Le protestant et l’Église
Une relation ambiguë
François G. DREYFUS*
Je me demande pourquoi cette réflexion sur le protestant et l’Eglise. En effet, le président de l’ERF, le pasteur Bertrand, vient de déclarer, dans Le Figaro du 24 février dernier, que le problème de l’Eglise n’était, pour le protestant, qu’une question secondaire. Dans ces conditions, ne devrais-je pas renoncer à faire cette communication puisqu’une des plus hautes autorités du protestantisme français déclarait simplement qu’elle ne présentait aucun intérêt?
Ce n’est pas simplement par esprit de contradiction que je vais présenter cette communication. Elle me permettra peut-être de me poser en contradicteur du président de l’ERF, surtout elle m’amènera à essayer de vous dire ce qui est ma profonde conviction qu’une Eglise visible, organisée, structurée et fidèle est indispensable pour l’évangélisation, la rechristianisation. Seule, elle peut être le support d’un vrai prosélytisme.
De surcroît, au risque de vous choquer, je ne vous cacherai pas que je ne suis pour rien dans le titre tel qu’il est énoncé: je n’aime pas le mot « protestant »; au reste, il ne veut rien dire sauf, peut-être, pour ceux qui se glorifient d’être « protestants athées ». Se dire protestant, c’est confondre des communautés profondément différentes: les réformés ne sont ni des luthériens, ni des anabaptistes, et vice versa, ni des baptistes, ni des méthodistes, ni des pentecôtistes. Bien sûr, ce que je viens de dire n’a pas de sens non plus pour ceux qui, pasteurs ou laïcs, pratiquent un « protestantisme mou » récusant la seigneurie du Christ, l’existence d’un Dieu trinitaire, les confessions de foi apostoliques, faisant leurs les positions développées depuis le XIX » siècle par David Strauss en Allemagne, Emest Renan en France, reprises régulièrement depuis une trentaine d’années par des théologiens (même catholiques), popularisées par de nombreuses séries télévisées, en particulier sur la chaîne ARTE.
Il suffit de voir comment a été accueilli le recueil Baptême, Eucharistie, Ministère (BEM) par les différentes dénominations dites protestantes pour comprendre que parler du « protestant et de l’Eglise » n’est pas simple.
Je dois dire que c’est en me promenant, il y a quelques années, dans une avenue de San Diego (Californie), où se trouvaient, sur 500 mètres, une Eglise luthérienne, une méthodiste, trois baptistes, une presbytérienne et une épisco-palienne, que j’ai compris ce que Bossuet voulait dire en parlant des Variations des Eglises protestantes…
Jusqu’à quel point peut-on parler d’ailleurs d’Eglise dans le cas du protestantisme?
Pour les luthériens, « l’Eglise est rassemblée de tous les croyants auprès desquels l’Evangile est prêché purement, et les saints sacrements administrés conformément à l’Evangile », dira l’article 7 de la Confession d’Augsbourg; et Luther avait affirmé dès 1522: « L’Eglise ce n’est pas du bois et de la pierre, c’est rassemblée des croyants. » Calvin dit sensiblement la même chose.
L’Eglise, d’autre part, est creatura verbi divini; elle est création du Verbe divin, de la Parole de Dieu et elle repose sur la foi. Par l’Evangile, le Saint-Esprit appelle, assemble, éclaire, sanctifie toute la chrétienté et la communion (koino-nia ou koinôia) des saints.
D’ailleurs, la célébration de la sainte cène est aussi communion avec le même terme grec. L’Eglise se réalise dans le culte et cela nous conduit à la notion d’Eglise-institution, ce qui entraîne une double problématique que souligne bien André Birmelé, la problématique Eglise visible. Eglise invisible, et celle qui oppose vraie et fausse Eglise.
Qu’est-ce donc qu’une Eglise?
Théologiquement, on pourrait dire: là où vous êtes rassemblés, là est l’Eglise, mais c’est la vision théologique.
