Le combat des hommes contre leur propre salut
Un traité polémique du temps de la Réformation
Georges BESSE*
1. Un défi
Quelle entreprise ambitieuse… rééditer, au XXIe siècle, les œuvres du réformateur Pierre Viret! Le pasteur Jean Barnaud - qui publia, en 1911, une biographie à laquelle on se réfère encore aujourd’hui – ne compte pas moins de trente-six titres publiés, d’importance variable. C’est pourtant à ce défi que s’est attaché le pasteur Arthur-Louis Hofer. Grâce à lui et avec le soutien de l’Association Pierre Viret, a pu paraître à Lausanne, en 2004, aux Editions L’Age d’Homme, un premier ouvrage de Viret, intitulé Instruction chrétienne (tome I).
Notre propos n’est pas, ici, d’étudier en détail cette première, magnifique publication. Nous dirons seulement quelques mots de l’ensemble, en notre paragraphe 3. Nous aimerions, en revanche, présenter le résultat d’une lecture attentive d’une des parties: « Le combat des hommes contre leur propre salut ».
« Le combat des hommes », titre abrégé que nous utiliserons dans la suite de l’article, a été publié à part, pour commencer, avant que Viret l’intègre à l’Instruction. Aussi n’est-il nullement abusif de le traiter comme un ouvrage en soi.
2. L’auteur
En 1564, a donc paru, à Genève, sur les presses de Jean Rivery, l’ouvrage intitulé Instruction chrestienne en la doctrine de la loy et de l’Evangile: et en la vraye philosophie et théologie tant naturelle que supernaturelle des chrestiens. Son auteur, Pierre Viret, était alors pasteur à Lyon.
Il est peu connu aujourd’hui dans son pays d’origine, quoiqu’il ait sa rue et son monument à Lausanne. Est-il mieux connu en France où il a vécu les dix dernières années de sa vie au service des Eglises réformées?
On le situe volontiers en compagnie de Calvin et de Farel. Et l’on n’a pas tort puisqu’il a été, à la fois, leur disciple, leur collaborateur et leur ami précieux.
C’est par Farel que tout jeune homme de 20 ans, à peine de retour de Paris où il a étudié, il est amené à prendre la décision qui fera de lui le premier pasteur de l’Eglise réformée dans sa ville natale d’Orbe (1531). Orbe, en Pays de Vaud, connue déjà à l’époque romaine, lieu de résidence des rois burgondes, est au XVIe siècle une cité de dimensions modestes, sujette de deux villes suisses souveraines: Berne, devenue réformée, et Fribourg, restée catholique.
La tâche du jeune Viret, dans cette cité encore catholique, est fort délicate. Grâce à sa ferme conviction et à sa douceur, la Réforme progresse cependant. Les années suivantes, seul ou avec Farel et d’autres, il évangélise d’autres localités de Suisse occidentale et constitue des Eglises réformées. Il travaille à Genève avant même l’arrivée de Calvin.
En 1536, la majeure partie du Pays de Vaud ayant été conquise par les Bernois et, à la suite de la Dispute de religion de Lausanne, intégrée à leurs terres réformées, Viret devient pasteur dans cette ancienne ville épiscopale. Il organise l’Eglise, prêche beaucoup, enseigne à l’Académie qu’on vient d’instaurer pour la formation des pasteurs, soutient activement les réformés persécutés de France et du Piémont, entretient une correspondance nourrie. Il s’efforce aussi d’obtenir, pour l’Eglise nouvelle du Pays de Vaud, une discipline digne de l’Evangile.
Il échoue, car le gouvernement de Berne ne tient pas à voir se restreindre son autorité sur l’Eglise. Viret et d’autres pasteurs sont destitués. Lui-même est banni de son propre pays. C’est ainsi qu’au début de 1559, il est accueilli, à bras ouverts, par Genève où il passe deux ans. On possède, entre autres, le texte de quelques-unes des prédications qu’il a prononcées durant ce séjour.
