NÉCESSITÉ D’UNE RÉFLEXION THÉOLOGIQUE SUR LA PATERNITÉ INTELLECTUELLE

NÉCESSITÉ D’UNE RÉFLEXION THÉOLOGIQUE SUR LA PATERNITÉ INTELLECTUELLE1

Yannick IMBERT2

Le thème de la propriété intellectuelle est un sujet qui n’a pas encore reçu une grande attention théologique – du moins pas au vu du débat important dont il est l’objet en dehors du milieu ecclésial. Cependant, ce sujet exige notre attention, et cet article ne peut être qu’une ébauche. Si l’importance de ce sujet est aussi manifeste, c’est parce que des conditions sociales, économiques, politiques et technologiques nous conduisent à écrire, à établir des lois, à faire des choix. Il en va de même pour le droit d’auteur, ce fameux « copyright » dont il est beaucoup question depuis plusieurs décennies. Comme le dit Gilbert Larochelle, professeur à l’Université du Québec :

La multiplication phénoménale des nouvelles technologies de l’information et de la communication emporte aujourd’hui la nécessité de revoir en profondeur les règles qui doivent prévaloir dans la production et dans la transmission des savoirs3.

I. Un vieux débat

Il serait naturel de faire remonter les origines du débat actuel aux xviiie et xixe siècles, avec son apogée dans la société contemporaine. Cependant, un épisode étrangement similaire se déroule au vie siècle. Tout commence avec l’arrivée en Irlande d’une copie de la Vulgate, la Bible en latin que nous devons à Jérôme. Son possesseur, le moine Finnian, en était très jaloux et n’en réservait l’accès qu’à quelques privilégiés. Parmi ceux-ci, Colomba, l’un des plus célèbres moines d’Irlande. Ce dernier décida de rendre visite à son ancien maître au milieu de la décennie 550 pour voir le fameux manuscrit.

Il est rapidement devenu assez clair que Colomba avait décidé de faire, de nuit, une copie de la Vulgate. Un jour, il se fit surprendre par un jeune novice qui rapporta à Finnian ce qu’il avait vu. Ce dernier ne le prit pas très bien. Les deux moines ne trouvant pas de terrain d’entente, leur différend fut porté devant la cour royale. Tous deux avaient un souci légitime. Finnian était soucieux de préserver l’intégrité du manuscrit et voulait s’assurer qu’il n’y avait pas d’erreurs introduites par un processus plus ou moins hâtif de copie. Il savait aussi que Colomba s’était engagé dans un projet de copie « à la chaîne » de manuscrits afin de les propager largement. Colomba, de son côté, était furieux que le vieux moine puisse cacher un manuscrit crucial pour l’avenir de l’Église en Irlande. Après un long processus, le roi rendit son jugement, s’adressant à Colomba :

Je ne sais pas d’où vous tenez vos nouvelles idées fantaisistes à propos de la propriété d’autrui. Les sages ont toujours décrit la copie d’un livre comme un livre-enfant. Cela implique que quelqu’un qui possède le livre-parent possède aussi le livre-enfant. Comme chaque vache à son veau, chaque livre à son livre-enfant. Le livre-enfant appartient à Finnian4.

Avant ce jugement plutôt sommaire qui rappelle vaguement les arguments contre la liberté de copie, chacun des moines avança ses arguments. Retenons-en deux majeurs. L’argument de Finnian est somme toute assez simple : « C’est mon livre. Tu n’as pas le droit de le copier. » Il estimait que si quelqu’un pouvait copier son livre, cela devait être fait par le biais de certaines procédures, de certaines lois, et certainement pas chacun dans son coin. En cela, Finnian est le père de tous les défenseurs du copyright. La réponse de Colomba, quant à elle, n’est pas très différente de celle que font la plupart des défenseurs de ce que j’appelle « la liberté de diffusion ». L’argument est là aussi a priori assez simple : le livre n’a pas souffert de préjudice parce qu’il a été copié. « Il ne convient pas que les paroles divines de ce livre périssent, ni que quiconque soit empêché de les écrire, de les lire ou de les répandre parmi les tribus. »

Et par la suite, dans son argument final, il soulignait avec force que ceux qui possédaient des connaissances avaient une obligation (morale et spirituelle) de les répandre en les reproduisant et en les partageant. De toute évidence, Colomba estimait que ne pas partager ces connaissances était une erreur beaucoup plus grande que de copier un livre qui n’avait rien perdu de sa valeur en étant copié.

Bien sûr, cet exemple historique ne suffit pas pour entamer une réflexion sur le droit d’auteur. Tout d’abord, il est question de la propagation de la Bible, un phénomène assez unique. Ensuite, Finnian n’était pas l’auteur du livre, et d’après ce que nous savons, ce n’est pas lui qui l’avait recopié. Il en était seulement le possesseur. Cet épisode souligne cependant que le débat n’est pas nouveau et qu’il met en jeu des questions éthiques et légales qui font débat depuis presque quinze siècles ! Penser arriver à une résolution facile serait donc une erreur tragique. Il serait aussi erroné de penser que, quelle que soit sa propre position, les « autres » n’ont pas une position chrétienne acceptable. Avant de poursuivre, examinons quelques distinctions importantes à faire pour pouvoir discuter du sujet complexe de la propriété intellectuelle.

II. Distinctions utiles

Liberté et gratuité

Il faut tout d’abord ne pas confondre liberté et gratuité. Il n’est pas question dans la suite de mon article de parler ou de défendre une nécessaire gratuité, comme si toute forme de commerce était de fait interdite. Ce serait, je le crois, un non-sens. Ma remise en question de la loi actuelle concernant le « droit d’auteur », ou plutôt de la « propriété intellectuelle », n’exige pas la gratuité. Il s’agit cependant d’affirmer la libre diffusion des biens. Par libre, je veux dire une distribution et diffusion sans barrière. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cette dernière expression signifie que la transmission et diffusion des biens (y compris intellectuels) ne doit pas être empêchée ou limitée de manière forcée par des notions (ou lois) non nécessaires. Nous y reviendrons plus tard.

