique que l’homme domine sur toutes les autres choses créées (les poissons, les oiseaux et les animaux de la terre). Et l’homme qui domine sur la terre représente, en cela, l’image de Dieu qui domine sur tout ce qui existe.

 

On peut donc accorder une grande valeur à la position de l’homme. L’homme coopère avec Dieu et il reçoit la mission de cultiver la terre. La position élevée de l’homme dans la création se manifeste aussi dans sa différence essentielle d’avec les animaux. Imaginons que ce ne soit pas le cas. Quel droit aurions-nous, pour ne citer qu’un exemple, de faire des expériences sur les animaux au bénéfice de la santé humaine? C’est ainsi que le biomédecin Peter Singer trouve que – par principe – les animaux ont le même droit à la vie que l’homme. Des espèces telles que l’homme, le singe, la baleine, le cochon et la souris ont un point commun crucial: elles éprouvent la douleur et connaissent le désir. Voilà pourquoi P. Singer ne voit aucune raison de protéger la vie de l’homme au détriment de la vie des animaux. Il parle d’espécisme comme d’une forme de racisme. Selon lui, nous avons tort d’élever l’espèce (angl. species) humaine au-dessus des autres espèces. Tuer des chimpanzés, des baleines ou des dauphins revient à commettre un crime identique à celui de tuer des hommes handicapés, dont les facultés intellectuelles sont à peu près au même niveau. Si, en revanche, nous suivons la conception chrétienne, qui s’organise autour du caractère unique de l’homme, la conclusion de Singer est inacceptable. D’après la conception chrétienne, ce ne sont pas les qualités de l’homme et des animaux qui déterminent leur valeur, mais la position que Dieu leur a donnée. Cette optique chrétienne permet aussi de comprendre pourquoi les hommes ont le droit de se nourrir de viande (Gn 9:3) ou de se servir des animaux d’une autre manière (par exemple, à des fins expérimentales).

 

Si l’homme est supérieur aux animaux, il est cependant inférieur à Dieu. Sa position, à la fois élevée et humble, se trouve la mieux exprimée dans la métaphore de l’intendant. L’homme, en tant qu’intendant, n’est pas Dieu lui-même, il n’est pas non plus co-créateur, mais il administre ce monde en tant que représentant de Dieu. La notion d’intendance est importante pour la réflexion à propos du domaine médical.

 

L’homme est-il co-opérateur ou co-créateur? Dans les discussions actuelles sur la bioéthique, cette question est devenue importante. Supposons que l’homme soit co-créateur. Il aurait, dans ce cas, une marge de décision beaucoup plus large en matière de vie et de mort. Supposons que nous soyons en mesure de développer des techniques qui changent le dispositif génétique de l’homme, en sorte qu’il puisse être constitué autrement qu’il ne l’est actuellement: je ne vois pas ce qui interdirait à l’homme d’en faire usage, s’il n’est pas un humble intendant mais un co-créateur avec Dieu.

 

Croire que l’homme est la créature de Dieu nous contraint à l’humilité en matière de biotechnique. Tout le techniquement possible ne doit pas nécessairement être réalisé. Croire que Dieu est le Créateur et que nous sommes « seulement » des intendants doit nous incliner à beaucoup de modestie quant à nos objectifs médico-techniques.

 

Une autre donnée importante découlant de la création, c’est que Dieu a créé les humains homme et femme et qu’il a lié le fait de « devenir une seule chair » (Gn 2:24) à la relation conjugale. Cette donnée a du poids pour notre orientation en ce qui concerne les aspects médico-éthiques de la technologie de la procréation. Est-ce que tout y est permis, selon des modèles que nous pourrions choisir en toute liberté – de l’insémination artificielle jusqu’à la mère porteuse – ou le modèle créationnel est-il impératif dans son orientation?

 

b) La chute

Il s’agit de la chute (le péché) de l’homme. Selon le témoignage biblique, cette chute a été tellement radicale que l’homme a été abandonné à la mort et que, sans l’intervention divine, il aurait été perdu pour toujours. La gloire originelle du monde et celle de l’homme sont perdues et nul effort humain ne saurait les rétablir.

