L’ÉVANGILE ET LA VIOLENCE
Du pacifisme à la guerre légitime
Michel Johner1
I. Introduction : Jésus est-il un extrémiste ?
II. La non-violence du Christ
- Le « pacifisme » de Jésus
- La non-violence de la croix
III. La non-violence des disciples dans leurs vies personnelles
IV. Non-violence et violence apostoliques
- La non-violence inhérente à la fonction d’apôtre du Christ
- Arracher et planter
- Armes défensives et offensives
- Si ta main te fait pécher, coupe-la…
- User de violence pour entrer dans le royaume de Dieu
- Les différents usages de l’épée et le Décalogue
V. L’usage légitime de la force sous l’autorité du prince temporel
- Romains 13 et 1 Timothée 2
- Devoir de soumission aux autorités temporelles : portée et limites
- Devoirs de résistance et de désobéissance civile
VI. La synthèse constantinienne et les dérapages de l’histoire : croisades, guerres de religions, inquisition, mission, iconoclasme
VII. Le pacifisme protestant évangélique et l’objection de conscience
- Introduction
- Le « pacifisme » de l’Église primitive
- La critique théologique du pacifisme
- Christologie et sotériologie
- Eschatologie
- Le recours à la justice civile
- Le Sermon sur la montagne : mise en perspective
VIII. Vers une doctrine de la « guerre légitime »
- Le commandement de l’amour du prochain
- La doctrine de la « guerre juste »
- La fin et les moyens
- Témoignage historique : face à la montée du nazisme, un « réveil » antipacifiste dans le protestantisme
IX. Conclusion : sans être pacifiste, le profil d’une foi pacificatrice
Bibliographie
I. Introduction : Jésus est-il un extrémiste ?
Parlant de la violence dans la Bible, il est une rumeur tenace, répandue depuis le début du iie siècle par les disciples de Marcion, qui oppose les figures de Dieu dans l’Ancien et le Nouveau Testament : le Dieu de colère de la Bible hébraïque et le Dieu d’amour de l’Évangile, le Dieu qui réclame justice et exige réparation par le sang, et le Christ à la couronne d’épines qui n’oppose à la violence des hommes que son amour et son pacifisme.
Mais qu’en est-il en réalité ? L’Ancien Testament : il y aurait certainement beaucoup à dire pour remettre en perspective ce qui est appelé les « guerres d’extermination », ou la « justice collective » de l’Ancien Testament2. Et le Nouveau Testament, se reconnaît-il dans l’image proposée ? Peut-on réellement parler du « pacifisme » du Nouveau Testament sans y faire des coupes sombres ?
Jésus lui-même n’a-t-il pas été ce qu’on appellerait aujourd’hui un « extrémiste » ?3 De nombreux groupes en liaison avec le combat social et politique n’ont-ils pas présenté Jésus sous les traits d’un zélote révolutionnaire ou d’un combattant de guérilla ? Dans le texte des Évangiles, c’est le récit de la purification du Temple qui retient l’attention : l’image d’un Christ en colère, qui, à coups de fouet, chasse marchands et trafiquants.
Fut-il réellement pacifiste celui qui ne vint pas pour apporter la paix, mais l’épée et la division au sein des familles (Mt 10.34) ? Ne fut-il pas un incendiaire celui qui déclara être venu pour allumer un feu sur la terre (Lc 12.49) ? Ne fut-il pas un des premiers zélotes4, celui sur la croix duquel les Romains écrivirent « Le roi des juifs » (Jn 19.19), comme pour dire « voyez le sort de celui qui a prétendu devenir roi d’Israël » ?5
II. La non-violence du Christ
1. Le « pacifisme » de Jésus
Dès le début de son ministère, le rapport de Jésus à la puissance fut mis à l’épreuve : recourir à la puissance terrestre pour imposer sa royauté ne serait-il pas le plus efficace ? Le diable le tente en lui en offrant le pouvoir (Mt 4.9 ; Lc 4.1-13) et les foules auraient enlevé Jésus pour le faire roi s’il ne leur avait pas échappé (Jn 6.14-15).
De même, au soir de son arrestation, Jésus ordonne à Pierre de rengainer son épée en disant : « Si je ne voulais pas boire cette coupe […], ne penses-tu pas que je puisse faire appel à mon Père, qui me fournirait, sur-le-champ, plus de douze légions d’anges ? » (Mt 26.53) Et, à nouveau, le lendemain devant Pilate : « Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour moi, afin que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais maintenant mon royaume n’est pas d’ici-bas. » (Jn 18.36-37) De même, le jour des Rameaux, Jésus, comme pour enterrer définitivement l’image d’un Messie politique et militaire, choisit de faire son entrée à Jérusalem (dont le lien symbolique avec la royauté de David est évident) sur le dos d’un ânon, un choix de monture qui porte déjà, en lui-même, la marque d’un programme « pacifiste », eu égard à la prophétie de Zacharie qu’il accomplit : « Voici ton roi monté sur un âne, il supprimera le char de combat, il brisera l’arc, et proclamera la paix pour les nations. » (Za 9.9-11)
Jésus, certes, n’a pas sa langue dans sa poche : il dénonce les inégalités sociales et les injustices de l’ordre établi (Lc 12.16-21), et sait, quand il le faut, remettre à leur place l’autorité des rois et des gouverneurs (Jn 19.11), voire traiter Hérode de « renard » (Lc 13.32). Il sait aussi dire « stop » à certains abus, et renverser brutalement, dans le Temple, les tables des trafiquants et changeurs. C’est le seul cas dans les évangiles où Jésus en est venu physiquement aux mains et choisit de parler au moyen du fouet. Mais quel est l’objet qui suscite son « ire » ? comme disait Calvin.
- Faut-il, à la manière de Resa Aslan, interpréter la purification du Temple comme un acte de rébellion nationaliste contre l’occupant romain ? Jésus refuserait l’introduction dans le Temple de la monnaie impériale romaine, symbole païen et impur, rappelant que seule la monnaie du Temple devrait avoir cours dans l’enceinte sacrée.
- Jésus s’en prend-il à ceux qui profitent de la dépendance des pèlerins et des obligations du culte juif pour développer un juteux trafic ?
- Jésus met-il en question plus directement l’autorité des grands prêtres qui ont laissé s’installer et se développer un tel trafic (non sans profit) ?
- Y a-t-il dans cet acte de Jésus quelque chose d’exceptionnel, qui tient à sa nature divine et n’autorise pas nécessairement ses disciples à le reproduire : une expression de la colère divine, une anticipation prophétique du jugement de Dieu. La forme de colère qui s’exprimerait ici, tout comme l’expression de la colère de Dieu dans l’Ancien Testament, n’aurait pas le caractère de faiblesse et de perte de contrôle de soi que peut avoir la colère humaine. La colère de Jésus serait ici l’expression de sa sainteté.
Quoi qu’il en soit, l’heure n’est plus à la douceur et à la patience des exhortations ! Tous les jours, Jésus a enseigné « pacifiquement » dans le Temple (Mt 26.43). Mais là, visiblement, trop c’est trop. Il ne peut rester passif ! L’heure est à l’action, même si ce zèle pour la maison de Dieu doit le « dévorer », c’est-à-dire faire de lui, parmi ses frères, à la suite du psalmiste, la cible de sarcasmes et moqueries (Ps 6.10).
Cette page de l’évangile écorne assurément l’image trop répandue d’un « Jésus à l’eau de rose ». Son « pacifisme » n’est pas faible ou incapable de tout acte d’autorité. Jésus a aussi pu se mettre dans des formes de colère envers ceux qui, à ses yeux, violaient outrageusement les lois divines.
2. La non-violence de la croix
Enfin, l’élément majeur qui, dans la vie du Christ, est de nature à transfigurer totalement le rapport de ses disciples à la violence reste, de toute évidence, la non-violence de la croix, cette violence que Dieu, dans son œuvre de réconciliation, a non seulement renoncé à rendre à qui elle était due, mais, plus encore, qu’il a prise sur lui-même (Col 2.8), qu’il a réceptionnée tout entière, si l’on peut dire, dans sa chair, de manière à transfigurer de façon absolue et définitive le rapport des hommes à la violence, comme aussi leur idée de la justice6. On est au cœur de notre sujet.
Ici s’opère un bouleversement, que René Girard a décrit comme une révolution. La Passion du Christ doit être vue comme un événement capital de l’histoire de l’humanité, mettant un coup d’arrêt définitif à la « logique » sacrificielle. La crucifixion étant annoncée comme l’ultime sacrifice, elle pousse au paroxysme la crise dite victimaire. La crucifixion devient l’ultime sacrifice qui rend tout sacrifice absurde.
III. La non-violence des disciples dans leurs vies personnelles
À ceci s’ajoutent, en troisième lieu, les enseignements du Nouveau Testament qui touchent à la vie personnelle des croyants, à ces formes de libertés ou comportements extraordinaires, et parfois héroïques en altruisme et abnégation, auxquels les chrétiens peuvent être portés par l’Esprit de Dieu.
Sont ici reçus par les croyants les commandements bibliques à aimer leurs ennemis (Lc 6.31-36) de la manière dont le Christ les a aimés, à leur pardonner soixante-dix fois sept fois, à faire du bien à ceux qui les haïssent, à ne pas chercher à se venger ou se faire justice, et ainsi de suite.
Dans le Sermon sur la montagne, en particulier, Jésus appelle ses disciples à tendre la joue gauche quand on leur frappe la droite, à donner leur manteau à celui qui leur dérobe leur tunique, à marcher deux milles avec ceux qui les forcent à en marcher un.
Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil, et dent pour dent. Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre. Si quelqu’un veut plaider contre toi, et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau. Si quelqu’un te force à faire un mille, fais-en deux avec lui. Donne à celui qui te demande, et ne te détourne pas de celui qui veut emprunter de toi. Vous avez appris qu’il a été dit : tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je vous dis : aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. (Mt 5.38-45)
Ou encore, dans l’épître aux Romains, au chapitre 12, lorsqu’ils sont exhortés à donner à manger et à boire à leurs ennemis, à vaincre le mal par le bien :
Ne rendez à personne le mal pour le mal. Recherchez ce qui est bien devant tous les hommes. Si cela est possible, dans la mesure où cela dépend de vous, soyez en paix avec tous les hommes. Ne vous vengez pas vous-mêmes, bien-aimés, mais laissez agir la colère de Dieu, car il est écrit : C’est à moi qu’appartient la vengeance, c’est moi qui donnerai à chacun ce qu’il mérite, dit le Seigneur. Mais si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, s’il a soif, donne-lui à boire, car en agissant ainsi, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête. Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien. (Rm 12.17-21)
Dans la foi chrétienne, ces « préceptes évangéliques » sont reçus comme de glorieuses promesses, révélant aux croyants la nature prophétique de la liberté à laquelle leur Seigneur veut les élever dans le temps présent, le degré d’abnégation auquel le Saint-Esprit travaille à les faire accéder. Pour eux, il n’y a plus désormais de fatalité ou d’automatisme dans l’engrenage de la violence. D’autres attitudes ou comportements leur sont ouverts par l’Esprit, autrement plus efficaces et redoutables, même s’ils peuvent apparaître de prime abord comme des faiblesses ou défaites.
Dans le Sermon sur la montagne, on notera qu’il n’est pas question, pour Jésus, d’invalider la loi ancienne – en l’occurrence la loi du talion (œil pour œil et dent pour dent) –, mais de conduire sa pédagogie à son but ultime. Pour l’offensé, c’était déjà, sous la loi du talion, un grand progrès, par rapport à la barbarie antique, que d’apprendre à tempérer sa vengeance et la contenir dans les limites de l’équité (pas plus d’un œil pour un œil, ou d’une dent pour une dent). Mais ce sera un progrès plus grand encore que de devenir capable, en même situation, de pardon et d’abnégation, au point, après avoir été frappé sur la joue gauche, de tendre la droite. Le croyant qui veut considérer la situation du point de vue plus élevé du royaume des cieux ne peut se contenter de la simple répression de l’injustice, aussi légitime soit-elle. Son désir et sa prière seront plus ambitieux : que dans le cas particulier le mal puisse être vaincu par le bien et l’adversaire bouleversé au contact de Dieu, que la grâce fasse de lui un nouveau citoyen du royaume7.
La finale de Romains 12 complète harmonieusement le Sermon sur la montagne : l’étrange expression « amasser des charbons ardents sur sa tête », qui est souvent entendue comme « appeler un jugement sur ton ennemi, accroître sa culpabilité, alourdir sa dette »8, suggère aussi une idée plus précise : le propre du contact avec des charbons ardents n’est-il pas d’éveiller une douleur vive et insoutenable, le contraignant à une réaction immédiate ? Les types de réplique désignés (tendre la joue droite, donner à manger et à boire à son ennemi) sont de nature à administrer à l’agresseur, dans le présent, une forme d’« électrochoc » qui l’oblige à réagir, qui ne peut que le bouleverser en renversant entièrement l’échelle de valeurs qui est la sienne9, et le mettre par là en présence de Dieu.
Ces répliques, un peu folles à vues humaines, peuvent aussi avoir une redoutable efficacité missionnaire. Pour le croyant, il ne s’agit pas à proprement parler de « stratégie » ou de « tactique », car il n’y a pas ici de délibération ou de calcul préalable, et il peut être le premier surpris que ces comportements d’apparence si simple et faible puissent produire de tels effets.
En dehors de la tradition chrétienne existent également plusieurs remarquables icônes de la puissance de la résistance non violente. En avril 1930, en Inde, à l’occasion de « la marche du sel », plus de 30 000 personnes, à la suite de Gandhi, s’assoient par terre dans la rue pour manifester leur opposition à l’interdiction britannique d’exploiter le sel maritime. La cavalerie britannique charge, mais les chevaux s’arrêtent à quelques pieds des premiers manifestants, les bêtes refusant d’avancer. L’événement fait perdre en un jour aux Britanniques tout le crédit qui leur restait10. Le 4 juin 1989, une image extraordinaire fait le tour du monde : la photographie de l’étudiant chinois qui, sur la place Tian’anmen, à Pékin, arrête à lui seul à mains nues la progression de la colonne des blindés.