Propriété et paternité

Dans le discours populaire, le but de la propriété intellectuelle est de promouvoir la créativité et le progrès des artistes et de la société elle-même. Les brevets sont censés permettre aux inventeurs, créateurs, artistes, de faire des profits tout en ouvrant la possibilité d’un réinvestissement d’une partie de ces derniers. Ainsi, à leur tour, ces artistes sont susceptibles d’investir leur temps, argent et créativité pour le plus grand bénéfice de la société. Cependant, ce résumé met aussi en lumière une distinction importante entre paternité et propriété. Ou, en d’autres termes, il faut souligner la différence entre origine (être le « père », l’origine, d’une idée ou d’une œuvre) et propriété (qui suppose donc une notion de possession). Notez que la notion de « paternité » ne nécessite pas celle de « possession ».

Légal et moral

Ensuite, il nous faut distinguer entre ce qui est « légal » et ce qui est « moral ». La question de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur est complexe. Mais au-delà de toute cette complexité, nous devons nous rappeler deux choses. Premièrement, il y a actuellement une loi en vigueur concernant la propriété intellectuelle et, si nous pouvons demander sa modification, nous devons cependant la respecter. Deuxièmement, une loi n’est pas nécessairement la meilleure, et donc pas nécessairement la plus éthique ou morale. Bien sûr, cela ne signifie pas que la loi actuelle n’a aucun fondement moral. Mais cela signifie en revanche qu’une meilleure loi peut être formulée et appliquée. Le légal et le moral ne sont pas identiques.

Éthique chrétienne et non chrétienne

Enfin, cela signifie aussi qu’il faudra faire une distinction entre notre attitude chrétienne et celle de notre société. Faire ainsi a une implication importante. Quelle que soit notre position sur la question du droit d’auteur, nous ne pouvons pas attendre que nos contemporains puissent vivre une éthique chrétienne. Ainsi, toute proposition faite pour modifier la loi actuelle doit prendre en compte le fait que cette loi doit pouvoir s’appliquer à tous. Une proposition qui présupposerait une adhésion aux valeurs chrétiennes ne pourrait pas être une proposition réaliste. En conséquence, même ceux qui souhaitent proposer une pratique plus en accord avec leur foi doivent prendre en compte la spécificité de l’éthique chrétienne. Cela signifie aussi, et peut-être de manière plus importante, que notre attitude concernant la « propriété intellectuelle » est aussi une démonstration de notre foi et peut être qualifiée de spécifiquement chrétienne. Dans la partie suivante, évoquons quelques aspects historiques du débat actuel.

III. Histoire philosophique du droit d’auteur

Le Siècle des lumières

En France, la propriété intellectuelle a été rattachée à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, notamment dans ses articles 2 et 17 :

Art. 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression.

Art. 17. La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité.

Visible dans ces quelques lignes est l’anthropologie des Lumières fondée sur un droit sacré attaché à l’être humain soutenu par un fort individualisme. Ainsi, « l’ingéniosité́ créatrice des Lumières avait permis, de Diderot à Voltaire, de Kant à Fichte, de poser les fondements de l’individualisme juridique en matière de diffusion des idées »5. Cependant, un autre pilier de la philosophie des Lumières a été en grande partie ignoré. Les sociétés des Lumières ont donné une place importante à la connaissance et à l’apprentissage – tous deux nécessaires pour le bénéfice individuel ainsi que pour le développement socioéconomique et culturel6. Ces sociétés étaient particulièrement conscientes que, pour arriver à leur but, il fallait favoriser la création et la diffusion des « connaissances utiles ». On croyait alors que plus la population serait instruite, et que plus la société serait avancée économiquement, plus sa civilisation pourrait progresser.

Il était cependant important que la technologie d’impression, qui a fourni le moyen le plus important pour la diffusion de masse de connaissances, s’améliore. Roy Porter a d’ailleurs suggéré qu’« au cœur de la modernisation des Lumières se trouvait de brillantes perspectives concernant les progrès des moyens d’impression »7. Le livre imprimé, une référence en matière de connaissance, était le moyen idéal pour la diffusion des idées. La loi sur le droit d’auteur doit donc être comprise, entre les xviiie et xxe siècles, comme une « loi sur le livre ». Elle encourageait la production de livres et leur distribution.

Lorsque nous en venons explicitement à la question du droit d’auteur, la formulation générale de la législation tentait d’assurer que les utilisateurs puissent accéder aux dernières connaissances et aux meilleures idées. La plupart des premières lois sur la propriété intellectuelle et le droit d’auteur accomplirent partiellement cet objectif en protégeant les intérêts des auteurs et des éditeurs. Mais cette même législation essaya aussi d’imposer des limites à tout potentiel monopole. Ainsi, « en France également, même si on s’est longtemps focalisé sur la défense des droits d’auteur, la propriété publique est la règle, dans l’esprit des législateurs révolutionnaires, et le droit d’auteur est l’exception »8. La loi était donc antimonopolistique par nature. Son objectif était de permettre, favoriser et promouvoir l’accès à l’éducation et à l’apprentissage.

La « valeur-travail » de John Locke

L’un des apports les plus importants dans le développement du droit d’auteur est celui de John Locke (1632-1704). Le philosophe anglais commence sa discussion en décrivant l’état de nature dans lequel les biens sont possédés « en commun » grâce à la bonté de Dieu. Locke propose que, dans cet état primitif, il y a suffisamment de biens (ce que nous appellerions les « matières premières ») pour que chacun puisse s’approprier les objets de son travail sans compromettre les biens possédés par quelqu’un d’autre. Mais de toute évidence, les sociétés humaines n’en sont pas restées à cet état primitif mais ont graduellement évolué vers des sociétés d’économie, de vente et d’échange.