Sociologiquement, l’Eglise se constitue autour de ses fidèles puisqu’elle rassemble tous les croyants. Mais, pour reprendre une formulation de « Foi et Constitution » dans Baptême, Eucharistie, Ministère: « Afin d’accomplir sa mission l’Eglise a besoin de personnes qui soient responsables publiquement et de façon continue pour mettre en évidence sa dépendance fondamentale par rapport à Jésus-Christ. »
Coexistent aujourd’hui plusieurs systèmes de structuration ecclésiale:
- le système congrégationaliste, où la congrégation jouit d’une très grande liberté;
- le système presbytérien-synodal où la liberté de la congrégation ou paroisse est freinée par les structures synodales;
- le système vertical, hiérarchique, qui est celui de l’Eglise romaine.
Nous pourrons nous interroger sur révolution de ces divers systèmes dans les Eglises issues de la Réforme.
L’Eglise, si l’on s’en tient aux anciennes confessions de foi, est tout à la fois une, sainte, catholique (ou universelle) et apostolique.
A ces propositions, on peut alors en ajouter une complémentaire: l’Eglise n’est pas seulement une donnée spirituelle et invisible, c’est une structure, parfois très éloignée, parfois très proche de celle de l’Eglise romaine. Notons, au passage, que si les luthériens parlent d’église pour leur édifice cultuel, les réformés utilisent généralement le terme de temple. C’est plus que significatif. Mais le grand problème est, alors, celui du ministère. En effet, comme le dit nettement brutalement le BEM (§8): « Afin d’accomplir sa mission, l’Eglise a besoin de personnes, c’est-à-dire en définitive d’une structure organisée. »
Dès lors, le lien Eglise-ministère devient essentiel. A la lecture des premiers textes de Luther, chacun peut prêcher, distribuer les sacrements, « tout baptisé est prêtre », mais très vite est institué un ministère chargé de la Parole et des sacrements. Et on admet l’évêque (cf. Confession d’Augsbourg). Calvin, lui, distinguera quatre ministères: docteur, pasteur, ancien et diacre; pasteur et ancien se voyant « confiés en commun la gestion de la communauté ecclésiale au niveau paroissial et au niveau synodal, l’ensemble étant placé, à Genève, sous la haute autorité de la Compagnie des pasteurs sans une quelconque intervention de laïcs: la Compagnie jouant, en quelque sorte, le rôle d’un évêque.
Au reste, le problème du ministère, pendant longtemps, n’a guère préoccupé les théologiens protestants. Cela ne tient guère de place dans les recherches d’un Bultmann ou d’un Barth. Pourtant, dans le cadre du Conseil œcuménique, « Foi et Constitution » a consacré de nombreux travaux au problème des ministères que résume le petit livre publié par cette commission il y a près de vingt ans: Baptême, Eucharistie, Ministère (BEM). La simple liste des chapitres de ce texte est significative:
1. La vocation du peuple de Dieu tout entier.
1. L’Eglise et le ministère ordonné qui souligne que « l’autorité du ministre ordonné est enracinée en Jésus-Christ » et le texte précise: « Parce que Jésus est venu comme celui qui sert (Mt 10:45; Le 22:27), être mis à part pour le service ordonné signifie être consacré pour le service. » Les ministres peuvent être « appelés prêtres parce qu’ils accomplissent un service sacerdotal particulier ». A cet égard, le BEM pose (§17) le problème du ministère des femmes, car « là où le Christ est présent, les barrières sont brisées… En Christ, il n’y a ni homme, ni femme », ce que rejettent (à juste titre) l’Eglise romaine et les Eglises orthodoxes. La plupart des Eglises issues de la Réforme pensent le contraire. Pourtant, ce n’est pas parce que depuis un demi-siècle que les femmes se sont émancipées (jusqu’à devenir premier ministre) que la femme puisse être « consacrée au saint ministère ». C’est d’ailleurs ce que rappelle le BEM (p. 59). Bien évidemment, « ce n’est pas révolution de la société qui doit décider de l’ecclésiologie ». Naturellement, dans les Ecritures, la femme tient grande place. Il est même extraordinaire, faisait remarquer au séminaire, ces jours derniers, une auditrice, « que tant de femmes soient citées ». A titre personnel, on nous permettra de penser que les Eglises issues de la Réforme, qui ne cessent de mettre en avant la Sola Scriptura, sont incapables de trouver une référence biblique pour justifier cette formulation. Mais il est vrai que cela pose le problème de la diversité des ministères, ce que résume le BEM de la manière suivante:
3. Les formes du ministère ordonné
- • Evêques, presbyties, diacres.
