Pierre Viret et les Dix Commandements
Georges BESSE*
Poursuivant le projet de publication des œuvres du réformateur Pierre Viret (1511-1571), le pasteur Arthur-Louis Hofer, soutenu par l’Association Pierre Viret, vient de publier, à L’Age d’Homme, le deuxième tome de la grande Instruction chrétienne, parue à Genève en 1564 et jamais rééditée depuis.
Il est heureux, peut-être justement parce que l’année 2009 focalise l’essentiel de l’attention sur Calvin, que La Revue réformée consacre également un espace à Viret, dont l’influence a été grande, aussi bien en France qu’en Suisse romande.
A l’origine, l’Instruction chrétienne devait comporter trois volumes, dont le troisième n’a jamais paru. Le titre complet en indique le but et la substance: Instruction chrétienne en la doctrine de la Loi et de l’Evangile et en la vraie philosophie et théologie tant naturelle que supernaturelle des Chrétiens; et en la contemplation du temple et des images et œuvres de la providence de Dieu en tout l’univers; et en l’histoire de la création et chute et réparation du genre humain. Ce n’est pas une œuvre de premier jet. Suivant le conseil de ses « frères et amis craignant Dieu et désirant l’avancement d’icelui », Viret a rassemblé en un tout plusieurs ouvrages antérieurs de moindre importance, qu’il a complétés et enrichis.
En novembre 2005, La Revue réformée a rendu compte du premier tome paru, qui renferme quatre traités introductifs. Le tome II, publié cette année, est consacré entièrement à l’Exposition sur les Dix Commandements de la Loy donnée de Dieu par Moyse, qui a connu une première édition en 1554 (et peut-être déjà une ébauche en 1549).
Pourquoi les dix commandements ?
Il est bien connu que tous les catéchismes, au siècle de la Réforme et par la suite, ont comporté une explication du Décalogue, soit avant, soit après l’exposé du Credo. Dans son Sommaire, son Bref Sommaire et son Exposition familière du Catéchisme, Viret n’a pas manqué à l’usage. Mais l’Exposition sur les Dix Commandements n’est pas un catéchisme. C’est un commentaire très complet de chacun de ces commandements, ainsi que du sommaire de la Loi. C’est un manuel d’éthique chrétienne, basé uniquement sur la Bible, et non plus sur les lois de l’Eglise.
L’enjeu de cet ouvrage est d’autant plus important, au temps de la Réforme, qu’il est indispensable de démontrer que la joyeuse proclamation du salut par la grâce, indépendamment des œuvres, n’anéantit pas les œuvres, mais les exige au contraire. Viret s’en explique dans la préface générale de son Instruction chrétienne. Sachant que Dieu attend de nous que nous obéissions à sa volonté, il va mettre en avant, dans son traité, « la Loi que Dieu a baillée à son peuple, sans la connaissance de laquelle il est impossible de rendre à Dieu l’obéissance qui lui est due ». Et, puisque l’homme est incapable par lui-même d’obéir à Dieu, il en viendra ensuite à « ce second point du service de Dieu qui gît en la foi » (ce sera la substance du second volume de l’Instruction chrétienne).
Dans l’avertissement ouvrant l’Exposition sur les Dix Commandements, Viret indique d’autres mobiles. En plus des simples fidèles, il compte bien atteindre, par son traité, tous ceux qui ont la responsabilité de gouverner pays et cités et qui s’interrogent sur la manière de mettre en œuvre l’Evangile. Il discute donc la question de la meilleure forme de gouvernement possible, monarchie, aristocratie et démocratie. Chacune a des avantages… et beaucoup d’inconvénients. Les hommes ne peuvent donc être que « misérables et très mal gouvernés ». La vie commune est-elle possible sans Dieu? Et comment les princes et magistrats peuvent-ils gouverner sans être soumis eux-mêmes à une loi supérieure? Or Dieu a donné sa Loi. « Il a compris en cette Loi toute la doctrine morale nécessaire aux hommes pour bien vivre. » Dès lors, « cette Loi nous pourra servir de vraies éthiques, économiques et politiques chrétiennes, si elle est bien entendue ». Par suite, pourvu que la Loi de Dieu soit connue, enseignée et pratiquée, la question de la meilleure forme de gouvernement n’est plus une priorité.