Pour Locke, la propriété est le fondement d’une vision complète de la vie humaine. Cependant, tous les produits, même ceux qui sont trouvés dans leur état naturel, ne peuvent pas être consommés tels quels. Pour ce faire, l’individu doit convertir ces biens en propriété privée en exerçant un travail ou un effort sur eux. C’est ce qui sera plus tard appelé la « valeur-travail ». Le travail ajoute de la valeur aux produits bruts – même si ce n’est que par le fait d’être appréciés par un être humain. Cet effort mérite aussi d’être reconnu et protégé afin que l’auteur du travail en question bénéficie de son apport.

Cette perspective sur le droit intellectuel a un attrait et une simplicité très intuitifs. Il semble évident que les gens travaillent à produire des idées et que la valeur de cette production soit reportée dans la dimension économique. En d’autres termes, le prix de vente d’un objet inclut tout l’effort nécessaire pour sa production. Le point central de la théorie de Locke est que le fondement de la propriété est dans le travail : « De ce fait, l’homme crée par son travail une propriété de valeur et lui seul a un droit sur elle. »9 Ajoutons enfin ici que la mesure de la valeur du travail ne peut en fin de compte qu’être déterminée par le prix de marché. En effet, la quantité de travail nécessaire à la fabrication d’un produit est considérée comme impossible à déterminer. D’autant plus que cela demanderait aussi de pouvoir évaluer l’« effort » mis en œuvre dans l’idée elle-même.

C’est l’un des problèmes de la théorie de Locke : l’impossibilité de vraiment distinguer entre une idée et son exécution (sa production). Cette apparente incapacité est renforcée par des occasions dans lesquelles l’« exécution » précède l’idée. Dans de nombreux domaines, des recherches approfondies sont nécessaires avant qu’une idée originale n’émerge. Par exemple, mes étudiants doivent parfois lire plusieurs ouvrages sur tel ou tel sujet avant d’avoir une idée de dissertation. Ainsi, la philosophie de Locke associe dans la pratique l’idée et l’exécution de l’idée, au point même de ne plus distinguer entre « avoir une idée » et « posséder le résultat de l’idée ». Ici, avoir l’idée d’un livre sur la théologie de John Piper et posséder ce livre sont quasi identiques. C’est l’une des raisons pour lesquelles le droit d’auteur actuel protège les idées aussi bien que les choses produites.

Bien sûr, la théorie brièvement évoquée ici ne dit à première lecture pas grand-chose au sujet du droit d’auteur. Et cependant elle a des implications importantes. En effet, s’il est impossible de distinguer l’idée de sa production, alors la propriété intellectuelle se doit de protéger les deux, sans les distinguer. L’idée possède de fait elle aussi une valeur marchande, peut être « possédée » et protégée. Un auteur possède tout aussi bien la production d’une idée que l’idée elle-même. Nous pourrions bien sûr nous demander pourquoi certaines idées sont « couvertes » par le droit d’auteur et d’autres non. La réponse la plus simple est la suivante : ce qui sépare une idée ordinaire d’une idée qui mérite d’être protégée est la relative insignifiance de la première et le caractère unique de la seconde.

Le livre de Kant

Si Kant n’invente pas la notion d’auteur, il la modernise en accentuant sa dépendance par rapport à l’œuvre en question. Selon Kant, un livre existe de deux manières. D’un côté, un livre a un « corps » physique. Le livre est matériel et, dans ce sens, celui qui possède ce livre peut en faire ce qu’il veut – ou devrait pouvoir le faire. D’un autre côté, Kant soutient que le livre a aussi un aspect qu’il qualifie de « spirituel ». Cet autre aspect du livre est résumé par cette phrase de Kant : « La propriété qu’un auteur a sur ses pensées […] il la conserve nonobstant la reproduction. »10 Ainsi, conclut-il, « l’auteur et le propriétaire de l’exemplaire peuvent dire chacun avec le même droit du même livre : c’est mon livre ! mais en des sens différents. Le premier prend le livre en tant qu’écrit ou discours ; le second simplement en tant qu’instrument muet de la diffusion du discours jusqu’à lui. »11 Ainsi pour Kant, c’est l’auteur qui fait un livre, et la valeur et l’utilisation du livre demeurent avec son auteur. Le livre, dans ce deuxième sens, est un discours qui appartient de manière unique à son auteur. En tant que discours, un livre est donc un ensemble d’idées, et celles-ci appartiennent à l’auteur.

Le souci de Kant était de militer pour une rémunération égale des auteurs par leurs éditeurs. Cette volonté de Kant se distinguait de ce que certains considéraient comme la mainmise des princes sur le processus d’édition. Pour Kant, il s’agissait donc de faire reconnaître la rémunération des auteurs par leurs éditeurs, non pas comme une faveur (des princes), mais comme une juste rétribution de leur travail d’écriture. C’est ce dernier, lui seul, qui fonde la propriété intellectuelle. Mais, encore et toujours, puisque le livre est avant tout un discours qui exprime les idées d’un auteur, ces idées (et donc le livre) ne peuvent pas être reproduites sans consentement explicite de l’auteur. Ici, il faut souligner qu’il est question du consentement de l’auteur et non de celui de l’éditeur. C’est aussi à partir de ce point que nous pouvons identifier ce qu’est un plagiat : c’est s’approprier consciemment une idée qui n’est pas sienne.

Locke et Kant sont deux penseurs qui ont largement influencé la manière dont nous pensons la « propriété intellectuelle ». De leurs réflexions, la loi a choisi de mettre en avant la propriété des idées et leur manifestation concrète (livre, album, technologie brevetée, notamment). Ceci souligne que la notion de propriété est au cœur de nos lois. Pour avancer dans notre réflexion, nous nous pencherons maintenant sur quelques principes bibliques importants concernant ce sujet.