La capacité à endurer sans répliquer l’injustice qui le frappe devient un point fort du témoignage du chrétien, une manière redoutablement efficace de « ferrer le poisson », pourrait-on dire en utilisant le langage de la pêche, de « harponner » pour Dieu, de déstabiliser ou « interpeller à salut » les incrédules qu’il côtoie.
Pour Jésus, c’est par cette générosité que les chrétiens seront reconnus en ce monde comme les « fils de leur Père qui est dans les cieux » (Mt 5.45) ou « fils du Très Haut », et par une caractéristique précise : le fait de ne pas être comptable ou revancharde, de pouvoir être offerte à tous indifféremment, sans tenir compte de leurs mérites ou démérites, et par cela devenir reflet de celle de Dieu le Père, de celui qui se comporte de manière égale envers tous les enfants qui lui demandent du pain (Mt 7.11), ou qui fait pleuvoir indifféremment sur les justes et les injustes (Mt 5.45), ou qui est « également bon pour les ingrats et pour les méchants » (Lc 6.31-36). C’est le reflet de l’attitude de Dieu dans ce qui est appelé sa « grâce générale ».
IV. Non-violence et violence apostoliques
1. La non-violence inhérente à la fonction d’apôtre du Christ
À ces « préceptes évangéliques », qui engagent les chrétiens dans leurs vies personnelles et leurs relations humaines et sociales « ordinaires », dans une société qui, jusqu’au retour de Jésus, restera immanquablement celle du conflit, s’ajoute dans le Nouveau Testament une seconde vocation non violente, inhérente à leur fonction d’ambassadeur du Christ. Les disciples n’étant pas plus grands que leur Maître, il est dans l’ordre des choses, pour Jésus, que la violence qu’il subit les frappe aussi, que l’opprobre qui frappe le Maître soit partagé par eux. Avec cette assurance que leur solidarité présente avec le Christ dans la mort est aussi gage de leur solidarité à venir avec le Christ dans sa victoire et sa gloire (Lc 9.23-24 ; cf. Rm 6.3-8).
Dans leur apostolat, les disciples sont appelés à éprouver le rapport à la violence qui fut celui de Jésus dans le dépouillement de la croix : « Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ, lui qui est paru comme un simple homme, et qui s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix. » (cf. Ph 2.5-8) Cette attitude inspire aussi celle des disciples. Sans revêtir le sens sacrificiel du martyre du Maître, le possible martyre des disciples n’est pas sans analogie. Il n’y a pas en ce monde de représentation de Jésus-Christ sans solidarité avec sa mort.
La célèbre parole de Jésus « Si le grain ne meurt… » (cf. Jn 12.24ss) désigne à la fois sa propre mort et, par extension, celle qui peut frapper ses envoyés et ambassadeurs. « Le sang des martyrs est la semence de l’Église », dira ultérieurement Tertullien11.
Dans le même sens, Jésus appelle ceux qui veulent le suivre à renoncer à eux-mêmes (Mt 16.23) et à se charger de leur croix, c’est-à-dire, explique-t-il, à perdre leur vie à cause de lui, de manière à la retrouver (Lc 9.23-24 ; Mt 10.39).
2. Arracher et planter
Ceci dit, n’y a-t-il dans le ministère apostolique que du pacifisme, de l’abnégation et du renoncement ? Parmi les ordres de mission donnés par le Christ, n’y a-t-il pas aussi des ordres brutaux : arracher, détruire, chasser ?
Dans le récit biblique, Dieu, au lendemain du déluge, s’est engagé à ne plus renouveler la destruction massive de « tout être vivant » ou de « toute chair » (Gn 8.21 ; 9.15), mais il ne s’est pas interdit toute manifestation circonstancielle de son jugement. En Jr 18.7-10, par exemple, Dieu dit : « Tantôt je parle à propos d’une nation d’arracher, d’abattre et de faire périr. Tantôt je parle envers la même nation de bâtir et de planter. » Tantôt, tantôt… Dans le Nouveau Testament, de même, le divin vigneron soigne sa vigne (Jn 15) ou son olivier (Rm 9‒11) en l’émondant des sarments morts qui l’épuisent, par des « ablations chirurgicales » aussi douloureuses que salutaires.
Compte tenu de l’étendue reconnue du péché et de la corruption dans le monde, les interventions de Dieu dans l’histoire présentent toujours conjointement ces deux visages : « Et comme j’ai veillé sur eux pour arracher, abattre, détruire, faire périr et mettre à mal, ainsi je veillerai sur eux pour bâtir et pour planter. Oracle de l’Éternel. » (Jr 31.28) Jusqu’à la parousie, cette ambivalence est désormais caractéristique de son action envers les hommes. Au sein même de l’alliance de grâce, conclue avec Abraham et ses fils, la primauté de sa bénédiction sur sa malédiction ou de ses promesses sur ses avertissements (qu’il est important de souligner : ses menaces et avertissements ont en premier lieu un but exhortatif et pédagogique) n’a pas pour implication de rendre le volet négatif de ses paroles purement rhétorique.
Puis Dieu engage ses porte-parole à lui emboîter le pas. Au fondement du mandat des prophètes se trouve une pluralité d’impératifs en apparence opposés : « Je t’établis aujourd’hui sur les nations et contre les royaumes, pour que tu arraches et que tu abattes, pour que tu fasses périr et que tu détruises, pour que tu bâtisses et que tu plantes. » (Jr 1.10) Cette mission s’exprime de manière négative (arracher, abattre, ruiner, détruire) avant de s’exprimer de manière positive (planter, dresser, bâtir). Les deux impératifs ne vont pas l’un sans l’autre. Pour Jérémie, ce serait trahir sa mission que d’être unilatéralement un agent de destruction, qui ne tendrait pas ensuite la main à ses interlocuteurs pour les relever. Mais ce serait aussi la trahir que d’avoir un discours unilatéralement positif.
Dans l’Ancien Testament, c’est même un des traits distinctifs de la fausse prophétie que de dire « Paix, paix, là où il n’y a point de paix » (Jr 6.14), ou de « guérir superficiellement la blessure de mon peuple » par « un emplâtre sur une jambe de bois » (Jr 6) ou un « replâtrage » (Ez 13.10). Le faux prophète est celui qui rassure à tort des personnes qui devraient sérieusement s’inquiéter de leur état de santé. La métaphore médicale est parlante : il est reproché au faux prophète de poser un mauvais diagnostic, ou de ne pas vouloir dénoncer le mal par peur de devoir l’arracher, et de faire passer ses patients à côté du traitement chirurgical qui seul pourrait les sauver.
Il y a, dans le calendrier de Dieu, comme dans celui de ses porte-parole ici-bas, différents temps, fort contrastés, que résume le fameux chapitre 3 du livre de l’Ecclésiaste de façon bipolaire : « Il y a un temps pour tout, un temps pour toutes choses sous les cieux : un temps pour naître, et un temps pour mourir ; un temps pour planter, et un temps pour arracher ce qui a été planté ; un temps pour tuer, et un temps pour guérir ; un temps pour abattre, et un temps pour bâtir […] ; un temps pour déchirer, et un temps pour coudre ; un temps pour se taire, et un temps pour parler ; un temps pour aimer, et un temps pour haïr ; un temps pour la guerre et un temps pour la paix. » (Ec 3.1-3, 7-8)
Pour les prophètes de l’Ancien Testament, ces ordres de destruction s’appliquent, dans leur contexte, aux idoles païennes et autres images taillées (Dt 12.3), aux autels des Baals et des Astartés (1Ch 34.1-7), aux poteaux et statues d’Achéra qu’ils reçoivent l’ordre de brûler (Dt 7.5), comme aussi aux maisons de prostitution (2R 23.7), voire pour Élie à la personne même des prophètes de Baal (1R 18.40). Outre celle d’Élie, les figures emblématiques de ces missions destructrices sont celles de Josias et de Gédéon à qui Dieu ordonne : « Tu renverseras l’autel de Baal qui est à ton père, et abattras le pieu sacré qui est dessus. Tu bâtiras ensuite et tu disposeras, sur le haut de ce rocher, un autel à l’Éternel ton Dieu. » (Jg 6.25-35 ; cf. Ex 34.12-14)
Dans le Nouveau Testament, les mandats donnés aux apôtres et missionnaires du Christ s’inscrivent dans la continuité de ce double mandat, volet négatif compris. Si, dans les ordres de mission donnés par Jésus, il n’est plus question de déraciner, détruire et abattre (à la manière de Gédéon, Josias ou Élie), il ne leur est pas moins ordonné de chasser, de lier ou d’arracher, des injonctions qui expriment ce qui peut être ressenti par les hommes comme le plus brutal, radical, douloureux et définitif.
Arracher ? C’est extraire contre une extrême résistance (une résistance à mort), user d’une violence qui provoque la sensation le plus vive (comme une extraction chirurgicale sans anesthésie). Déraciner ? C’est l’acte brutal par lequel sont arrachées les racines de la plante, l’acte qui la condamne à mourir en la coupant de ses sources d’énergie. Abattre ? C’est faire tomber ce qui était dressé, lui enlever ses forces physiques et morales, ruiner son autorité, renverser son pouvoir, détruire sa capacité de résistance, l’anéantir ; c’est détruire la stature même de la plante, sa verticalité, sa possibilité d’exister ou de « faire figure » dans le temps et l’espace.
Outre les marchands du Temple, Jésus chasse avec autorité les démons et les mauvais esprits (Mt 8.16 ; 9.34) et engage ses disciples à faire de même en son nom, partout où ils sont envoyés (Mt 7. 22 ; 10.1-42 ; 17.19 ; Mc 9.38 ; 16.17).
Parmi les apôtres du Christ, il y a aussi place pour des battants, des esprits bien trempés, des tempéraments conquérants, des laboureurs, des « arracheurs de vignes ». La figure du réformateur Guillaume Farel reste ici présente à la mémoire protestante. Farel qui, dit-on, « pénétrait dans la forêt la hache à la main » et, rentrant dans les églises catholiques, commençait par « tournoyer le glaive flamboyant de la Parole » sans aucune modération, contre ce qu’il appelait les « égarements papistes », Farel qui ne craignait pas d’attaquer, même d’outrager parfois… Ce sont des personnalités que « le zèle de la maison de Dieu dévore » (Jn 2.17 ; Ps 69.9), parfois difficiles à supporter pour tous les « nicodémites » et autres « moyenneurs » qui les entourent, mais qui jouent un rôle essentiel dans l’histoire et la mission de l’Église12.
3. Armes défensives et offensives
Autre image guerrière : les disciples du Christ sont représentés dans l’épître aux Éphésiens (6.10-20) par l’image de soldats équipés de toute une panoplie d’armes, non seulement défensives, « afin de pouvoir tenir ferme contre les manœuvres du diable » (v. 11), « résister dans les mauvais jours après avoir résisté » (v. 13), « éteindre les traits enflammés du malin » (v. 16), mais aussi offensives, avec toutefois la nuance que c’est sur le plan spirituel désormais qu’ils sont appelés à mener leur combat : « Nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les principautés, les pouvoirs, les dominateurs des ténèbres d’ici-bas, contre les esprits du mal dans les lieux célestes. » (V. 12) Et avec d’autres armes que celles du monde, à savoir « l’épée de l’Esprit qui est la Parole de Dieu » (v. 17). Ce n’est pas par Béelzébul qu’ils chasseront Béelzébul (Mt 12.22-30), mais en identifiant, derrière la mêlée, quelles sont les forces d’inspiration en présence, et en leur opposant l’autorité du Christ.
4. Si ta main te fait pécher, coupe-la…
L’ordre d’arracher, dans le Nouveau Testament, s’applique également aux combats intérieurs du croyant contre les parties de lui-même qui demeurent des occasions de chute : « Si ta main est pour toi une occasion de chute, coupe-la ; mieux vaut pour toi entrer manchot dans la vie, que d’avoir les deux mains et d’aller dans la géhenne, dans le feu qui ne s’éteint point. Si ton pied est pour toi une occasion de chute, coupe-le ; mieux vaut pour toi entrer boiteux dans la vie, que d’avoir les deux pieds et d’être jeté dans la géhenne, dans le feu qui ne s’éteint point. Et si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le ; mieux vaut pour toi entrer dans le royaume de Dieu n’ayant qu’un œil, que d’avoir deux yeux et d’être jeté dans la géhenne, où leur ver ne meurt point, et où le feu ne s’éteint point. » (Mc 9.42-46 ; cf. Mt 5.29-30 ; 18.8-9) Dans le domaine spirituel, comme dans la médecine, certains renoncements ou amputations sont salutaires. Ne pas vouloir couper par peur de la violence du geste ou de la douleur, ce serait laisser la gangrène gagner tout le corps. Au motif de ne pas vouloir perdre une partie, ce serait perdre le tout.
À la puissance apostolique se rattache également dans l’Évangile le pouvoir des clés, comme aussi celui de lier et délier : « Je te donnerai les clefs du royaume des cieux ; ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux. » (Lc 16.19) « Tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel : tout ce que vous lierez sur la terre sera lié de même dans le ciel. » (Mt 18.1-18 ; 16.19-20) Même entendues sur le plan spirituel, ces injonctions désignent des actes de nature violente et autoritaire.
5. User de violence pour entrer dans le royaume de Dieu
De manière surprenante, la violence a encore sa place dans l’accession au royaume de Dieu, dans l’appropriation de la grâce divine. Jésus dit : « Depuis Jean-Baptiste, le royaume des cieux se fraie un passage avec violence, et ce sont les violents qui s’en emparent. » (Mt 11.12) « Jusqu’à Jean, c’étaient la loi et les prophètes ; depuis lors, le royaume des cieux est annoncé comme une bonne nouvelle, et chacun use de violence pour y entrer. » (Lc 16.16)
Le sens du texte peut se discuter. La violence désignée est-elle positive : celle de l’irruption du royaume de Dieu dans l’histoire par la venue de Jésus, ou de la foi qui s’en empare sans attendre ? Ou négative : celle des extrémistes qui veulent instaurer le royaume de Dieu par la force, ou s’opposent à Jésus ou à Jean ? Ou positive et négative à la fois : le royaume avance avec puissance, malgré l’opposition qu’il suscite ? Luc 16.16 favorise plutôt la première interprétation. On peut lire dans ce passage l’éloge d’une certaine combativité dans la foi. Ce que Dieu donne doit aussi parfois être saisi, voire arraché (Mt 7.7-11 ; 11.11-15 ; Jc 4.2). La grâce requiert pugnacité et opiniâtreté, comme si Dieu n’attendait de ses enfants que cette attitude volontaire et revendicatrice qui l’honore et le réjouit, sur la voie ouverte par Jacob qui, dans l’Ancien Testament déjà, avait lutté avec Dieu pour lui arracher sa bénédiction.
