La pastorale de délivrance
Jean-Philippe BRU
Professeur de théologie pratique
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence
Introduction
La pastorale de délivrance, qui consiste à délivrer certaines personnes de l’emprise qu’un ou plusieurs démons exercent sur elles, n’est pas une pratique nouvelle. Jésus et les apôtres l’ont exercée à de nombreuses reprises, ainsi que l’Eglise ancienne, comme en témoignent des écrits comme les Constitutions apostoliques de Syrie1. L’Eglise catholique a toujours eu des prêtres exorcistes pour gérer les cas de possession démoniaque. Mais la question de l’activité démoniaque a connu un regain d’intérêt en Occident depuis que les missionnaires ont été confrontés à une influence plus visible des esprits dans les pays du Sud2 et que le mouvement charismatique a remis en avant des dons surnaturels permettant de déceler plus facilement la présence d’esprits mauvais et de les identifier. Dans cet article, nous nous proposons de présenter la pastorale de délivrance telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui en milieu évangélique, d’en indiquer les apports dans le débat sur le combat spirituel et de soulever quelques interrogations.
1. Présentation de la pastorale de délivrance
Des chrétiens sous emprise
Une des particularités de la pastorale de délivrance est qu’elle considère que les chrétiens, tout comme les non-chrétiens, peuvent tomber sous l’emprise des démons. Il ne s’agit pas d’une simple influence extérieure comme dans la tentation, mais d’une intrusion des esprits mauvais dans le corps ou l’âme du croyant. On parlera de démonisation plutôt que de possession pour souligner que le croyant ne perd pas toute maîtrise de lui-même, mais seulement des territoires occupés par les démons3. Il existe donc, entre la liberté et la possession, différents degrés d’assujettissement. La différence principale entre la démonisation d’un chrétien et celle d’un non-chrétien est que le premier appartient au Christ ; les démons n’ont donc aucun droit de propriété sur les territoires qu’ils occupent. Ils se contentent de « squatter » une maison laissée sans surveillance et d’y exercer « illégalement » leur domination.
Comment les démons se sont-ils retrouvés là ?
Certains esprits sont là depuis notre conception. Ils nous ont été transmis par nos parents qui les ont eux-mêmes contractés en s’adonnant, par exemple, à des pratiques occultes. On parle de liens ancestraux. Michel Allard attribue l’adultère de David à un lien héréditaire de convoitise sexuelle remontant à Rahab, la prostituée de Jéricho. Il aurait lui-même été conçu d’une mère illégitime et le même lien serait à l’origine de l’accumulation par Salomon d’un grand nombre de femmes et de concubines4. Neil Anderson avance que « les enfants adoptés sont particulièrement susceptibles d’être soumis à une emprise démoniaque de par leur ascendance naturelle »5.
D’autres esprits sont là en raison de péchés que nous avons commis avant notre conversion ou, plus curieusement, de violences subies (viol ou inceste). Nous ne sommes donc pas toujours directement responsables d’une présence démoniaque. Et bien qu’à la nouvelle naissance bon nombre de ces liens soient coupés, le Christ ne nous en libère que progressivement.
D’autres esprits encore s’insinuent dans notre âme après notre conversion, si nous leur « donnons accès » par notre négligence (notamment refus de pardonner, péché non confessé).
Les « liens d’âme » inappropriés, comme ceux produits par une relation avec une prostituée ou une personne pratiquant l’occultisme, peuvent également servir de portes d’entrée aux puissances spirituelles. En liant mon âme à celle d’une personne démonisée, je donne accès aux esprits qu’elle abrite. Le fait que la relation ne soit pas consentie, comme dans une situation de viol ou d’inceste, n’empêche pas le lien d’âme de se créer et de demeurer même si la victime n’a plus aucun contact avec l’agresseur.
A quoi peut-on reconnaître la présence de liens démoniaques6 chez un chrétien ?