IV. Théologie biblique de la paternité intellectuelle

Il me semble que si nous voulons réévaluer la pratique du droit d’auteur, il est crucial de revisiter la notion de « propriété intellectuelle » et d’y substituer celle de « paternité intellectuelle ». Dans les paragraphes suivants, je propose de nous concentrer sur la notion de propriété en y apportant un éclairage théologique. Il sera question de « propriété » au sens général, car il y a bien différents types de propriété : je peux posséder un lot de terre, un livre, une voiture, des parts dans une compagnie. Les droits et devoirs associés ne sont pas strictement identiques. À partir de ce bref survol de la notion de propriété, nous verrons plus loin les implications pour la question qui nous occupe (le droit d’auteur).

La notion de propriété

Bien sûr, si nous cherchons une « théologie biblique » de la propriété personnelle dans la Bible, nous ferons face à un certain problème. En effet, l’Écriture n’est pas premièrement concernée par le sujet et donc ne fait pas d’exposé systématique de ce thème. Malgré tout, nous pouvons discerner plusieurs points importants. Comme la plupart des théologiens qui abordent le sujet, notons que toute théologie de la propriété commence avec l’acte créateur. Dieu crée la terre et tout ce qu’elle contient (Gn 1 ; Ps 24.1) et lui seul possède donc le droit d’user de toute la création. La propriété de la création n’appartient, en fin de compte, qu’à lui seul. Cela signifie que lorsque nous disons que quelque chose nous appartient, nous ne pouvons le faire que parce que cela appartient à Dieu premièrement. Nous ne possédons les choses que par dérivation12. La source de tout bien matériel est Dieu lui-même.

Ceci dit, parce que nous sommes des créatures faites à l’image de Dieu, nous sommes aussi faits pour posséder. La question est de savoir de quelle manière. Mais le fait que l’être humain de par sa nature cherche à posséder quelque chose est évident : nous avons tous des désirs, nous voulons tous quelque chose – pour le meilleur et pour le pire. Bien sûr, nous pourrions considérer cela comme un simple effet de la chute, mais ce serait une erreur. Que nous soyons enclins à « posséder » est aussi un reflet de notre création à l’image de Dieu. En fait, l’être humain

a besoin de quelque chose qui lui soit propre pour remplir sa vocation de gardien du jardin de Dieu. Il a besoin de quelque chose pour se garantir contre la faim et l’errance. Il a besoin de quelque chose qui lui soit propre pour pouvoir vraiment donner en retour à Dieu et à son prochain13.

Si nous voyons les choses ainsi, la possession devient quelque chose de positif au service de notre prochain. Calvin, pour sa part, acceptait comme quelque chose d’évident que « la propriété individuelle » était le fruit de la providence divine, une disposition nécessaire à l’ordre public. La propriété était quelque chose de naturel et d’évident, mais son bon usage n’était ni l’un ni l’autre. Il est très difficile de s’appuyer sur Calvin, ou sur n’importe quel autre réformateur, pour développer une théologie du droit d’auteur. Ni Calvin ni Luther n’ont beaucoup écrit sur les questions d’économie. Une chose cependant apparaît avec force : aucun n’avait une bonne opinion de l’individualisme naissant. Malgré cela, Calvin n’avait aucun problème avec la propriété personnelle ou la possession de biens, tant que ces derniers ne conduisaient pas au luxe ou à l’oubli de la charité – d’où l’importance pour Calvin du diaconat. La possession de biens, si elle n’est pas interdite, est aussi source possible de problèmes matériels et spirituels.

Protéger les biens personnels serait donc légitime, mais cette affirmation ne suffit pas. La question suivante est tout aussi importante et doit être posée : « Quel est le fondement moral de cette propriété personnelle ? » C’est seulement en apportant une réponse à cette question que nous pourrons donner quelques pistes de réflexion concernant le « droit d’auteur ».

Le fondement moral de la propriété

Une fois encore, le fondement biblique de la propriété est la parole du Psaume 24.1 : « C’est au Seigneur qu’appartient la terre, avec tout ce qui s’y trouve, le monde avec tous ceux qui l’habitent », une parole forte rappelée dans le livre de Job (41.11) ou Ésaïe (Es 66.1-2). Non seulement Dieu est-il le propriétaire ultime de toute chose, mais il fera en sorte que l’être humain s’en souvienne :

Et tu te dirais : « C’est par ma force et la vigueur de ma main que j’ai acquis toutes ces richesses ! » Tu te souviendras du Seigneur, ton Dieu, car c’est lui qui te donne de la force pour acquérir ces richesses, afin d’établir son alliance, celle qu’il a jurée à tes pères – voilà pourquoi il en est ainsi en ce jour14.

Tout ce que l’être humain fait, tout ce qu’il possède, et la manière dont il en dispose, tout cela est à la discrétion du Dieu créateur. Ceci nous conduit à conclure que notre propriété devrait être considérée comme des biens mis à notre disposition par Dieu et dont nous sommes les gérants. Tout cela paraît a priori bien simple, milite pour une théologie du contentement et nous demande aussi d’entretenir une relation quelque peu détachée avec ce que nous « possédons ».

Un autre point qui éclaire le fondement moral du droit à la propriété est le huitième commandement : « Tu ne voleras pas. » Et là, bien sûr, les deux questions n’en font qu’une. Pour savoir ce dont je prive mon prochain, il faut que je sache ce qu’il possède – ou peut posséder. À première lecture, cette parole ne semble qu’avoir une portée négative. Il s’agit de ne pas empiéter sur la propriété des autres. Ce serait oublier que le Décalogue est une exhortation éthique, et pas d’abord une liste d’interdictions. Toute parole du Décalogue est un encouragement à l’amour de Dieu et du prochain :

Je dois donc voir dans ce commandement ma responsabilité envers la personne de mon prochain. Je dois l’aider à préserver sa propriété parce que sa propriété fait partie de sa personne15.

