Le combat spirituel dans l’évangélisation

Le combat spirituel dans l’évangélisation


Yannick Imbert
Professeur d’apologétique
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence


L’évangélisation est-elle un simple acte humain ou est-elle plus que cela, une entreprise profondément spirituelle ? Peter Wagner, qui fut professeur à Fuller Theological Seminary, est l’un des théologiens qui a constamment soutenu la seconde affirmation. Wagner est sans doute l’un des missiologues qui a le plus marqué le monde charismatique, tout comme il a été transformé par ce dernier. L’importance du « combat spirituel » dans la théologie de Wagner ne peut pas être sous-estimée, et ce sujet structure la plupart de ses ouvrages écrits après les années 1980. Notons bien cependant que Wagner n’est certainement pas le seul à voir l’évangélisation comme étant premièrement de nature spirituelle, ni même le seul à faire du combat spirituel le point pivot de l’évangélisation. Essayons dans un premier temps de résumer le lien qu’il discerne entre évangélisation et combat spirituel. Dans un deuxième temps, nous examinerons quelques points qui exigent une discussion plus approfondie.

Ceci dit, la tâche est plus difficile qu’il n’y paraît, car la pensée de Wagner s’est développée et graduellement nuancée au cours des trente dernières années. Au cours de son évolution théologique personnelle, Wagner a en effet mis l’accent sur l’une ou l’autre des dimensions spirituelles de l’évangélisation. A partir d’un fort accent mis sur l’évangélisation de puissance, par les signes et les prodiges, Wagner a formalisé et expliqué l’importance du « combat spirituel (au niveau) stratégique », dont la pratique de la « cartographie » spirituelle est l’une des clés. Il a souligné l’importance de combattre contre les esprits territoriaux et la nécessité de faire revivre les ministères prophétique et apostolique – véritables signes de Dieu pour le réveil de l’Eglise. Ce dernier mouvement, auquel le nom de Wagner est associé, est la Nouvelle Réforme apostolique1. De fait, l’accent sur le combat spirituel s’est un peu effacé dans les dernières années de son ministère, mais l’influence, toujours présente, de cette dimension théologique explique pourquoi il est important d’être familier avec celle-ci.

Avant de commencer, notons que l’enseignement de Peter Wagner sur l’évangélisation prend racine dans son profond changement d’attitude envers ce qu’il appelle le « combat spirituel ». Je ne vais pas m’attarder sur les causes qui ont conduit Wagner à adopter une perspective proche de la « troisième vague » charismatique. Traçons plutôt ensemble les contours de sa théologie du combat spirituel avec une attention particulière au « combat stratégique », dont le pivot est la « cartographie spirituelle », ou encore la lutte contre les esprits territoriaux.

Le combat spirituel contre les esprits territoriaux

Le point de départ de la théologie du combat spirituel proposée par Wagner est sa distinction entre trois sortes d’engagements spirituels. Au niveau personnel, il se concentre sur l’exorcisme ; au niveau de l’occulte, il est dirigé contre les activités démoniaques ; au niveau territorial, stratégique, il cherche à faire s’effondrer les esprits territoriaux2. C’est sur ce dernier aspect du combat spirituel que nous allons nous concentrer dans cette étude.

Ce serait une erreur de croire que l’accent mis sur les « esprits territoriaux » procède premièrement d’une herméneutique biblique. Ce qui a servi à la formulation de la « cartographie spirituelle », c’est bien plus un constat pragmatique fait au cours de discussions avec des missionnaires travaillant essentiellement en Amérique latine. Les comptes rendus d’évangélistes qui témoignaient de conversions de masse ne pouvaient laisser indifférent un missiologue comme Wagner. C’est la curiosité professionnelle qui l’a conduit à chercher les causes qui pouvaient expliquer une telle croissance de l’Eglise dans des zones où celle-ci avait été peu significative, voire nulle, dans les décennies précédentes. C’est en se penchant sur ces études de cas que Wagner a commencé à se demander si le combat contre les réalités spirituelles ne pouvait pas être un facteur déterminant dans la croissance de l’Eglise3.