Les symptômes les plus courants sont les blocages spirituels : difficulté à lire la Bible ou à grandir dans un domaine particulier. Figurent également sur la liste les tics, les tocs, les phobies et les hallucinations. Bien sûr, ces symptômes peuvent avoir d’autres causes que la démonisation ; il faut donc faire preuve de prudence dans l’établissement du diagnostic. Mais ces problèmes étant assez courants chez les chrétiens, on en déduit généralement que la majorité d’entre eux est concernée à des degrés divers. Neil Anderson affirme, à partir de sa pratique personnelle, que 85% des chrétiens ont besoin d’être délivrés d’une emprise démoniaque (flot constant de pensées impures, voix intérieures, notamment). Seuls 15% sont remplis du Saint-Esprit et réellement libres7.
Le processus de délivrance
Nous avons vu que, selon Anderson, de nombreux chrétiens avaient besoin de délivrance. Voyons maintenant comment obtenir celle-ci. Bien que certaines Eglises pratiquent la délivrance publique, les praticiens les plus modérés préconisent un accompagnement privé par une ou deux personnes formées.
Le discernement des causes
Une étape clé de l’entretien est le discernement des causes. On aura généralement recours au don de discernement des esprits pour nommer les réalités spirituelles qui se cachent derrière les problèmes rencontrés par l’accompagné. Ce don permet de remonter plus loin que les causes connues. Gilles Boucomont observe, par exemple, qu’en amont d’un inceste il y a souvent des pratiques occultes dans les générations précédentes. D’autres charismes peuvent également contribuer au discernement comme la parole de connaissance et le don de compassion : une intense douleur apparaît chez l’accompagnant à l’endroit même où l’accompagné a un problème physique, psychique ou spirituel8. L’utilisation des charismes a l’avantage d’accélérer les choses : « Quelle efficacité quand la personne s’aperçoit que nous savons le nom d’une idole à laquelle elle s’est soumise secrètement dans le passé, alors qu’elle ne nous en a rien dit ! »9 Celui qui n’a pas reçu de charisme particulier peut toujours éprouver les esprits, c’est-à-dire « faire fonctionner son intelligence et avancer progressivement dans la nomination des esprits par bon sens et par logique, plutôt que par révélation »10.
Boucomont recommande une « prudence radicale » dans l’exercice du discernement. L’accompagnant doit être attentif à toutes sortes d’informations plus ou moins fiables qu’il est facile de mal interpréter. Sa tâche est semblable à celle d’un opérateur qui doit « faire des choix en scrutant une dizaine d’écrans en même temps »11. Certains accompagnés sont tellement obsédés par l’activité démoniaque qu’ils peuvent développer les symptômes d’une emprise démoniaque ou inventer un inceste qui n’a jamais eu lieu.
La prise d’autorité
Après que les esprits ont été clairement identifiés vient le moment de la délivrance proprement dite ; il s’agit de prendre autorité sur eux et de les chasser à la manière de Jésus dans les évangiles : « Au nom de Jésus, esprit de… je t’ordonne de quitter le corps de mon frère. » Cette prière dite d’autorité se distingue de la prière d’intercession en ce que c’est l’accompagnateur lui-même qui exerce l’autorité et chasse le démon, alors que, dans la prière d’intercession, on demande à Dieu de le faire.
La vérification de la délivrance
Comment savoir si la délivrance a bel et bien eu lieu ? Le seul critère immédiat est le témoignage intérieur du Saint-Esprit : « En général la délivrance est finie quand les vis-à-vis (accompagnants et accompagné) ont une conviction commune et paisible qu’elle est bien terminée. »12 Mais on observera également des fruits dans la vie de la personne délivrée.