Dans le récit des évangiles, plusieurs personnalités incarnent cette combativité positive, comme l’« ami sans gêne » de la parabole qui, à temps et contretemps, harcèle le Maître, jusqu’à ce que celui-ci exauce sa requête, sinon par charité, du moins pour avoir la paix (Lc 11.5-13). On pense aussi aux quatre porteurs du paralytique de Capernaüm qui, empêchés par la foule de s’approcher de Jésus, « usent de violence » en faisant un trou dans le toit de la maison, « forçant » ainsi le royaume de la grâce (Mc 2.1-5). On doit nommer enfin la femme cananéenne qui, pour sa fille tourmentée par le démon, arrache au Christ une délivrance à laquelle ni les lois religieuses du temps ni Jésus lui-même ne lui avaient spontanément reconnu droit (Mt 15.21-28). Mais combien réjouit le Christ, au final, l’attitude combative de celle qui déclare vouloir se satisfaire de la position des petits chiens et faire son bonheur des miettes qui tomberaient de la table du Seigneur, alors que tant d’« ayants droit », fils d’Abraham officiellement invités au festin, à qui il suffirait de tendre la main dans les meilleurs plats, les dédaignent. C’est à ces violents-là que le royaume de Dieu appartient. Ses bénédictions, il aime qu’on les lui arrache !
6. Les différents usages de l’épée et le Décalogue
Les différentes paroles de Jésus qui concernent l’usage de l’épée résument bien la diversité des données bibliques sur le sujet.
Selon Luc, notamment, il y eut un premier temps, dans la mission des disciples, qui fut celui d’une attitude de type pacifiste : « Ne prenez rien pour le voyage, ni bâton, ni sac, ni pain, ni argent, et n’ayez pas deux tuniques » (Lc 9.3-6), confirmée, dans une seconde étape, à l’heure de l’arrestation de Jésus, lorsque celui-ci retint l’épée de Pierre et guérit l’oreille blessée du soldat romain en disant à son disciple : « Remets ton épée dans son fourreau », car « tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée » (Mt 26.47-56 ; Lc 22.47-53 ; Jn 18.10-11 ; Ap 15.2).
Cette parole célèbre est généralement interprétée par les pacifistes de manière très absolue et extensive : comme si tout usage de l’épée, même sous l’autorité de l’État, était ici prohibé par Jésus, et ne pouvait que se retourner contre celui qui y prête la main.
Dans la théologie pacifiste, l’interprétation extensive de cette interdiction va généralement de pair avec une lecture extensive du Décalogue, traduisant « tu n’assassineras point » ou « tu ne commettras pas de meurtre » par « tu ne tueras point » (Dt 5.17 ; Ex 20.13). Ce qui, dans la langue hébraïque, est une interdiction de l’assassinat individuel (pour motif crapuleux, à fin de conquête ou de vengeance personnelle)13 est interprété comme une interdiction absolue de toute atteinte à la vie humaine.
Comme le souligne Henri Chavannes dans un opuscule contre l’objection de conscience : « Ratsah désigne dans l’Ancien Testament une manière définie de tuer, différente de celle qu’exigeait la loi de l’Ancien Testament dans des cas précis (la peine de mort judiciaire), différente également de celle à laquelle la guerre pouvait obliger. »14 Karl Barth, de même, commentant Matthieu 26.52, affirme : « Prendre l’épée signifie dans ce passage utiliser pour soi-même, et des fins personnelles, le pouvoir de tuer, de manière arbitraire, illégale et séditieuse. »
Ces considérations exégétiques soutiennent l’idée qu’il puisse y avoir dans la loi biblique un acte de tuer (homicide), fait sous l’autorité de l’« État », qui ne serait pas un « meurtre » au sens étroit du terme, et ne serait pas formellement défendu par le Décalogue. Dans la langue hébraïque, le sixième commandement ne sacraliserait pas la vie humaine au point d’interdire absolument à quiconque d’y toucher. Parallèlement, on note que les mêmes textes législatifs (Exode et Deutéronome) incluent les stipulations qui concernent la peine de mort en Israël, comme aussi celles qui concernent la « guerre d’extermination », sans que ces prescriptions n’entrent dans le texte en contradiction avec le Décalogue ni que les écrivains bibliques éprouvent le besoin d’excuser le peuple ou le Seigneur pour les violences perpétrées. Un exemple frappant : la peine de mort prononcée sur ceux qui transgressent le quatrième commandement du Décalogue (le sabbat) en Exode 31.12-17.
Puis l’Évangile rapporte une troisième parole de Jésus sur l’usage de l’épée qui relativise sensiblement la portée de l’interdiction. En Luc 22, Jésus demande à ses disciples : « Quand je vous ai envoyés sans bourse, ni sac, ni sandales, avez-vous manqué de quelque chose ? » Ils répondent : « De rien. » Il leur dit alors : « Maintenant [donc], au contraire, que celui qui a une bourse la prenne, de même celui qui a un sac, et que celui qui n’a pas d’épée vende son vêtement et en achète une […]. » Ils dirent : « Seigneur, voici deux épées. » Il conclut : « C’est assez. » (Lc 22.35-38) Dès lors, les disciples doivent se préparer à l’hostilité et même à la violence.
La première parole du Maître les engageait à se suffire des biens les plus élémentaires et à adopter des attitudes pacifistes. Mais la dernière les appelle à vendre les biens pacifistes pour acheter des épées. Ainsi, l’interdiction qui, dans un premier temps, pouvait apparaître comme absolue se révèle au final relative à la circonstance particulière de l’arrestation de Jésus, comme l’accomplissement d’une prophétie particulière de l’Écriture relative à la mort de Jésus (Mt 26.54) ou la coupe particulière que le Père l’avait destiné à boire.
Dans l’Évangile, enfin, on notera qu’il existe aussi deux temps distincts pour la parole : « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite […]. » (Mt 5.39) Lorsqu’un soldat donne un soufflet à Jésus, il ne lui tend pas l’autre joue, mais proteste en disant : « Si j’ai mal parlé, fais voir ce que j’ai fait de mal, mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » (Jn 18.23)
En somme, on ne trouve pas dans l’Évangile un désaveu absolu de l’usage de la force. C’est le même Jésus qui a donné les deux ordres opposés en des circonstances différentes. Une certaine violence a parfois sa place et sa légitimité dans l’apostolat, la non-violence n’étant pas regardée comme une fin en soi, mais s’ordonnant à une fin plus haute, que ce soit l’accomplissement du salut, ou la glorification du Christ, ou la manifestation de la justice. Dans leur apostolat, les disciples du Christ connaissent ainsi la diversité des temps de Dieu mentionnés par l’Ecclésiaste (Ec 3.1-3, 7-8).
V. L’usage légitime de la force sous l’autorité du prince temporel
Nul ne serait complet dans son parcours biblique sans prêter attention à la question de la « violence d’État », ou de l’usage légitime de la force et de la contrainte par le détenteur de l’autorité dans la sphère publique et politique (police, justice, armée), s’étendant à l’époque de la Bible jusqu’à l’exercice d’un droit de vie ou de mort15.
En préambule, toutefois, il est indispensable de rappeler que cette « violence d’État » dans le Nouveau Testament est encore strictement distincte de ce qui a été désigné précédemment par la « violence apostolique ». Le fait que ces deux violences aient pu, à partir de la synthèse constantinienne, au ive siècle, se mélanger jusqu’à la confusion, et ne jamais être tout à fait démêlées ensuite dans l’histoire de l’Occident, peut obscurcir l’esprit. Mais cette confusion n’existait pas au ier siècle.
1. Romains 13 et 1 Timothée 2
Trois textes du Nouveau Testament jouent ici un rôle déterminant. Tout d’abord, dans l’épître aux Romains (13.1-7), la parole incontournable de l’apôtre sur le glaive que Dieu met entre les mains du prince temporel, afin que celui-ci exerce la justice et punisse les fautes en son nom, et sur la soumission qui, pour cette raison, est due au prince « comme au Seigneur ».
Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées de Dieu. C’est pourquoi celui qui s’oppose à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi, et ceux qui résistent attireront une condamnation sur eux-mêmes. Ce n’est pas pour une bonne action, c’est pour une mauvaise, que les magistrats sont à redouter. Veux-tu ne pas craindre l’autorité ? Fais-le bien, et tu auras son approbation. Le magistrat est serviteur de Dieu pour ton bien. Mais si tu fais le mal, crains ; car ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée, étant serviteur de Dieu pour exercer la vengeance et punir celui qui fait le mal. Il est donc nécessaire d’être soumis, non seulement par crainte de la punition, mais encore par motif de conscience. C’est aussi pour cela que vous payez les impôts. Car les magistrats sont des ministres de Dieu entièrement appliqués à cette fonction. Rendez à tous ce qui leur est dû : l’impôt à qui vous devez l’impôt, le tribut à qui vous devez le tribut, la crainte à qui vous devez la crainte, l’honneur à qui vous devez l’honneur.
Ensuite la parole de 1 Timothée 2.1-4, moins connue, mais non moins riche sur le plan théologique :
Je vous exhorte, en premier lieu, dit l’apôtre, à faire des requêtes, prières et intercessions pour les rois, et pour tous ceux qui occupent une position supérieure, afin que nous menions une vie paisible et tranquille, en toute piété et dignité. Cela est bon et agréable devant Dieu, notre Sauveur, qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité.
Ici est reconnue à l’institution politique une vocation positive, donnée par Dieu lui-même, et qui, sans être le moteur principal de l’histoire du salut, en reste un moteur indirect important. Quelle est la mission confiée à l’État ? Négativement, contenir les effets de la corruption, qui doivent aller grandissant en ce monde, mais aussi positivement, y assurer une paix relative et le minimum de justice sociale propice à une large réception du message de l’Évangile (et par là, indirectement, du salut). Sous-entendu, lorsque ce minimum n’est plus garanti, et les injustices trop criantes, les hommes élèvent devant Dieu des paroles de colère et des murmures qui les éloignent de lui (cf. Pr 30.8-9). Dit autrement : il faut que l’État joue son rôle avec efficacité, pour que l’Église puisse jouer le sien, et sa prédication de l’Évangile être favorablement reçue.
De ces précisions pauliniennes se dégage une vision du rapport Église-État à la fois équilibrée et nuancée : la vocation essentielle de l’État est d’établir des conditions de vie collectives qui assurent à l’Église la possibilité d’annoncer l’Évangile de manière efficace, sans plus ni moins. En s’acquittant de cette tâche, l’État est lui-même « ministre de Dieu » dans le domaine de compétence qui lui est propre. Comme si l’apôtre disait : « Priez pour que l’État soit l’État, afin que l’Église puisse être l’Église ! »
La vocation et la limite de l’État sont aussi marquées, développe H. Chavannes : « L’État est incapable de conduire les hommes au salut et à Dieu et de leur faire atteindre leur fin dernière. L’action intérieure exercée sur les âmes par le Christ est d’une nature entièrement différente de l’action extérieure que l’État peut exercer par la contrainte. Pourtant, l’existence de l’État est reconnue comme un ‹bien›. Il réalise un ordre relatif où le péché humain trouve une barrière qui le contient. »16 L’État a sa place dans la prière chrétienne en tant qu’ordonnateur de la cité terrestre.
Henri Chavannes précise quelles sont les conditions de l’usage de l’expression « État chrétien » : « L’objecteur affirme que l’État chrétien doit mettre en pratique le conseil du Christ de ne pas résister au méchant. Mais l’État ne peut pas être chrétien dans ce sens-là. L’expression ‹État chrétien› n’est valable que lorsqu’il s’agit d’un État qui veut instaurer un ordre de choses compatible avec l’exercice de la religion chrétienne, et dont les membres sont personnellement des croyants. Mais l’institution [politique], dans le fond, ne se laisse pas christianiser ! Le sacrifice que ferait un État attaqué en n’offrant aucune résistance à l’agresseur n’aurait aucune valeur morale. Il n’est pas beau de livrer sans combat ceux qu’on a la charge de protéger […]. Les préceptes qui sont valables pour les individus ne peuvent être transposés sans dommages à la vie collective. »17
Enfin, à propos de la question sur l’impôt dû à l’empereur (Mc 12.13-17 ; Lc 20.19-26) : même si l’on peut admettre que la réponse de Jésus est assez évasive, il n’est pas contestable que, de son point de vue, ses disciples ont une dette envers l’empereur dont ils sont appelés à s’acquitter par le paiement de l’impôt. (« Rendez à César ce qui est à César. »)
Dans le temps présent, le Dieu du Nouveau Testament met un premier glaive entre les mains des apôtres du Christ et de l’Église, le glaive spirituel de la Parole et de l’Esprit, et met un second glaive entre les mains des princes et magistrats, afin que ceux-ci, en son nom, et par des moyens temporels, « exercent la vengeance et punissent celui qui fait le mal » (v. 4).
Sur cette base biblique, les structures d’autorité et de « gouvernance » de la société civile ont toujours été reconnues dans le christianisme, et en particulier dans le protestantisme classique, comme voulues et mandatées par Dieu lui-même. Ces deux sabres représentent en quelque sorte les deux « bras exécutifs » de Dieu dans le temps présent, appelés à se reconnaître mutuellement dans leurs sphères de compétences respectives, et à collaborer en bonne intelligence dans une commune soumission à l’autorité de Dieu.