Ainsi, il nous faut bien remarquer que chez Wagner l’accent fort, voire exagéré, sur le combat spirituel stratégique provient d’un désir intense de voir les Eglises grandir. Cela signifie que la notion de cartographie spirituelle, qui est une technique parmi d’autres de combat stratégique, doit être vue comme une extension du mouvement de croissance de l’Eglise qui essayait de « libérer » des conversions de groupe, plutôt que de se focaliser sur des conversions individuelles. Wagner a simplement pris conscience que cette « libération » de masse ne pouvait venir que d’un combat spirituel direct avec des esprits liant des régions, empêchant ainsi leurs habitants de croire en Christ.

Concernant les appuis bibliques justifiant l’importance du combat contre les esprits territoriaux, Wagner s’inspire largement de textes comme Ephésiens 6 (en particulier le verset 12), qui est selon lui le chapitre le plus complet sur le combat spirituel. Certes, ce chapitre particulier d’Ephésiens parle d’une confrontation spirituelle dans laquelle nous sommes, que nous le voulions ou non, engagés4. Mais Wagner va plus loin en discernant un mandat biblique clair en faveur de la lutte contre les esprits territoriaux.

Un autre passage central dans la présentation du combat stratégique est celui de Daniel 10. Nous n’avons bien sûr pas le temps de procéder à une exégèse attentive du texte, mais remarquons simplement que même si le texte peut suggérer l’existence d’un esprit territorial, c’est une sérieuse extrapolation que d’en déduire que des esprits territoriaux existent au-dessus de chaque nation, ville ou région géographique5. Et une déduction plus osée encore que d’affirmer que nous devons lutter directement contre eux. Nous reviendrons plus tard sur la manière dont Wagner, et d’autres avec lui, justifient une exégèse biblique très orientée – si l’on peut encore parler d’exégèse !

Qu’est-ce que le combat spirituel contre les esprits territoriaux, tel que l’encourage Wagner, mais aussi John Wimber, Charles Kraft, ou encore Cindy Jacobs – qui a eu une certaine influence sur Wagner ? Pour Jacobs, les esprits territoriaux sont tout simplement des esprits qui contrôlent une certaine région géographique6. Ayant dit cela, rien n’a vraiment été dit. Wagner précise un peu en notant qu’

on désigne souvent ces forces adverses par l’expression « esprits territoriaux » qui tentent en effet d’emprisonner dans des réseaux de captivité spirituelle un grand nombre d’êtres humains par le biais de villes, de nations, de voisinages, de groupes de personnes, d’allégeances religieuses, d’industries ou toute autre forme de société humaine7.

Les esprits territoriaux sont des opposants notables à notre mandat missionnaire car ils « emprisonnent » nos contemporains. C’est cet enjeu qui crée l’absolue nécessité de nous engager dans ce combat cosmique, comme le texte de 2 Corinthiens 10.4 nous y encourage selon notre auteur : « Car les armes avec lesquelles nous combattons ne sont pas celles de la chair. » Ces armes étant spirituelles, elles permettent au croyant de renverser les forteresses spirituelles qui emprisonnent le monde, non pas seulement les êtres humains, mais la création entière soumise à la domination d’esprits mauvais.

Os Hillman quant à lui explique que le terme « forteresse » sous la plume de l’apôtre Paul

fait référence aux forteresses spirituelles où Satan et ses légions cherchent refuge. Ces forteresses existent dans les schémas de pensées et les idées qui régissent les individus dans leurs maisons, leurs lieux de travail et leurs Eglises, ainsi que dans les communautés et les nations8.

Cependant, le texte de Paul ne semble pas directement lié à l’existence d’esprits territoriaux, comme le reste du passage l’indique :

Nous démolissons les raisonnements et toute hauteur qui s’élève contre la connaissance de Dieu, et nous nous emparons de toute pensée pour l’amener, captive, à l’obéissance du Christ. (2Co 10.4-5)

Les autres appuis bibliques invoqués sont, entre autres, Apocalypse 12, un « clair exemple de combat spirituel stratégique » pour Wagner9. Bien sûr ce dernier ne manifeste aucun intérêt pour une exégèse qui prendrait en compte le genre littéraire de l’Apocalypse.

Wagner n’est pas le seul à préconiser le combat spirituel stratégique contre les esprits territoriaux comme étant l’arme la plus importante que nous pouvons utiliser pour atteindre les exclus. Il est cependant l’autorité la plus souvent citée sur le sujet10. Parmi les autres théologiens qui ont mis en avant ce même combat stratégique, John Wimber explique ainsi ce que sont les esprits territoriaux :

Ce sont de puissants anges déchus – principautés, puissances, dominations, trônes, autorités, dirigeants – qui exercent leur influence sur les villes, les régions et même les nations (Ep 1.21, 6.10, 12 ; Col 2.15)11.