L’auto-délivrance
Boucomont affirme qu’aucune délivrance n’est définitive : pour la conserver, il faut remercier Dieu, témoigner de ce qu’il a fait, avoir une vraie assurance13 et mener une vie droite14. En fait, il est probable que d’autres liens auront besoin d’être coupés ultérieurement. C’est pourquoi on apprend à l’accompagné à pratiquer l’auto-délivrance, c’est-à-dire à prendre lui-même autorité sur l’ennemi. Cet apprentissage vise à rendre l’accompagné autonome :
Plus la personne priera pour elle-même, en étant guidée par de bons conseils, et plus elle se prendra en charge dans sa vie chrétienne. Plus elle prendra autorité sur les démons, et moins elle aura peur d’eux. Plus elle va chercher en Christ les moyens de sa liberté, et plus elle sera autonome, ayant pris l’habitude de se tourner vers son Dieu plutôt que de se confier dans des soutiens humains15.
Nous avons vu en quoi consistait la pastorale de délivrance ; voyons maintenant quels sont ses apports dans le débat sur le combat spirituel.
2. Les apports de la pastorale de délivrance
La pastorale de délivrance nous rappelle la nature spirituelle de notre combat
Comme l’apôtre Paul le dit aux Ephésiens :
Ce n’est pas contre le sang et la chair que nous luttons, mais contre les principats, contre les autorités, contre les pouvoirs de ce monde de ténèbres, contre les puissances spirituelles mauvaises qui sont dans les lieux célestes. (Ep 6.12)
Dans une culture matérialiste comme la nôtre, il est facile d’oublier les réalités invisibles. Lorsque quelqu’un nous provoque, nous avons tendance à nous servir des mêmes armes que lui pour le combattre, au lieu de nous revêtir de l’armure de Dieu, afin de pouvoir tenir ferme contre les ruses de notre véritable Adversaire. Bien que la pastorale de délivrance soulève certaines interrogations, comme nous le verrons plus loin, l’attention qu’elle porte aux causes spirituelles et la place qu’elle donne à la prière et aux promesses bibliques lui permettent d’obtenir de réels résultats par la grâce de Dieu. De nombreuses personnes témoignent des progrès spirituels qu’un tel accompagnement les a aidées à réaliser. On ne peut que s’en réjouir et se laisser interpeller.
La pastorale de délivrance nous invite à ne pas nous satisfaire d’une vie chrétienne chaotique
Bien que le chrétien soit toujours pécheur, il a reçu « les promesses les plus précieuses et les plus grandes » (2P 1.3-4) et ne manque donc pas de ressources spirituelles pour progresser dans sa marche avec Dieu. Comme le disaient les brigadiers de la Drôme : « Dieu ne se contente pas de ce que nous sommes. » Il poursuit son œuvre de sanctification en nous et nous délivre progressivement de tout ce qui fait obstacle à notre liberté.
Or, dans certains milieux évangéliques, sous prétexte qu’il faut se garder de tout triomphalisme, on a tendance à accepter le statu quo. Le problème est que le diable profite toujours de la passivité des chrétiens pour les faire reculer. La pastorale de délivrance nous encourage à utiliser non seulement les armes défensives de la justice, mais également les armes offensives qui nous permettent de faire des bonds en avant dans notre vie spirituelle. On observe deux modes de croissance dans la nature : la croissance continue, comme celle des mammifères, et la croissance discontinue, comme celle des reptiles. La croissance spirituelle est une combinaison des deux : bien que la norme soit une croissance continue, il peut arriver que Dieu intervienne de manière particulière en réponse à la prière pour nous faire avancer dans un domaine où nous stagnions depuis des années.
La pastorale de délivrance nous rappelle la spécificité de l’accompagnement pastoral
Aujourd’hui, l’Eglise se repose beaucoup sur la psychothérapie pour traiter les souffrances intérieures des croyants. Les pasteurs hésitent à prendre en charge des cas qu’ils jugent trop lourds ou au-delà de leurs compétences. Ils sont pourtant plus compétents que n’importe quel psychothérapeute pour apporter la Parole de Dieu et aider les croyants à faire la différence entre la vérité et le mensonge. Ils peuvent aussi compter sur le Saint-Esprit pour opérer une guérison intérieure, alors que les psychothérapeutes doivent souvent se contenter d’aider leurs patients à mieux comprendre et gérer leur mal-être. Ils ont donc un rôle spécifique à jouer, complémentaire de celui du médecin ou du psychologue.