 

Quelle en est la signification pour notre réflexion médico-éthique?

 

Reconnaître la chute de l’homme entraîne une certaine vision de la souffrance. La souffrance et la mort ne sont pas des données « naturelles », qui feraient indissolublement et nécessairement partie de la vie. La mort et la vie ne sont pas pour l’homme des réalités jumelles. Un chrétien voit dans la souffrance et dans la mort le châtiment de Dieu pour le péché de l’homme.

 

En confessant que Dieu, après la chute, a fixé une limite à la vie de l’homme, nous acceptons consciemment notre finitude. Cela nous oblige à considérer d’un regard critique tous les efforts médicaux ayant pour but le prolongement artificiel de la vie. Mais un chrétien portera un regard tout aussi critique sur les efforts médicaux destinés à éliminer la souffrance et la mort. La vie vient de Dieu et, même dans la souffrance et dans la mort, nous pouvons voir sa main.

 

Il n’est pas en notre pouvoir de nous soustraire aux dispositions que Dieu a prises à notre égard, suite à la chute. Et ceci a des conséquences sur notre manière d’envisager les problèmes portant sur la signification ou l’inutilité de la souffrance, l’acceptabilité ou non de l’euthanasie et du suicide.

 

c) La re-création

On pourrait « typer », définir toute l’œuvre de Jésus-Christ comme étant celle du Christus medicus. C’est lui qui guérit le monde de sa chute et le ramène à une gloire plus grande que celle qu’il avait reçue lorsqu’il a été créé. L’œuvre de Christ est le renouvellement de toutes choses.

 

Quelle en est la signification pour notre orientation en matière de bioéthique? Voici quelques exemples.

 

Un médecin n’est pas un évangéliste, mais il serait opportun qu’il ait toujours à l’esprit ces paroles du médecin Ambroise Paré: « Guérir parfois, soulager souvent, consoler toujours. » Et la consolation se révèle dans toute sa profondeur lorsqu’on arrive à l’orienter vers le Christus medicus.

 

Une autre donnée est que Jésus a guéri des malades et ressuscité des morts. D’une part, nous devons accepter la réalité de la maladie et de la mort et, d’autre part, l’œuvre de Christ nous fournit l’argument pour les combattre, car ce sont des pouvoirs étrangers qui n’existeront plus dans le monde nouveau. Etant donné que Christ a pleinement subi la douleur, la souffrance et la mort, nous n’avons pas à refuser les moyens qui adoucissent la douleur et la souffrance. Nous n’avons pas à suivre l’exemple de Pascal et d’autres qui les ont refusés au nom de l’« imitation de Jésus-Christ ».

 

Le problème de la signification de la souffrance a été mentionné à propos de la chute. Quand nous parlons de la souffrance, il ne faut pas seulement regarder en arrière et penser à la chute. Il faut aussi porter le regard vers l’avant, vers notre re-création. C’est dans l’espérance de la résurrection et de la vie éternelle que nous devons accepter la finitude de notre vie. L’apôtre Paul estime qu’il n’y a pas de commune mesure entre les souffrances du temps présent et la gloire à venir qui sera révélée pour l’homme qui soupire, et pour la création qui soupire aussi après cette révélation (Rm 8:18ss). Cela a des conséquences sur notre manière d’envisager le problème de l’euthanasie. Il faut savoir que, pendant des siècles, le terme « euthanasie » a été interprété par le monde chrétien comme « bien mourir », c’est-à-dire mourir dans la crainte de Dieu. Pour ces chrétiens, la mort n’était rien d’autre que l’entrée dans la vie éternelle.