Son état de santé l’oblige à chercher un climat plus doux. En 1561, on le trouve à Nîmes où il prêche avec grand succès. Il pousse jusqu’à Montpellier. La première guerre de religion le surprend à Lyon, où il va rester jusqu’en 1565 et où il joue un rôle marquant, en particulier pendant le siège de la ville, tenue par les troupes réformées. Il prend part aussi, dans un esprit de largeur rare pour l’époque, à des controverses avec les catholiques comme le jésuite Auger, dont il avait sauvé la vie peu auparavant.
Un édit royal contraint les pasteurs étrangers à quitter le royaume. Viret se réfugie d’abord à Orange, puis dans le royaume de Béarn où, à l’appel de la reine Jeanne d’Albret, il contribue à l’organisation de l’Eglise réformée et il enseigne à l’Académie d’Orthez. C’est en Béarn qu’il meurt, en 1571, sans avoir pu revoir sa patrie. La reine écrit peu après à son sujet: « Entre les grandes pertes que j’ai faites durant et depuis les dernières guerres, je mets en premier lieu la perte de Monsieur Viret que Dieu a retiré à soi. »
3. L‘Instruction chrétienne
Pasteur et prédicateur, Viret est aussi écrivain. Ses œuvres ont été apparemment très goûtées au XVIe siècle. Certaines d’entre elles ont été même rééditées, voire traduites en anglais, néerlandais, allemand, jusqu’au commencement du XVIIe siècle. A deux ou trois exceptions près, Viret écrit toujours en français, ce qui indique qu’il destine ses œuvres au grand public en vue de l’enseignement, de l’évangélisation et de la controverse.
Quand il a réédité lui-même ses œuvres, c’est après les avoir généralement enrichies de développements nouveaux qui complètent sa pensée, mais l’alourdissent aussi. A plusieurs reprises, il lui est arrivé de retravailler certains de ses écrits et de les insérer, avec un titre nouveau, dans un ensemble plus grand.
Tel est le cas de l’Instruction chrétienne de 1564, une de ses œuvres maîtresses. Dans l’intention, elle devait comporter trois volumes. Viret n’a pu en faire paraître que deux: le premier consacré à la Loi de Dieu, le second à l’explication de la première partie du Symbole des apôtres.
Le premier volume commence par ce que Viret intitule « Brefs et divers sommaires et catéchismes de la doctrine chrestienne et Instruction contre les empeschements que les hommes donnent à leur propre salut ». Dans le gros volume, présenté et annoté par Arthur-Louis Hofer, on va donc trouver d’abord:
« Sommaire des principaux points de la foi et religion chrétienne » (paru pour la première fois en 1558);
« Bref sommaire de la doctrine chrétienne, fait en forme de dialogue et de catéchisme » (également de 1558);
« Exposition familière des principaux points du catéchisme et de la doctrine chrétienne » (1561);
puis, « Combat des hommes contre leur propre salut », paru pour la première fois en 1551, ouvrage que nous allons spécialement étudier.
Ajoutons que ce tome I de la réédition est ouvert par une ample préface du professeur Pierre Courthial et par des pages fort utiles sur la langue du XVIe siècle et sur les critères de réédition. Ce tome comporte aussi la préface de Viret à l’ensemble de l’Instruction chrétienne, ainsi que la lettre à l’Eglise réformée de Nîmes, que Viret écrivit de Lyon en 1563, en dédicace du premier volume de l’Instruction, et la lettre à l’Eglise de Lausanne, de 1558, qui servait de préface au « Sommaire » et au « Bref sommaire ».
Le tome II de la réédition, à paraître prochainement, comportera le début de l’Instruction chrétienne proprement dite, soit le commentaire de la Loi de Dieu.
4. En rapport avec le Concile de Trente: plusieurs éditions du « Combat des hommes »
L’Occident attendait, réclamait depuis le XVe siècle la tenue d’un concile, qui redéfinirait la foi et remettrait de l’ordre dans l’Eglise. Il a fallu le grand branle-bas de la Réformation pour que le pape convoque, enfin, ce concile, qui porta le nom de Trente, du nom de la ville où il siégea le plus souvent. (Vingt-cinq sessions en trois périodes, étalées de décembre 1545 à décembre 1563.)