- Principes directeurs pour l’exercice du ministère ordonné dans l’Eglise, paragraphe dans lequel on reprend une recommandation de la première conférence mondiale de « Foi et Constitution » à Lausanne en 1927′.
- Fonctions des évêques, des presbytres et des diacres
- Variété des charismes. Malheureusement, en France, cette variété des ministères pose problème: nous n’avons que le pasteur; peut-être peut-on dire que le président d’un conseil régional de l’ERF est, au fond, un évêque, mais cela serait discuté. En revanche, luthériens et anglicans intègrent ce ministère épiscopal qui peut paraître indispensable dans le monde d’aujourd’hui.
4. La succession dans la tradition apostolique
- La tradition apostolique dans l’Eglise.
Dans le Credo, l’Eglise confesse qu’elle est apostolique. L’Eglise vit dans la continuité avec les apôtres et leur proclamation. (…) L’Esprit garde l’Eglise dans la tradition apostolique… (…) La tradition apostolique dans l’Eglise implique la continuité dans la permanence des caractéristiques de l’Eglise des apôtres: témoignage de la foi apostolique, proclamation et interprétation renouvelée de l’Evangile, célébration du baptême et de l’eucharistie, transmission des responsabilités ministérielles, communion dans la prière, l’amour, la joie et la souffrance, service auprès de ceux qui sont dans la maladie et le besoin, unité des Eglises locales et partage des biens que le Seigneur a donnés à chacun. (§34) - La succession du ministère apostolique.
La première manifestation de la succession apostolique se trouve dans la tradition apostolique de l’Eglise tout entière. (…) Dans l’Eglise, le ministère ordonné a une tâche particulière de préservation et d’actualisation de la foi apostolique. La transmission régulière du ministère ordonné est ainsi une expression puissante de la continuité de l’Eglise à travers l’histoire; elle souligne également la vocation du ministre ordonné comme gardien de la foi. (§35)
En raison des circonstances historiques particulières de l’Eglise en croissance dans les premiers siècles, la succession des évêques devint un des modes, avec la transmission de l’Evangile et la vie de la communauté, selon lequel la tradition apostolique de l’Eglise fut exprimée. (§36)
5. L’ordination (et non consécration, comme disent les réformés).
6. Vers la reconnaissance mutuelle des ministères ordonnés.
Cette déclaration sur les ministères, pour fondamentale qu’elle soit, n’a pas fait l’unanimité, c’est le moins qu’on puisse dire. Cela souligne fort bien combien sont grandes les distorsions entre les communautés issues de la Réforme sur ce qui concerne la notion même d’Eglise: et on pourrait même se demander, au risque de vous scandaliser, si une communauté qui refuse d’intégrer dans sa vie, son organisation, sa discipline ces recommandations peut s’appeler Eglise!
Quand on regarde comment réagissent les fidèles des diverses dénominations qui constituent la Fédération protestante de France, on peut s’interroger sur la vision « protestante » de l’Eglise. A notre connaissance, aucune étude sérieuse n’a été faite sur la façon dont le simple fidèle considère l’Eglise et son ministère. Mais grâce à Gilbert Vincent2, nous avons une idée assez complète du comportement religieux des conseillers presbytéraux.
En utilisant les critères de J.-P. Willaime dans Profession pasteur3, les conseillers presbytéraux se répartissent comme suit:
Tendances en %
|
|||
PROVINCE
|
PARIS
|
||
EELF4
|
ERF
|
ERF
|
|
Evangélique |
17
|
17,5
|
20,3
|
Orthodoxe |
18,5
|
6,5
|
28,7
|
Barthisme |
1
|
0,5
|
1
|
Libéraux et théologie politique |
16,5
|
15
|
22
|
On notera au passage que les laïcs sont moins touchés par le libéralisme que leurs pasteurs, au moins dans l’ERF et l’ECAAL6.