Sur la question fondamentale de la distinction des deux pouvoirs, la doctrine protestante classique (comme la doctrine des « deux règnes » de Luther) n’est pas fondamentalement différente de la doctrine catholique médiévale des « deux glaives »18. Mais la doctrine protestante diverge ensuite de la catholique sur la manière de comprendre le rapport entre ces deux règnes : deux sphères juxtaposées et indépendantes, recevant chacune sa légitimité directement de Dieu, ou deux sphères partiellement superposées, conférant à l’Église catholique le pouvoir de contrôler ou tempérer le pouvoir royal ? On note toutefois que l’indépendance de l’Église et de l’État, au sein du protestantisme, fut mieux préservée en tradition calviniste qu’en tradition luthérienne ou zwinglienne, ces dernières ayant généralement versé dans un système « césaro-papiste » qui, à l’opposé du catholicisme, a fini, au grand dam de Calvin, par soumettre la direction de l’Église au pouvoir temporel.
2. Devoir de soumission aux autorités temporelles : portée et limites
Il découle aussi de Romains 13.1-7 une idée du devoir de soumission aux autorités temporelles qui est poussée très loin en culture protestante : le chrétien a l’obligation de se soumettre à l’autorité du prince comme à celle de Dieu. Ici est exprimée la conviction que Dieu a délégué une partie de son autorité aux princes et magistrats (comme aussi aux parents dans le cadre de la famille), de sorte qu’au travers d’eux, c’est une partie de l’autorité de Dieu que le croyant respecte.
De plus, il s’agit d’une soumission de principe. Il est particulièrement frappant, en Romains 13, que l’auteur ne parle pas de gouvernements chrétiens ou moralement recommandables. Vivant en situation d’occupation romaine, l’apôtre a probablement devant lui la figure de Néron, de sinistre mémoire, lorsqu’il écrit qu’« il n’y a point d’autorité qui n’ait été instituée par Dieu » (v. 1), comme pour souligner le caractère inconditionnel de la soumission due à l’empereur.
Dans la sphère politique, il n’aurait pas gêné les réformateurs protestants de continuer à parler d’« autorité de droit divin », à condition de préciser qu’il ne s’agit pas de sacraliser telle ou telle forme de gouvernement (de type monarchique ou républicain), comme l’a fait le catholicisme romain, ni de sacraliser le pouvoir personnel de telle ou telle tête couronnée, mais de reconnaître l’existence, derrière les autorités en présence, d’une structure d’autorité ou d’un ordre politique voulu de Dieu. On est ici aux antipodes d’une pensée anarchiste.
3. Devoirs de résistance et de désobéissance civile
Chez les réformateurs, toutefois, ce loyalisme de principe ne ferme pas entièrement la porte à une réflexion théologique sur le droit de résistance, ou devoir de désobéissance civile.
Quels sont les abus du prince qui placeraient ses sujets face à un devoir de résistance (active ou passive), voire de désobéissance civile ? À partir de quelle limite la résistance à l’autorité du souverain (devenu « tyran ») devient pour le chrétien d’abord une possibilité, puis une obligation de conscience ?
Selon la « monarchomachie » protestante19, Dieu exige des chrétiens une soumission de principe au souverain temporel tant que celui-ci ne lui impose pas un comportement que la loi de Dieu condamne. Tant que la loi de César n’exige pas la désobéissance à la loi de Dieu, et en particulier – point très sensible en tradition protestante – tant qu’il ne s’immisce pas dans la liberté de culte, la soumission lui est due « comme au Seigneur ». Ce n’est que lorsque cette limite est franchie que s’applique la règle d’Actes 5.29 : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. »
Au xvie siècle, pour Luther, Calvin ou Théodore de Bèze, la désobéissance civile pour motif politique ou social s’envisageait très difficilement. Luther affirmait qu’« un mauvais tyran est plus supportable qu’une mauvaise guerre », et citait l’exemple biblique de David qui ne s’était jamais permis de lever la main sur le roi Saül, quand bien même ce dernier cherchait à le tuer. Dès l’instant où la liberté de culte est assurée, il semble que, pour les réformateurs, le prince temporel a le droit de faire et d’exiger de ses sujets à peu près ce qu’il veut. Luther, pour cette raison, refusa de légitimer la révolte des paysans contre la noblesse allemande, ce qui lui fut très vivement reproché.
De plus, dans les rares cas où un motif de doléance est reconnu légitime, l’expression de cette protestation, précise Théodore de Bèze dans son Du droit des magistrats, ne doit pas être le fait du peuple, comme on le conçoit aujourd’hui, mais des magistrats et hauts fonctionnaires.
Et, de surcroît, reconnaître que le chef d’État puisse déraper dans l’exercice du pouvoir politique, ou abuser de son pouvoir (devenir « tyran »), n’autorise pas ses sujets à contester la légitimité intrinsèque du pouvoir que Dieu lui a donné. Sous le régime de la révocation de l’Édit de Nantes (1685-1787), l’attitude singulière des huguenots envers Louis XIV (à la fois loyaliste et critique) en a été une forte illustration.
VI. La synthèse constantinienne et les dérapages de l’histoire : croisades, guerres de religions, inquisition, mission, iconoclasme
Il serait impossible, aujourd’hui, pour un Occidental, de comprendre quel est l’enseignement biblique sur la violence s’il ne prend pas la mesure des troubles et dérapages survenus ultérieurement dans l’histoire de l’Église, qui en obscurcissent la perception.
Plusieurs prises de conscience s’imposent ici :
- Les retombées négatives de la « synthèse » ou « mésalliance constantinienne »20 dès le ive siècle, lorsque le christianisme devient religion d’État, et sa survie, face aux invasions barbares, désormais confondue avec la survie politique de l’Empire romain, conséquences que Jacques Ellul nomme « la subversion du christianisme »21. Les auteurs pacifistes, intarissables sur le sujet, reprochent avec raison à l’Église de s’être laissé prendre – et pour longtemps, jusqu’au xviiie siècle – dans le cercle infernal de la justification théologique des actions commises par le pouvoir temporel. Dès lors que la distinction des deux pouvoirs a cédé la place à la confusion, les rôles respectifs de l’Église et de l’État, au mieux ont perdu toute visibilité, au pire perdu tout crédit.
- L’importance des Croisades (xie-xiiie siècles), assimilées par l’Église à l’idée de « guerre sainte » de l’Ancien Testament (ou à l’idée qu’elle s’en était faite), dont les sinistres « capitulaires » de Charlemagne ont montré jusqu’où pouvait aller la logique, par les bains de sang et massacres qu’ils ont provoqués22.
- Le poids des guerres de religions, qui ont décimé l’Europe pendant plusieurs siècles (xvie-xviiie siècles), conçues comme la « guerre de Dieu » au premier degré, et généralement par les deux belligérants.
- Le poids de l’Inquisition (xiiie-xviiie siècles), et des indescriptibles tortures que l’Église s’est donné le droit de justifier d’une parole imprudente d’Augustin sur l’amour du prochain et le fameux « contrains-les d’entrer » de la parabole des invités (Lc 14.23)23, affirmant que l’amour de l’hérétique pouvait justifier de le contraindre de se rétracter sous la torture et par la force, et ainsi faire son « salut » malgré lui24.
- À l’heure des premières missions et colonisations, au xvie siècle, les moyens sanglants par lesquels les nations chrétiennes européennes ont pensé pouvoir convertir les populations indigènes, notamment en Amérique du Sud25.
- Sans oublier l’« iconoclasme » : la destruction des images et sculptures religieuses jugées païennes ou idolâtres, une forme de violence religieuse dont l’Occident s’est vivement ému récemment (à la suite de la destruction en 2001 des statues monumentales des Bouddhas de Bâiyân en Afghanistan par les islamistes), mais qui trouve aussi dans sa propre histoire plusieurs précédents importants. Outre l’iconoclasme dans l’Empire byzantin du Moyen Âge, autour de la « querelle des images » (726-843)26, on doit nommer l’iconoclasme protestant dans la période moderne : les calvinistes, en particulier, ont détruit nombre de lieux de culte et d’œuvres d’art catholiques, à une époque où les aspects religieux et artistiques des œuvres d’art n’étaient pas encore distingués, convaincus d’être en cela les héroïques successeurs de Gédéon abattant les autels de Baal. En Angleterre, en particulier, du temps de Cromwell, les historiens déplorent la disparition de plusieurs siècles d’art médiéval imputable au zèle protestant27.
Innombrables sont en réalité les crimes qui ont été commis avec la bénédiction des Églises chrétiennes et au nom de l’« amour évangélique ». Le poids négatif de cette histoire est tel qu’il est impossible d’appréhender sereinement la question du rapport à la violence dans la Bible sans dénoncer les lourds dérapages dont les Églises chrétiennes se sont rendues coupables dans leurs rapports à la violence. Confondre les deux serait se condamner à ne rien comprendre ou à justifier l’injustifiable.
VII. Le pacifisme protestant évangélique et l’objection de conscience
1. Introduction
Veut être abordée ici la question proprement « pacifiste » : le chrétien peut-il, s’il est fonctionnaire, prêter la main à l’exercice de la force publique, pouvant aller jusqu’à commettre un homicide ? Est-ce que les professions de soldat, mercenaire, gendarme, bourreau, lui sont ouvertes ? Est-ce que les obligations militaires des citoyens contraignent le chrétien ? Peut-il, sans pécher contre Dieu, prêter la main aux actions violentes ordonnées par les pouvoirs publics, étant précisé que cette violence n’est pas la sienne propre, mais celle de l’État commanditaire qui s’exerce au travers de lui en qualité d’agent ?
Alors que la morale protestante classique répond à ces questions par l’affirmative, une minorité pacifiste soutient l’inverse : la fidélité à l’Évangile appelle le chrétien à refuser d’exercer ce type de fonctions, et assumer en ces domaines des formes de résistance, d’objection de conscience, voire de désobéissance civile. Cette position est soutenue depuis le xvie siècle jusqu’à aujourd’hui par le courant anabaptiste-mennonite, et l’enseignement du théologien mennonite américain John Howard Yoder (1927-1997)28. Parmi les défenseurs protestants de l’objection de conscience dans les pays anglo-saxons figurent aussi en bonne position, dès le xviie siècle, les quakers (la Société religieuse des amis). Aux États-Unis, le pasteur baptiste afro-américain Martin Luther King, en 1964, devient le plus jeune lauréat du prix Nobel de la paix pour sa lutte non violente contre la ségrégation raciale et pour la paix, avant d’être assassiné en 196829.
2. Le « pacifisme » de l’Église primitive
Sur la question du « pacifisme » de l’Église primitive, les auteurs pacifistes font généralement des affirmations péremptoires : jusqu’à la « mésalliance constantinienne », en l’an 313, les chrétiens auraient massivement jugé le service militaire incompatible avec leur profession de foi, fût-ce au prix de leur vie. Une citation de Tertullien (150-220) semble ici clore toute discussion, celui-ci affirmant dans son Apologie : « Nous ne pouvons admettre comme licite l’état de soldat, puisque le Seigneur n’a pas permis une seule fois que l’on se serve de l’épée […]. En désarmant Pierre, le Seigneur a dénoué le ceinturon de tout soldat. »30
Dans cet argumentaire veut également être mise à l’honneur la mémoire héroïque des « martyrs militaires » de la période, sur la voie ouverte par Maximilien de Theveste, décapité vers 295 pour avoir refusé de servir l’armée romaine en Numidie31, et réputé « premier objecteur de conscience ». Dioclétien procédant à une épuration systématique de l’armée, le nombre des martyrs militaires augmente vers la fin du iiie siècle et au début du ive siècle.
Cette lecture de l’histoire se respecte assurément, sous réserve de quatre remarques :
1) Ne doit pas être perdu de vue le caractère tardif et isolé de la déclaration de Tertullien, perçue par les historiens comme étant, en l’an 197, une « rupture brutale avec le silence circonspect des siècles précédents »32.
Avant Tertullien, on note en effet un silence quasi complet des premiers Pères et moralistes chrétiens sur le service militaire, silence qui, s’il peut être interprété comme l’expression d’une adhésion unanime des chrétiens au pacifisme, peut aussi être interprété en sens inverse : comme l’indication que l’accès au service militaire ne posait pas de problème particulier aux premiers chrétiens et n’exigeait pas qu’ils en parlent. Dans la même période, par contraste, de nombreuses voix se font entendre pour défendre une attitude loyaliste à l’égard des institutions de l’État et de tous les devoirs civiques qui s’y rapportent, dans la ligne de l’enseignement de l’épître aux Romains. Alors même que l’hostilité contre le christianisme était générale, et que régulièrement un édit impérial déclenchait une nouvelle vague d’atrocités contre les chrétiens, les apologistes chrétiens ne cessent de chanter les louanges de l’empereur et proclamer la fidélité des chrétiens à la « paix romaine »33.
De plus, la position de Tertullien ne faisait pas unanimité, puisqu’un autre Père de l’Église, Clément d’Alexandrie, soutient à la même date la position inverse, en prônant l’intégration des chrétiens dans l’armée, et conseillant aux soldats nouvellement convertis d’« écouter le général qui commande avec justice aussi simplement qu’il conseille aux laboureurs de labourer, et aux marins de naviguer »34.
2) Lorsque les premiers chrétiens mettent en cause leur soumission au service militaire, c’est, la plupart du temps, lorsque celui-ci oblige à prêter un serment d’allégeance à César comme à Dieu, serment dans lequel leur conscience voyait un acte d’idolâtrie. C’est essentiellement leur refus de se soumettre aux « cultes militaires », et leur refus de porter l’objet qui en était la marque de dédicace (le signaculum), qui a entraîné la répression et mise à mort de nombreux « martyrs militaires » sous l’Empire. En particulier sous Dioclétien, qui procède au début du ive siècle à une épuration systématique de l’armée.
Dès lors, dans la position des premiers chrétiens envers le service militaire, il devient très difficile de démêler ce qui relèverait d’un refus de pécher contre le second commandement du Décalogue (contre l’idolâtrie) et d’un refus de pécher contre le sixième (compris comme l’interdiction de tout homicide). En d’autres termes, il n’est pas établi que les « martyrs militaires » auraient refusé un service armé affranchi de cette obligation religieuse, comme en témoigne le simple fait qu’ils furent soldats réguliers avant de devenir martyrs.
3) Dès l’instant où cette obligation religieuse est supprimée (dès 313, date de l’accession de Constantin au pouvoir), on note que des conciles (comme celui d’Arles en 314) menacent les déserteurs chrétiens d’excommunication. Il est jugé que les chrétiens ne peuvent se soustraire à leurs obligations militaires sans sortir de la communion de l’Église. Ce qui était possible du temps des « martyrs militaires » devient condamnable dans la nouvelle circonstance.
