Recension

Maurice Longeiret: Les déchirements de l’unité (1933-1938)

(Longeiret éd., 2004, diffusion Excelsis)

Préfacé par Jean Baubérot, cet ouvrage de 270 pages est le résultat d’un travail de longue haleine qui a pris sa forme définitive dans « le cadre laïque et scientifique de l’Ecole pratique des hautes études en Sorbonne ». La référence académique est garante de qualité, elle n’est pas, cependant et heureusement, synonyme d’aridité. L’auteur, le pasteur Maurice Longeiret, tout en n’ayant pas participé lui-même aux événements qu’il rapporte (il était trop jeune) a été cependant, et durant de nombreuses années, président de la Commission permanente des Eglises réformées évangéliques indépendantes. Autrement dit, il est un représentant éminent du courant minoritaire qui refusa, en 1938, de rejoindre la nouvelle structure ecclésiastique censée réunifier le protestantisme français. Le regard de l’auteur sur cette période est donc celui d’un historien, travaillant avec de nombreuses sources (beaucoup sont de première main), mais aussi celui d’un chrétien engagé qui veut mettre à jour les enjeux et les ambiguïtés, ainsi que l’influence déterminante de certaines personnalités dans le processus qui prépara la constitution de l’Eglise réformée de France.

Comme il est nécessaire pour une juste mise en perspective, l’ouvrage commence par un rappel des conditions d’existence du protestantisme et les grands événements qui ont marqué son histoire au XIXe siècle. Les différentes sensibilités spirituelles et lignes théologiques de l’époque sont rappelées judicieusement. Ce sont elles, en effet, qui donnent le ton dans le grand débat désormais ouvert entre deux fidélités souvent perçues comme contradictoires: le maintien des affirmations essentielles de la foi et l’appel pressant à la manifestation de l’unité des croyants. Tous sont pour l’unité, mais les conditions de sa réalisation sont terrain miné où explosent des conceptions rivales fortement opposées. Le Synode de 1872 en est un exemple. Alors qu’il était censé rassembler tous les réformés de France sous une même bannière, il consacra en fait une ligne de démarcation entre les Eglises réformées de tendance libérale, qui ne se soumirent en rien aux décisions de ce synode, et les Eglises réformées évangéliques, qui reçurent sa déclaration de foi comme norme disciplinaire. Le « mouvement de Jarnac », initié par Wilfred Monod en 1906 au sein de la tendance libérale, va cependant relancer l’idée d’une possible réunification, mais au travers d’un langage nouveau dans lequel on reconnaît facilement l’empreinte du fidéisme.

Maurice Longeiret nous transporte, ensuite, dans l’entre-deux-guerres avec, d’une part, les difficultés croissantes que les unions d’Eglises vont connaître sur le plan financier et, d’autre part, le renouveau des mentalités dans un monde qui s’élargit (essor des moyens de communication, exode rural), ce qui provoque de nouvelles prises de conscience œcuméniques. Mais l’entre-deux-guerres, c’est aussi le retour de la dogmatique avec Auguste Lecerf et Karl Barth, et c’est encore les réveils de la Drôme et de l’Ardèche. C’est donc dans ce contexte fort bien rendu que la cause de la réunification du protestantisme prend tout à coup une actualité et une urgence sanctionnées par les décisions des synodes régionaux de la Drôme (Eglise réformée évangélique) et de l’Ardèche (Eglise réformée). Nous sommes alors en mai 1933.