Le même Wimber explique que, dans sa lettre aux Colossiens, l’apôtre Paul avertit les chrétiens qu’une réalité spirituelle existe, et que notre monde est sous l’influence d’esprits malveillants que Wimber appelle « esprits élémentaires »12. Précisant sa pensée, Paul ferait alors allusion à des forces qui influencent les fondements d’une société :

Veillez à ce que personne ne vous emmène captifs à travers une philosophie creuse et trompeuse, qui dépend de la tradition humaine et des principes de base de ce monde […] Et après avoir désarmé les pouvoirs et les autorités, il en a fait un spectacle public, triomphant d’eux par la croix […] Puisque vous êtes morts avec Christ aux esprits élémentaires de ce monde, pourquoi vous soumettez-vous à leurs règles comme si vous apparteniez encore à ce monde […]. (Col 2.8, 15, 20)13

L’enseignement est clair : la lutte contre les « esprits élémentaires » est la clé pour amener nos contemporains à Christ. Wagner pour sa part va même jusqu’à affirmer qu’en affrontant les esprits territoriaux par la prière – dans le but de libérer des zones géographiques de sorte que ses habitants puissent répondre à l’Evangile –, nous introduisons une « technique spirituelle » qui ouvrira les portes de la plus grande puissance donnée à l’Eglise par Dieu depuis que William Carey a commencé le mouvement des missions protestantes à la fin du xviiie siècle14.

Plus encore, Wagner était convaincu que le combat spirituel était un nouvel instrument que Dieu avait donné à l’Eglise et que, « jamais depuis la Pentecôte elle-même, l’histoire n’a enregistré un niveau de prière sur les six continents comparable à ce qui se passe aujourd’hui »15. Avant, l’Eglise n’était pas prête. Dieu ne pouvait pas lui confier la grande responsabilité de la libération des non-chrétiens par la force de la prière – par la quasi seule force de la prière. Cela a donné naissance aux « marches spirituelles », conduites pour « reprendre les villes »16. Et Wagner de conclure que ne pas adopter cette lutte stratégique, c’est prendre le risque d’être infidèle à Christ17.

Bible ou expérience

Wagner souligne avec raison qu’une lutte spirituelle fait partie intégrante de l’évangélisation, voire de la vie chrétienne. La question est de savoir quelle est notre place dans cette lutte et comment la mener. Les réponses apportées, notamment en rapport avec le « combat stratégique », sont relativement déficientes. L’un des problèmes majeurs de la théologie de Wagner n’est pas tant son enseignement concernant tel ou tel aspect spécifique du combat spirituel. Après tout, il est tout à fait légitime de discuter de l’existence des esprits territoriaux et de leur place dans notre pratique spirituelle. Il est même tout à fait envisageable d’affirmer leur existence. Une fois encore, ce sont les modalités de notre opposition spirituelle qui seraient à discuter.

Plus sérieusement et plus fondamentalement, le problème majeur est le lien entre autorité de l’Ecriture et autorité de l’expérience personnelle. Dans plusieurs cas d’interprétation biblique, Wagner manifeste une tendance à s’appuyer sur des interprétations pouvant sembler arbitraires. Cela le conduit à faire constamment référence à ses interprétations bibliques avec des expressions telles que « je crois, je pense, il se pourrait, nous sommes plusieurs à penser que, j’aime comprendre ce passage ainsi… »18. Mais ce jugement apparemment arbitraire ne l’est pas totalement dans son esprit. Il résulte d’un raisonnement épistémologique bien particulier. Selon Wagner, nous pouvons obtenir des informations valides à partir de trois sources :

  1. la Parole révélée de Dieu, la Bible ;
  2. les paroles de Dieu reçues par les croyants ;
  3. l’analyse et l’interprétation des actions de Dieu dans le monde19.

Toutes trois sont des sources possibles de connaissance. En disant cela, Wagner ne fait pas de distinction épistémologique entre la Parole de Dieu – la Bible – et les autres moyens de connaissance. Cela peut expliquer l’impression que donne parfois la lecture des ouvrages de Wagner : la deuxième source de connaissance (personnelle, expérientielle), vient remplacer l’exégèse.