Tendances en % | |||||
ERF
|
ERAL
|
ECAAL
|
EELF
|
EREF
|
|
Evangélique |
9
|
20
|
9
|
13
|
65
|
Orthodoxe |
7
|
4
|
21
|
48
|
60
|
Barthisme |
46
|
33
|
9
|
13
|
10
|
Libéralisme et théologie politique |
39
|
11
|
31
|
16
|
0
|
(Source: J.-P. Willaime, op. cit., p. 159. Rappelons que les totaux dépassent 100 en raison de doubles réponses données par chacun des pasteurs.)
Que demandent ces conseillers? A Paris, on souhaite que la prédication insiste sur cinq thèmes essentiels (thèmes qui, dans l’enquête de G. Vincent, ont recueilli 25% au moins de choix):
La puissance de l’Esprit saint | 40% |
La nécessité de prendre des responsabilités dans le monde | 34% |
Les atteintes aux droits de l’homme dans le monde | 31% |
La réconciliation |
29% |
L’évangélisation | 26% |
Et on notera qu’engagement socio-politique et menaces écologiques ne recueillent respectivement que 1,5 et 2,5% des choix…
En province, les choix sont un peu différents:
EREI
|
EELF
|
ERF
|
|
Paix dans le monde |
10
|
43
|
34
|
Puissance du Saint-Esprit |
40
|
31
|
27
|
Atteintes aux droits de l’homme |
13
|
21
|
30
|
Réconciliation |
12
|
25
|
26
|
A la limite, on pourrait presque dire que les conseillers ont des préoccupations plus religieuses, plus scripturaires que nombre de leurs pasteurs!
Mais on peut souligner aussi combien est grand le décalage entre l’EREl et les autres communautés protestantes. Les réformés évangéliques sont les seuls à insister sur la conversion individuelle, la puissance du Saint-Esprit et la nécessité de l’évangélisation:
EREI
|
EELF
|
ERF
|
|
La conversion individuelle | 54 | 11 | 16 |
La puissance du Saint-Esprit | 40 | 31 | 27 |
Le salut par la foi seule | 36 | 10 | 14 |
L’évangélisation | 25 | 20 | 16 |
Au passage, on se demandera pourquoi le président J.-A. de Clermont a hautement proclamé en janvier 2000: « Je n’irai pas à Rome pour l’année jubilaire. » En disant cela, il ne représentait officiellement que ceux qui se dénomment les « protestants athées », une minorité de membres de l’ERF, un tiers de l’EREl, laissant choir en quelque sorte les luthériens et 50% des réformés, soit tout simplement plus de la moitié des fidèles de la Fédération protestante de France (FPF).
Doit-on en conclure que la vision ecclésiale du président de la FPF est peut-être moins théologique que sociologique? Il rejoint ainsi ceux qui, à force de se dire modernes, se veulent tout simplement « dans le vent ».
+ + +
Ce que le « protestant » entend par Eglise est donc assez différent selon la dénomination à laquelle il appartient; l’on s’aperçoit tout de même que l’on attend de l’Eglise des préoccupations plus séculières que théologiques:
- paix dans le monde;
- atteinte aux droits de l’homme;
- nécessité de prendre des responsabilités dans le monde.
Seulement, quelle place, alors, a l’Eglise dans la préoccupation de ses fidèles? Pensons à cette remarque du professeur Marguerat, « La Bible, une pomme de discorde », dans La grâce et le désordre ». Son exégèse de Marc 4:30-32 est extra-ordinairement judicieuse:
A partir du moment, explique-t-il, où, avec J. Moltmann, on utilise la Bible pour transformer la société sur le plan temporel au lieu de régénérer l’individu, la communauté chrétienne perd une grande partie de son sel, car d’autres, bien mieux formés, sont engagés dans cette voie. Si être chrétien implique d’abord de transformer la société, à quoi bon être chrétien?
Il rejoint d’ailleurs ce qu’écrivait il y a plus de vingt ans le théologien américain Dean McKelley dans Why Conser-vatives Churches Are Growing’.