Certains, dans les débuts, nourrissaient l’espoir qu’il ferait une place aux protestants, afin de sauvegarder l’unité. D’autres, sûrement plus lucides, comprenaient qu’il n’y avait pas à en attendre une réformation de toute l’Eglise dans un sens plus évangélique. Ainsi, l’Italien Pierre-Paul Vergerio, évêque de Capo d’Istria, réfugié dans les Grisons, est devenu pasteur. Accueilli à Lausanne en août 1550, on suppose que c’est lui qui inspira à Viret l’idée d’écrire, en latin d’abord, puis en français, le traité dont nous nous occupons dans cet article, et qu’il intitula, d’abord, Du devoir et du besoing qu’ont les hommes à s’enquerir de la volonté de Dieu par sa parolle, et de l’attente et finale résolution du vray concile. (Genève: J. Girard, 1551.)
Interrompu en 1547, le Concile de Trente avait siégé de nouveau de septembre 1551 à avril 1552, sous le pontificat de Jules III. Il ne put reprendre qu’en janvier 1562 pour s’achever à la fin de 1563, sous le pontificat de Pie IV.
Viret jugea nécessaire de rééditer, par deux fois, son ouvrage durant cette période, en 1556, puis en 1559, mais en l’incorporant déjà aux premières éditions de l’Instruction chrétienne. La troisième période du concile allait s’ouvrir, quand il publia encore l’ouvrage, retravaillé et sous un titre nouveau, Dialogues du combat des hommes. Enfin, il jugea nécessaire, trois ans plus tard, de le faire paraître, pour la cinquième fois, de nouveau remanié, en l’intégrant à sa grande Instruction chrétienne. C’est cette dernière édition, celle de 1564, qui vient donc d’être rééditée et dont nous allons rendre compte.
5. « Du combat des hommes contre leur propre salut »
Dans l’édition de 1564 comme en 1551, le traité est introduit par une épître aux « Nobles et Bourgeois, mes Seigneurs les Gouverneurs, Conseil et Communauté de la ville d’Orbe ». Quand cette lettre parut pour la première fois, la ville d’Orbe était encore partagée entre les deux confessions. Les réformés s’étaient cependant affermis, et le temps n’était plus très loin où ils oseraient réclamer le « plus », ce vote de tous les chefs de famille, qui donnerait la ville entière à la Réforme (ce fut en 1554).
De Lausanne, Viret suivait la situation avec l’intérêt qu’on imagine et ne manquait pas d’encourager les uns à garder fidèlement la Parole, les autres à l’accepter tout simplement. Son épître dédicatoire est destinée aux uns comme aux autres. Aux réformés, il écrit: « Avisez que vous ayez et receviez toujours cette sainte Parole, en tout honneur et révérence, quiconque soit le ministre qui la vous annonce. » Aux catholiques, il recommande « que vous ne méprisiez pas ce saint Evangile, par lequel il vous appelle déjà de si longtemps, à la communion et participation de ce grand bénéfice, qui nous est présenté par Jésus-Christ ». Et Viret assure les aimer tous, de telle façon qu’il ne demande qu’à leur donner ce qu’il a de plus cher: la Parole de vie.
Si l’on ne voulait voir, dans le « Combat des hommes », qu’un ouvrage pratique, de circonstance, destiné à combattre les réticences des gens d’Orbe et de tous les hésitants de l’époque, Viret pourrait s’en tenir au premier dialogue: la sainte Inquisition. Seulement, ainsi qu’on l’a vu, l’ouvrage est à insérer dans un contexte beaucoup plus complexe: le branle-bas, provoqué, chez les princes et les diplomates comme dans les Eglises, par la perspective du concile, avait pour effet d’exacerber les conflits confessionnels.
L’épître à la ville d’Orbe a été maintenue dans toutes les éditions. Quand paraît la cinquième édition, en 1564, cela fait déjà dix ans que la cité vaudoise a passé entièrement à la Réformation, ce qui ôte à l’épître une part de son actualité. Quant au concile, il est clos depuis l’année précédente et, en clarifiant la doctrine catholique, il a contribué à durcir pour longtemps les positions doctrinales.