La position de Wagner fait émerger plusieurs problèmes. Le premier est la profonde contradiction de la méthode même de connaissance proposée par Wagner. En effet, l’un des problèmes reconnus par Wagner lui-même est la manière dont nous pouvons nous assurer que les « paroles de Dieu » reçues par les croyants (B) sont bel et bien de Dieu. Comment être certain que l’interprétation de tel ou tel « prophète » ou « apôtre » est vraiment celle de Dieu ? Wagner mentionne les critères par lesquels il tente de discerner l’inspiration des « paroles » des croyants20 :

  1. elles ne contredisent pas la Bible ;
  2. elles rendent gloire au Dieu trinitaire ;
  3. elles sont conformes à la volonté de Dieu ;
  4. elles font avancer de manière mesurable le royaume de Dieu ;
  5. les actions divines qu’elles annoncent se réalisent et sont confirmées par deux ou trois témoins crédibles ;
  6. ces actions divines sont une bénédiction pour les croyants locaux ;
  7. elles ont l’assentiment de collègues ayant des conceptions identiques.

A première vue, ces critères semblent solides. Il faut apprécier la volonté de Wagner de ne pas accepter naïvement une soi-disant parole divine, simplement parce qu’elle est appelée ainsi. Cependant, un sérieux problème apparaît lorsque nous mettons en dialogue ces sept critères et ses trois sources de connaissance. Quel est ce problème ?

Imaginez qu’un missionnaire ou prophète communique une parole divine. Votre première démarche est de vérifier qu’elle ne contredise pas la Bible – critère no 1. Cela semble facile, si bien sûr la Bible se prononce sur le sujet. Mais imaginez maintenant que cette parole divine concerne quelque chose dont la Bible ne parle pas. Imaginez qu’un prophète, appelons-le Billy Hill, a une vision dans laquelle Dieu « parle » pour révéler quelque chose qui n’est pas présent dans la Bible. Il n’y a pas contradiction. Le critère no 1 est bien respecté. Mais que dire de la conformité de cette nouvelle parole à la Bible ? Vous ne pouvez pas le savoir parce que justement il n’y a rien dans la Bible. Dans ce cas vous devez vous tourner vers cette autre source de connaissance que sont… les paroles d’autres croyants. Imaginez maintenant qu’un autre prophète, Buck Lorris, confirme cette « vision » de Billy Hill, qu’avez-vous ? Une confirmation de la première parole prophétique par une deuxième parole prophétique. En conclusion, les paroles prophétiques se justifient l’une l’autre. L’ancrage biblique ne disparaît pas mais devient très largement secondaire. Cette position amoindrit assez radicalement l’autorité de la Bible en la ramenant au niveau des inspirations subjectives des chrétiens.

En fait, aucune des deux autres sources de connaissance proposées par Wagner ne peut vous dire si la parole prophétique, ou la parole d’interprétation biblique, est conforme à la volonté de Dieu. Seule la Bible peut vous le dire. La seule source de connaissance fondamentale est donc l’Ecriture, les autres ne sont que dérivatives, partielles et n’ont de sens qu’en relation avec ce que la Bible affirme. Il est incohérent d’en rester à des affirmations acceptées comme « divines » simplement parce qu’elles ne sont pas en contradiction avec la Bible.

Kraft, de son côté, essaie aussi de justifier certaines interprétations de la Bible, parfois arbitraires et exégétiquement infondées, en affirmant qu’elles correspondent en réalité à la volonté de Dieu. Lui aussi s’appuie sur l’argument fondamental de la corroboration des paroles ou visions divines. Bien sûr, une telle perspective n’a pas manqué d’être critiquée. Quelle différence existe-t-il alors entre une révélation accordée à l’un des prophètes bibliques et une révélation prophétique contemporaine ? Pour essayer de répondre, Kraft souligne tout d’abord que ces paroles prophétiques sont, par nature, similaires l’une à l’autre. Et cependant, les paroles de connaissance et autres communications reçues de Dieu ne sont pas une nouvelle révélation parce qu’elles ne sont pas en contradiction avec les Ecritures, mais simplement un accomplissement de la manière dont Dieu s’est révélé à nous dans la Parole écrite, la Bible21. Ainsi, pour Kraft, ces communications de Dieu ne sont pas une nouvelle révélation de Dieu, mais un ajout à la révélation biblique22.