La propriété n’est donc pas essentiellement un droit personnel. C’est un devoir envers mon prochain. Voir le huitième commandement ainsi, c’est donc procéder à un double renversement : nous ne sommes plus centrés sur nous-mêmes, mais sur notre prochain ; nous ne sommes plus limités par une vision négative de l’éthique chrétienne (« ne pas faire »), mais par une vision positive et active. Une telle vision est souvent mise en avant dans le discours des prophètes :

Le jeûne que je préconise, n’est-ce pas plutôt ceci : détacher les chaînes de la méchanceté, dénouer les liens du joug, renvoyer libres ceux qu’on écrase, et rompre tout joug ? Ne s’agit-il pas de partager ton pain avec celui qui a faim et de ramener à la maison les pauvres sans abri ? De couvrir celui que tu vois nu, et de ne pas t’esquiver devant celui qui est ta propre chair ? Alors ta lumière poindrait comme l’aurore, et tu te rétablirais bien vite ; ta justice marcherait devant toi, et la gloire du Seigneur serait ton arrière-garde. (Es 58.6-8)

Si dans la Bible il y a bien propriété, si posséder et user de ses biens n’est pas en soi mauvais, la pratique de la compassion et de la justice sert à encadrer la pratique. C’est cela qui doit, en grande partie, guider notre réflexion.

La propriété : une gestion altruiste

Si la propriété dans son sens strict et premier est une prérogative divine, alors dans quelle mesure les créatures humaines devraient-elles chercher à imiter Dieu et à participer à son entreprise ? Voilà une question à nous poser alors que nous essayons de voir comment mieux articuler une théologie de la paternité intellectuelle. Il ne s’agit pas ici de donner une réponse complète, ce serait trop long, mais voyons comment nous pouvons être à l’image du Dieu créateur à qui appartient le monde entier ?

(1) Le Dieu créateur, bien qu’il possède la création et tout ce qu’elle contient, n’en remet pas moins une partie de sa gestion à ses créatures. Il le fait librement et ne demande qu’une chose : c’est que nous soyons bons gestionnaires de ces biens. Cette gestion se fait notamment en devenant image de Dieu. Dieu possède librement parce qu’il donne librement. Ainsi en va-t-il de notre propre possession. Il ne s’agit pas de savoir quels droits nous avons sur notre propriété mais comment nous en ferons librement usage, non pour notre bien, mais pour celui des autres. Nous « possédons » par analogie et seulement parce que Dieu est la source de toute possession.

(2) Le libre don signifie aussi un abandon du contrôle sur notre propriété. Dieu, en nous faisant gestionnaire de son bien, nous en confie en grande partie le contrôle – bien que des comptes seront certainement à rendre ! Certains utilisent leur don de gestion d’une manière non responsable. La conséquence importante est la suivante : si nous confions – contre rémunération ou non – un de nos biens à notre prochain, nous en abandonnons aussi en grande partie le contrôle. Ici, notre théologie de la propriété prend une connotation spirituelle assez claire. Au cœur de notre pratique se trouvera l’humilité et l’abandon, deux dimensions centrales de la vie chrétienne. Ainsi, notre théologie de la paternité intellectuelle devra refléter cela – ce qui pourra créer une relative discontinuité avec la loi actuelle.

Résumons ce que nous venons de voir jusqu’ici. Les droits que nous avons sur notre « propriété » doivent être considérés à la lumière de notre utilisation de ces derniers pour le bénéfice de notre prochain.

V. De la propriété à la paternité intellectuelle

Pour avancer dans notre réflexion sur la paternité intellectuelle, il nous faut maintenant distinguer propriété et paternité. À mon sens, l’un des problèmes principaux avec le « droit d’auteur » actuel est son accent sur la notion de « propriété ». Bien sûr, il ne s’agit pas de remettre radicalement en cause la notion de « propriété ». Tout d’abord, les ramifications légales et philosophiques de ce concept nous entraîneraient trop loin de notre sujet. Ensuite, la notion de propriété n’est pas en soi le problème. Elle le devient lorsqu’elle est associée à un ensemble de droits et d’obligations liés à la créativité humaine.

Pour commencer, notons que notre discussion ne nie pas une dimension créationnelle à la propriété. La théologie chrétienne, qu’elle soit catholique ou protestante, a valorisé cela depuis le ive siècle au moins. La théologie catholique parlera par exemple de « droit naturel » concernant la notion de propriété. Notons dès maintenant une différence entre les approches catholique et protestante. Dans la première, toute notion de « droit à la propriété » est incluse dans un monde déchu. Dans un monde sans péché, pas de droit, ni à la propriété, ni à autre chose. Du côté protestant, cette affirmation semble mettre à mal l’intégrité de l’ordre créationnel. Lorsque certains théologiens catholiques accentuent l’absence de « propriété » dans l’état céleste, nous devons rester prudents quant au détail de ce que l’Écriture enseigne concernant notre condition humaine dans « les nouveaux cieux et la nouvelle terre ».

La propriété des idées

L’un des points les plus importants, discutés par plusieurs philosophes catholiques, concerne l’objet de la propriété. Lorsque la propriété concerne quelque chose de concret (les théologiens parlent de quelque chose de « tangible »), les choses sont relativement évidentes. Si j’ai acheté une voiture, je la possède ; elle est ma propriété. C’est aussi le cas pour ma maison. Mais ce n’est que la moitié du problème. Les lois sur la propriété intellectuelle mettent en jeu la propriété de choses immatérielles. N’oublions pas que la « propriété intellectuelle » a en partie été créée pour protéger les idées (ce qui est « intangible »). Imaginez que vous ayez l’idée de créer un produit et que vous en discutiez avec un ami. Imaginez ensuite que, alors que vous êtes en train de réaliser votre projet, vous vous rendiez compte que l’ami en question a déjà mis sur le marché le même produit. Que se passe-t-il ? Vous vous sentez « volé ». Il a pris quelque chose qui était à vous. C’est en tout cas la réaction naturelle de la plupart d’entre nous. Et pourtant, est-ce bien le cas ? Cela dépend bien sûr d’un grand nombre de critères difficiles à établir.