Dès lors, on ne s’étonne pas qu’à partir d’un premier traité avant tout pratique, Viret ait finalement donné forme à toute une matière sur les conciles, donc sur l’autorité doctrinale dans l’Eglise (dialogues 2 à 4), ainsi que sur l’eucharistie (dialogues 5 et 6). Le septième et dernier dialogue – où il est question des deux seuls conciles indiscutables (Sinaï et Golgotha) – va être alors, comme prévu au départ, la porte d’entrée de l’Instruction chrétienne proprement dite, soit le commentaire approfondi de la Loi de Dieu et de l’Evangile.
6. Les sept dialogues en résumé
Dialogues, car, à son habitude, Viret confie à deux interlocuteurs, Daniel et Timothée, la responsabilité d’exposer sa pensée. A la différence d’autres traités, les deux personnages, ici, ne sont pas clairement typés. Ce sont, en tout cas, deux convaincus de la Réformation, Daniel cependant plus savant, Timothée plus questionneur.
a. La sainte Inquisition ou les accessoires
Le dialogue s’ouvre sur le constat du « désordre qui est au monde », spécialement dans l’Eglise. D’où la question: « Pourquoi ne pas chercher remède en Dieu? »
Réponse. Les hommes, en réalité, s’opposent à Dieu, se trouvent donc des prétextes (accessoires, en langage juridique) pour se dispenser de s’enquérir de leur salut, ce qui est l’« Inquisition », la recherche, au sens positif du terme. Et Viret de dénoncer ces prétextes: attachement à la tradition, refus de se distancer de la masse, intérêt matériel. On attend que les évêques et les princes donnent ordre, alors que pourtant Dieu s’est clairement et puissamment révélé.
Il faut noter aussi la résurgence de l’épicurisme, qui prétend trouver Dieu par la raison et l’observation de la nature. Viret contre résolument ce mouvement de pensée.
b. L’attente du concile
Ce dialogue vise les gens qui, affirmant ne pas être bien informés quant à la foi, se refusent néanmoins à écouter la Parole tant qu’un concile général, censé refaire l’unité, ne se sera pas prononcé. Qu’il soit difficile d’accéder à la certitude dans le conflit des opinions, Viret ne le nie pas, mais y voit une raison de plus pour chercher, sans tarder, la volonté de Dieu.
Seulement, qui veut réellement un concile pour réformer l’Eglise? Ni les princes, ni la hiérarchie de l’Eglise. Ceux qui se disent chrétiens ne sont-ils pas souvent les pires adversaires de l’Evangile? Il est vrai que, voulu par des princes sincèrement pieux, le concile pourrait avoir son utilité. Mais l’unité ne se commande pas. Ce n’est pas d’abord l’autorité des personnes qui fait croire. On a la vraie foi quand, au travers des hommes, on entend la voix du vrai Berger. Car l’Eglise tire son autorité de la Parole, non l’inverse. Ainsi donc, que sans attendre le concile, chacun s’applique à assurer sa conscience dans la Parole de Dieu!
c. L’autorité des conciles
Que répondre à ceux qui objectent qu’un concile universel, de par sa représentativité, a tout de même une autorité incontestable? Qu’un tel concile, si nombreux soit-il, n’est pas inévitablement conduit par l’Esprit Saint et qu’il n’a aucun droit de s’approprier les promesses de Matthieu 18.20 et 28.20. Et Pierre Viret, en bon connaisseur de l’histoire de l’Eglise et du droit canonique, de montrer comment des conciles, même généraux (Nicée) ont tranché parfois sur des questions puériles et se sont contredits les uns les autres.