Dietrich Bonhoeffer connaissait bien la psychologie moderne, son père étant professeur de psychiatrie et de neurologie à l’Université de Berlin, mais il considérait qu’un simple chrétien était mieux armé qu’un expert en santé mentale pour délivrer l’homme pécheur des conséquences de sa séparation d’avec Dieu :
Le plus expert en humanité en sait infiniment moins sur le cœur humain que le croyant le plus simple qui vit sous la croix du Christ. Car il y a une chose que la plus grande finesse, le plus grand talent et la plus grande expérience psychologique ne peuvent absolument pas faire : comprendre ce qu’est le péché. La psychologie sait quelque chose de la détresse, de la faiblesse et du désespoir de l’homme, mais elle ne connaît pas l’éloignement-de-Dieu de l’être humain. C’est pourquoi elle ne sait pas non plus que, laissé à lui-même, l’être humain va à la catastrophe, et que seul le pardon peut le guérir. Cela, seul le chrétien le sait. Devant le psychologue, je ne puis qu’être un malade ; devant un frère en la foi, il m’est permis d’être un pécheur. Il faut que le psychologue commence par fouiller mon cœur, et malgré tout il ne peut jamais en découvrir la vraie profondeur ; mais le frère chrétien sait : voici venir un pécheur comme moi, un sans-Dieu qui veut se confesser et cherche le pardon de Dieu. Le psychologue me considère comme si Dieu n’est pas donné [comme hypothèse], le frère me voit devant le Dieu qui juge et exerce sa miséricorde dans la croix de Jésus-Christ16.
La pastorale de délivrance nous rappelle l’importance de la vie communautaire dans le processus de libération
Comme le dit avec raison Boucomont, « c’est au cœur des relations qu’on guérit ses relations »17. La responsabilité du pasteur n’est pas d’accompagner tous ses paroissiens, mais de les former afin qu’ils puissent prendre soin les uns des autres. Le temple du Marais à Paris doit sa croissance spectaculaire en grande partie à la mise en place d’une formation à l’accompagnement spirituel, qui permet de répondre à un bien plus grand nombre de demandes que si seul le pasteur était habilité à y répondre.
Aucun conseiller, si expérimenté soit-il, n’est capable de répondre à la diversité des besoins et des situations. Non seulement il n’en a pas le temps, mais sa personnalité détermine son style d’accompagnement. Peut-être a-t-il plus de facilité à encourager qu’à éclairer ou reprendre. C’est pourquoi la sagesse se trouve dans le grand nombre de conseillers et que le Christ se sert de la communauté dans son ensemble pour nous prodiguer les conseils et les soins dont nous avons besoin.
Bien que la pastorale de délivrance connaisse un certain succès dans les milieux évangéliques, elle soulève également des interrogations dont voici les principales.
3. Principales interrogations soulevées par la pastorale de délivrance
Un chrétien authentique peut-il être démonisé ?18
On avance un certain nombre d’arguments en faveur de la démonisation des chrétiens. Nous allons examiner trois argument bibliques et l’argument de l’expérience.
En Luc 13.10-17, Jésus délivre une « fille d’Abraham » qui avait « un esprit d’infirmité depuis dix-huit ans ». L’expression employée – fille d’Abraham – serait la preuve qu’il s’agit d’une vraie croyante, et que, par voie de conséquence, un chrétien authentique peut être lié par un esprit démoniaque. On peut objecter à cet argument que « ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu, mais ce sont les enfants de la promesse qui sont comptés comme descendance » (Rm 9.8). Même si cette femme est une fille d’Abraham selon la chair, rien ne prouve qu’elle soit une fille de la promesse, pas même le fait qu’elle se mette à glorifier Dieu après avoir été guérie. Mais supposons qu’elle le soit. Le simple fait qu’elle appartienne encore à l’ancienne alliance fragilise l’argument, puisque sa condition est inférieure à celle des croyants après la victoire du Christ sur les puissances des ténèbres à la croix. Il faudrait plutôt donner un exemple de croyant de la nouvelle alliance ayant été délivré d’un lien démoniaque après sa conversion. Or on n’en trouve aucun dans le Nouveau Testament19.