4) Lorsque la question du service militaire est traitée par les moralistes chrétiens de manière plus systématique, tout au long du Moyen Âge, ils débattent essentiellement de l’accès des chrétiens à la profession militaire, au métier de soldat. Chose qui ne nous est plus familière aujourd’hui, les théologiens soutiennent qu’il y a des professions dont l’accès serait interdit aux chrétiens (comédiens, banquiers, soldats, bourreaux, notamment)35. De ce point de vue, la foi chrétienne, sans interdire formellement de prêter la main à certaines activités, peut interdire leur professionnalisation et son cortège de conséquences jugées négatives. C’est un discours qui, appliqué à notre sujet, peut interdire aux chrétiens l’accès aux professions militaires ou au métier de mercenaire (à cause des dérapages qu’il favorise : massacres, pillages, viols, et ainsi de suite), mais pas la soumission au service militaire obligatoire dans son principe. La « conscription » obligatoire et systématique, telle qu’elle s’est répandue dans la période moderne, n’est pas ici dans la ligne de mire.
En bref : dans l’Église primitive, un chrétien peut-il être soldat et servir dans une armée païenne ? Les réponses apportées à cette question furent assurément beaucoup plus diverses et variées qu’on ne le dit36.
3. La critique théologique du pacifisme
Ce pacifisme est resté, et reste toujours, marginal dans les Églises protestantes et évangéliques, pour lesquelles, dans leur grande majorité, l’enseignement du Nouveau Testament n’invalide pas pour les chrétiens l’obligation de s’acquitter de leurs devoirs militaires, pour qui ce serait même « pécher contre Dieu » que de s’y soustraire.
Il est important de préciser que la position opposée au pacifisme n’est pas une pensée ou un comportement belliqueux, mais une autre conviction sur les moyens ordonnés par Dieu pour assurer une paix relative dans le monde présent. Les divergences entre pacifistes et « militaristes » protestants (comme on les désignera) portent non pas sur la guerre et la paix, mais sur le rapport entre la fin et les moyens (cf. infra), sur les moyens légitimes pour promouvoir la paix.
Le pacifiste discerne derrière la position « militariste » ce qu’il appelle de la faiblesse, du compromis, un manque de courage dans la foi, ou « jusqu’auboutisme » dans la lecture de la Bible, ou encore un manquement à la règle du « sola scriptura »37. Mais le non-pacifiste lui objecte que sa conviction est soutenue par une autre lecture du Nouveau Testament, qui n’entend pas confondre ce qui été résumé plus haut de la non-violence prophétique des enfants de Dieu dans ce qui touche à leurs intérêts personnels, et ce qui a été rappelé ensuite sur le rôle que Dieu a lui-même dévolu à l’usage de la force par la puissance publique dans la complexité du temps présent.
Henri Chavannes, par exemple, écrit : « Le chrétien qui prend part aux combats que se livrent les puissances dans le monde ne retombe-t-il pas sous le joug du péché et n’annule-t-il pas par là les effets libérateurs de l’œuvre du Christ ? Les objecteurs raisonnent ainsi. Mais ils se trompent. Il leur échappe que l’armée n’est pas un mal en soi. Elle est au contraire l’instrument d’une paix relative et précaire, mais qui est la seule possible dans l’ordre temporel en attendant le retour du Christ […]. En vertu de la nécessité où l’État se trouve, le chrétien qui sert comme soldat entre dans un ordre où la violence dont il use ne lui est pas imputable personnellement. C’est une chose différente de tuer en tant que particulier et de tuer comme soldat. […] Il devient l’instrument de la violence de l’État. Il est celui par qui elle s’exerce […]. L’acte de tuer à la guerre trouve son origine non plus dans la volonté corrompue de celui qui se bat, mais dans le devoir de l’État d’assurer sa propre existence38.
Les critiques protestantes de la lecture anabaptiste de la Bible portent essentiellement sur les points suivants : la christologie et la sotériologie, l’eschatologie du Nouveau Testament et la doctrine de l’État et de la grâce générale dans cette période « avant-dernière ».
a. Christologie et sotériologie
Chapitre important et tout à fait fondamental de la théologie pacifiste : la christologie et la théologie de la croix, dont elle soutient une interprétation extensive et globalisante qui ne peut pas laisser indifférent le lecteur de convictions protestantes et évangéliques.
Sous la plume de Yoder, notamment, s’exprime un christocentrisme qui veut être absolu (qui n’est pas sans ressembler à celui de Karl Barth) et ne rien laisser en dehors de son champ d’action. La croix est présentée comme un événement proprement révolutionnaire qui bouleverse le visage du monde, pas uniquement la vie intérieure des individus, sur le plan spirituel, mais aussi leurs relations sociales et communautaires, un événement qui donne littéralement naissance à une nouvelle humanité, à une nouvelle société.
Toutefois, un seul domaine semble échapper à son emprise : la sphère civile et politique. Dans la pensée anabaptiste, le mandat donné par Dieu aux princes et magistrats semble comme dissous par les effets de la croix. Appliquée à la sphère politique, cette christologie/sotériologie, qui se veut globalisante et inclusive, affaiblit la portée du mandat que Romains 13 et 1 Timothée 2 reconnaissent à l’institution politique39. Curieusement, princes et magistrats ne sont pas crédités dans leurs fonctions des effets positifs de la rédemption.
De ce fait, l’interprétation anabaptiste de l’enseignement du Nouveau Testament échappe difficilement à une forme de dualisme. Le chrétien anabaptiste est déchiré ici-bas entre deux souverainetés ou allégeances (Dieu et César) dont il ne perçoit plus l’emboîtement. Comment s’articulent la rédemption et la création qui la précède, et les structures d’autorités instituées par Dieu pour la gouverner ? Au contact de la théologie anabaptiste, on a le sentiment que les doctrines de la création et de la grâce générale ou commune, en leur sens classique, ont été comme vidées de leur substance. Une nouvelle humanité semble ici se substituer à une ancienne, qui littéralement disparaît.
Il est certain que la croix bouleverse ou transfigure de manière absolue le rapport des hommes à la violence, entendue comme violence sacrificielle ou justificatrice. Le sacrifice du Christ étant reconnu unique, absolu et définitif, il n’y a plus désormais de violence sacrificielle qui puisse recevoir une place légitime dans l’histoire. Mais, pour les auteurs du Nouveau Testament, la violence sacrificielle endurée par le Christ n’a pas pour effet d’invalider, dans le temps présent, les formes de violence d’une autre nature. Pour une théologie qui respecte l’ordre d’antériorité de la création et de la rédemption, la croix n’épuise pas toute idée de punition divine envers les incrédules, pas plus qu’elle ne dépouille les notions de jugement dernier ou de châtiment éternel de leur contenu40. Dans le temps présent, de même, elle ne vide pas de sa nécessité la notion de justice sociale, comme aspect de la gouvernance divine, dans le cadre de sa grâce générale ou commune.
Autre signal d’alerte significatif, aujourd’hui l’embarras éprouvé par les théologiens anabaptistes face au thème de la violence dans la Bible gagne également la doctrine de l’expiation et du salut. Des redéfinitions de la doctrine classique de l’expiation sont promues au sein du mouvement, qui tendent, sinon à évacuer, du moins à écarter de la doctrine classique de l’expiation les notions de violence et de sacrifice, ainsi que les concepts dogmatiques traditionnellement associés : sacrifice, propitiation, expiation substitutive, substitution pénale, sacrifice propitiatoire, et ainsi de suite. Ne plus présenter l’œuvre du Christ comme un sacrifice de propitiation qui apaise la juste colère de Dieu et dont le sang efface les péchés est présenté ici comme un progrès théologique important41.
b. Eschatologie
Si l’opposition des Réformes classique et radicale sur l’usage légitime de la violence découle en partie d’une divergence christologique et sotériologique, celle-ci découle aussi et surtout d’une divergence sur l’eschatologie du Nouveau Testament, et les manières opposées dont est conçu le calendrier de l’avènement du royaume de Dieu.
La transfiguration opérée en Christ est-elle déjà pleinement réalisée dans le temps présent ou reste-t-elle en partie contemporaine de la fin des temps, une réalité dont l’Église appelle l’avènement de ses prières, lorsqu’elle dit quotidiennement à Dieu « Que ton règne vienne », mais dont elle ne touche pas encore le plein accomplissement de son vivant (Hé 11.13) ?
Il est reproché à la théologie pacifiste, dans sa lecture de l’Évangile, de ne pas prendre la pleine mesure du « pas encore » de l’avènement du royaume de Dieu, de pécher par une sorte d’anticipation eschatologique, ou d’« angélisme » de type millénariste, alors que les chrétiens du Nouveau Testament ne vivent pas encore dans l’eschatologie réalisée. Toute la question est incluse dans celle du « déjà » et du « pas encore » du royaume, de la relation entre le royaume qui est venu et le royaume qui vient, et la façon dont est comprise leur interrelation. Si les chrétiens vivent à l’heure dernière sur le calendrier de Dieu, la lecture anabaptiste semble appropriée. Mais s’ils vivent à l’heure « avant-dernière » (et pas encore dans le ciel), il est évident que les structures d’autorité par lesquelles le Créateur a ordonné que le monde présent soit gouverné (même et surtout corrompu) ne sont pas encore congédiées par lui.
Henri Chavannes développe sa critique : « La venue de Jésus – contrairement à ce que pensaient les Juifs – n’a pas aboli l’histoire humaine. Celle-ci continue après l’incarnation, et elle continuera jusqu’à ce que le Christ vienne y mettre fin par son retour […]. Nous sommes dans un temps au caractère ambigu où l’éthique chrétienne connaît un double devoir. D’abord le croyant ne doit pas se conformer au siècle présent, parce que, en Christ, toutes choses sont devenues nouvelles. Mais en même temps il ne doit pas renoncer au monde, car il sait que ce monde est actuellement encore voulu par Dieu dans le cadre de l’histoire du salut, et qu’il est placé sous la souveraineté de Christ […]. Le temps dans lequel nous sommes est un temps équivoque, douloureux. D’une part, le Christ est venu, il a instauré la paix, une paix d’une profondeur nouvelle, mais en même temps, l’histoire humaine se poursuit avec ses disputes et ses guerres. Le chrétien doit tout à la fois considérer l’événement du passé, la venue du Christ triomphant sur la croix du péché et de la mort, et attendre l’avènement futur, son retour qui manifestera dans l’univers les conséquences de la victoire de la croix, maintenant en grande partie secrète et cachée. »42
Sous cet éclairage, le temps que vivent aujourd’hui les chrétiens doit être reconnu comme étant « équivoque, douloureux », en tension irréductible entre ce « déjà » et ce « pas encore ». Aspirant à résoudre cette tension, ils éprouveront la tentation permanente de vouloir en rayer une des deux composantes (ou un des deux pôles de cet « arc électrique »), et de confondre pratiquement les cités terrestre et céleste que la foi veut leur apprendre à distinguer, soit en cédant à une tentation de fuite par rapport à la société présente, de mise à l’écart, d’abandon de type sectaire d’un monde au sujet duquel la foi ne ferait plus rien espérer de positif, soit, ou en même temps, en cédant à des formes d’impatience eschatologique, en voulant fonder ici-bas la communauté parfaite, la Jérusalem céleste.
Or l’histoire de l’anabaptisme n’a-t-elle pas montré paradoxalement ces deux faiblesses opposées ? La posture du repli et de la fuite du monde n’a-t-elle pas été prise (parfois de manière caricaturale) par certaines communautés de type anabaptiste-amish ? Et la tentation proprement « millénariste » n’a-t-elle pas été illustrée par l’histoire de Munster ? On peut penser que, dans l’histoire de l’anabaptisme, la révolte de la ville de Munster (période 1534-1535) fut un accident43, mais aussi se demander, plus en profondeur, si toute théologie qui perd de vue la distinction du « déjà » et du « pas encore » de l’eschatologie biblique ne prête pas le flanc à ce genre de flottements ou d’oscillations paradoxales, entre la fuite du monde et la théocratie millénariste ?44 Il n’est pas rare du reste que le discours anabaptiste passe du plan civil au plan ecclésiastique comme s’ils se confondaient.
Dans le christianisme, l’histoire de l’extrémisme et de la violence religieuse s’est toujours nourrie de convictions eschatologiques et écrite de manière étroite autour de celles des utopies millénaristes, comme aussi conjointement des frénésies apocalyptiques.
4. Le recours à la justice civile
À la doctrine de l’État présentée ci-dessus (chap. V), l’anabaptisme oppose classiquement que Paul, dans ses épîtres, reproche aux chrétiens de recourir à la justice civile et à des juges incroyants pour résoudre leurs conflits (1Co 6.1-7). Mais que reproche-t-il exactement aux Corinthiens ?
1) « C’est une honte que d’avoir des procès entre vous » (v. 7), « entre frères » (v. 1). Et les prescriptions du Sermon sur la montagne à juste titre leur sont rappelées : « Mieux aurait valu que vous souffriez quelque injustice, et vous laissiez dépouiller, que d’avoir des procès. » Comme s’il leur disait : vos procès sont révélateurs, à votre honte, de votre manque de maturité spirituelle, et du peu d’emprise que vous avez laissé à la sanctification sur vos comportements et réactions.
2) Ayant des conflits entre frères, c’est une honte supplémentaire que de les soumettre au jugement des infidèles, et non des saints (v. 1), d’établir comme juges sur eux des gens « dont l’Église ne fait aucun cas » (v. 4). N’y a-t-il pas un seul sage dans la communauté à l’arbitrage duquel vous pourriez soumettre votre différend (v. 5) et recevoir son jugement sans y être forcé ? Dans l’absolu, n’est-ce pas les saints qui, aux côtés du Christ glorifié, seront appelés à juger le monde et même les anges (v. 2 et 3), a fortiori « cette affaire de moindre importance » (v. 2) ?
Agissant comme ils l’ont fait, les Corinthiens ont porté doublement atteinte au témoignage que les chrétiens sont appelés à rendre aux incroyants : en étalant sous leurs yeux l’existence entre eux de conflits irréductibles et en témoignant que l’Évangile qui leur est théoriquement commun n’a pas permis de les résoudre.