En outre, ils ont toujours opiné dans le sens des plus forts. La sagesse serait donc de s’en tenir aux quatre premiers conciles généraux, reconnus par tous; et, quant au reste, de prier pour que de bons princes, assistés de sages conseillers, s’efforcent de réformer les abus dans les Eglises de leur ressort.
d. Le président des conciles
Quel devrait être le président de tout concile légitime de l’Eglise? Qui serait normalement habilité à exprimer le vrai sens de la Bible? On attendrait l’Esprit Saint. Mais voici que le pape et ses gens s’attribuent indûment la promesse de Jean 16.13-14 et argumentent par le feu de leurs bûchers plutôt que par le feu de l’Esprit. Or, c’est le Saint-Esprit qu’il faut à un concile. C’est lui qui explique toutes choses. L’Esprit n’est pas sans la Parole, transmise par les Ecritures. Et la Parole, c’est le Christ, auquel les deux Testaments rendent témoignage.
Le pape et les siens utilisent l’Ecriture avant tout pour justifier leurs positions. Dieu, lui, est lumière. Il parle par le ministère de ses vrais serviteurs. Ceux qui se prétendent successeurs des apôtres, qu’ils portent donc les marques des vrais apôtres! Et Viret montre avec humour comment, dans un concile, l’esprit des pères conciliaires, habilement manipulé, finit toujours par se « dissoudre dans l’esprit universel du pape ».
e. L’examen des expositions papales en la transsubstantiation
Il est bien difficile, et peut-être inutile, de donner un aperçu complet de ce dialogue, l’un des plus longs et des plus touffus de l’ouvrage. Bien sûr, Viret se souvient de son objectif: dénoncer les prétextes retenant ses contemporains de se mettre en quête de leur salut. L’un de ces prétextes, c’est le constat des divisions doctrinales au sein de la chrétienté, particulièrement en ce qui concerne la cène.
Viret s’attaque donc, avant tout, à la doctrine romaine de la transsubstantiation, qui est non biblique, donc fausse, et provoque par suite d’infinis problèmes. Pour Viret, la Bible fait toujours la distinction entre le signe et la chose signifiée. Il ne nie pas, pour autant, que le corps et le sang du Christ soient bien présents dans l’eucharistie, mais autrement que les catholiques veulent l’entendre. Si le pain et le vin n’étaient pas bien réels, ils ne seraient plus les vrais signes du corps et du sang de Jésus.
Une fois lancé dans ce débat, l’un des plus chauds de l’époque, Viret se révèle un polémiste résolu, n’hésitant pas à descendre jusque dans les plus petits détails, afin de contrer, sur tous les fronts,la position adverse.
f. La vraie exposition des paroles de la cène
Pour faire tomber les objections, il ne suffit pas de critiquer la doctrine romaine de la cène: encore faut-il démontrer que l’interprétation réformée des paroles de l’institution est bien biblique, donc vraie. C’est à quoi Viret s’emploie dans ce dialogue, pendant positif du précédent.
Pour expliquer à tous comment comprendre l’« union sacramentale » du signe et de la chose signifiée dans la cène, il recourt à un exemple. Quand un criminel reçoit la lettre de grâce de son roi, munie du sceau de celui-ci, la grâce n’est ni dans la lettre ni dans le sceau, mais dans le roi… et dans le criminel. Et cette grâce a été généralement obtenue par l’entremise d’un intercesseur. Ainsi la Bonne Nouvelle, lettre de grâce de la part de Dieu et de Jésus-Christ. Le pain et le vin sont le sceau. Dans les paroles de l’institution, nous recevons, par la foi, l’ordre et la promesse de Dieu. Dieu a lié sa parole aux signes, sans que ceux-ci cependant se confondent avec le corps et le sang. Le Christ est bel et bien présent, non pas corporellement, mais sacramentellement, « selon le mode découlant du sacrement ». Et puisqu’il siège, en son corps, à la droite de Dieu, son esprit incite les fidèles, au travers du pain et du vin, à chercher ce qui est en haut.