Lorsque Jésus déclare : « Arrière de moi, Satan », en Marc 8.33, il opérerait une délivrance chez quelqu’un de converti, l’apôtre Pierre. Cet argument n’est pas très convaincant, car s’il est vrai que Satan s’est servi de Pierre pour tenter de détourner Jésus de sa mission, rien dans le texte ne permet d’affirmer qu’il avait un démon. Une simple influence extérieure est beaucoup plus probable.
Lorsque Paul exhorte les Ephésiens à ne pas « donner accès au diable » (Ep 4.27), il laisserait entendre qu’un comportement répréhensible est une porte d’entrée pour les démons. Mais « donner accès au diable » signifie plus probablement, si l’on tient compte du contexte, lui donner l’occasion de semer la division entre les chrétiens par le mensonge (v. 25), le ressentiment (v. 26), le vol (v. 28) et les paroles blessantes (v. 29).
Un autre argument souvent avancé en faveur de la démonisation des chrétiens est celui de l’expérience. Les témoignages ne manquent pas de chrétiens ayant été délivrés d’une emprise démoniaque des années après leur conversion. Comment faut-il comprendre ces témoignages ? On peut supposer que certaines de ces personnes n’étaient pas réellement chrétiennes, mais qu’en est-il de celles dont la conversion ne fait aucun doute ? Dans un certain nombre de cas, on pourrait comprendre autrement ce que le croyant a vécu comme une expulsion de démons. Peut-être a-t-il tout simplement été délivré d’une influence extérieure en réponse à la prière, Dieu ne s’arrêtant pas à notre compréhension imparfaite du combat spirituel. Mais qu’en est-il des cas ne se prêtant pas à une autre interprétation ? Peut-être faut-il envisager, dans un contexte missionnaire où ceux qui se convertissent ont parfois un lourd passé dans l’occultisme, que leur libération prenne un certain temps, malgré leur adhésion extérieure à la foi chrétienne. C’est ainsi que dans l’Eglise ancienne ceux qu’on appelait les « énergumènes » n’étaient admis à l’eucharistie qu’après une période transitoire de délivrance. Mais le fait qu’on leur interdisait la communion signifie qu’ils n’étaient pas encore considérés comme chrétiens à part entière.
Les arguments en défaveur de la démonisation des chrétiens nous paraissent plus convaincants. Nous allons en présenter deux : l’argument pneumatologique et l’argument sotériologique.
L’argument pneumatologique consiste à dire qu’il n’y a pas de cohabitation possible chez le croyant-temple du Saint-Esprit entre le divin Consolateur et les démons. Si le Saint-Esprit habite en nous, comment les démons pourraient-ils y établir leur résidence ?
Ceux qui pratiquent la délivrance contournent généralement la difficulté en réduisant le lieu de résidence du Saint-Esprit à l’esprit humain : les démons n’ont pas accès à celui-ci, mais ils peuvent s’installer dans l’âme ou le corps du croyant sans déranger la troisième personne de la Trinité. Une telle compartimentation ne rend pas suffisamment compte de l’unité de l’être humain. Non seulement la distinction entre l’âme et l’esprit est-elle discutable, mais c’est l’ensemble de l’être humain régénéré qui est considéré par l’apôtre Paul comme le temple du Saint-Esprit, y compris le corps (1Co 6.15, 19-20). Matthieu 12.43-45 semble indiquer que la condition, pour qu’un démon chassé d’un être humain puisse se réinstaller avec d’autres démons dans son ancienne résidence, n’est pas que celle-ci soit laissée « sans surveillance », mais qu’elle soit « vide, balayée et ornée ». Autrement dit, si elle est occupée par le Saint-Esprit, les démons n’y ont pas accès, même si le chrétien fait preuve de négligence dans tel ou tel domaine de sa vie spirituelle. Ce qui est attendu de ce dernier, ce n’est pas qu’il prenne autorité sur les démons et les chasse à nouveau, mais qu’il se repente de sa négligence.