Si un poète « invente » une nouvelle forme poétique, cette idée nouvelle lui appartient-elle ? Légalement, il pourrait argumenter en direction d’une propriété intellectuelle de cette forme poétique. Il serait difficile d’établir la complète nouveauté de cette dernière, mais techniquement cela n’est pas impossible. De plus, la démonstration de la propriété d’idées est notoirement difficile à établir. Qui est le « propriétaire intellectuel » d’un tableau de lever de soleil ? Tout le monde et personne. Ou du moins tous ceux qui ont peint un lever de soleil. L’idée de peindre un lever de soleil appartient à celui qui est l’origine, le « père », le créateur du lever de soleil. Nous ne sommes que les « pères » et « mères » des tableaux que nous réalisons. Cela montre les limites de la conception philosophique de la propriété de choses immatérielles, comme les idées.

Propriété personnelle et bien commun

Si vous êtes ingénieur et que vous mettiez au point un carburant révolutionnaire absolument non polluant, le bien commun qui en résulte est énorme. Dans cette perspective, la formule de fabrication, selon l’interprétation d’Augustin, devrait être diffusée librement. Il n’y aurait donc pas dans ce cas de possibilité de breveter cette découverte. Faire autrement serait pour l’inventeur la démonstration d’un désir incontrôlé du savoir, ou même d’un contrôle illégitime du savoir. Ce serait retenir un bien qui fait en réalité partie de la création car, même un carburant synthétique implique l’utilisation de matières premières qui, soulignerait Augustin, n’appartiennent en fin de compte qu’à Dieu. Certainement, plusieurs compagnies mettraient sur le marché leur propre carburant non polluant, imposant ainsi un non-monopole sur le carburant en question.

La même chose peut en partie s’appliquer à la propriété intellectuelle. Par exemple, j’écris un ouvrage sur l’art de Tolkien, l’auteur du Seigneur des anneaux. Bien que je sois personnellement un grand fan, je reconnais que le « bien commun » qui résulte de mes recherches et de ma publication n’est pas aussi important que ce que j’imagine. En revanche, si j’écris un ouvrage d’accompagnement pastoral qui pourrait transformer notre approche de la relation d’aide, alors le bénéfice commun est beaucoup plus important, visible et concret. Dans le second cas, la question de la propriété intellectuelle – ou plutôt de la non-propriété – de ce livre est plus pressante.

Propriété ou paternité ?

Que conclure ? Tout d’abord, la notion de « possession » appliquée aux biens immatériels (comme les idées) conduit à des difficultés philosophiques et légales. Et cependant, il semble quand même légitime de valoriser les idées et la personne qui leur a donné corps, qui a permis que nous bénéficiions de leur manifestation matérielle et sociale. Nous apprécions la manifestation visible de l’idée de la « bière », ou de toute autre idée qui a enrichi notre quotidien, et nous sommes reconnaissants à celui qui est à l’origine de ces choses. C’est là que se manifeste une différence importante. La « propriété » implique que nous retenons la chose en question. Si je suis propriétaire d’une voiture, je la « retiens » pour mon usage personnel. Je ne la mets pas dans la rue pour que tout le monde puisse s’en servir ! La notion de paternité n’implique pas une telle possession. La paternité implique que nous sommes reconnus comme origine de l’idée, mais non comme propriétaire. Deux questions se posent ici : (1) Comment définir les frontières légales de la paternité intellectuelle et comment la différencier de la propriété intellectuelle ? et (2) Comment les chrétiens pourraient-ils réfléchir à la question de cette même propriété intellectuelle ? Les réponses à ces questions ne seront pas faciles, et nous n’en donnerons pas maintenant. Tournons-nous plutôt vers quelques considérations théologiques.

VI. Une théologie de l’imitation16

Copier et imiter

La Bible nous dit que lorsque Dieu nous a créés, il nous a faits à son image (Gn 1.27). Les théologiens ont longuement discuté de ce que cela signifiait. Les théologiens réformés ont souvent mis l’accent sur la nature « relationnelle » de cette image. Dieu est entré en relation avec nous, ce qui fait de nous des êtres de relation. Mais la notion d’image de Dieu est riche et ne peut être épuisée par une seule expression. Cet aspect relationnel contient de nombreux autres éléments comme, par exemple, la nature rationnelle de l’être humain ainsi que sa dimension créative. En tout cela, nous sommes à l’image du Dieu créateur ; à son image et pourtant si différents. Une autre manière d’exprimer cela est de souligner que si Dieu nous a faits à son image, cette image est une forme analogique de Dieu : nous ne sommes pas Dieu dans son essence, il est entièrement différent de nous.

C’est en quelque sorte ce dont il s’agit dans la relation parents-enfants. Les enfants ne sont pas leurs parents. Et pourtant ils « viennent » de leurs parents. Ils sont à leur image. Nous voyons cela pour la première fois en Genèse 5.3 quand Adam a engendré un fils « à sa ressemblance, selon son image ». Cet engendrement est, en soi, une imitation de l’activité créatrice de Dieu. L’être humain, ici Adam et Ève, « copie » Dieu. Mais nous « copions » Dieu dans la plupart des choses que nous faisons. Lorsque nous peignons un tableau, nous copions la création de Dieu. Lorsque nous transformons une friche en jardin, nous copions Dieu. Même lorsque nous produisons de « nouvelles » choses, nous copions Dieu. Toutes nos idées, toutes nos nouveautés, sont en fin de compte des associations et des compositions nouvelles fondées sur le monde que Dieu a créé. Nous ne pouvons pas faire autrement : nous copions Dieu.