A partir de là, les structures se mettent rapidement en place pour faire dialoguer les représentants des Eglises réformées avec ceux des Eglises réformées évangéliques, en attendant d’adjoindre plus tard ceux des Eglises libres et méthodistes. C’est ici que le lecteur devra être particulièrement attentif pour ne pas se perdre dans l’écheveau des diverses institutions qui agissent et réagissent constamment entre elles. Il y a, bien sûr, les structures régulières de chaque Eglise: synodes régionaux et nationaux de part et d’autre, ainsi que les organes directeurs des deux unions, Commission permanente pour les Eglises réformées évangéliques et Comité général pour les Eglises réformées. Mais deux structures sont rajoutées: l’Assemblée plénière, qui est constituée par la réunion de ces deux organes directeurs et, au centre de tout, la Délégation mixte, un petit groupe de dix personnes (cinq des Eglises réformées et cinq des Eglises réformées évangéliques) dans lequel se trouvent les présidents des deux unions: Maurice Rohr pour les Eglises réformées évangéliques et André Numa Bertrand pour les Eglises réformées. Nous entrons alors dans la partie centrale et essentielle de cette étude.

Les Eglises réformées évangéliques abordent le dialogue avec des positions apparemment claires, se méfiant des principes d’unité classiquement avancés par les libéraux, qui font généralement fi de tout accord doctrinal sur le contenu de la foi. Du président, M. Rohr, en passant par E. Ponsoye, L. Teulon, J. Cadier et d’autres encore, tous semblent d’accord pour maintenir la nécessité d’une confession commune de la foi et pour que l’autorité souveraine des Saintes Ecritures soit clairement à la base de cette réunification. Mais d’emblée aussi, A.N. Bertrand pose quelques jalons et reformule à sa manière la question de l’autorité, qui n’est plus directement celle de l’Ecriture mais celle de Dieu. Pour lui, et pour le groupe qu’il représente, il est déjà hors de question de recevoir la formulation inscrite dans la Déclaration de 1872. Dès la première heure donc, on perçoit bien, de part et d’autre, quel sera le champ des discussions les plus âpres. Si bien qu’après un premier temps de découverte réciproque et de franches explications, la situation paraît se bloquer au sein de la Délégation mixte. En effet, lors de la séance du 14 mai 1934, la délégation des Eglises réformées évangéliques affirme son intention de ne faire aucune concession en ce qui concerne le maintien de la Déclaration de foi de 1872, ainsi que sur la nécessité pour tous les pasteurs d’y adhérer explicitement. La situation paraît donc déjà sans issue. On ne voit plus comment le dialogue pourrait se poursuivre avec des positions aussi rigides de chaque côté. Et, cependant, l’amitié entre Rohr et Bertrand va sauver la mise. On se réunit de nouveau, en janvier 1935, sur un programme neuf: il s’agit d’élaborer ensemble une nouvelle déclaration de foi, de relancer le débat sur l’adhésion des pasteurs et d’ouvrir la négociation avec des représentants des Eglises libres.

Ce programme neuf est évidemment une concession majeure que viennent de faire ceux qui, quelques mois auparavant, avaient dit qu’ils ne toucheraient pas aux fondements de 1872. Cet état d’esprit nouveau va d’ailleurs se concrétiser encore dans des ouvertures surprenantes de la part de certains membres de la délégation réformée évangélique, s’écartant non seulement de la lettre, mais aussi de l’esprit de l’ancienne Déclaration de foi. L’année 1935 sera en conséquence l’année du déchirement interne aux Eglises réformées évangéliques. Déchirement entre J. Cadier et E. Ponsoye, entre la Commission permanente et les « conférences pastorales évangéliques du Midi », et même entre les synodes régionaux. Il s’ensuit rapidement la création de l’Entente évangélique, mouvement d’opinion hostile aux concessions faites par la Commission permanente et capable d’organiser une résistance. L’Assemblée plénière de décembre 1935 se ressent du climat qui s’est profondément détérioré. L’atmosphère est fortement émotionnelle… mais l’arrivée prochaine des Eglises libres dans le processus du dialogue permet de dépasser ce mauvais moment en tournant les regards vers l’avenir.