Un enseignement en dialogue
Nous n’avons pas d’autre ambition, dans cet article, que de donner aux lecteurs de La Revue réformée un avant-goût de l’enseignement éthique de Viret et, si possible, l’envie d’aller découvrir eux-mêmes son Exposition sur les Dix Commandements. Afin de ne plus avoir à y revenir, signalons que Viret, selon une méthode qui lui est chère et qu’il estime plus « délectable » au simple lecteur, met en scène deux personnages, échangeant leurs opinions sur chacun des commandements et ses implications pratiques.
Dans le cas précis de l’Exposition, y a-t-il vraiment dialogue? Les deux intervenants ne se distinguent pas beaucoup l’un de l’autre, sinon que l’élève, Timothée, plus jeune, moins avancé, pose généralement les questions. Il s’instruit, mais n’a plus besoin d’être convaincu. Quant au maître, Daniel, dans lequel on peut reconnaître Viret lui-même, il apparaît comme un homme sage, posé, excellent connaisseur de la Bible, aimant l’Evangile et très conscient de tout ce que peut signifier l’obéissance à Dieu.
Au total, l’Exposition se compose de douze dialogues. Nous présenterons brièvement la préface (« Je suis l’Eternel, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte »), le troisième (« Tu ne prendras point le Nom de l’Eternel, ton Dieu, en vain ») et le huitième commandement (« Tu ne déroberas point »).
L’Exposition en trois exemples
Je suis l’Eternel, ton Dieu, qui t’ai tiré de la terre d’Egypte, de la maison de servitude.
Viret a beaucoup à dire. Il ne cherche pas à se limiter. Son exposé n’est pas construit autant qu’on le souhaiterait. Alors que Calvin, dans le commentaire qu’il donne du Décalogue dans son Institution, commence par définir clairement le rôle de la Loi, Viret, après avoir expliqué brièvement la préface, passe rapidement à la discussion de différents thèmes découlant plus ou moins de cette préface, ainsi le plan du Décalogue, la révélation que Dieu donne de lui-même, la différence entre les lois humaines et les lois divines, la chute des anges et des hommes, le péché originel, le libre arbitre, la différence entre la contrainte et la nécessité.
La préface
« Explique pourquoi Dieu se présente ainsi et en quoi cette préface peut nous concerner », demande d’abord Timothée. Réponse de Daniel: « Tu sais bien que, quand les rois et princes donnent quelques lois, ils sont accoutumés d’y mettre quelque préface, contenant leur nom, et les titres par lesquels ils déclarent quelle est leur majesté. »
En révélant ses lois au peuple qui lui appartient, Dieu lui fait prendre conscience de sa Majesté. La première chose est donc que le peuple élu connaisse le Nom de son Dieu: l’Eternel. Par le Nom qu’il révèle, le Dieu d’Israël se démarque de toutes les fausses divinités qu’on adore. Mais pourquoi « ton Dieu »? N’est-il pas le Dieu de tous les peuples? La vérité, c’est qu’il ne veut pas garder sa grâce pour lui, qu’il tient à la communiquer au peuple « qu’il s’est acquis par droit de rédemption ». En disant « ton Dieu », il déclare sa tendresse pour les siens et leur signifie qu’étant invisible, c’est par un acte visible qu’il s’est fait connaître d’eux, en les libérant de la servitude égyptienne.
