La royauté divine et la royauté terrestre dans l’Ancien Testament – Quelques réflexions

La royauté divine et la royauté terrestre
dans l’Ancien Testament
Quelques réflexions

Pierre BERTHOUD*

 

Cette étude relative à un sujet aussi vaste et central gardera un caractère modeste. Il s’agira de présenter quelques réflexions dans trois domaines qui touchent à la double dimension de la royauté, divine et humaine, dans l’Ancien Testament: les grandes phases de l’histoire d’Israël; royauté et alliance; royauté et les Psaumes1.

I. Les grandes phases de l’histoire d’Israël

L’alliance que Dieu conclut avec Moïse représente en quelque sorte la « constitution » qui permet à Israël d’avoir une identité religieuse, mais aussi politique.

1. Première phase

L’organisation d’Israël correspond plutôt à un modèle décentralisé sans l’exercice d’un pouvoir politique fort. Chaque tribu, constituée de clans et de familles, est gouvernée par des anciens, jouit d’une relative autonomie. On constate, à la fois, une égalité et une solidarité entre les tribus. Il faut noter cependant que Moïse et Josué ensuite contribueront dès l’Exode à cimenter les tribus entre elles. Par la suite, les tribus individuelles ou en coalition ont fait appel à des chefs-juges lorsque les circonstances l’ont exigé. Mais il s’agissait de leaders non héréditaires appelés par Dieu et sujets à l’approbation du peuple et quelquefois à sa contestation (Ex 4.29ss; Nb 16.1s; Jg 11.5). Pendant la période des Juges, il y eut quelques tentatives d’imposer un pouvoir central fort. Jephté demande à rester chef de Galaad en cas de victoire sur les Ammonites (Jg 11.9), Abimélek est proclamé roi par les notables de Sichem et de Beth-Millo (Jg 9.6), tandis que Gédéon refuse la royauté qui lui est proposée par Israël (Jg 8.22). Cependant, le livre des Juges se termine en insistant sur la confusion spirituelle, morale et sociale du peuple d’Israël (17-21) et sur l’absence d’un pouvoir politique fort (Jg 17.6, 18.1, 19.1, 21.5). Cette première période s’achève avec l’exercice d’un pouvoir religio-judiciaire. Elie est responsable du culte au sanctuaire central de Silo (1S 1.3, 4.13), tandis que Samuel devient l’autorité politico-judiciaire suite à la victoire sur les Philistins (1S 7). En fait, cette organisation décentralisée permet d’affirmer que le Seigneur règne sur Israël. C’est lui le « roi » de son peuple (Ex 15.13-18; Nb 23.21; Dt 33.5).

2. Deuxième phase

L’organisation d’Israël correspond plutôt à un modèle centralisé autour de la royauté terrestre. L’accent porte sur le caractère étatique du pouvoir politique mis en place. Ce modèle royal renforce l’ambiguïté et, par conséquent, la tension entre les royautés divine et humaine. Cette ambiguïté et cette tension sont liées à la présence du péché en l’homme, alors qu’il exerce le mandat culturel et qu’il gère les affaires de la cité. Si la royauté divine légitime la royauté terrestre (Ps 2, 45, 110, 18.51, 20.10, 21.2, 8)2, elle la conteste lorsque celle-ci usurpe les prérogatives de Dieu (Jg 8.22-23; 1S 8.7; 12.12)3 et manifeste son infidélité en se livrant à l’oppression et à l’injustice. A ce sujet, l’histoire des deux royaumes d’Israël et de Juda devait, hélas, confirmer les avertissements que Dieu avait adressés par l’intermédiaire de Samuel à son peuple, lorsqu’il avait réclamé un roi comme les nations avoisinantes. Le passage parle des « droits du roi » (1S 12.11). Ils sont pour l’essentiel identiques à ceux que les rois des cités-Etats voisines s’étaient attribués (1S 8.10-20). Cette contestation de l’infidélité et du péché d’Israël devait prendre une tournure tragique, puisque le Seigneur-Roi suscita même des nations étrangères pour exercer son jugement. Les prophètes Esaïe (chap. 6) et Amos, en particulier, devaient annoncer la fin du Royaume du Nord survenue en 722 av. J.-C., avec la chute de Samarie. Les prophètes Ezéchiel (20.33-36) et surtout Jérémie devaient entrevoir la fin de Juda, survenue en 587 av. J.-C., avec la prise de Jérusalem.