Une autre objection à l’argument pneumatologique consiste à dire que, de la même manière que les désirs de l’Esprit et ceux de la chair se livrent un combat acharné en nous en attendant la glorification finale, Dieu permet aux esprits mauvais de s’installer dans son temple lorsque celui-ci est laissé sans surveillance. Toutefois, la présence du péché et de désirs charnels en nous n’est pas équivalente à une présence démoniaque. Lorsque Jésus guérit une personne possédée, celle-ci est débarrassée de tout esprit mauvais, mais pas de sa nature pécheresse. Il est donc plus prudent lorsqu’un croyant lutte avec le péché de parler d’influence démoniaque extérieure que de démonisation. La demande du Notre Père « délivre-nous du mal » ne suppose pas une présence démoniaque, mais plutôt l’expérience normale de la tentation à laquelle tous les croyants sont soumis.
L’argument sotériologique consiste à dire que l’idée de démonisation des chrétiens est incompatible avec la doctrine du salut. Comment une présence démoniaque pourrait-elle subsister ou réapparaître chez celui qui, ayant mis sa confiance dans le Christ, a été régénéré, délivré de l’autorité des ténèbres (Col 1.12), est passé de la puissance de Satan à Dieu (Ac 26.18), a été uni au Christ, est assis avec lui dans les lieux célestes (Ep 2.6). A moins de penser que Dieu puisse retirer à ses enfants tous ces privilèges lorsqu’ils se relâchent spirituellement, on voit mal comment les démons pourraient franchir toutes les barrières de protection dont il les entoure dès leur conversion.
Devrions-nous imiter Jésus et les apôtres dans leur manière de chasser les démons ?
La question n’est pas de savoir si Jésus et les apôtres ont chassé des démons, mais s’il est légitime de généraliser cette pratique et de l’appliquer aux croyants comme moyen de sanctification ou thérapie spirituelle. Il est normal de prendre le ministère de Jésus pour modèle, mais parce que celui-ci était unique à certains égards, tout n’est pas à imiter. De même le ministère apostolique était unique à certains égards20. C’est pourquoi il est préférable de se tourner vers les épîtres pour savoir « comment il faut se conduire dans la maison de Dieu » (1Tm 3.15). Or on n’y trouve aucune indication que le mode opératoire de Jésus soit normatif pour l’Eglise. Les croyants ne sont pas exhortés à prendre autorité sur les démons mais à résister au mal et à se repentir en cas de désobéissance. Il me semble significatif que lorsque Paul est confronté à un péché plus fort que lui, qu’il commet contre sa volonté, le genre de péché que certains considèrent comme le symptôme d’une présence démoniaque, il ne se décrit pas comme captif d’un démon de convoitise, mais de la loi du péché qui est dans ses membres (Rm 7.23). Et lorsqu’il cherche à en être délivré, il n’a pas recours à l’exorcisme, mais à la loi de l’Esprit de vie en Jésus-Christ, qui l’a libéré de la loi du péché et de la mort (Rm 8.1). Et il ajoute qu’il ne sera entièrement délivré de « ce corps de mort » (Rm 7.24) qu’au jour de la rédemption finale (Rm 8.23).
Neil Anderson, bien qu’il croie à la démonisation des chrétiens, témoigne de son évolution personnelle dans la manière de les libérer. Alors qu’il avait l’habitude dans les premières années de son ministère de dialoguer avec les démons, il estime plus prudent aujourd’hui de ne pas les affronter directement :
Cela fait plusieurs années que je n’ai pas essayé de « chasser un démon ». Par contre, j’ai vu des centaines de personnes trouver la liberté en Christ tandis que je les aidais à résoudre leurs conflits personnels et spirituels. J’ai complètement cessé de traiter directement avec les démons et j’interdis toute manifestation de leur part. Je travaille uniquement avec leurs victimes21.