Pour Viret, on ne doit accorder aucun crédit aux opinions religieuses des humains, aux prétendues notions de Dieu qu’ils se forgent eux-mêmes. On ne le connaît que « tel qu’il s’est manifesté par sa Parole, et principalement en Jésus-Christ ». Dès lors, « la délivrance d’Israël hors du pays d’Egypte a été ombre et figure de la délivrance faite par Jésus-Christ ». Le peuple chrétien est ainsi « compris au peuple d’Israël », et nous avons d’autant plus l’obligation de nous soumettre à la Loi de Dieu que Dieu s’est révélé beaucoup plus clairement en Jésus que par la libération de l’Egypte.
La Loi de Dieu et comment y obéir
Les dix commandements contiennent, en substance, toute la Loi de Dieu, telle qu’elle a été révélée par les prophètes et les apôtres. Les deux Tables de la Loi se complètent mutuellement et s’expliquent l’une par l’autre. En les expliquant, il faut donc chercher « plus que les mots », suivant l’exemple de Jésus dans le Sermon sur la montagne. Il faut aussi, dans l’étude des commandements, se défier de son propre jugement. Car l’homme se contente, naturellement, des lois qui n’exigent qu’une obéissance extérieure et ne réclament pas l’obéissance du cœur. C’est ce qui fait toute la différence entre les lois humaines et la Loi de Dieu. Ce serait faux de ne voir dans les commandements que des interdictions. Ce que Dieu veut, c’est l’obéissance de toute la personne. S’il se contente parfois de l’obéissance extérieure, il nous montre clairement, par toute la Bible, que la pierre de touche de la véritable obéissance est la charité.
Le péché
La foi sans les œuvres est morte. Or c’est un fait que l’homme n’obéit pas. « S’il n’obéit pas, explique Viret, c’est par nécessité de nature. » Ne confondons pas la nécessité avec la contrainte! Bien qu’abîmé par le péché, l’homme demeure responsable de ses actes. S’il pèche, c’est qu’il le veut ou y consent. Il n’est nullement contraint. Il n’a donc droit à aucune excuse.
Le péché, dans son fond, est concupiscence du cœur. Il consiste dans la prétention de l’homme à se faire comme Dieu. Dans le principe, tout péché a pour fin la mort. Viret distingue cependant entre péchés mortels et péchés véniels. Tous les péchés seraient mortels, dit-il, mais la grâce de Dieu en Christ fait qu’ils sont véniels pour les élus. N’allons donc pas nous imaginer que Dieu, parce que miséricordieux, décidera finalement de sauver même le diable et les anges déchus. Admirons plutôt ce « conseil merveilleux » qui a décidé, de toute éternité, de relever par Jésus-Christ tous ceux qu’il a élus. Viret ne recule pas devant l’affirmation de la double prédestination.
Mais il place aussi les croyants, exemples bibliques à l’appui, devant le devoir de résister au péché et de se garder de l’endurcissement. Et Timothée résume la substance de ce dialogue en quelques mots: « Je suis bien content et satisfait sur toutes les matières qui ont été déduites… Par notre libéral arbitre, nous pouvons nous damner et perdre. Il n’y a que le seul Dieu qui nous puisse sauver par sa grâce et miséricorde. »
Tout pour la gloire de Dieu
Tu ne prendras point le Nom de l’Eternel, ton Dieu, en vain, car l’Eternel ne tiendra point pour innocent celui qui prendra son Nom en vain.
Il est difficile, dit-on, de prendre ce commandement aussi au sérieux que les autres. Tel n’est pas l’avis de Viret. « Que peuvent les hommes moins faire, que sanctifier et glorifier son saint Nom, vu qu’en ceci gît toute leur gloire, tout leur honneur, tout leur profit, et tout leur salut, et le souverain bien pour lequel Dieu les a créés? » Ainsi qu’il le fait remarquer, le commandement renferme une défense et une menace. Mais il ordonne autant qu’il interdit. Il nous commande de sanctifier le Nom du Seigneur, conformément à la prière du Notre Père. Et il n’interdit pas aux chrétiens, à la différence des Juifs, de prononcer le Nom, à condition qu’ils s’efforcent, conformément à la Parole, de le prononcer en tout respect.