3. Troisième phase

Elle est inaugurée avec la chute de Jérusalem et le départ en exil. Cette période, C. Grappe l’appelle sub-étatique, puisque les Juifs seront sous la domination des Babyloniens, des Médo-Perses, des Grecs, puis, très peu de temps après, des Lagides et des Séleucides4 et, enfin, des Romains (cf. Dn 2, 7 et 8). Et C. Grappe d’ajouter que les Juifs vont désormais « affirmer leur identité en se plaçant sous la loi de Dieu et en promouvant le culte du Temple ». C’est dans ce contexte que devait être célébrée la royauté souveraine et universelle du Seigneur, dont la visée était d’instaurer un « ordre nouveau »5. Il parle aussi de phase théocratique qui s’ouvre sur une espérance eschatologique. Mais ce règne « théocratique » de Dieu débouche sur une espérance eschatologique et, par conséquent, messianique déjà présente dans les deux premières phases (Dt 18.15; 2S 7.1-17; So 3.9-20; Mi 4.1-5; Es 24 et 25). Dieu n’est-il pas Seigneur de l’histoire et du temps, d’une conception linéaire du temps? Séparer les dimensions présentes et futures de la prophétie ne rend, par conséquent, pas compte du témoignage biblique qui ne cesse de passer de l’une à l’autre6. C’est opter pour une lecture des textes qui est étrangère à celle que les prophètes d’Israël nous proposent. Cela dit, cette espérance eschatologique devient d’autant plus importante que les Juifs se trouvent sous la domination étrangère (cf. Ezéchiel, Daniel, Zacharie).

II. Royauté divine, royauté terrestre, quelle articulation?

A) L’alliance

L’articulation de la double dimension du royaume se fait autour de la notion centrale d’alliance. Sans une juste compréhension de ce concept, il n’est guère possible de saisir la manière dont Israël concevait son rapport au pouvoir politique et à la royauté en particulier. En Israël, en plus de la dimension politique illustrée par les nombreux traités du Proche-Orient ancien7, l’alliance se définit, d’abord, théologiquement. L’alliance est un traité que Dieu, le suzerain, a conclu avec l’homme, le vassal. Elle établit d’entrée la non-autonomie de l’homme et implique que la créature n’a d’autre point de référence ultime que le Créateur lui-même. Elle est responsable devant celui qui « donne à tous la vie, le souffle et toutes choses » (Ac 17.25). L’alliance telle qu’elle se dévoile dans les Ecritures a un double aspect, créationnel et rédemptionnel8.

a) L’alliance en création conclue avec Adam (Gn 1-2, Rm 5.12-21) a une dimension universelle. Si le premier couple fut créé afin de jouir de la vie et de la communion avec Dieu, il lui fallait cependant choisir, à chaque instant, de dépendre de la justice et de l’amour divins. C’est dans ce contexte que se situe le mandat culturel de l’être humain (homme et femme). L’homme a pour vocation d’exercer la domination sur l’ensemble de la création et d’habiter la terre entière. S’il se doit de mettre en valeur ses richesses, il importe qu’il exerce sa lieutenance sur le monde créé avec bienveillance et respect. Il aura à rendre compte de sa gestion devant Dieu (Gn 1.27-28, 2.15), mais dans un monde marqué par la présence dynamique du péché, de la souffrance et de la mort depuis la faute en Eden, comment l’homme va-t-il mettre en œuvre le mandat culturel? C’est l’alliance conclue avec Noé qui apporte la réponse (Gn 9). En particulier, le « code » noahique (Gn 9.1-7) ne contient que des articles de morale pratique. Il affirme la valeur de la personne humaine (v. 5) et rattache le droit criminel a des considérations métaphysiques et théologiques (v. 6). Les institutions humaines, plus précisément judiciaires, ont pour tâche de limiter la progression du mal et par conséquent d’encourager le bien9. C’est ainsi que se redéploie l’autorité civile dans un contexte de vie qui a changé. Cependant, le motif Créateur-créature est toujours d’actualité.