Cette parole de Paul donne-t-elle raison à la position anabaptiste sur les autorités civiles ? L’autorité judiciaire civile est bien ici écartée par l’apôtre en faveur d’une justice d’Église, et l’Église appelée à arbitrer en interne ses conflits. Mais, dans le cas particulier, quelle est la nature du grief ? Le propos, ici, s’entend apparemment de larcins, de conflits de propriété ou d’héritages, notamment, c’est-à-dire de droit civil. Mais quid du droit pénal ? L’apôtre aurait-il dit la même chose d’un crime, d’un abus sexuel, d’un viol, d’un attentat pédophile ou d’un meurtre, des péchés dont l’apôtre dit lui-même que Dieu a confié la sanction au magistrat (Rm 13) ?
Aujourd’hui, c’est le reproche qui est largement fait à l’Église catholique, notamment en matière de pédophilie, que d’avoir voulu régler en interne, au niveau du tribunal du confessionnal et de la discipline ecclésiastique, des crimes qui relevaient de l’autorité judiciaire et de la justice pénale ; ou, de manière plus sournoise, d’avoir voulu les couvrir pour éviter à l’Église catholique d’être éclaboussée par des scandales, d’avoir préféré préserver sa réputation que donner aux victimes la justice et la réparation auxquelles celles-ci avaient droit.
La pensée qui s’exprime en 1 Corinthiens 6.1-8 s’étendrait-elle à toutes les causes ? Il n’est pas établi que le « devoir de dénonciation aux autorités civiles », tel qu’il est conçu aujourd’hui dans les sociétés occidentales en matière pénale, soit opposé à la directive de l’apôtre.
Dans leur histoire, les mennonites-anabaptistes eux-mêmes n’ont pas été exempts de reproches sur ce registre. On peut ici mentionner les accusations d’abus sexuels envers ses étudiantes portées contre John Howard Yoder, dans la période 1993-1996, qui ont conduit au sein du mouvement à enclencher une procédure disciplinaire et à adresser à son leader une exhortation. Mais l’ampleur du scandale n’est devenue publique qu’après la mort du théologien en 1997, lorsque plus de 50 femmes sont venues grossir le nombre des plaignantes. Ce qui a conduit le mouvement mennonite américain, en juillet 2015, ce fut tout à son honneur, à présenter ses excuses publiques pour « avoir laissé faire cet homme et ne pas avoir offert le secours nécessaire aux victimes ».
5. Le Sermon sur la montagne : mise en perspective
Trouve-ton réellement dans le Sermon sur la montagne, comme le voudrait la lecture pacifiste, les bases d’un nouvel ordre social chrétien qui puisse tenir lieu de loi civile ? Matthieu aurait-il été d’accord avec l’écrivain pacifiste russe Tolstoï (1828-1910), qui proposait d’élever le Sermon sur la montagne en loi politique ?45
Neal Blough résume la problématique : « Avec le Sermon sur la montagne, le problème se situe dans la question de la portée du commandement. Faut-il, comme l’a fait Martin Luther, considérer que la non-violence enseignée par Jésus est à appliquer dans nos relations personnelles, privées, ou bien dans l’Église entre chrétiens ? Et que dans le domaine public, quand il s’agit de défendre la patrie, c’est une autre règle qui s’applique […], la tradition de la guerre juste, qui, dans certaines circonstances, accepte la violence de la guerre comme un moindre mal. [Ou faut-il au contraire], avec la tradition anabaptiste-mennonite, affirmer que ces paroles du Christ s’appliquent à la globalité de notre vie de disciple, quelle que soit la situation dans laquelle il se trouve ? »46
Le protestantisme classique répond négativement : l’éthique personnelle et prophétique du disciple de Jésus-Christ qui s’exprime dans le Sermon sur la montagne ne peut être confondue avec une éthique sociale propre à gérer les rapports de force dans une société résolument rebelle à l’ordre de Dieu et qui le restera jusqu’à la parousie.
Martin Luther, qui était lucide sur les dangers d’une telle proposition, disait : « Avant de vouloir gouverner le monde chrétiennement, veille à le peupler de chrétiens. » Et Jean-Jacques Rousseau, dans son Contrat social, faisait remarquer que dans une société fondée sur un tel ordre, il suffirait d’un seul qui le refuse pour qu’il y prenne le pouvoir et mette en péril les équilibres les plus fondamentaux.
Trois remarques permettent de résumer les critiques adressées à la lecture pacifiste du Sermon sur la montagne :
1) La société présente, que la Bible juge corrompue, ne peut se maintenir que sur une notion de loi contraignante, qui crée des devoirs et des obligations et poursuit ceux qui y contreviennent. Le Sermon sur la montagne est-il de cette nature ? Les comportements désignés par lui sont-ils exigibles, et les contrevenants passibles de sanctions ? On imagine mal qu’un individu puisse être poursuivi au motif qu’après avoir été frappé sur la joue gauche, il n’ait pas tendu la droite ? Ou qu’après s’être fait dérober son manteau, il n’ait pas spontanément livré sa tunique. Dans le Sermon, on n’est pas dans le domaine de ce qui est dû. Le devoir ou le droit s’arrêtent aux limites de la loi du talion (œil pour œil). Tout ce qui va au-delà, ou qui plutôt reste en deçà, relève de la liberté. Le Sermon place les croyants sur le registre de l’apprentissage du don et de la générosité, de l’apprentissage spirituel de l’amour, d’actes libres et généreux, de l’apprentissage d’une gratuité qui est à l’image de celle de Dieu, et qui, comme telle, ne peut faire l’objet d’aucune contrainte47.
2) Dans les comportements requis par le Sermon, il y a une dimension personnelle et individuelle incontestable.
La générosité désignée par le Sermon est personnelle par les ressources spirituelles qu’elle présuppose. Derrière les comportements désignés, il y a un prérequis important : le Sermon énonce une éthique de croyants, d’hommes et de femmes justifiés par une foi personnelle en l’œuvre du Christ, et rendus capables de manifester une remarquable maturité spirituelle : avoir été libérés dans la foi de toutes les susceptibilités et questions d’amour-propre. Les « préceptes évangéliques » désignent une éducation de nature spirituelle qui réclame beaucoup de temps, et n’est jamais tout à fait terminée en cette vie. Même le croyant qui aurait déjà été capable de laisser son manteau à celui qui lui a dérobé sa tunique aura toujours à progresser à l’école du Sermon.
La générosité désignée par le Sermon est aussi personnelle par son objet ; elle ne peut porter que sur les possessions personnelles du croyant agressé : la joue, la tunique, la fatigue d’une longue marche. Appliqué aux biens d’autrui, que signifierait le précepte ? Tu aimeras les ennemis de ton peuple ? Ou plutôt tu ne défendras pas le bien commun de la communauté dont tu es membre, de ta nation, de ton entreprise ? Ou tu ne défendras pas les membres de ta famille contre les agressions qui les menacent ? Nul n’est appelé et autorisé, par cette parole de Jésus, à sacrifier la vie ou les intérêts de tierces personnes, et encore moins des groupes qui auraient été confiés à sa garde dans le cadre d’un contrat social : dans le cadre du mariage, les droits de son conjoint ; dans le cadre de la famille, les droits de ses enfants ; dans le cadre d’une entreprise, les droits de ses employés ; dans le cadre politique, les droits des citoyens qui lui ont confié la gestion de leurs intérêts ; dans le cadre de l’armée ou de la guerre, les droits des hommes qui ont été placés sous son commandement, et ainsi de suite.
Max Weber range le Sermon sur la montagne dans la catégorie des « éthiques de prophètes », qui, comme telles, dit-il, ne peuvent être que celles d’individus qui s’exposent volontairement et délibérément aux risques encourus48. Le partisan de la non-violence est vu par Weber comme un prophète dont les actes peuvent avoir une valeur symbolique importante. En opposant les prophètes aux réalistes, il soutient que les partisans de l’éthique de conviction sont inaptes aux responsabilités politiques, qui requièrent parfois une nécessaire violence parfaitement légitime49.
Qu’on le veuille ou non, s’esquisse dans la théologie du Nouveau Testament une distinction entre éthiques individuelle et sociale, entre l’éthique individuelle du croyant (touchant à ses intérêts personnels) et l’éthique sociale qu’il est appelé à respecter dans un monde resté hostile à la grâce.
Celui qui, dans l’interprétation de la portée politique du Sermon, écarte la thèse pacifiste de l’ordre social chrétien ne doit pas pour autant verser en sens opposé dans la théorie du « précepte impossible », selon laquelle l’enseignement de Jésus (dans ce Sermon comme dans les Béatitudes) serait impossible à pratiquer jusqu’au bout, et n’aurait ici-bas qu’une valeur propédeutique pour guider les croyants vers le meilleur possible. La portée des « préceptes évangéliques » doit être définie dans une voie intermédiaire : ils désignent des comportements qui sont réellement rendus possibles ici-bas par le don de l’Esprit, mis à portée de main des individus croyants, et qui, dans le monde présent, deviennent prophétiques du royaume qui vient.
Enfin, dans les trois exemples qui illustrent son précepte, il faut souligner que Jésus ne disculpe pas les voies de faits dont le chrétien serait la victime (gifler, prendre la tunique ou réquisitionner). Le Christ ne les dépénalise pas, comme s’il disait : ce n’est pas grave ou cela ne mérite pas d’être puni ou sanctionné. Jésus n’aborde ici que la question de la réaction de l’individu lésé, et, si tant est que celui-ci veuille se comporter comme son disciple, l’appelle à manifester sa liberté d’enfant de Dieu par la qualité de réaction extraordinaire désignée, susceptible de porter le bien à triompher du mal.
Est particulièrement frappante à ce propos la juxtaposition et continuité des textes de Romains 12 et 13. C’est le même apôtre qui, en Romains 12, appelle le croyant agressé à « ne pas se venger, ne pas rendre le mal pour le mal, donner à manger et à boire à son ennemi », et qui, dans le même souffle, au début du chapitre 13, appelle le magistrat à sanctionner cette même agression dans la mesure où celle-ci relève du domaine pénal. Il n’y a pas de contradiction entre les deux. Le pardon des offenses commandé à l’offensé par l’Évangile n’a pas pour effet de disculper l’agresseur sur le plan pénal.
Encore aujourd’hui, dans la société contemporaine, les chrétiens sont confrontés à des questions très lourdes comme l’inceste, le viol ou la violence conjugale, qui peuvent exiger une plainte pour être stoppées. Une femme chrétienne qui serait battue par son mari, ou serait témoin de maltraitances ou agressions incestueuses sur ses enfants serait-elle appelée par Dieu à garder le silence ? Jésus, par ce Sermon, lui interdit-il de porter plainte contre son mari ? Aux jeunes chrétiens aujourd’hui, dans les lycées, victimes comme tous leurs camarades de problèmes de racket, agressions, harcèlements, manipulations, entre autres, leurs parents doivent-ils apprendre, en « bons petits chrétiens », à se laisser détrousser de manière répétée (sans résistance, comme des brebis muettes), à se soumettre à la loi du silence et de l’omerta, ou leur apprendre à répliquer comme il convient, c’est-à-dire en ayant le courage de dénoncer ce qui doit l’être auprès des autorités compétentes ?
VIII. Vers une doctrine de la « guerre légitime »
1. Le commandement de l’amour du prochain
Enfin, et plus fondamentalement, il a été reproché au pacifisme évangélique de ne penser à l’amour du prochain que de manière binaire : de ne parler que de l’amour que l’offensé doit à l’offenseur, alors que l’amour, en tradition chrétienne, s’est toujours également entendu de manière triangulaire, lorsque le prochain est victime d’une agression, et l’amour entendu comme devoir d’assistance envers lui.
Comme l’a développé Augustin, au croyant qui est témoin d’une agression et possède la puissance de l’empêcher, l’amour chrétien lui commande de l’utiliser. Il pécherait contre Dieu par complicité, et trahirait l’amour qu’il doit à son frère, sa mère, sa fille, sa patrie, s’il assistait passivement à leur dépouillement ou à leur assassinat. Il est établi que l’usage de la force, que l’auditeur du Sermon sur la montagne peut s’interdire pour défendre ses propres intérêts, il peut avoir le devoir d’en user pour défendre ceux des autres.
Il est important de prendre conscience que, dans l’histoire de l’Église, la réflexion chrétienne sur la violence légitime et le droit de résistance n’a pas eu pour point de départ la question de la légitime défense, comme on le pense généralement, mais la question du devoir d’assistance du prochain, de l’amour de celui qui est victime d’une agression ou menacé de l’être, et des interventions que l’amour commande à ses proches pour le secourir. Toute la doctrine de la « guerre juste » développée dans l’histoire de l’Église, après Augustin, découle d’une réflexion sur ce devoir d’assistance. Thomas d’Aquin, de même, traitera de la question de la « guerre juste » dans le passage de son œuvre consacré aux « fautes contre la charité » dues au prochain (Somme IIa/IIae, quest. 40). Il innove peu par rapport à Augustin.
2. La doctrine de la « guerre juste »
À la suite d’Augustin, la doctrine dite de la « guerre juste » (à ne pas confondre avec l’idée de « guerre sainte » ou de « guerre de Dieu » au premier degré, comme ont pu être conçues les Croisades ou guerres de religions) sera conçue dans l’histoire de l’Église comme un compromis jugé préférable à d’autres maux, et que Dieu, pense-t-on, dans les dures circonstances du temps, honore.
Ici demeure le présupposé que la violence est toujours un mal, et ne se confond jamais avec un bien absolu. L’idéal, dit Augustin, reste la paix fondée sur la justice. Mais le péché ayant détruit l’ordre divin, la guerre est une des conséquences du désordre qui en résulte. La guerre, même « juste », reste une chose affreuse. Celui qui n’en éprouverait pas de douleur aurait perdu toute conscience. Ce qui n’empêche pas que cette guerre soit en même temps vue comme un acte d’amour que Dieu commande et honore. Couper un bras ou une jambe pour sauver tout un corps est considéré ici comme un acte d’amour.
Dans son contenu, la doctrine a connu de nombreuses variations chez les théoriciens de la guerre juste au cours des siècles.