Ici aussi, comme toujours, l’obéissance véritable est d’abord celle du cœur, avant d’être celle de la parole. Cœur et parole, à quoi il faut ajouter l’action, tous les trois également nécessaires afin de bien sanctifier le Nom. Mais s’abstenir de sanctifier le Nom par la parole, c’est comme prétendre garder pour soi les biens reçus de Dieu.
Ce troisième précepte commande donc la louange. En tout temps comme en tout lieu, dans le malheur et dans le bonheur, le Seigneur attend de notre part la gloire qui lui est due. Et tout ce que nous apprenons à son école, nous le partageons les uns avec les autres. C’est aussi une manière de sanctifier le Nom. C’est le côté eucharistique de la vie ecclésiale.
Les fautes à proscrire
Après le positif, le négatif. Et l’on peut dire que Viret, en fin connaisseur de la nature humaine, ne laisse rien au hasard. Il désigne en particulier:
– la faute des « nicodémites », qui participent aux cérémonies papistes en cachant leurs convictions évangéliques, et celle des papistes qui prétendent connaître seuls le Seigneur et le déshonorent dans les faits;
– la faute de ceux qui n’ont adhéré à l’Evangile que par opportunisme, prêtres et moines qui n’ont fait le choix de l’Evangile que par intérêt ou pasteurs qui sont en scandale aux fidèles;
– les princes et les magistrats qui se servent de l’Evangile et le méprisent en réalité;
– les « épicuriens », qui se moquent de la Providence et des Ecritures;
– les superstitieux, qui sacralisent les lieux de culte et les objets liturgiques;
– les « balaamites », ces faux savants qui jouent avec les Ecritures;
– et les piliers d’auberge, qui jurent par le Nom du Seigneur!
La sorcellerie
Dans ce dialogue, Viret voue aussi une attention particulière aux pratiques de sorcellerie, qui ne peuvent que faire du mal, dit-il, puisqu’elles viennent du grand Ennemi du genre humain. Les mots dont on se sert dans certaines pratiques, même empruntés à la Bible, n’ont aucun pouvoir par eux-mêmes. Dieu seul libère, guérit et sauve. Il agit par sa Parole, quand elle est reçue dans la foi. Utiliser la Parole dans des rites magiques, c’est gravement offenser Dieu. Et quand on veut secourir un malade, qu’on mette plutôt en pratique les conseils de l’apôtre Jacques. Si Dieu veut guérir, c’est par les lois naturelles, par le moyen de la médecine ou en accomplissant un miracle.
Le serment
Le serment occupe une place non négligeable dans le commentaire de ce troisième commandement. Les anabaptistes, sur la base de Matthieu 5.33 à 37, rejettent entièrement cette pratique, fort courante pourtant durant des siècles, pour confirmer une alliance et donner force à un contrat, voire à une simple parole. Viret donne tort aux anabaptistes. La Bible, déclare-t-il, n’interdit nullement l’usage du serment. Elle en rejette l’abus. Le réformateur expose longuement son point de vue. Le serment est une nécessité pour la société. Pratiqué avec mesure et honnêteté, il permet de créer une atmosphère de confiance entre humains. C’est un aspect du respect qu’on porte à Dieu et au prochain. Qu’avant d’y recourir, on se pose seulement deux questions: « Est-ce pour la gloire de Dieu? Suis-je bien décidé et pourrai-je tenir mon engagement? » Mieux vaut s’abstenir du serment dans des affaires peu importantes. User du serment à la légère, et sans vérité, revient à faire Dieu menteur, puisque c’est lui qu’on appelle en témoignage.