L’ensemble des activités humaines – l’agriculture, l’industrie, la technique, la culture et les arts – s’intègre aussi dans le mandat culturel (Gn 4.17-23). Les voisins d’Israël attribuaient l’organisation de la civilisation aux dieux. En revanche, la Genèse souligne qu’elle est mise en œuvre par des personnes ordinaires et mortelles. Ces récits primordiaux mettent ainsi l’accent sur la dignité et la valeur fondamentale de l’homme créé à l’image de Dieu. Mais, comme le Seigneur est toujours le suzerain, le terrien a des comptes à lui rendre, y compris dans l’exercice de l’autorité civile. Ceci d’autant plus que ses œuvres, à cause de la dynamique du péché, sont pour le moins ambiguës et au service de ses propres intérêts et non à la gloire de Dieu et du bien du prochain (Gn 4.1-16, 23-25). En d’autres termes, l’alliance en création est renouvelée dans un monde où le mal, la haine et la violence ont libre cours. Si Dieu s’adapte, il ne se résigne pas pour autant. Il s’engage résolument en faveur de sa création et pose les jalons qui lui permettront de mettre en œuvre son projet de salut et de renouveau en faveur de l’humanité égarée (Gn 8.21b; Rm 3.25).

b) C’est à la lumière de cet arrière-plan qu’il nous faut comprendre l’alliance rédemptionnelle qui va se déployer progressivement par l’intermédiaire de ses différentes dispensations, abrahamique (Gn 12.1-3; 15, 17), mosaïque (Ex 19; Lv 27) et davidique (2S 7), pour aboutir à son accomplissement dans la venue du Messie, Jésus de Nazareth (Hé 1.1-3). Cette alliance révèle par étapes l’œuvre de rédemption essentielle à la réconciliation de l’être humain avec son ultime vis-à-vis. Elle trace pour l’homme un style de vie individuel, communautaire et social qui honore Dieu, respecte la dignité de l’homme et rend possible la vie dans la cité (Ex 20.1-17; Mc 12.28-34; Mt 5.17ss). En un mot, c’est par elle que la bénédiction de Dieu qui résonne lors de la création (Gn 1.26, 29) sera réalisée. Mais cette bénédiction ne sera pleinement effective que lors de la venue en gloire du roi messianique (Es 11.1; Jr 23.5; 33.15), à savoir Jésus-Christ, qui redéploiera de nouveaux cieux et une nouvelle terre (Rm 8.18-30; Ap 21.1ss). Cette perspective eschatologique a aussi des conséquences quant à la manière de gérer la cité, qui ne s’identifie pas à l’instauration d’une utopie, car c’est le Seigneur qui fera toutes choses nouvelles.

B) Les conséquences de cette perspective

Cette conception de l’alliance entraîne plusieurs conséquences importantes quant à l’exercice du pouvoir en Israël.

a) La désacralisation du pouvoir, du pouvoir royal en particulier

En Egypte, on a tendance à comparer le pharaon à un être divin10. En Mésopotamie, la royauté est une institution divine11 et les dieux attribuent des « qualités éminentes » au roi, ce qui le distingue des simples mortels. Il représente la divinité et est entièrement subordonné à ses avis. La royauté s’élabore autour d’un modèle idéologique et moral connu de tous, mais qui n’est pas dépendant d’une loi transcendante12. En Israël, il n’est pas imaginable de concevoir le roi comme un dieu ni comme demi-dieu13 ni de trop insister sur une prétendue « idéologie royale »14. Certes, le pouvoir politique est établi par Dieu, mais il est confié à des hommes ordinaires qui sont chargés de l’exercer avec compétence et fidélité. Ainsi, le roi peut être appelé et même équipé par Dieu en vue de la mise en œuvre de sa fonction, mais il n’est qu’un homme et il est responsable devant lui de sa gestion. Comme le Seigneur lui-même est le seul maître, roi, de son peuple, le pouvoir politique et, en particulier, la monarchie, est relativisé. D’ailleurs, la royauté humaine n’a existé en Israël-Juda que pour un temps relativement court, quatre cent cinquante ans!