g. La résolution des conciles tenus ès montagnes de Sinaï et de Sion
Viret a pris la peine d’introduire chaque dialogue par un bref sommaire, qui en indique la substance. Voici son propre résumé du septième et dernier. « Quant au présent dialogue, je déclare en quelle manière Dieu a donné sa Loi à son peuple, par Moïse, son serviteur, et à quelle fin, et quel en est l’usage; et quel Concile il a tenu par ce moyen en la montagne de Sinaï… Et puis je montre comme ce général Concile nous adresse à l’autre suivant, qui a été tenu en la montagne de Sion et en Jérusalem; et comment ces deux Conciles contiennent toute la doctrine nécessaire à l’Eglise de Dieu… La finale résolution (= décision) de tous vrais Conciles chrétiens, et de toute doctrine chrétienne, y est déduite (= exposée), suivant la doctrine enseignée de Dieu en la Loi et annoncée par Jésus-Christ en l’Evangile. »
On ne saurait affirmer plus clairement la parfaite suffisance des Ecritures pour fonder la foi de l’Eglise et diriger la vie des chrétiens. On reconnaît aussi des idées maîtresses du réformateur, à savoir l’unité en Jésus-Christ des deux Testaments.
7. Reprise de quelques thèmes
Nous avons vu que le « Combat des hommes » a répondu, pour une part, à un objectif à la fois polémique et pastoral: enlever, non seulement aux gens d’Orbe, mais aussi à tous les hésitants, à tous les timides, les arguments faciles ou les scrupules les empêchant d’adhérer, en conscience, à l’Evangile remis en honneur par la Réforme.
Etant donné les circonstances politiques et ecclésiastiques de l’époque, Viret a été amené, tout naturellement, à mettre un poids important sur la question du concile et le fait qu’il représenterait un frein grave à l’œuvre de la Réforme, en étant conçu avant tout comme un effort de restauration.
En même temps que le sujet du concile, de son histoire, de son fonctionnement, Viret a consacré aussi une part importante à l’interprétation des paroles de la cène, prenant clairement position contre la transsubstantiation définie à Trente.
Aussi, lors même que le « Combat des hommes » est un traité pastoral polémique, Viret argumente en théologien. Il est théologien. Qu’on ne le sous-estime pas! Sa théologie, il est vrai, ne s’est pas forgée d’abord sur les bancs de l’école. Elle s’est développée, affinée, affermie, aguerrie sur le terrain. Néanmoins Viret, incontestablement, sait empoigner un problème théologique et trouve les arguments pour le résoudre. Sa culture biblique et historique est considérable. C’est un esprit ouvert, curieux, capable de raisonnement philosophique.
Et ce n’est sûrement pas le moindre de ses mérites que d’avoir discerné que les adversaires de l’Evangile au XVIe siècle ne sont plus seulement les évêques corrompus, les prêtres ignorants et les princes cupides, mais aussi ces beaux esprits qu’il appelle les « épicuriens », adeptes d’un déisme tendant à se répandre avec la Renaissance, et dont il saura faire aussi la critique.
Cela dit, si Viret a été amené, sous l’influence de la polémique, à traiter de façon relativement théorique la question du concile, on le sent, cependant, constamment préoccupé par ce qui se joue dans le peuple chrétien, que des raisons peu spirituelles portent à résister comme naturellement à l’Evangile.
Aussi insiste-t-il sur la pleine révélation de Dieu dans l’Ancienne et la Nouvelle Alliance et s’efforce-t-il de dégager de la Bible une image de la vie chrétienne et de l’Eglise: Eglise au service de la Parole, qui n’a nul besoin de lier les fidèles par ses règles hiérarchiques, morales et cérémonielles, dans la mesure où elle se soumet d’abord à la Loi de Dieu et à l’Evangile de la grâce.
Eglise au service de la Parole transmise par les Ecritures… certes! Mais si ce n’est ni du concile ni du pape qu’on doit attendre l’interprétation valable des Ecritures, à qui la demander? A Dieu lui-même, en tout premier. Viret a confiance que les Ecritures, semblables au soleil qui ne reçoit la lumière que de lui-même, s’expliquent d’elles-mêmes, par l’intervention du Saint-Esprit. Bien sûr! il doit y avoir aussi recherche de sens, et si possible en Eglise. Mais il y a une cohérence des Ecritures, à laquelle tout croyant se doit d’être attentif, s’il ne veut pas divaguer au gré de ses interprétations personnelles.