Pauvres en esprit
Tu ne déroberas point
Le thème de l’usure, qui mériterait d’être traité à part, occupe une place relativement importante dans ce dialogue. Nous n’en parlerons pas. Mais nous remarquons que Viret, une fois encore, est gagné par son abondance et peine à structurer son exposé. Il prend cependant bien soin, avant d’envisager toutes les facettes du sujet, d’assurer ses bases. Et il les assure bien. Il va parler de questions très concrètes. Mais, dit-il, « puisque la Loi est spirituelle, et le Législateur spirituel, il faut toujours venir à l’accomplissement spirituel d’icelle, et à la réformation du cœur, duquel tout procède ». On se souviendra de ce principe.
Et ce qui montre bien de quelle manière ce commandement, comme tous les autres, doit être reçu et obéi, c’est l’affirmation suivante: pour bien obéir à ce commandement, « il est requis que nous soyons vraiment du nombre de ces pauvres d’esprit, lesquels Jésus-Christ appelle bienheureux, et auxquels il promet le Royaume des cieux ». Viret reste donc fidèle à la règle qui veut qu’on ne se contente pas d’une explication littérale, mais qu’on attribue aux mots tout leur poids d’Evangile. Par exemple, il est question, dans ce commandement, aussi bien de l’avarice et de la prodigalité que du vol. Et la vraie manière d’obéir consiste à mettre d’abord toute sa confiance en Dieu et en sa Providence. De la sorte, ce commandement ne fait pas qu’interdire le vol: il commande aussi la générosité. Du moment que Dieu distribue largement ses biens, ce serait du vol, et une faute scandaleuse, de priver le pauvre de sa part. La véritable obéissance, comme toujours, a sa source dans le cœur, libéré par Christ de la convoitise.
Contre les anabaptistes et contre… Rousseau
Discourant sur les origines de l’inégalité entre les hommes, Rousseau écrivait: « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire: Ceci est à moi, fut le vrai fondateur de la société civile. » Voire le premier voleur! Viret n’aurait probablement pas souscrit à cette affirmation. La propriété, pour lui, n’est pas nécessairement une usurpation. C’est un droit que Dieu accorde. Et le Décalogue commande le respect du bien d’autrui.
Le réformateur se distancie donc nettement du « communisme » reproché aux anabaptistes, même s’il reconnaît qu’il doit y avoir « une certaine communion » entre les hommes. Mais en exigeant le respect du bien d’autrui, le huitième commandement montre clairement que la société ne vit pas sans un certain ordre. Et Dieu, par la manifestation de sa Providence et la révélation de sa Loi, donne un fondement aux lois civiles. Le communisme à la manière anabaptiste ne peut conduire, selon Viret, qu’au brigandage, en même temps qu’il détruit la charité.
Différentes espèces de vol
Nous ne cherchons pas à résumer tout l’exposé de Viret, décidément trop touffu. Lui-même s’essaie à classer les vols en différentes catégories, mais sans y bien parvenir. C’est finalement par les Ecritures seules, dit-il, qu’on peut juger de la vraie gravité du mal. Plusieurs de ses exemples sont empruntés à la Bible.
Il désigne, sous le nom de sacrilège, le vol de ce qui appartient directement au Seigneur. Il évoque le cas de ces faussaires de la Parole de Dieu, dont parle Jérémie.
Il considère comme très grave le vol des biens publics, surtout s’il est commis par des fonctionnaires qui en ont la charge. Très grave aussi, bien sûr, le vol de personnes. Hélas, le commerce des femmes et des filles est une triste réalité. Viret mentionne le cas de ces enfants volés et mutilés par les mendiants, qui les exploitent.
Après les personnes, le bétail. Puis la monnaie, les poids et mesures, les marchandises falsifiées. Et les fonctionnaires, trop souvent corrompus, qui auraient mandat de contrôler l’activité économique. Viret cite cette maxime courante à l’époque: « Celui peut bien être larron, qui a le prince pour compagnon. » Peuvent être considérés comme voleurs ceux qui n’acquittent pas leurs dettes, de même que ceux qui ne paient pas leurs ouvriers. Il y a aussi les faux pauvres, les guetteurs de testaments, les joueurs et les parieurs…
Et il y aurait beaucoup à dire des ecclésiastiques, qui s’attribuent les biens destinés à la prédication de la Parole et au soulagement des pauvres, aussi bien que des magistrats et princes, qui détournent ces mêmes biens de leur but légitime et ne se soucient pas d’accorder aux pasteurs fidèles leur juste rétribution.