b) La royauté, un pouvoir délégué

La centralité de l’alliance fait qu’Israël est, d’abord, une communauté religieuse. Il est le peuple dont le Seigneur est le Roi. Que ce soit à l’époque de la fédération des tribus, de la monarchie ou du retour de l’exil, c’est la religion qui cimente le peuple de l’alliance et qui lui donne sa cohésion. Cela signifie que le chef humain, et le roi en particulier, est le lieutenant de Dieu. Il exerce un pouvoir qui lui est délégué. Qu’il soit « choisi, accepté ou toléré », il reste subordonné au Seigneur et sera jugé en fonction de sa fidélité à l’alliance et à ses stipulations15. Les Ecritures l’expriment de manière particulièrement significative. C’est ainsi que l’auteur du livre des Chroniques précise que « Salomon s’assit sur le trône du Seigneur pour être roi à la place de David, son père » (1Ch 29.23). David, par ailleurs, présente Salomon comme son successeur en ces termes: « Le Seigneur a choisi mon fils Salomon pour le faire asseoir sur le trône du royaume du Seigneur, sur Israël. » (1Ch 28.5) Enfin, la reine de Saba dit à Salomon: « … [il] t’a placé sur son trône comme roi pour le Seigneur, ton Dieu! » (2Ch 9.8)

Ainsi, le roi exerce la royauté au nom du Seigneur, mais il n’y a pas de confusion entre les royautés divine et humaine. Lorsque David a manifesté son intention de « bâtir une maison, un lieu de repos, pour le coffre de l’alliance du Seigneur, le marchepied de notre Dieu », le Seigneur lui a répondu: « Tu ne bâtiras pas une maison pour mon nom, car tu es un homme de guerre et tu as répandu du sang. » (1Ch 28.3, 22.8) C’est bien la royauté divine qui a le précédent. Mais dans un monde où la puissance du péché et la mort sont à l’œuvre, certains comportements sont tolérés qui ne sont pas pour autant en accord avec la nature du royaume divin tel qu’il devait s’incarner dans le Temple. Le royaume de Dieu n’est-il pas ultimement un royaume de paix? On comprend mieux les prescriptions que le Deutéronome prévoit dans le cas où le peuple demanderait à avoir un roi comme les autres nations. Que le roi n’ait ni « un grand nombre de chevaux », ni « un grand nombre de femmes », ni « une grande quantité d’argent et d’or » (Dt 17.16-17). Les abus et les dérapages dans ces trois domaines sont fréquents parmi ceux qui exercent le pouvoir! Il s’agit donc d’établir les limites et des contrôles afin de prévenir l’arrogance, la violence, l’injustice et l’exploitation au sein de la cité. Pour ce faire, il est impératif que le roi apprenne à craindre Dieu. C’est ainsi qu’il devait, non seulement copier un exemplaire de la loi de l’alliance, mais la lire et l’étudier assidûment (17.18-20). Le texte précise même: « Cette copie ne le quittera pas, il y lira tous les jours de sa vie. » (Dt 17.18-19) « Le cœur du roi ne s’élèvera pas au-dessus de ses frères » (20a), mais sera au service du peuple et cherchera son bien-être tel que le Seigneur de l’alliance l’a indiqué (20b).

c)La séparation des pouvoirs

Le passage du Deutéronome que nous venons d’évoquer laisse entendre que la concentration des pouvoirs n’est pas une bonne chose. Avec l’avènement de la royauté, la séparation entre les institutions politique et religieuse se fait plus nette. C’est ainsi que les responsabilités du roi sont limitées à l’administration politique et judiciaire. Cela signifie qu’il ne doit pas intervenir dans le service sacerdotal. Pour n’avoir pas respecté cette distinction, Saül a été destitué de la royauté. Aux moments cruciaux de son règne, Saül n’a pas su ou pu faire les choix qui l’auraient confirmé dans sa fonction. Il a choisi de ne pas écouter la volonté divine jusqu’au bout. Ce fut là la cause de son rejet. Dans le premier incident, Samuel tardant à arriver à Guilgal, Saül prend l’initiative d’offrir lui-même les sacrifices (l’holocauste et les sacrifices de paix), sans doute sous la pression du peuple (1S 13.1-5). Dans le deuxième incident, Saül décide d’écouter le peuple et de ne pas frapper d’anathème les Amalécites et leurs biens sous prétexte de garder le meilleur du butin afin de l’offrir en sacrifice à Guilgal (1S 15.1-30)! Après un échange serré entre le prophète et le roi, Samuel obtient de Saül une confession et un aveu émouvant: « J’ai péché; j’ai passé outre les ordres du Seigneur et à tes paroles; je craignais le peuple et je l’ai écouté. » (1S 15.24) En une seule phrase, tout le drame de Saül nous est signifié!