Dieu, créateur et père

Nous sommes des êtres faits pour copier et imiter. Ajoutons une autre chose importante : Dieu n’exerce pas son droit à la « propriété intellectuelle » sur ce que nous produisons. Il rappelle cependant que tout lui appartient. Nous produisons toutes sortes de choses dans ce monde dont Dieu nous a confié la gestion. Ce « mandat » de gestion souligne lui aussi que nous ne sommes pas possesseurs, ni de ce monde, ni de ce qu’il contient, ni même, par conséquence, des biens que nous produisons ou des idées qui se forment dans notre esprit. Tout est à Dieu. La terre et tout ce qu’elle contient, nous y compris. Nous appartenons à Dieu avec tout ce que nous sommes, disons, et pensons. Pour ceux qui reconnaissent ce « règne » de Dieu sur sa création, notre statut d’imitateurs-régents doit être reconnu pour tel. Dieu est créateur et père ; nous sommes imitateurs et régents. La responsabilité que Dieu nous a confiée concerne tous les êtres humains, pas seulement les chrétiens. Ce que nous avons dit sur la nature humaine (à l’image de Dieu et imitateurs) s’applique à toute personne – croyante ou non. La responsabilité de gérer dignement, et avec justice, notre capacité d’imitation fait partie intégrante de notre appel à vivre dans le monde sous le regard du Dieu créateur et Père.

Imitation et droit

Cela pose la question de savoir ce que doivent être nos lois humaines. S’appuyant sur Deutéronome 16.18-20, Poythress soutient que la loi humaine doit essentiellement être exercice de la justice17. En disant cela, il n’hésite pas à affirmer que les lois actuelles en la matière – auxquelles nous devons nous soumettre – devraient être changées car elles ne remplissent pas leur objectif. En effet, le souci derrière la loi actuelle est la protection des auteurs et des éditeurs – donc une justice exercée envers eux, envers leurs droits. Dans ce sens toute copie (de textes, images, objets, notamment) serait une forme de vol. Mais il faudrait démontrer que les lois actuelles sont les plus bénéfiques à toutes les parties en présence, au premier rang desquelles les « auteurs » – ceux qui sont les pères de l’œuvre en question. Pour Poythress, et je le suis sur ce point-là, les lois actuelles ne sont pas au bénéfice de l’ensemble des acteurs : auteurs, éditeurs, « consommateurs ». Le problème principal est le rejet de toute légitimité au droit de copie.

L’argument de Poythress est ici résumé. Supposez que Pierre fabrique une hache. Si Jean, son voisin, vient en secret et la lui prend, il y a bien vol. Pierre est privé d’un bien qu’il possédait légitimement. Supposez maintenant que Jean observe simplement la hache de Pierre et se rende compte qu’elle est plus esthétique et fonctionnelle que la sienne. Si Jean tente de fabriquer une autre hache du même genre, il y a bien copie. Mais Pierre est-il privé de son bien ? Non, Pierre possède toujours sa hache. Mais Jean lui aussi possède la même, et rien ne devrait lui interdire de tenter d’en fabriquer une meilleure18. Ainsi Poythress peut conclure : « Copier multiplie les biens au lieu de les limiter. La capacité à copier est une merveilleuse bénédiction de Dieu, bénéfique à l’humanité. »19

Je mentionnerai un autre élément qui fait partie de l’argument développé par Poythress – un point qui demanderait plus d’attention. Les lois sur le droit d’auteur semblent favoriser certains domaines plutôt que d’autres, et ce de manière partiale. Pourquoi un auteur (d’un roman par exemple) bénéficierait-il des lois actuelles, alors qu’un charpentier n’en bénéficierait pas ? Tous les deux « créent » quelque chose qui peut être copié. L’un est protégé, l’autre ne l’est pas. Pour Poythress, c’est une manifestation de favoritisme ; un favoritisme motivé par des raisons plutôt discutables. Je trouve cette remarque intéressante et, bien que je ne sois pas encore convaincu, cela pose la question, sérieuse, de savoir si les lois actuelles sur le « droit d’auteur » sont vraiment justes.

Loin d’être une entorse à la moralité, le « droit à la copie » (bien encadré, cela va de soi) met en valeur (1) le fait que nous ne sommes que des êtres créés par Dieu pour imiter ; (2) que tout lui appartient ; et que (3) la copie (ou l’imitation) peut être au bénéfice de tous, en particulier des plus défavorisés. En cela, le « droit à la copie » est aussi une manifestation de notre amour du prochain.

Pour conclure

Dans les paragraphes précédents, j’ai mis en doute les lois actuelles sur le « droit d’auteur ». J’ai aussi mis en doute la pertinence de l’expression « propriété intellectuelle », lui préférant pour des raisons théologiques celle de « paternité intellectuelle ». Le lecteur aura peut-être eu l’impression que j’encourage les chrétiens à ne pas respecter les lois et à copier illégalement. Ce n’est pas le cas. Les lois actuelles sont bien les lois en vigueur, et nous devons les respecter. Mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons désirer de meilleures lois. Encore une fois, ce qui est « légal » n’est pas forcément « juste ».

Le lecteur aura peut-être eu aussi l’impression que je demande une abolition de toute loi concernant le « droit d’auteur ». Ce n’est pas non plus le cas. Certains auteurs, et même certaines modestes maisons d’édition, bénéficient des lois actuelles. Il serait presque irresponsable de demander l’abolition de toutes lois. L’être humain pratique trop bien la « dépravation totale » ! L’absence d’accompagnement légal ne serait au bénéfice de personne. J’encourage cependant à une large et profonde révision des lois en vigueur.