Pour défendre cette position, Kraft s’appuie sur une distinction entre deux verbes grecs, et note la particularité du terme ginosko, qui selon lui fait référence à une vérité expérientielle plutôt qu’à une simple connaissance. Il traduit ainsi Jean 8.32 de la manière suivante : « Vous expérimenterez la vérité et la vérité vous rendra libres. »23 Discernant deux moyens de connaître la vérité, dont une connaissance individuelle par une communication nouvelle de l’Esprit, Kraft peut justifier l’apparition d’enseignements « complémentaires ». Ainsi, les « ajouts » à la Bible sont des expériences légitimes du même Esprit qui anima les prophètes bibliques. Nous pourrions, bien sûr, demander à Kraft les justifications bibliques de ses pratiques et de ses interprétations. Cependant, Kraft n’estime pas devoir se justifier devant des chrétiens qui n’auraient pas expérimenté un christianisme de puissance, leurs critiques étant purement théoriques. Parce qu’ils n’ont pas fait l’expérience d’un ministère de puissance, ils manquent d’éléments pour interpréter correctement l’Ecriture24.

Tout cela remet en question un principe fondamental d’une doctrine protestante de la Bible, qui est la suffisance de cette dernière. De fait, Kraft n’hésite pas à dire, de manière tout à fait explicite, que la Bible est incomplète et que nous avons besoin d’autres révélations de Dieu25. Il remarque d’ailleurs que souvent nous n’avons dans la Bible que des récits limités de rencontres démoniaques, et que nous avons la liberté de remplir les « blancs » qui demeurent quant à la manière dont nous devons nous engager dans le combat spirituel26. Wagner partage cette conclusion, notant que les apôtres n’étaient pas hostiles à des paroles divines supplémentaires qui n’étaient pas contraires à « leur » Bible – qu’ils étaient ouverts « à de nouvelles perspectives »27.

En clair, l’expérience personnelle est devenue la force motrice derrière le ministère de Kraft. En cela, la théologie de Wagner est catholicisante, remplaçant simplement la tradition par l’expérience, tout en compromettant, comme la doctrine catholique, la suffisance de la Bible28.

Problèmes théologiques

En outre, la théologie de Wagner, notamment son enseignement sur le combat spirituel et les esprits territoriaux, pose plusieurs problèmes théologiques. Premièrement, nous devons nous demander quel est le lien entre le combat spirituel et la proclamation évangélique. Certainement, l’objectif global de Wagner est bien le salut de ceux qui ne connaissent pas encore Christ. Le problème, c’est de savoir comment nous arrivons à la connaissance de Christ et au salut.

A plusieurs reprises, il semble que pour Wagner le réel problème qui nous empêche d’accepter Christ n’est pas d’abord notre péché mais les esprits qui nous lient et nous empêchent de croire29. Ces esprits peuvent être des esprits territoriaux qui contrôlent une région et empêchent ainsi la réception de Christ. Cela pose la question anthropologique de la nature du péché. Sur ce point Wagner n’est pas clair, non que ce qu’il écrit soit confus, mais il n’en parle pas de manière systématique.

Cependant, les implications de sa théologie du combat spirituel amènent à une conception plus que modérée du péché. Les rares fois où Wagner exprime sa doctrine du péché, les informations éparses sont inquiétantes. L’un des moments où Wagner mentionne ce qu’il croit à ce sujet, c’est lorsqu’il parle des conditions du combat spirituel. L’une de ces conditions est la sainteté. Le combat spirituel étant une lutte radicale contre des esprits mauvais, cette lutte ne doit être entreprise qu’en étant vraiment purs afin de ne pas laisser d’opportunité à ces mêmes esprits – afin de ne pas avoir de trous dans notre armure. Notons que cette pureté, cette sainteté, est en partie dépendante de la prière30. C’est maintenant que le lecteur devra mettre sa casquette de systématicien ! Pour Wagner, cette sainteté est possible aujourd’hui et maintenant. Il est possible jour après jour de ne pas pécher.

Alors attention, Wagner est bien clair sur un point : nous ne serons jamais parfaits tous les jours, mais il est possible de l’être, régulièrement, voire plusieurs jours de suite. Dans l’une de ses conférences, Wagner note que dans le milieu réformé – son milieu d’origine – la confession des péchés est constante. Mais, demande Wagner, pourquoi devrions-nous penser que nous allons pécher ?31 Nous pouvons passer des journées entières sans pécher, grâce à la prière. Celle-ci nous permet d’éviter la chute, de résister aux tentations et donc de ne pas pécher.