Ce double exemple met en scène Samuel en tant que sacrificateur et prophète. Le porte-parole de Dieu joue au sein de l’alliance un rôle important. En effet, c’est au cœur même de la royauté qu’il est appelé à être une sentinelle (Mi 7.4, 7; Jr 6.17; Ez 3.17, 33.7). Le prophète rappelle au roi et au peuple que la royauté terrestre a pour vocation de représenter le royaume du Seigneur. Il exerce, lorsque cela est nécessaire, un contre-pouvoir en replaçant le roi devant les exigences de l’alliance et en lui communiquant les oracles qu’il a reçus de la part du Seigneur. Certes, la parole du prophète a des incidences politiques, économiques et sociales, mais elle est d’abord religieuse. Ainsi, Esaïe s’attaque au traité qu’Israël a conclu avec l’Egypte non pas, d’abord, pour des raisons politiques, mais essentiellement pour des motifs religieux. Comparée au Seigneur de l’alliance, l’Egypte n’est qu’un refuge dérisoire, pour ne pas dire illusoire (Es 30.1-9)! Osée, lui, s’en prend à Ephraïm qui, dans son orgueil, refuse de revenir au Seigneur, son Dieu. Le prophète ajoute: « Ephraïm est une colombe naïve et sans cervelle; ils appellent l’Egypte, ils courent en Assyrie. » Osée s’oppose à la politique internationale désastreuse d’Israël parce qu’elle résulte de la non-foi du peuple de l’alliance en son ultime vis-à-vis (Os 7.3 à 16, cf. aussi 12.1-2). Même lorsque les prophètes s’engagent politiquement, c’est à des fins religieuses. Ainsi Elisée participe à une conspiration contre la dynastie des Omrides, mais la finalité de cet engagement, c’est l’extirpation et la destruction du culte de Baal et de ses hauts lieux (2R 10.1-11.28). Jéhu devait d’ailleurs s’emparer du pouvoir en cédant à une extrême violence que le Seigneur a plus tard désapprouvée par la bouche du prophète Osée (Os 1.4)!

d) La dimension eschatologique du règne universel du Seigneur

La relation d’alliance permet ainsi au peuple, Israël-Juda, de définir son identité en se plaçant sous la loi de Dieu et en contribuant à la promotion du culte du Tabernacle comme du Temple, et ce dès l’époque mosaïque16. C’est d’ailleurs dans ce contexte allianciel « que fut magnifiée et célébrée la Royauté du Seigneur, souveraineté dont on faisait valoir que par-delà le sanctuaire et le territoire d’Israël, elle englobe la terre entière »17. Dans sa prière de consécration du Temple, Salomon le dit merveilleusement: « Mais Dieu habiterait-il vraiment sur la terre? Le ciel et le ciel du ciel ne peuvent te contenir: combien moins cette maison que j’ai bâtie! » (1R 8.27) Le roi est parfaitement conscient que le Temple n’est que le lieu de la présence divine au milieu de son peuple, le lieu de la rencontre, souvent joyeuse, entre Israël et le Seigneur. Salomon, devant la grandeur majestueuse de Dieu, ne peut qu’éprouver sa petitesse, qui l’incite à l’humilité. Mais il est en plus conscient de sa propre misère et de celle du peuple dont il est roi (44-51). Aussi est-ce à la bienveillante loyauté du Seigneur que le roi-sage s’en remet. Lui seul a les paroles de pardon, de justice et de vie (30, 32, 34, 36, 39, 44, 50), mais plus encore, c’est à l’initiative du roi divin qu’un ordre nouveau sera instauré, qui transcende et dépasse la royauté terrestre. Celle-ci n’en est qu’une pâle figure (Es 52.7). Plusieurs textes le soulignent avec force (So 3.9-20; Mi 4.1-5; Es 24 et 25; Za 14). Cette dimension eschatologique rappelle que la royauté terrestre, entachée qu’elle est par les conséquences de la faute en Eden, n’est pas, même restaurée et rétablie, l’ultime finalité du projet divin. Inlassablement, le Seigneur poursuit le projet d’instaurer son règne, qui transcende et dépasse toute entreprise politique humaine. En d’autres termes, son action débouche sur de nouveaux cieux et une nouvelle terre (Es 11). Mais cette ouverture eschatologique ne prend tout son sens qu’à la lumière de la venue du Messie et de la rédemption qu’il a accomplie (Es 52.13-53.12). Cette perspective du royaume ne laisse guère de place à une conception essentiellement horizontale du pouvoir politique et de ses prétentions utopiques. Elle appelle à la modestie dans l’implantation de la cité humaine. Si elle a un rôle essentiel à jouer, elle a pour mission de préparer l’avènement de la cité céleste et de celui qui seul peut l’instaurer.