La fonction principale de l’accompagnateur est, selon lui, « d’aider les gens à comprendre la vérité et à assumer personnellement la responsabilité de l’entretenir dans leur vie »22. Il leur propose donc une démarche de libération en sept étapes qui n’est pas très différente de la pastorale classique, avec une large place faite à la prière d’intercession, même si l’accompagné peut être invité à formuler des prières d’autorité comme celle-ci :
J’ordonne à présent à tout démon familier et à tout ennemi du Seigneur Jésus-Christ qui serait en moi ou autour de moi de fuir hors de ma présence et de ne jamais revenir23.
La libération du chrétien est-elle aussi simple et rapide que le laisse entendre la pastorale de délivrance ?
Par opposition à la lenteur et à l’inefficacité des diverses approches psychothérapeutiques modernes, la pastorale de délivrance propose une solution rapide et efficace à nos problèmes les plus profonds. Si ceux-ci sont liés à une présence démoniaque, il suffit de déloger les intrus pour retrouver la liberté. Les délivrances opérées par Jésus et les apôtres n’étaient-elles pas immédiates ? Sauf que Jésus ne traite pas tous les problèmes qu’il rencontre de cette manière. Le mal moral en particulier n’est jamais réglé par l’exorcisme : « Va et ne pèche plus », dit Jésus à la femme adultère. De la même manière, lorsque l’apôtre Pierre discerne qu’Ananias a laissé Satan envahir son cœur au point de mentir au Saint-Esprit, il ne cherche nullement à chasser un hypothétique esprit de mensonge, mais il le reprend sévèrement et laisse Dieu appliquer la sanction (Ac 5.1-6).
Le Nouveau Testament présente la sanctification non comme une succession de délivrances, mais comme un processus long et complexe où les moyens de grâce ordinaires sont la norme. D’une certaine manière, les ministères de délivrance sont les héritiers des mouvements de sainteté du xixe siècle, qui recherchaient une victoire définitive sur le péché dans une « seconde bénédiction » postérieure à la conversion et antérieure au retour du Christ, appliquant ainsi au temps présent des promesses que Dieu a données à son peuple pour le temps à venir24. Si une entière délivrance est possible ici-bas, alors ce n’est plus en espérance que nous sommes sauvés et nous n’avons plus à l’attendre avec persévérance, contrairement à ce que dit l’Ecriture (Rm 8.24-25). Bien sûr, les ministères de délivrance ne promettent pas la perfection sur terre, mais ils ont tendance à vouloir épargner aux chrétiens les gémissements que l’apôtre Paul considérait comme normaux (Rm 8.23).
Conclusion
La pastorale de délivrance a le mérite d’attirer notre attention sur les nombreux besoins des croyants en matière d’accompagnement et les réponses souvent superficielles de la pastorale traditionnelle. Mais plutôt que de présenter la première comme la panacée, le remède à tous nos problèmes, il serait plus utile d’approfondir la seconde et de développer une relation d’aide biblique et christocentrique, intégrant les apports de la psychologie moderne en matière de diagnostic et annonçant le pardon comme moyen de restauration du croyant en chemin vers la perfection.