Wagner explique que lorsqu’il a commencé à enseigner cela à Fuller, il a fait face à des oppositions, ce qu’il a ressenti comme étant un combat spirituel. La conclusion fut pour lui évidente : Satan n’aimait pas cet enseignement, et il dirigeait donc ses collègues contre lui. Nous touchons là à un autre problème de la théologie de Wagner : il est impossible d’être en désaccord théologique avec lui parce que soit vous n’avez pas fait les bonnes expériences spirituelles, soit c’est Satan qui l’attaque à travers vous. J’imagine donc que si vous étiez en désaccord théologique avec lui sur la pureté réelle et complète du chrétien, vous faisiez l’œuvre de l’ennemi32.

Ajoutons à cela que son accent sur le combat spirituel « territorial » voile une réalité importante. Notre problème spirituel n’est pas premièrement que nous sommes sous l’influence, voire le contrôle, d’esprits territoriaux33. Notre maladie spirituelle, c’est notre péché, c’est que nous sommes « en Adam ». Mais Wagner semble totalement ignorer cela. Sa conception du péché se rapproche de certaines dérives du mouvement de sainteté et doit être abordée avec un regard critique et biblique. Par exemple, son affirmation que Christ n’est pas mort à cause du « péché originel » mais simplement pour nos péchés actuels34 doit être évaluée au regard de la Bible. Pour Wagner, seule la mort physique nous délivre du péché originel parce que « le salaire du péché, c’est la mort » (Rm 6.23). Tout cela a un impact sur le combat spirituel. Wagner a tendance à faire du mal quelque chose qui nous est toujours externe. C’est aussi cela qui explique que la doctrine du péché nous entraîne vers la christologie.

En effet, la doctrine de l’Ecriture, et celle du péché, ne sont pas les seuls points sur lesquels la théologie du combat spirituel de Wagner est déficiente. La christologie est aussi un domaine qui mériterait une réflexion plus approfondie, mais une chose doit être notée : la christologie semble n’avoir qu’une faible place dans les ouvrages de Wagner. Si elle n’en est pas totalement absente, elle est éclipsée par le combat spirituel, pour les raisons évoquées35.

Soyons clairs. Du point de vue du Nouveau Testament, si nous sommes libres en Christ, ce n’est pas parce que des esprits tutélaires ou territoriaux ont été chassés, mais parce que nous sommes morts et ressuscités en lui et avec lui. Et ceci n’est pas une manière de parler. Bien au contraire, pour Paul, c’est une réalité spirituelle. Nous ne sommes pas libérés de la puissance de Satan, ni de notre péché, en nous engageant dans une lutte frontale, ni même en liant les esprits – qu’ils soient territoriaux ou non. Au lieu de cela, l’Ecriture, et le Nouveau Testament en particulier, affirme constamment que nous sommes morts au pouvoir de Satan. L’œuvre de Christ à la croix est notre arme spirituelle. Nous sommes libérés en étant « transférés » dans un autre royaume, en ayant une autre allégeance. C’est parce que nous sommes sous une nouvelle autorité que le combat spirituel est déjà remporté36. C’est la prédication de la bonne nouvelle qui nous libérera, car en elle seule le Christ est révélé.

Conclusion

Une fois de plus soyons clairs. Wagner cherche une chose, c’est que nos contemporains parviennent à la connaissance de Christ et soient libérés de l’influence de Satan et du péché37. Nous pouvons nous associer à ce désir, mais aux moyens mis en œuvre pour y arriver, c’est beaucoup plus discutable, en particulier lorsque nous évaluons en détail le « combat stratégique » d’un point de vue biblique.

S’il est vrai qu’il y a une lutte spirituelle engagée dans notre monde, notre place est différente de celle proposée par Wagner. Entre autres choses, l’exigence de discerner le nom des esprits territoriaux – ou autres – est quelque chose de dangereusement similaire à ce qu’on pourrait appeler de la magie chrétienne. Par contraste, dans l’Ecriture, la connaissance de ces noms ne semble pas nécessaire pour lutter contre les esprits (Ac 16.18). De plus, l’Ecriture nous exhorte à avoir de la prudence dans notre interaction avec le domaine des esprits. Cette même révélation de Dieu est aussi le plus souvent silencieuse quant à l’étendue de notre autorité, accordée en Christ, contre les esprits territoriaux, ce qui joue pourtant un rôle crucial dans le combat stratégique de Wagner.