Finalement, il est bien difficile de ne pas se sentir concerné par un commandement qui interdit la paresse et ordonne la diligence dans le travail. Et pour répondre au mieux à la volonté de Dieu, on ne peut mieux faire, déclare Viret, que de se laisser guider par les règles de vie données par Jésus et les apôtres: « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, vous aussi, faites-le pour eux… Les commandements se résument tous dans cette parole: Tu aimeras ton prochain comme toi-même… Que celui qui dérobait ne dérobe plus, mais qu’il s’applique plutôt à faire de ses propres mains quelque travail honnête. »
Dialoguer avec Viret
Au point où nous sommes arrivés de cet exposé, nous nous posons inévitablement des questions: « Quelle peut bien être, pour nous, la signification de Viret? A-t-on raison de vouloir tirer de l’oubli son Exposition sur les Dix commandements? »
Resituons-nous dans la perspective réformée classique. Le Catéchisme de Heidelberg, à peu près contemporain de l’Exposition, demande: « Pourquoi Dieu veut-il qu’on nous prêche si exactement les dix commandements? » Et il répond: « C’est d’abord, afin que pendant toute notre vie, nous reconnaissions toujours mieux combien notre nature est pécheresse, et que nous cherchions avec d’autant plus d’ardeur le pardon des péchés et la justice qui est en Christ. C’est ensuite, afin que nous nous appliquions sans relâche à demander à Dieu la grâce du Saint-Esprit. » (Question 115)
Le traité de Viret s’inscrit indiscutablement dans cette ligne. Pour lui, comme pour tous les réformateurs, c’est la foi seule qui justifie l’homme pécheur, mais les œuvres sont la confirmation de la foi. Elles sont commandées par la Loi. Pour être conformes à cette Loi, elles doivent procéder d’une vraie foi et servir à la gloire de Dieu. La conviction de Viret, c’est que la connaissance de la Loi divine doit servir aussi bien à reconstruire l’Eglise réformée par l’Evangile qu’à structurer une société juste. Les commandements, pour les croyants qui les mettent en pratique, attestent l’authenticité de leur foi. Pour les princes et magistrats, ils servent à indiquer la vraie justice.
Nous ne saurions dire quel a pu être, à l’époque, l’impact de l’Exposition sur les Dix Commandements. Mais ce qui est sûr, c’est que l’ouvrage est riche de toute une expérience humaine, de toute une pratique pastorale qui rejoint bien le lecteur.
Et la certitude inébranlable que seule la Loi de Dieu a autorité pour établir de justes relations entre les hommes ne peut que nous frapper aujourd’hui. Quoique issus du même courant de Réforme que Viret, nous ne sommes pas conquis d’avance par sa vision des choses. Mais nous n’avons pas le droit, pour autant, d’ignorer les questions qu’il nous pose. Sommes-nous encore des enfants de la Réforme si nous ne savons plus reconnaître l’unité profonde de l’Ancien et du Nouveau Testament? Avons-nous encore le droit de prêcher la Grâce, si nous ne savons et ne voulons plus entendre la Loi?
Si la réédition de l’Exposition sur les Dix Commandements était pour nous l’occasion bienvenue d’entrer en dialogue avec Viret, en nous permettant de reprendre et d’approfondir ces gros problèmes, nous ne pourrions être que profondément reconnaissants au pasteur Hofer et à l’Association Pierre Viret de nous y conduire.
* G. Besse, pasteur de l’Eglise évangélique réformée du canton de Vaud (Suisse).