Enfin, je ne voudrais pas donner l’impression que les choses sont, sur ce sujet, simples. Elles ne le sont pas. En fait, la complexité du « droit d’auteur » (ou de la « paternité intellectuelle ») invite à une plus grande attention que cet article n’a pu nous en donner l’occasion.

Pour conclure, il faut reconnaître que :

Les questions éthiques portant sur le sujet qui nous occupe sont sensibles et ne se résolvent pas par des affirmations trop simples.

Les lois sur le « droit d’auteur » sont parfois nécessaires mais elles peuvent être dépassées en construisant des lois sur la base de la « paternité intellectuelle ».

En l’état actuel, ces mêmes lois tendent à être au bénéfice particulier de ceux qui sont en position de pouvoir (social ou économique) et encouragent un certain monopole.

Je reconnais qu’il m’est difficile d’aller plus loin, notamment parce que les implications de tels changements sont trop importantes pour que je puisse en prendre toute la mesure. Il faudrait donc, je pense :

Poursuivre les réflexions métaphysiques, bibliques et éthiques sur ce sujet.

Poursuivre la déconstruction radicale de l’empire (de l’idole même) du consumérisme.

Plus pratiquement, que le « copyright » soit laissé à l’auteur (le « père »).

Et par conséquent que la maison « d’édition » reçoive par contrat (ou par délégation) le copyright de l’auteur pour la durée de vente de l’œuvre ou dans une limite déterminée par les deux parties. Cela permettrait que l’éditeur ou le distributeur puissent tirer un certain bénéfice correspondant à leur investissement.

Que le droit à la « copie » soit reconnu légalement, sous conditions, et ce pour le bénéfice notamment des plus défavorisés.

Encourager à une valorisation du mécénat pour la publication, en commençant par le monde chrétien.

Certains, parmi ceux qui demandent une modification des lois actuelles, exigent ce que j’appelle une imposition du droit de copie. Virtuellement, toute œuvre pourrait être copiée, sans discrimination et sans qualification. Une telle vue, extrême, est problématique parce qu’elle se résume quasiment à un légalisme. Oui, la liberté de copie est une forme d’expression de l’amour du prochain. Lui permettre de copier, d’imiter, de diffuser et même d’améliorer ce que je crois m’appartenir est une humble manifestation de mon amour – parfois sacrificiel – pour mon prochain. Nous ne trouvons pas seulement de la valeur dans la propriété que nous accumulons mais aussi dans celle que nous donnons. Voilà qui pourrait guider nos réflexions futures sur la paternité intellectuelle.

Enfin, même si je défends une modification des lois actuelles sur le « droit d’auteur » (et la « propriété intellectuelle »), je ne crois pas que ceux qui défendent la position inverse soient sans cœur, moins chrétiens, ou assoiffés d’argent. Cela vaut la peine de le dire car, sur ce sujet, les opinions peuvent être très sensibles. Réfléchissons ensemble à la meilleure manière de témoigner de notre foi dans toutes nos actions et dans tous les domaines.


  1.  Cet article a été publié en ligne sous forme de six articles sur le site Le bon combat, entre le 13 septembre et le 26 octobre 2016 : http://leboncombat.fr (consulté le 3 janvier 2017).↩︎

  2.  Yannick Imbert est professeur d’apologétique et d’histoire à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩︎

  3.  Gilbert Larochelle, « De Kant à Foucault : que reste-t-il du droit d’auteur ? », dans L’homme et la société, no 130, 1998, p. 39-50, ici p. 39.↩︎

  4.  Cité dans Ray Corrigan, « Colmcille [Colomba] and the Battle of the Book : Technology, Law and Access to Knowledge in 6th Century Ireland », dans GikII 2 Workshop on the intersections between law, technology and popular culture at University College London, September 19th, 2007, London, 2007, p. 6.↩︎

  5.  Gilbert Larochelle, « De Kant à Foucault », dans L’homme et la société, no 130, 1998, p. 39-50, ici p. 39.↩︎

  6.  Voir M. Rose, « Nine-Tenths of the Law : the English Copyright Debates and the Rhetoric of the Public Domain », Law and Contemporary Problems, no 36, 2003, p. 76.↩︎

  7.  Roy Porter, Enlightenment, Londres, Penguin Books, 2000, p. 13-14.↩︎

  8.  Anne Latournerie, « Droits d’auteur, droits du public : une approche historique », L’économie politique, no 22, 2004, p. 21-33, ici p. 22.↩︎

  9.  Arnaud Diemer et Hervé Guillemin, « La place du travail dans la pensée lockéenne », « Regards croisés sur le travail : histoires et théories », colloque ACGPE, Orléans, 22-24 mai 2008, en ligne, http://www.oeconomia.net, consulté le 4 novembre 2015, p. 9.↩︎

  10.  Emmanuel Kant, Qu’est-ce qu’un livre ?, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p. 119.↩︎

  11.  Ibid., p. 131.↩︎

  12.  Paul J. Griffiths, « The Natural Right to Property and the Impossibility of Owning the Intangible : A Tension in Catholic Thought », University of St. Thomas Law Journal, vol. 10, no 3, article 2, p. 590-602, ici p. 592, en ligne http://ir.stthomas.edu/ustlj/vol10/iss3/2.↩︎

  13.  Lewis Smedes, « Persons and Property », The Reformed Journal, 2002, p. 29.↩︎

  14.  Deutéronome 8.17-18.↩︎

  15.  Lewis Smedes, ibid.↩︎

  16.  Une grande partie de cet article est inspirée des travaux de Vern Poythress et de John Frame sur le droit d’auteur. Ces articles sont disponibles sur leur site internet http://frame-poythress.org, consulté le 3 janvier 2017.↩︎

  17.  Vern S. Poythress, « Copyrights and Copying », septembre 2005, http://frame-poythress.org, consulté le 13 juin 2016.↩︎

  18.  Ibid.↩︎

  19.  Ibid.↩︎

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