III. La royauté et les Psaumes18

On trouve dans le Psautier des motifs associés tels le Temple, Sion et la royauté du Seigneur qui permettent de mettre en lumière le lien de la royauté du Seigneur avec le culte de Sion. Les Psaumes, qui attestent la présence de ces motifs clefs, ont joué un rôle central dans la liturgie du sanctuaire. Quant aux Psaumes du royaume, ou plus justement du règne du Seigneur, C. Grappe considère qu’ils s’intègrent à la liturgie du sabbat19, fort ancienne par ailleurs. En vertu de cette association, on constate donc, dans le Psautier, un lien entre le Temple et le règne de Dieu. Le sanctuaire est le lieu par excellence de la rencontre entre Dieu et son peuple et, par conséquent, de la présence divine au sein de son peuple. C’est là que se situe son trône. C’est ainsi que le Temple-Palais20 se trouve au cœur du royaume.

Après avoir présenté la perspective à la fois « novatrice et suggestive » de B. Chilton21, C. Grappe va proposer sa propre grille d’analyse du développement de la notion du règne de Dieu dans le Psautier. Sa position se rapproche de celle de Chilton, tout en offrant une synthèse simplifiée à trois dimensions, qui met en valeur les aspects spatiaux, temporels et cultuels du règne de Dieu. En voici le résumé.

Alors que Chilton emploie les termes de « coordonnées » ou « dimensions » dans son modèle relatif au royaume ou au règne de Dieu, Grappe, lui, choisit de parler d’« harmoniques du Royaume »22. Il en distingue donc trois.

A) La dimension spatiale du royaume

Elle s’élabore autour des deux harmoniques que sont la transcendance et le rayonnement.

a) L’harmonique de transcendance met en lumière la tension entre les aspects céleste et terrestre du royaume. Ce contraste est bien illustré par le Psaume 11: « Le Seigneur est dans son Temple saint, le Seigneur a son trône dans les cieux. » (4, cf. Ps 150.1)23 Cette perspective laisse entendre que le sanctuaire terrestre est comme un miroir, une représentation du sanctuaire terrestre. Cette idée est d’ailleurs déjà présente dans le livre de l’Exode. En effet, Dieu précise à Moïse que le tabernacle doit être « conforme au modèle qu’Il lui a montré sur la montagne » (25.40).

b) L’harmonique du rayonnement met en lumière la double perspective de la royauté à la fois centripète et centrifuge. C’est ainsi que les peuples sont conviés à se rassembler dans le palais-sanctuaire, c’est-à-dire le Temple, et Grappe de citer le Psaume 22: « Toutes les extrémités de la terre se souviendront du Seigneur et se tourneront vers lui; toutes les familles des nations se prosterneront devant sa face. Car le règne est au Seigneur, il domine sur les nations. » (vv. 28-29) Mais le palais-sanctuaire est aussi le lieu à partir duquel la Royauté est appelée à se déployer: « Le Seigneur règne: les peuples tremblent; il siège entre les chérubins: la terre chancelle. Le Seigneur est grand dans Sion, c’est lui qui est élevé au-dessus de tous les peuples. Qu’on célèbre ton nom grand et redoutable! Il est saint! » (Ps 99.1-3)