Cela n’empêche qu’un concile, pour autant qu’il se soumette à la Parole, peut être utile à l’Eglise, mais pas dans le contexte si polémique du XVIe siècle. Et surtout les fidèles ne devraient pas attendre ses résolutions pour chercher eux-mêmes les justes bases de leur foi et assurer ainsi leur conscience en Dieu. Viret n’a donc pas été obsédé par le problème de l’unité formelle, structurelle de l’Eglise. Les circonstances de l’époque ne l’y incitaient pas. D’où la liberté qu’il prend de reconnaître à ceux qui sont en quête de salut le droit de se soumettre avant tout à la Parole, reçue dans l’obéissance de la foi.
Car il ne compte plus sur les évêques, ni sur le pape, trop exclusivement assoiffés de pouvoir. Cette Eglise d’Occident, sur laquelle les papes, tout au long du Moyen Age, n’ont cessé d’accroître leur emprise, lui paraît trop profondément corrompue pour qu’on puisse en attendre une volonté sincère de renouveau. Alors, comment va-t-on la re-former, la ramener à sa vocation première? Ce ne peut être que par la prédication fidèle de la Loi et de l’Evangile de Dieu, mais en priant aussi pour que de bons gouvernants servent au renouveau selon leurs moyens. On voit donc que le conflit avec le gouvernement de Berne, dont Viret a été personnellement victime, ne l’a nullement empêché de reconnaître à l’Etat un rôle nécessaire, positif, dans le renouveau de l’Eglise.
Là aussi, il y a danger, bien sûr. Viret l’a vu et l’a dit. On ne contraint pas à la foi, pas plus qu’à la saine doctrine. Faudrait-il alors imaginer la coexistence, dans un même pays, de deux cultes chrétiens distincts? Viret ne semble pas l’exclure. C’est ce qu’il a vécu à Orbe, et plus tard à Lyon. Il a été, le plus souvent, respecté des catholiques aussi bien que des réformés. Et quand, dans son épître dédicatoire, il parle, aux catholiques comme aux réformés d’Orbe, de son affection pour eux, c’est plus qu’une formule aimable. Toutefois, nonobstant l’amour du Christ, ce n’est ni l’œcuménisme, ni le dialogue interreligieux qui le motive. Car il est bien convaincu que tous les chrétiens, s’ils veulent bien écouter la Parole, ne pourront qu’adhérer à la Réformation. Mais il ne croit pas que la foi puisse jamais être imposée d’en haut, pas même par un concile général, sans annonce fidèle de la Parole de Dieu.
Concluons. Faisons à Viret la place qui lui revient! Et cessons de le voir toujours dans l’ombre de Calvin!
Ont-ils cependant raison ceux qui, voici longtemps, ont prédit qu’on ne le lirait plus guère? Attendons, pour en décider, la parution imminente de toute l’Instruction chrétienne.
Toutefois le dialogue entre Daniel et Timothée, dans le « Combat des hommes », constitue déjà une introduction fort instructive à une œuvre, dont l’abondance a souvent desservi la richesse de substance.
Le « Combat des hommes » nous situe en plein dans les tensions et les interrogations religieuses du XVIe siècle. Il illustre la position réformée à l’égard d’un concile, qui aurait pu encore rapprocher les protestants des catholiques, mais qui en a fait des ennemis pour longtemps. Ce traité a donc de quoi intéresser les historiens de la Réformation et… les esprits curieux.
Il a de quoi piquer aussi la curiosité des théologiens par son argumentation sur les bases de la foi, l’interprétation des Ecritures, les décisions d’autorité en Eglise, l’eucharistie.
Le « Combat des hommes », enfin, touche le simple fidèle qui, quand il se sera familiarisé un peu avec la langue du XVIe siècle, appréciera tout ce qui, dans cet ouvrage, nourrit sa foi et sa réflexion. Car le but de Viret pasteur, malgré sa théologie et ses connaissances, est toujours de nourrir le fidèle et de construire la communauté chrétienne.
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* G. Besse est pasteur à la retraite de l’Eglise du Canton de Vaud (Suisse).