Ensuite il n’est pas sage, voire dangereux, de fonder toute une pratique du combat spirituel sur des « principes » qui ne se trouvent pas dans la Bible et qui dépendent uniquement de paroles qui lui sont ajoutées ou d’interprétations bibliques justifiées par des paroles prophétiques. Si vous prenez le combat spirituel vraiment au sérieux, vous devez vous en tenir aux armes que l’Ecriture vous donne, et à elles seules. Le problème de Wagner, c’est qu’il s’accorde des armes que l’Ecriture – et donc Dieu – ne nous donne pas, courant ainsi le risque d’être sans défense face à ces forces spirituelles qu’il nous encourage à combattre.

Pour terminer, je tiens à souligner un dernier point. Wagner et ceux qui suivent sa conception du combat spirituel ont en fin de compte une vision trop étroite du combat spirituel. Le problème n’est pas qu’ils accordent trop de place au combat spirituel, mais pas assez. Le combat spirituel dans lequel nous sommes engagés est constant. Quand nous nous levons, quand nous parlons, quand nous mangeons, il y a combat spirituel. Car tout ce que nous faisons est un combat spirituel. Tout ce que nous faisons démontre notre allégeance à un nouveau royaume, à un nouveau Seigneur. Absolument tout, et pas seulement la prière.

Revenons à notre question initiale : « L’évangélisation est-elle un simple acte humain ou est-elle une entreprise profondément spirituelle ? » Bien sûr que l’évangélisation est profondément spirituelle. Mais nous n’en prendrons totalement conscience que lorsque nous verrons aussi que tout dans notre vie est une lutte spirituelle.


  1.  Voir, par exemple, Peter C. Wagner, Churchquake ! How the New Apostolic Reformation is Shaking the Church as We Know It, Regal, Ventura, 1999.↩︎

  2.  Cf. Peter C. Wagner, Lorsque les puissances s’affrontent, Nîmes, Vida, 1996, p. 138.↩︎

  3.  Il serait intéressant de faire une évaluation pragmatique des exemples donnés en soutien de cette forme d’évangélisation par le combat stratégique. L’un des problèmes évidents de ces exemples est leurs limites géographiques (Amérique latine, en particulier Colombie) et temporelles (ces exemples datent du milieu des années 1990). On peut se demander quelle est la portée à long terme du combat stratégique, de cette lutte contre les esprits territoriaux.↩︎

  4.  Ce texte est particulièrement important pour Wagner et se retrouve dans la plupart de ses ouvrages comme (dans l’ordre de publication) : Lorsque les puissances s’affrontent (1996) ; The Changing Church : How God Is Leading His Church into the Future, Regal, Ventura, 2004 ; The Church in the Workplace : How God’s People Can Transform Society, Regal, Ventura, 2006 ; Warfare Prayer : What the Bible Says about Spiritual Warfare, Shippensburg, Destiny Image, 2009 ; Territorial Spirits : Practical Strategies for How to Crush the Enemy Through Spiritual Warfare, Shippensburg, Destiny Image, 2012 ; This Changes Everything : How God Can Transform Your Mind and Change Your Life, Baker, Grand Rapids, 2013.↩︎

  5.  Alain Nisus, Mais délivre-nous du mal. Traité de démonologie biblique, La Maison de la Bible, Romanel-sur-Lausanne, 2016, p. 217.↩︎

  6.  Cindy Jacobs, Possessing the Gates of the Enemy : A Training Manual for Militant Intercession, Chosen Books, Grand Rapids, 2009, p. 222.↩︎

  7.  Wagner, Lorsque les puissances s’affrontent, p. 17.↩︎

  8.  Os Hillman, “Are You Influenced by Spiritual Strongholds ?”, In the Workplace, http://www.intheworkplace.com consulté le 12/10/17.↩︎

  9.  Wagner, Warfare Prayer, non paginé.↩︎

  10.  Voir, par exemple, George Otis, The Last of the Giants, Tarrytown, Chosen Books, 1991 ; John Dawson, Taking Our Cities for God, Lake Mary, Creation House, 1989 ; Larry Lea, The Weapons of Your Warfare, Altamonte Springs, Creation House, 1989 ; ainsi que des chapitres particuliers dans Peter C. Wagner, Breaking Strongholds in Your City, Ventura, Regal Books, 1993.↩︎