La crise présente est la conséquence de la complaisance qu’ont les grandes dénominations pour les idéaux modernes… Dans le but (illusoire) de séduire les hommes aujourd’hui, elles se sont engagées dans les entreprises servant ces idéaux: planning familial, aide sociale, appui aux luttes des femmes, action en faveur de l’égalité raciale, etc. Sur tous ces terrains, elles ont rencontré la concurrence de mouvements profanes plus efficaces qui les ont marginalisées. Or, les Eglises traditionnelles, en continuant imperturbablement à répéter leurs messages de salut, répondaient en fait à la véritable demande sociale dirigée vers le groupe religieux, qui est de dire le sens de la vie9.
Dans les années 90, 39% des pasteurs de l’ERF, 31% de ceux de l’ECAAL se réclament du libéralisme ou des théologies de la sécularisation. Pour ces pasteurs, l’essentiel de la prédication doit porter sur « la libération des pauvres et des opprimés », « l’espérance d’une société plus juste » récusant le caractère pécheur des hommes ou la nécessité de la conversion, défendant des positions très libérales sur le plan sexuel.
Leur libéralisme théologique a sans doute largement accéléré la sécularisation du protestantisme français réformé et du luthéranisme alsacien depuis une trentaine d’années. En 1965, il y avait en France 470 000 réformés et 300 000 luthériens: il n’y a plus aujourd’hui que 350 000 réformés et moins de 250 000 luthériens, parmi lesquels 20 à 30% de « néoprotestants » si l’on en croit Elizabeth Hausser dans Fraternité évangélique, auxquels s’ajoutent les 200 000 membres des petites Eglises, membres ou non de la FPF. Le scoutisme unioniste a banni l’évangélisation et, dans nos Eglises, le mot « prosélytisme » est proscrit, car « l’idéologie douée » chère à la classe politique française les a largement pénétrées. Pensons d’ailleurs à l’article de Réforme de février dernier consacré au « Protestantisme libéral ». Au reste, Réforme exprime fort bien le poids du protestantisme libéral dans la majorité des Eglises membres de la Fédération protestante de France.
Plus question de mettre en avant sur la place publique ce qui fait notre particularisme, dont nous nous contentons de débattre strictement entre nous. Dès lors, bien évidemment, la notion d’Eglise n’a guère de sens pour ses fidèles.
En réalité, règne aujourd’hui ce que l’on nous permettra d’appeler une « théologie douée »: le refus de deux grandes Eglises (l’ERF comme la luthérienne, en particulier celle d’Alsace) d’imposer un minimum théologique de base tend à la formation d’un syncrétisme plus ou moins teinté de christianisme, qui s’affirme particulièrement par ses prétentions socio-économiques que récusent une bonne partie des fidèles de nos Eglises. A lire les publications de ces Eglises, les priorités de nos communautés10, ce sont l’accueil des étrangers et l’aide au tiers monde. A ce niveau, il y a un énorme décalage entre ce que disent les Eglises et ce qu’attendent les fidèles. Réfléchissons à la déclaration – généreuse d’apparence, démagogique, en réalité – de toutes les communautés chrétiennes en faveur de la suppression des dettes des pays en voie de développement, alors qu’une simple suspension, sous condition, serait plus judicieuse. Sur l’accueil des étrangers, 47% des fidèles disent, selon le sondage de 1995, que « cela fait partie de nos traditions », mais 47% estiment qu’il faut « limiter le nombre des étrangers » ! Quant à l’aide au tiers monde, cela ne vient qu’au septième rang des préoccupations des « proches du protestantisme ». En revanche, 42% pensent qu’il faut « retrouver le sens des valeurs morales » et 77% sont convaincus que « l’institution familiale est une valeur fondamentale ».
Certes, tout cela souligne combien il est délicat de parler des rapports du « protestant » et de l’Eglise. En vérité, l’Eglise est une réalité effective, presque charnelle, pour le luthérien ou – en admettant qu’il appartienne à une communauté « protestante » – pour l’anglican. Cela paraît moins évident pour les Eglises issues de la théologie calvinienne, même si révolution récente de l’Eglise réformée de France tend vers une catholicisation des institutions ecclésiales (place des présidents de région et du président national de l’ERF). Pour le chrétien réformé, il apparaît que la seule Eglise réelle, c’est la communauté paroissiale, ce que les Anglo-Saxons appellent la congrégation. Trop souvent, l’Eglise, c’est, tout au plus, une fédération de paroisses, cette tentation de certains réformés d’aujourd’hui que Calvin n’eut pas approuvée. Pensons au rôle dirigeant et très directif de la Compagnie des pasteurs de Genève et leur contrôle tatillon de la vie des paroisses et… des paroissiens. Ce sont cette ecclésiologie et cette théologie qui inspirent les néocalvinistes, en particulier aux Pays-Bas, et que l’on retrouve chez Auguste Lecerf et ses disciples. Mais c’est la conception néolibérale qui explique sans doute, aux Etats-Unis, l’existence de dix-sept dénominations calviniennes (presbytériennes et réformées), de onze méthodistes et de vingt-trois baptistes ».