Du ive au xviie siècle, d’Augustin (354-430) à Francisco Suarez (1548-1617), on assiste à l’élaboration progressive d’un véritable droit international de la guerre juste, en passant par Isidore au viie siècle, Gratien au xiie siècle, Thomas (1225-1274) et les théologiens scholastiques du Moyen Âge, dont les travaux sur le sujet remplissent plusieurs dizaines de volumes aux xiie et xiiie siècles, puis le dominicain François de Vitoria (1480-1564) dans son traité Sur le droit de la guerre. Dans la période contemporaine, le dernier théoricien de la guerre juste : Michaël Walzer, Guerres justes et injustes, Belin, 1999.
Dans sa formulation classique, la doctrine du casus belli50 a toujours englobé deux types de critères :
1) Le jus ad bellum, les critères qui déterminent si la guerre est légitime ou non. Est-elle déclarée par une autorité légitime ? La cause de la guerre est-elle juste ? Tous les autres moyens de réconciliation ont-ils été utilisés ?
2) Le jus in bello rejoignant la réflexion sur les fins et les moyens, les critères sur la moralité des moyens utilisés, sur la façon dont une guerre doit être menée. Les moyens sont-ils proportionnels aux fins visées ? La guerre peut-elle être gagnée ? La vie des innocents est-elle épargnée ?
Le fossé entre théorie et pratique, en la matière, restant toujours considérable, il n’est pas difficile de discerner les limites de toute définition théorique de la guerre juste :
On été dénoncés avec raison les innombrables abus qui dans l’histoire ont été faits de cette doctrine, pour auréoler d’une forme de légitimité divine les agressions les plus condamnables. Innombrables sont les belligérants (et souvent sur les deux fronts du même champ de bataille) qui ont, dans leur propagande, cherché à légitimer leurs agressions en les qualifiant de « guerre juste », jusqu’au tristement célèbre Gott mit uns de l’hégémonie nazie. La tentation est toujours forte, pour qui utilise ce concept, de glisser vers une divinisation de sa guerre ouvrant la porte à tous les fanatismes.
A été plaidée l’inadéquation de la doctrine à la guerre moderne et ses moyens surpuissants, auxquels les critères classiques de la jus in bello ne sont plus applicables. Notamment, que veut dire « Les moyens sont-ils proportionnels aux fins visées ? » à l’heure de la guerre atomique ?
A été soulignée l’inadéquation de la règle « La guerre est-elle déclarée par une autorité légitime ? » aux nombreuses guerres nées de conflits de succession, ou face aux monarchies de droit divin (dans lesquelles le combat du roi n’est plus distinguable de celui de Dieu), ou face à des conflits de frontières, lorsque deux princes se disputent la souveraineté légitime sur un territoire.
La doctrine de la guerre juste a certainement pour défaut majeur de rester une donnée largement théorique, qui court le risque de perdre de vue la juste mesure de la cruauté de la guerre, et donner facilement bonne conscience aux belligérants. Le discours pacifiste sur le sujet a ceci de positif qu’il réveille les consciences assoupies. Pour cette raison, les chrétiens attachés à cette doctrine gagneraient probablement à changer de vocabulaire. Dans la théologie chrétienne du salut, le concept de « juste » étant très chargé, et la « justice » de Dieu conçue comme parfaite et infinie, qualifier une guerre de « juste » ne peut que favoriser la confusion avec l’idée de « guerre de Dieu » et lui conférer une forme de sacralité globale et absolue qui anesthésie l’esprit critique. Parler d’une définition chrétienne sur la « guerre légitime », par exemple, serait assurément plus nuancé et judicieux.
La doctrine réclame également des remises à jour permanentes, qui peuvent se révéler extrêmement difficiles et délicates. Mais la légitimité de la démarche est difficilement contestable : la tentative de définir les circonstances dans lesquelles le recours à la force publique peut être jugé chrétiennement légitime et nécessaire. Il s’agit de tracer un fil rouge entre une agressivité belliqueuse (que l’Évangile condamne) et une lâche passivité qui deviendrait aussi complice du mal. Elle est l’expression, dans l’Église, d’une éthique de responsabilité qui ne se conçoit pas uniquement d’une manière individuelle, mais prenne aussi une dimension collective, au travers des structures sociales ordonnées par Dieu à cet effet51.
Dans sa forme minimale, comme berceau du concept de « paix armée », la doctrine de la guerre juste garde aujourd’hui de très nombreux partisans parmi les théologiens chrétiens52. De ce point de vue, dans l’état du monde présent, l’armement préventif serait le meilleur gage de la paix. Suivant l’adage Si vis pacem, para bellum (« Si tu veux la paix, prépare la guerre »), la force militaire est considérée comme la première ou la principale garantie pour maintenir la paix. L’armement, ici, est accepté pour ne jamais être utilisé.
3. La fin et les moyens
Entre partisans et adversaires du pacifisme, pacifistes et « militaristes » qui sont tous deux partisans de la paix, rappelons-le, la divergence théologique et éthique porte ultimement sur la question de la fin et des moyens.
Celui qui estime qu’une fin ne peut être légitimement poursuivie que par des moyens de même nature qu’elle optera naturellement pour la position pacifiste et le refus du service militaire. Celui qui, en revanche, estime que les moyens peuvent être de nature différente, voire antagoniste, sera amené à justifier le service militaire.
Durant la dernière guerre, un pasteur animateur d’un mouvement de résistance pacifiste antinazi a écrit : « Le Crucifié est identique au Ressuscité ! Cela signifie indiscutablement que la fin est identique aux moyens. La fin n’est que le produit des moyens. La fin, c’est la moisson de la semence que sont les moyens. Loin de justifier les moyens, ce sont les mauvais moyens qui corrompent la meilleure des fins. Car la fin est constituée par les moyens comme un lac par les rivières qui s’y jettent. Des rivières empoisonnées font un lac empoisonné. Jamais l’injustice ne débouchera dans la justice, ni le mensonge dans la vérité. »53 Mais un pasteur non pacifiste, tout en respectant infiniment le combat spirituel de son collègue, aurait pu opposer à son discours que ce genre de paradoxe existe bel et bien dans la théologie de la croix : puisque c’est par la mort qu’y surgit la vie ! La belle image du lac et des rivières n’est donc pas entièrement adéquate.
De plus, il n’y a contraste qu’en fonction de la manière dont est définie a priori la fin ! Si la fin est définie par exemple comme « l’anéantissement de la puissance du diable »54, sa destruction par le Christ apparaîtra en accord avec elle ! Jérémie reçoit de Dieu la double vocation d’arracher et de planter, de détruire et de bâtir : la construction de la maison de Dieu s’accorde avec la destruction de la maison des idoles. Il y a de toute évidence, dans la Bible, une notion de combat dont la lecture pacifiste a beaucoup de difficulté à rendre compte.
4. Témoignage historique : face à la montée du nazisme, un « réveil » antipacifiste dans le protestantisme
Dans l’histoire du protestantisme, un intéressant mouvement de réaction antipacifiste peut être signalé dans la période entre-deux-guerres (1918-1939), face aux compromissions des Églises luthériennes allemandes envers la montée du nazisme, et la forme de trahison que représente son silence, suivi dans un second temps d’un important mouvement de « réveil » au travers des réactions du théologien protestant Karl Barth et du mouvement des Églises confessantes d’Allemagne, pour refuser la soumission passive au nazisme.
En France, de même, Patrick Cabanel rapporte qu’entre la Première Guerre mondiale et la période de la guerre d’Espagne (1936-1939) se sont développés des mouvements réformés « pacifistes » défenseurs de l’objection de conscience, à l’exemple du groupe et de la revue La paix par le droit, dirigée par Théodore Ruyssen, ou du mouvement conduit par le pasteur Jules Jézéquel pendant la guerre d’Espagne, mouvements qui, en la période de la montée en puissance du nazisme, ont fait la démonstration des limites et revers de la logique pacifiste, et provoqué à leur insu, parmi leurs coreligionnaires, un fort revirement antipacifiste55. Par la gravité des événements (en particulier après la signature des Accords de Munich en 1938, par lesquels étaient abandonnés à l’hégémonie de Hitler la Tchécoslovaquie et les pays germanophones), il s’est imposé à beaucoup de protestants français que « la paix à tout prix » (ou « la paix quel qu’en soit le prix ») devenait une position insoutenable en conscience. On assiste alors, chez nombre de protestants, à une sorte de « conversion » de la paix à la guerre, tournant le dos à un pacifisme jugé démissionnaire ou complice56. Cabanel décrit le revirement de plusieurs de ses membres les plus militants (comme Élie Gounelle), d’une position strictement pacifiste (la paix à tout prix) à une adhésion progressive au thème de la « guerre juste », quelle que soit la nuance qu’on lui donne.
L’exemple emblématique donné par Cabanel : la réaction de Suzanne de Dietrich, bibliste et dirigeante de la « Fédé », qui publie dans Le Semeur un manifeste au « souffle prophétique », un appel à la mobilisation active des protestants, au nom même de l’Évangile, face aux « risques mortels courus par l’humanité » : « Les protestants n’auront-ils eu ni le courage de la paix, ni le courage de la guerre ? » interpelle-t-elle, alors que « d’autres personnalités protestantes s’enfoncent dans un pacifisme absolu, au prix de tous les abandons », déplore l’historien57.
IX. Conclusion : sans être pacifiste, le profil d’une foi pacificatrice
Même si la foi chrétienne n’est pas « pacifiste », au sens étroit du terme, puisqu’elle n’interdit pas nécessairement l’engagement actif du chrétien dans les forces armées, il ne fait pas de doute qu’elle reste une vision et une pratique du vivre ensemble profondément pacificatrice.
1) Pleinement impliqué à tous les niveaux du débat social et public, le chrétien saura proposer et soutenir les choix politiques propres à promouvoir une justice et une paix temporelles, qui en tous lieux enrayent le développement des conflits et préviennent la naissance des guerres. Le chrétien sera particulièrement bien préparé par sa foi pour s’investir dans la médiation des conflits, et il usera de toute la force de persuasion dont il dispose pour que l’usage de la contrainte n’intervienne qu’après épuisement de toutes les ressources pacifiques.
2) De plus, dans sa vie personnelle, les promesses et commandements divins qu’il s’approprie dans la foi lui inspirent différentes postures pacificatrices.
3) Jésus appelle ses disciples à des comportements inspirés par l’amour, vertu chrétienne par excellence. Aimer, c’est porter sur son prochain (même devenu ennemi ou adversaire) le regard d’espérance que le Dieu de l’Évangile porte sur lui ; c’est discerner, au-delà de son hostilité présente (et du mal qu’il a pu leur faire), son « devenir en Christ » ; discerner déjà sous les traits de Saul de Tarse (le persécuteur) l’apôtre Paul, ou sous les traits de Jacob (l’usurpateur) Israël, celui qui a lutté avec Dieu et a été vaincu.
4) Aimer leurs ennemis, c’est se comporter envers ceux qui les ont agressés d’une manière libre de toute susceptibilité et d’amour-propre, libre de contentieux ou de vengeance à régler, dont les croyants apprennent à confier à Dieu l’éventuelle exécution !
5) S’y ajoutent les extraordinaires libertés auxquelles Jésus appelle ses disciples par son Sermon sur la montagne dans leur vie et ministère personnels, leur donnant la capacité de ne pas rendre les coups reçus, de rompre l’engrenage de la violence et agir en sorte que le bien, partout, et autant qu’il leur appartient, puisse triompher du mal.
6) S’y ajoute le regard lucide que la Parole inspire au croyant sur « le déjà et le pas encore » de l’avènement du royaume de Dieu et les ambiguïtés du temps présent. La foi chrétienne, droitement comprise, lui interdit toute anticipation eschatologique de type millénariste et le cortège de violences qui l’accompagne généralement. L’amour chrétien lui interdit ici-bas tout jugement dernier. Conjointement, elle lui apprend à distinguer et respecter les missions distinctes et complémentaires que Dieu donne à l’Église et à l’État en cette période « avant-dernière ».