  11.  John Wimber, “Intercession and Spiritual Warfare”, Equipping The Saints, 4/2, printemps 1990, http://dustinhedrick.com (consulté le 01/11/17).↩︎

  12.  Ibid.↩︎

  13.  Ibid.↩︎

  14.  Wagner, Lorsque les puissances s’affrontent, p. 44.↩︎

  15.  Wagner, Spiritual Warfare Strategy, p. 1.↩︎

  16.  Voir, comme autre exemple, Jacobs, Possessing the Gates of the Enemy, p. 98.↩︎

  17.  Wagner, Lorsque les puissances s’affrontent, p. 89.↩︎

  18.  Ce lien entre Bible et expérience existe bien sûr toujours, comme le fait remarquer Alain Nisus, Mais délivre-nous du mal, p. 29-34.↩︎

  19.  Wagner, Lorsque les puissances s’affrontent, p. 70.↩︎

  20.  Ibid., p. 63.↩︎

  21.  Kraft, Christianity with Power : Your Worldview and Your Experience of the Supernatural, Wipf & Stock, Eugene, 2005, p. 44-45.↩︎

  22.  Charles Kraft, “Introduction”, dans Behind Enemy Lines : An Advanced Guide to Spiritual Warfare, ed. Charles Kraft et Mark White, Ann Arbor, Servant Publications, 1994, p. 8.↩︎

  23.  Kraft, Confronting Powerless Christianity, p. 16.↩︎

  24.  Une telle manière de penser se retrouve dans sa justification de la possession démoniaque des croyants. Voir Kraft, Confronting Powerless Christianity, p. 58.↩︎

  25.  Ceci contraste avec l’attitude de Calvin qui exhortait au respect du silence et de la sobriété de l’Ecriture. Cf. Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, I, xiv, 16, cité dans Nisus, Mais délivre-nous du mal, p. 27.↩︎

  26.  Kraft, Confronting Powerless Christianity, p. 34.↩︎

  27.  Wagner, Lorsque les puissances s’affrontent, p. 81.↩︎

  28.  Ce même type de raisonnement expérientiel conduit Kraft à déclarer possible qu’un chrétien authentique soit possédé d’un démon, position qu’il affirme à la suite d’une expérience personnelle. Cf. Charles Kraft, Defeating Dark Angels, Ventura, Gospel Light, 1992, p. 61.↩︎

  29.  Cette absence de clarté chez Wagner démontre probablement que ce point devrait recevoir plus d’explication. Le point théologique sous-jacent est bien celui de l’influence et de la radicalité du péché originel. Cependant, ces questions théologiques trouvent trop peu de réponses chez Wagner, qui met un point d’honneur à répéter qu’il n’est pas pasteur ou théologien mais qu’il est praticien du combat spirituel et qu’il se contente d’expliquer « ce qui fonctionne ». Cf. Wagner, Lorsque les puissances s’affrontent, p. 45-46.↩︎

  30.  Peter Wagner, “Spiritual Warfare Seminar”, 1997,

    https://www.youtube.com/watch?v=6RVKlZho16o (consulté le 02/20/17).↩︎

  31.  Ibid.↩︎

  32.  Il y a chez Wagner une certaine tendance à ne pas accepter que certaines oppositions puissent être légitimes. Il semble même que les critiques n’ont de sens que lorsqu’elles amènent un plus grand consensus. Cf. Lorsque les puissances s’affrontent, p. 28-29.↩︎

  33.  Contra Wagner, mais aussi Lawrence Obisakin, Dislodging Demons : A Systematic Approach to Deliverance Ministration, p. 136-140.↩︎

  34.  Wagner, This Changes Everything, non paginé.↩︎

  35.  P. ex., la christologie est présente dans Lorsque les puissances s’affrontent, mais dans quelques trop rares passages. Cf., p. ex., p. 159.↩︎

  36.  Walter Wink, The Powers That Be : Theology for a New Millennium, Doubleday, New York, 1998, p. 93.↩︎

  37.  A. Scott Moreau, “Gaining Perspective on Territorial Spirits”,

    https://www.lausanne.org/content/territorial-spirits#N_27_.↩︎

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