Cette vision de l’Eglise conduit parfois à de véritables caricatures d’Eglise: c’est le cas lorsque l’on ramène le rôle de l’Eglise au simple établissement d’une société de paix et de justice sociale. Pour les théologiens de ces communautés, il ne faut pas « perpétuer l’impérialisme et le colonialisme chrétiens », telle la formule résumant la « Déclaration de Québec de chrétiens pour le socialisme »12.
Cette vision de la mission de l’Eglise a été défendue par le COE de 1965 à 1989, sous l’influence des tendances christo-marxistes des autorités ecclésiastiques d’alors, à l’Est comme à l’Ouest, qui, durant cette période, contrôlent en fait le Comité central du Conseil ».
Au reste, on retrouve cette tendance dans Eglise et pouvoirs, le « manifeste encyclique » de la Fédération protestante de France en 197l14, qui nous offrait comme modèle de société… la RDA.
Les dérives, et en particulier la dérive congrégationaliste, aboutit très vite – comme le remarque l’inspecteur ecclésiastique Michel Viot – à une balkanisation et à une dilution rapide de l’identité ecclésiale que, trop souvent, le « protestant » moyen ne veut pas comprendre. L’Eglise est une institution, mais elle n’a de sens que si elle répond à cette remarque d’André Birmelé:
L’Eglise visible n’est crédible que lorsqu’elle vit et enseigne en tant que communion ce qu’elle a découvert dans la Parole de Dieu et ce pour quoi elle a été libérée par le Christ… L’Esprit saint sanctifie les croyants, l’Eglise et le monde, la mission de l’Eglise est d’annoncer au monde sa sanctification15.
C’est ce que disait il y a cinquante-cinq ans, à la veille de sa mort, Simone Weil:
L’Eglise n’est parfaitement une que sous un rapport: en tant que conservatrice des sacrements. Ce qui est parfait, ce n’est pas l’Eglise, c’est le corps et le sang du Christ sur les autels16.
* P.G. Dreyfus est professeur émérite à la Sorbonne et professeur associé à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.
1.. Cf. rapport de la Commission V des Actes (Paris, 1928), 531.
2. Les cadres laïcs du protestantisme. Centre de sociologie du protestantisme.
3. J.-P. Wllaime, Profession pasteur (Genève: Labor & Fides, 1986).
4. EELF: Eglise évangélique luthérienne de France.
5. ERF: Eglise réformée de France.
6. ECAAL: Eglise de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine.
7. EREI: Eglise réformée évangélique indépendante.
8. Marguerat, La grâce et le désordre, entretiens sur la modernité et le protestantisme, ouvrage collectif dirigé par P.O. Monteil (Genève: Labor & Fides, décembre 1998). Cf. notre recension de cet ouvrage dans « Protestantisme et modernité ». Positions luthériennes, décembre 1998).
9. D. McKelley, Why Conservatives Churches Are Growing (New York, 1972).
10. Cf. Réforme du 2 mars 2000, « L’Eglise doit être militante ».
11. Cf. Yearbook ofAmerican and Canadian Churches, et R. Niebuhr, Thé Social Sources of Denominationalism (Cleveland, 1968).
12. Cité dans Au-delà des confessions (Paris: Le Cerf, 1977).
13. Cf. F. G. Dreyfus, « Conseil œcuménique des Eglises: la foi manipulée », dans Politique internationale (janvier 1986).
14. Cf. î. Bauberot, Le pouvoir de contester (Genève: Labor & Fides, 1983).
15. Fraternité évangélique, janvier 2000.
16. S. Weil, Lettre à un religieux.