« Heureux ceux qui procurent la paix,
car ils seront appelés fils de Dieu ! »
Matthieu 5.9
BIBLIOGRAPHIE
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-
Michel Johner est professeur d’éthique et d’histoire à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩
-
Ronald Bergey, « La conquête de Canaan : un génocide ? », La Revue réformée 225 (2003/5).↩
-
L’idée est soutenue par nombre d’écrivains très sérieux, comme l’historien des religions américain Reza Aslan, qui a publié en juillet 2013 une biographie du Jésus de l’histoire intitulée Le Zélote, présentant le Christ sous les traits d’un révolutionnaire, agitateur politique, chef de bande et de rébellion armée. ↩
-
Le zélotisme, sous l’occupation romaine (en particulier la guerre de Judée en 66-73), désigne des mouvements politiques qui identifient le royaume de Dieu avec le royaume politique d’Israël et attendent un Messie révolutionnaire. Les zélotes entendent imposer l’avènement de ce royaume par des moyens violents et voient dans la radicalisation un moyen de précipiter la fin des temps, dans une sorte d’utopie de type millénariste.↩
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Cf. René Girard, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982.↩
-
Cf. Michel Johner, « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi la gauche, méditation biblique sur l’éthique du Sermon sur la montagne », La Revue réformée 225 (2003/5), p. 109-118.↩
-
Un commentateur écrit : « C’est comme la morsure de la conscience, embrasée par le remords face au comportement du chrétien », note de la Bible du Semeur d’étude, Excelsis, 2001, p. 1724.↩
-
Gandhi a déclaré : « Il faut chercher à émousser complètement l’épée du tyran, non pas en la heurtant avec un acier mieux effilé, mais en trompant son attente de voir lui offrir une résistance physique. »↩
-
Suzanne Lassier, Gandhi et la non-violence, collection Maîtres spirituels, 37, Paris, Seuil, 1970.↩
-
Phrase célèbre de l’Apologétique de Tertullien, dans sa forme exacte : « Le sang des martyrs est semence de chrétiens. »↩
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Cf. Jean Calvin, Traité des reliques et Excuse à Messieurs les Nicodémites.↩
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Plusieurs verbes sont utilisés dans l’hébreu biblique pour désigner la mise à mort ou l’homicide : principalement harag, utilisé 165 fois, et hemit (hiphil de mut), utilisé 201 fois. Un troisième verbe, ratsah, utilisé dans le Décalogue, est plus rare, et n’apparaît que 46 fois dans l’Ancien Testament. Les deux premiers verbes (harag et hemit) sont utilisés pour désigner des mises à mort aussi diverses que l’assassinat d’un ennemi personnel, un règlement de comptes, une exécution judiciaire ou même la mort que peut provoquer la justice de Dieu. Le verbe ratsah (celui du sixième commandement), en revanche, est utilisé essentiellement pour parler du meurtre ou de l’assassinat d’un ennemi personnel. Le terme est aussi traduit en grec, dans la LXX ou dans les citations néotestamentaires du Décalogue, par phoneo, qui veut dire très précisément assassiner, comme par exemple en Mt 23.31 : « Vous êtes les fils de ceux qui ont assassiné les prophètes. »↩
-
Cf. Henri Chavannes, L’objection de conscience, Cahiers de la Renaissance vaudoise no 39, Lausanne, 1961, n. 2, p. 103-104.↩
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L’abolition de la peine de mort est une avancée beaucoup plus tardive dans l’histoire de l’Occident.↩
-
Henri Chavannes, L’objection de conscience, Cahiers de la Renaissance vaudoise no 39, Lausanne, 1961, n. 2, p. 61. Pour marquer la différence de perspective, Gandhi a déclaré : « Je m’oppose à la violence parce que, lorsqu’elle semble produire le bien, le bien qui en résulte n’est que transitoire, tandis que le mal produit est permanent. »↩
-
Henri Chavannes, L’objection de conscience, Cahiers de la Renaissance vaudoise no 39, Lausanne, 1961, n. 2, p. 67ss.↩
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Doctrine mise en place au xiie siècle par Bernard de Clairvaux et Boniface VIII : bulle Unam Sanctam en 1302. ↩
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Ont été appelés « monarchomaques » (littéralement « qui combattent contre le souverain »), les théologiens protestants comme François Hotman (1573), Théodore de Bèze (Du droit des magistrats, 1574) et Nicolas Barbaud (1574) qui, au lendemain de la Saint-Barthélemy (1572), protestent contre la tyrannie religieuse et définissent la limite au-delà de laquelle il serait légitime pour un peuple de s’opposer activement à un gouvernement indigne. Tous soutiennent qu’il est des cas où l’on doit destituer le souverain. On leur doit d’avoir largement contribué à promouvoir l’idée que le pouvoir ne doit pas être absolu, mais responsable devant les représentants du peuple (reprise ultérieurement dans l’idée puritaine d’un fondement conventionnel du pouvoir politique) et d’avoir initié une réflexion protestante sur le droit/devoir de résistance. Cf. Émile Doumergue, « La pensée ecclésiastique et la pensée politique de Calvin », Jean Calvin, les hommes et les choses de son temps, Lausanne, 1889-1927, tome V ; Monique Cottret, Tuer le tyran. Le tyrannicide dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 2009, chapitre III ; Isabelle Bouvignies, « Monarchomachie : tyrannicide ou droit de résistance ? », dans Nicolas Pique (éditeur), Tolérance et Réforme, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 71-98. ↩
-
Flavius Valerius Aurelius Constantinus est proclamé trente-quatrième empereur romain sous le nom de Constantin Ier en 306.↩
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Cf. Jacques Ellul, La subversion du christianisme, Paris, Seuil, 1984.↩
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Selon les dispositions des capitulaires, les soldats germains vaincus sont contraints de choisir entre se convertir au christianisme ou être égorgés.↩
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Dans la parabole des invités (Lc 14.23), un homme organise un grand festin et invite beaucoup de gens (v. 16). Il envoie son serviteur pour leur dire : « Venez car tout est déjà prêt. » (V. 17) Mais tous, unanimement, déclinèrent l’invitation sous des « excuses » diverses : visite d’un champ, dans le cadre d’une acquisition (v. 18), essai de nouveaux bœufs, qui ne peut être retardé (v. 19), voyage de noces et indisponibilité due à son mariage (v. 20), autant de réponses qui « irritent » le Maître (v. 21) et lui font ordonner à son serviteur : « Va promptement sur les place et dans les rues de la ville, et amène ici les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux. » (V. 21) Si les premiers « ayants droit » et destinataires naturels de mon invitation méprisent mon invitation, eh bien invite à leur place tous les autres ! Que le tout-venant ou la masse des non-privilégiés viennent profiter du banquet qu’ils méprisent. Mais le serviteur lui dit : Seigneur, « cela a déjà été fait ». J’ai devancé ta pensée. Seulement, le problème, c’est qu’« il y a encore de la place » (v. 22). C’est-à-dire : si certains ont profité de l’aubaine, ce ne fut pas le cas de tous. De ta générosité, même parmi les plus démunis, beaucoup n’en ont pas voulu ! Et c’est alors que le Maître doublement irrité prononce cette parole célèbre, au verset 23 : « Va par les chemins et le long des haies, et contrains les gens d’entrer, afin que ma maison soit remplie. » S’ils ne veulent pas venir volontairement et librement, eh bien ils y viendront par la force, je les y contraindrai. Comme s’il disait : mon salut – si c’est là ce que représente le banquet –, je leur imposerai de le consommer, même à leur corps défendant. Aujourd’hui, ils vont hurler, mais un jour ils me remercieront d’avoir fait leur bonheur.↩
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Cf. Pierre Bayle, Sur la tolérance. Commentaire philosophique sur les paroles de Jésus-Christ, Contrains-les d’entrer, où l’on prouve par plusieurs raisons démonstratives, qu’il n’y a rien de plus abominable que de faire des conversions par la contrainte : et où l’on réfute tous les sophismes des convertisseurs à contrainte, & l’apologie que St. Augustin a faite des persécutions. 1686, Éditions Vrin.↩
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Cf. Frank Lestringant, Le Huguenot et le sauvage : l’Amérique et la controverse coloniale en France au temps des guerres de religion, Droz, Genève, 2004.↩
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Cf. Marie-France Auzepy, L’histoire des iconoclastes, Paris, 2007.↩
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Cf. John Philips, The Reformation of Images : Destruction of Art in England (1535-1660), University of California Press, 1973.↩
-
John Howard Yoder, Le pacifisme de Karl Barth, Cahiers de la Réconciliation, février 1963 ; The Christian Witness to the State, Newton, 1964 ; Jésus et le politique. La radicalité éthique de la croix, Le Mont-sur-Lausanne, Presses Bibliques Universitaires, 1984 (éd. originale américaine 1972) ; What do you do ?, Scottdale, Herald Press, 1983 ; When War is Unjust : Being Honest in Just-War Thinking, Minneapolis, Augsburg Publishing House, 1984.↩
-
Cf. Martin Luther King, La force d’aimer, Casterman, Tournai, 1964 ; La révolution non violente, Paris, Payot, 1965 ; Serge Molla, Les idées noires de Martin Luther King, collection Lieux théologiques no 20, Genève, Labor et Fides, 1992.↩
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Cité dans « L’Église et la guerre », revue Notre Histoire, numéro spécial, no 88, avril 1992, p. 11.↩
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Cf. Actes du martyre de St Maximilien, N., « L’Église et la guerre », revue Notre Histoire, numéro spécial, no 88, avril 1992, p. 13.↩
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Cité dans « L’Église et la guerre », revue Notre Histoire, numéro spécial, no 88, avril 1992.↩
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Pour une étude détaillée, cf. Hugo Rahner (textes choisis et présentés par), L’Église et l’État dans le christianisme primitif, Paris, Le Cerf, 1964.↩
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Cité dans « L’Église et la guerre », Revue Notre Histoire, numéro spécial, no 88, avril 1992.↩
-
Cf. « Professions interdites aux chrétiens » selon Hippolyte de Rome, La tradition apostolique, § 16, début du iiie siècle, Paris, Le Cerf, Sources chrétiennes, reproduit par Lasserre, p. 232. Dans la période moderne, Luther, par exemple, publie : « Est-ce que les gens de guerre peuvent être aussi dans l’état bienheureux ? » (Ob Kriegsleute auch in seligem Stande sein können ?, 1526, Œuvres en allemand, 1883, tome XXII). ↩
-
Pour un état de la question et toute la bibliographie utile, Cécile Dibout recommande : John Helgeland, « Christians and the Roman Army from Marcus Aurelius to Constantine », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, Berlin et New York, Walter de Gruyter, 1979, p. 724-834 ; Louis J. Swift, « War and the Christian Conscience I : The Early Years », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, Berlin et New York, Walter de Gruyter, 1979, p. 835-868.
Voir également A. von Harnack, Militia Christi : Die christliche Religion und der Soldatenstand in den ersten drei Jahrhunderten, Tübingen, 1905 ; J.-M. Hornus, Évangile et Labarum. Étude sur l’attitude du christianisme primitif devant les problèmes de l’État, de la guerre et de la violence, Genève, Labor et Fides, 1960 ; Jacques Fontaine, « Les chrétiens et le service militaire dans l’Antiquité », Concilium 7, septembre 1965, p. 95-105 ; Jacques Fontaine, « Le culte des martyrs militaires et son expression poétique au ive siècle : l’idéal évangélique de la non-violence dans le christianisme théodosien », Ecclesia Orans, Mélanges A. Hamman, Augustianum no 20, no 1-2, août 1980, p. 141-171. ↩
-
Selon Neal Blough, Le pacifisme évangélique, Wetzlar, Church and Peace, volume 1, no 2, décembre 1999, p. 12. ↩
-
Henri Chavannes, L’objection de conscience, Cahiers de la Renaissance vaudoise no 39, Lausanne, 1961, n. 2, p. 74.↩
-
Pour la critique mennonite de la doctrine traditionnelle : voir John Howard Yoder, « Romains 13 et la soumission aux autorités », Jésus et le politique. La radicalité éthique de la Croix, Le Mont sur Lausanne, Presses Bibliques Universitaires, 1984 (éd originale américaine 1972), p. 176-194.↩
-
Cf. Michel Johner, « La méprise universaliste », La Revue réformée 205 (1999/4-5). ↩
-
Cf. Claude Baecher (sous dir.), Rédemption et salut. La portée de l’œuvre du Christ pour la vie de l’Église et pour l’éthique, coll. Perspectives anabaptistes, Charols, Excelsis, novembre 2011, 222 p.
Par contraste, pour une défense de la place du sacrifice au cœur de la notion chrétienne d’expiation, voir Pierre Berthoud et Paul Wells (sous dir.), Sacrifice et expiation, Aix-en-Provence-Charols, Kerygma-Excelsis, 2008 ; Paul Wells, De la croix à l’Évangile de la croix. La dynamique biblique de la réconciliation, Charols, Excelsis, 2006.↩
-
Henri Chavannes, L’objection de conscience, Cahiers de la Renaissance vaudoise no 39, Lausanne, 1961, n. 2, p. 37-38.↩
-
Lors de la révolte de la ville de Munster et la tentative anabaptiste d’y établir une forme de théocratie, le paradoxe absolu, en tradition non violente, est que la ville fut administrée sous la terreur, sous la conduite de Jean de Leyde ; lui et son compagnon Jean Mathys affirmaient être directement inspirés par des visions divines, et se présentaient comme Élie et Hénoch revenus parmi les hommes.↩
-
Cf. Norman Cohn, Les fanatiques de l’Apocalypse. Courants millénaristes révolutionnaires du xie au xvie siècle, Aden, 2011 ; Jean Delumeau, Mille ans de bonheur. Une histoire du paradis, Paris, Fayard, 1995.↩
-
Léon Tolstoï expose son éthique pacifiste dans plusieurs ouvrages écrits après sa conversion à une morale évangélique radicale : Mort d’Yvan Illitch (1886), De la vie (1887), La Sonate à Kreutzer (1889), Le Royaume de Dieu est en nous (1890) et La non-résistance au mal (1891).↩
-
Neal Blough, Le pacifisme évangélique, Wetzlar, Church and Peace, volume 1, no 2, décembre 1999, p. 5. ↩
-
Cf. Michel Johner, « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi la gauche. Méditation biblique sur l’éthique du Sermon sur la montagne », La Revue réformée 225 (2003/5), p. 109-118.↩
-
Max Weber a élaboré une distinction entre partisans d’une éthique de conviction (les prophètes) et ceux qui adoptent une éthique de responsabilité, cf. Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, collection 10-18, 1959, p. 166ss.↩
-
François Vaillant, La non-violence dans l’Évangile, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1991, p. 89.↩
-
Casus belli est une locution latine signifiant littéralement « occasion de guerre », qui désigne un acte ou une circonstance de nature à légitimer les hostilités entre deux États.↩
-
Pour plus de développement sur la doctrine de la guerre juste, voir G. Hubrecht, La juste guerre dans la doctrine chrétienne des origines au milieu du xvie siècle, Recueil de la Société Jean Bodin, 1961 ; F.H. Russel, The Just War in the Middle Ages, Cambridge, 1975 ; A. Vanderpol, La doctrine scolastique de la guerre, Paris, 1919 ; Joseph Joblin, L’Église et la guerre : conscience, violence, pouvoir, Paris, Desclée de Brouwer, 1988 ; John Howard Yoder, When War is Unjust : Being Honest in Just-War Thinking, Minneapolis, Augsburg Publishing House, 1984. ↩
-
Cf. Jocham Douma, Gewapende vrede, Etisch Kommentar 6, Ton Bolland, Amsterdam, 1982.↩
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Roland de Pury cité par Jean Lasserre, Les chrétiens et la violence, Paris, La Réconciliation, 1965.↩
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Sur la croix, le diable a mordu le talon du Christ, mais le Christ, dans l’opération, lui a aussi écrasé la tête (cf. Gn 3.15).↩
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Voir Patrick Cabanel, De la paix aux résistances. Les protestants en France, 1930-1945, Paris, Fayard, 2015, p. 66-76.↩
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Cf. Laurent Gambarotto, Foi et Patrie. La prédication du protestantisme français pendant la Première Guerre mondiale, Labor et Fides, 1996, p. 288.↩
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Patrick Cabanel, De la paix aux résistances. Les protestants en France, 1930-1945, Paris, Fayard, 2015, p. 77.↩