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Cet écrit de la fin du ive siècle contient un rituel de renvoi des personnes possédées après la première partie du culte, l’accès à l’eucharistie leur étant interdit. L’assemblée se levait et le diacre faisait la prière suivante : « Priez, vous qui êtes possédés par des esprits impurs. Tous, avec ferveur, prions pour eux, afin que Dieu, dans son amour pour les hommes, réprime par le Christ les esprits impurs et méchants et délivre de l’oppression de l’adversaire ceux qui l’en supplient ; celui qui a réprimé la légion de démons et le diable, principe du mal, qu’il réprime maintenant les renégats de la foi, délivre ses créatures de leur emprise et les purifie, elles qu’il a créées avec tant de sagesse. » (VIII, 7, 2)↩︎
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Voir Paul Hiebert, “The Flaw of the Excluded Middle”, in Anthropological Perspectives on Missiological Issues, Grand Rapids, Baker, 1982/1994, p. 189-201. Dans cet article, Hiebert invite les missionnaires occidentaux à développer une théologie de ce qu’il appelle « le milieu exclu », comprenant la guérison divine, l’influence des ancêtres, les esprits et les puissances invisibles de ce monde, afin de pouvoir expliquer et faire face de manière satisfaisante aux situations nouvelles rencontrées sur le champ missionnaire.↩︎
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Les auteurs des évangiles utilisent de manière interchangeable des expressions pouvant être traduites littéralement « avoir un démon » et « être démonisé » pour décrire une personne sous l’emprise d’un démon. La traduction « être possédé par un démon » est donc source de confusion.↩︎
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Michel Allard, Le combat spirituel, Emeth Editions, Montmeyran, 1995/2007, p. 155-156.↩︎
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Neil Anderson, Le libérateur, Editions Clé, Villeurbanne, 1993, p. 202.↩︎
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Bien que cette expression soit couramment utilisée par ceux qui pratiquent la pastorale de délivrance, le seul passage parlant d’une personne liée ou attachée par Satan est Lc 13.10-17 (voir en particulier le v. 16).↩︎
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Ibid., p. 107-108.↩︎
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Gilles Boucomont, Au nom de Jésus, libérer le corps, l’âme, l’esprit, Editions Première Partie, Paris, 2010, p. 191.↩︎
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Gilles Boucomont, Au nom de Jésus, mener le bon combat, Editions Première Partie, Paris, 2011, p. 244.↩︎
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Ibid., p. 178.↩︎
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Ibid., p. 210.↩︎
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Ibid., p. 217.↩︎
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Ibid., p. 219.↩︎
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Ibid., p. 220.↩︎
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Ibid., p. 239.↩︎
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Dietrich Bonhoeffer, De la vie communautaire et Le livre de prières de la Bible, nouvelle édition traduite de l’allemand par Bernard Lauret avec la collaboration de Henry Mottu, Labor et Fides, Genève, 2007, p. 101.↩︎
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Gilles Boucomont, Au nom de Jésus, libérer le corps, l’âme, l’esprit, Editions Première Partie, Paris, 2010, p. 175.↩︎
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Pour une réponse plus détaillée à cette question, voir Alain Nisus, Mais délivre-nous du mal. Traité de démonologie biblique, La Maison de la Bible, Romanel-sur-Lausanne, 2016, p. 177-194.↩︎
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Clinton Arnold suppose que les chrétiens d’Ephèse qui avaient exercé la magie avant leur conversion ont continué à le faire jusqu’à ce que Paul les délivre des mauvais esprits qui les empêchaient d’y renoncer. Ce n’est qu’après leur délivrance qu’ils auraient apporté leurs livres de sorcellerie pour les faire brûler publiquement (Ac 19.18-19). S’il est vrai que Paul a opéré des exorcismes à Ephèse (Ac 19.12), ville connue pour l’abondance de ses pratiques magiques, y compris dans la communauté juive, rien n’indique que ces exorcismes aient été postérieurs à la conversion ni qu’ils soient la cause directe de la démarche de confession publique des anciens adeptes. Voir Alain Nisus, op. cit., p. 182-183.↩︎
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Il est intéressant de noter que l’évangile de Jean ne contient aucun récit d’exorcisme, si ce n’est le grand exorcisme opéré par Jésus : « C’est maintenant le jugement de ce monde ; c’est maintenant que le prince de ce monde sera chassé dehors. » (Jn 12.31 NBS)↩︎
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Le libérateur, Editions Clé, Villeurbanne, 1993, p. 208.↩︎
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Ibid.↩︎
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Ibid., p. 202.↩︎
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Voir à ce sujet l’article très éclairant de Tony Payne, “A Short History of Deliverance”, in Peter Bolt, sous dir., Christ’s Victory Over Evil, Apollos, Notthingham, 2009, p. 12-34.↩︎