Je voudrais préciser encore que Jésus-Christ, dans son œuvre de guérison, a témoigné un grand intérêt envers ceux qui menaient, selon ses contemporains, une vie de qualité inférieure, à savoir les démoniaques, les lunatiques, les paralytiques, les lépreux, les aveugles et les sourds. On peut même dire que le serment d’Hippocrate, d’origine païenne, qui a été adopté pratiquement mot pour mot par les chrétiens, a reçu une nouvelle interprétation du fait de la miséricorde chrétienne. La miséricorde chrétienne ne s’applique pas seulement aux malades dont la guérison pourrait contribuer à la gloire du médecin, mais à chaque vie humaine, quand bien même celle-ci apparaît comme inférieure aux standards habituels. Le monde antique, en revanche, ne voyait pas d’objections à tuer une vie déformée. Platon et Aristote l’ont ouvertement déclaré. Les malades qu’on ne pouvait plus guérir, de telle sorte qu’ils aient de l’utilité pour la société, y étaient stigmatisés et déclassés, attitude liée, sans doute, au culte de la beauté et de la jeunesse dans les temps de l’antiquité grecque.

C) Etablir des normes

L’Ecriture donne aussi des commandements et des règles explicites d’importance pour la bioéthique. Elle ne nous apporte pas seulement une motivation et une orientation, elle nous fournit aussi des normes.

 

Ces normes sont les commandements et les règles qui déterminent notre conduite. Nous décidons souvent de faire ceci ou cela sans nous soucier de la motivation générale tirée de la Bible ou de l’orientation découlant des points essentiels de l’enseignement biblique. Un commandement particulier ou une règle concrète énoncés dans la Bible sont déjà suffisants pour nous conduire à une décision. Autrement dit, en matière de bioéthique, ce ne sont pas seulement des thèmes existant dans la Bible qui peuvent nous servir de motivations et d’orientation, mais aussi le recours direct et concret à des passages bibliques. Ainsi nous trouvons un des principes de base de la bioéthique dans le sixième commandement : « Tu ne commettras pas de meurtre. » Un autre principe de base valable pour toutes les relations humaines, notamment pour le secteur médical de la vie, est le commandement: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Un troisième principe qui n’est pas moins important pour l’équité en matière de politique de la santé publique s’exprime dans la règle d’or: « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux. »

 

III. Conclusion

 

Mon propos a été d’indiquer le caractère spécifique d’une éthique médicale pratiquée dans une perspective protestante. Le mot « chrétien » renvoie à Christ, et ce que nous savons de son œuvre nous vient des Sainte Ecritures. Mais on pourrait avoir l’impression d’une approche unilatérale si je n’indiquais pas, pour éviter tout malentendu, qu’une bioéthique chrétienne connaît d’autres sources que la Bible pour nourrir sa réflexion. Seul un biblicisme naïf peut le nier.

 

Il faut avoir des connaissances médicales pour pouvoir construire un jugement éthique. Une telle connaissance nous est fournie par la science et non par la Bible. Elle constitue les prémisses de toute conception éthique solide. Nous pouvons ici profiter des idées éthiques catholiques romaines basées sur le droit naturel. En effet, celui qui trouve le droit naturel insuffisant n’affirme pas pour autant qu’un appel à la nature (raisonnable) de l’homme est forcément erroné.

 

On peut tirer profit des exposés faits par des éthiciens ne voulant argumenter que d’un point de vue « raisonnable », sans recourir à des arguments religieux. Même si nous ne sommes pas d’avis que seuls les arguments rationnels sont décisifs, nous ne prétendons pas pour autant qu’une chrétien peut se passer des raisonnements consistants. Heureusement, il reste possible d’aboutir à des accords sur de nombreux sujets, malgré des divergences fondamentales d’arrière-plan. Il y a encore beaucoup de sens commun et… de « bon sens » raisonnable.

 

Ainsi il existe différentes sources dans lesquelles il est possible et nécessaire de puiser pour construire notre discours médico-éthique. Mais à l’Ecriture, le chrétien accordera ce qu’il ne pourra reconnaître à aucune des autres sources, à savoir la compétence de trancher les débats lorsque sa voix s’élève nettement contre les autres voix. On ne peut pas dénier à l’Ecriture son droit de veto. Ce droit de veto, je le considère comme une prémisse indispensable à toute bioéthique protestante digne de ce nom.


* Le professeur J. Douma est professeur honoraire d’éthique à l’Université théologique des Eglises réformées (libérées) à Kampen, aux Pays-Bas. Texte d’une conférence faite à Aix-en-Provence.

1 Ph 1:9; Col 1:9, comparez He 5:14; Ep 5:10.

2 2Tm 3:16

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