Alors que l’on travaille encore le texte de la déclaration, mais aussi et surtout maintenant celui de la formule d’adhésion des pasteurs, le jeu d’A.N. Bertrand est incroyablement efficace. Soufflant tantôt le chaud, tantôt le froid, il désamorce rapidement les inconstantes velléités d’orthodoxie venant des partenaires évangéliques. Avril 1936: les textes sont prêts. Dans la nouvelle Déclaration de foi, la référence au Symbole des apôtres et à la Confession de foi de La Rochelle est déplacée et devient ainsi un simple rappel des expressions successives de la foi chrétienne. L’autorité souveraine des Ecritures est affirmée mais elle est maintenant dépendante du témoignage intérieur du Saint-Esprit. La formule d’adhésion, elle, contient ce passage – « Par là, nous n’entendons pas vous imposer un conformisme doctrinal » – qui fait encore l’objet de désaccords et qui sera remplacé, en juin 1937, par ces quelques mots devenus célèbres: « Sans vous attacher à la lettre des formules… » Le processus d’unité peut ainsi être consommé lors de l’Assemblée constituante de Lyon, en avril 1938, qui consacre la naissance de l’Eglise réformée de France.

Dans un épilogue, toujours aussi bien documenté, l’auteur fait un bilan qui n’est pas, comme on pouvait s’y attendre, celui d’une grande victoire de la foi et de l’Eglise de Jésus-Christ. Certes, la fusion a eu lieu; il y a désormais en France une grande union d’Eglises protestantes, mais, à l’exception des Eglises réformées (libérales), qui ont globalement réussi leur mutation dans la nouvelle structure, le processus a entraîné des fractures douloureuses au sein des Eglises réformées évangéliques (de loin les plus nombreuses, il faut le rappeler), comme chez les libristes et les méthodistes. L’impression qui se dégage à la lecture de ces pages, c’est que des raisons multiples auxquelles on a donné couleur de spiritualité ont brusquement conféré au légitime désir d’unité une urgence et une forme telles que toute autre considération devait nécessairement plier devant elles. Mais le résultat, et le pasteur Longeiret le souligne dans sa conclusion, c’est que le principe du « non-conformisme doctrinal », qui engendrera après 1960 la notion d’Eglise pluraliste, va à l’encontre non seulement de ce que fut l’ancienne Eglise réformée évangélique, mais bien plus fondamentalement de l’ecclésiologie réformée et de sa doctrine des ministères. Cette réalité a été si bien perçue, même parmi les adeptes de la fusion, que lors du dernier Synode national des ERE, et encore lors de l’Assemblée constituante de Lyon, des voix se font entendre (notamment celles des présidents Rohr et Anstett) pour souhaiter que le jour vienne où l’Eglise pourra renoncer « à toute formule préliminaire à l’adhésion des pasteurs ». A.N. Bertrand leur répondra poliment, disant en substance que ce jour ne viendra pas de sitôt, car ce préambule est la condition même de la présence des Eglises réformées en ce lieu et en cet instant. L’histoire montrera que les propos du pasteur Bertrand étaient bien plus réalistes que les vœux, certes très pieux, de ceux qui signèrent l’accord en étant peut-être pas tout à fait bien dans leurs chaussures!

L’ouvrage de Maurice Longeiret rassemble, dans les pages 230 à 260, de précieuses annexes constituées par des lettres d’époque, des articles, des déclarations ou des statistiques, qui éclairent et complètent très utilement notre connaissance du temps comme des hommes qui s’impliquèrent dans ces événements. Même si des critiques formelles pourraient, ici ou là, être exprimées, cela n’enlève rien au très grand intérêt que représente cette étude. Car au-delà de sa valeur intrinsèque, c’est le sujet lui-même qui demandait à être remis en lumière. Au moment où disparaissent les tout derniers témoins de cette histoire, il apparaît que peu de choses, en fait, ont été écrites sur la question. Avec les Actes du colloque de Montpellier intitulé Vers l’unité pour quel témoignage? (Les Bergers et les Mages, Paris 1982), Les déchirements de l’unité constitue maintenant le deuxième incontournable pour quiconque voudrait connaître les conditions dans lesquelles la reconfiguration du protestantisme français, dans la première partie du XXe siècle, a eu lieu.

Daniel Bergèse

pasteur

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