B) La dimension temporelle du royaume

La dimension temporelle du royaume avec son harmonique eschatologique qui se dévoile dans son double aspect, le déjà et le pas encore ou, comme le dit Chilton, entre le proche et le lointain. Cette tension est clairement exprimée, nous dit Grappe, dans le Psaume 102. Le royaume de Dieu se présente au lecteur dans sa triple dimension, présent, passé et futur: « Mais toi, Seigneur, tu sièges pour toujours et ta mémoire dure d’âge en âge. Tu te lèveras, tu auras compassion de Sion; car le temps de lui faire grâce, le moment fixé est arrivé. » (Versets 13-14) C’est ainsi que le Royaume est conçu comme « une réalité en devenir et promise à s’épanouir »24. Cette tension entre le présent et le futur est bien illustrée par le Psaume 96, que Chilton cite.

C) La dimension cultuelle du royaume

La dimension cultuelle du royaume s’articule autour de deux harmoniques: la purification et la communion.

a) L’harmonique de purification met en relief aussi bien la notion de jugement que celle d’exigence. Le Psaume 99 illustre bien ce double aspect: « Qu’on célèbre la puissance du roi qui aime le droit! C’est toi qui affermis la droiture, c’est toi qui exerces en Jacob le droit et la justice. » (Verset 425) Grappe fait remarquer que l’exigence dans ce passage, comme dans les Psaumes en général, est surtout morale. Cela n’exclut pas pour autant une exigence rituelle qui est apparente surtout dans d’autres passages de l’Ancien Testament. Et l’auteur d’ajouter avec pertinence que « l’exigence éthique était inséparable de l’exigence rituelle ».

b) L’harmonique de la communion s’exprime dans un double mouvement: celui de Dieu vers les siens et celui des siens vers Dieu. A l’initiative gracieuse de Dieu, les fidèles répondent par la foi. Ce double mouvement est conjugué de fort belle manière dans le Psaume 102: « Car il se penche du haut de son lieu saint! Des cieux, le Seigneur regarde sur la terre pour écouter les soupirs du prisonnier, pour délivrer ceux qui sont en danger de mort, afin qu’ils publient dans Sion le nom du Seigneur et sa louange dans Jérusalem, quand les peuples se réuniront ensemble, et les royaumes, pour rendre un culte au Seigneur. » (Versets 20-23) A la détresse des prisonniers, Dieu répond par sa grâce souveraine et libre et fait naître au plus profond de leur être une espérance qui ne déçoit pas.

Ces deux harmoniques, nous précise Grappe, assument « les deux pôles du culte et du sacrifice » qui étaient mis en œuvre dans le Temple. Ces deux pôles sont, d’une part, la réparation et l’absolution et, d’autre part, la communion. Le premier pôle avait comme rôle de mettre en place les conditions favorables à l’épanouissement du second. Réparation et absolution avaient comme finalité de restaurer la relation rompue par le péché et ainsi de rétablir la communion. Grappe cite à l’appui de sa perspective le Yom Kippour (Lv 16). Ce rituel permet la purification du Temple afin de pouvoir y accueillir la présence divine et, par conséquent, de rendre possible la communion entre Dieu et son peuple. A la lumière de ces considérations, il devient évident que le système sacrificiel jouait un rôle de première importance dans l’ancien Israël, mais il n’était pas une fin en soi. Cette triple dimension du royaume et les harmoniques qui y sont associées permettent de mesurer à quel point le Temple se trouvait placé, selon une géographie sacrée, au cœur même du Royaume de Dieu, passé, présent et à venir26.

Cette grille d’analyse de Grappe, reprenant celle de Chilton, est particulièrement intéressante. Elle nous permet de saisir la centralité du Royaume ou du Règne de Dieu et comment il se manifeste et se déploie dans l’Ancien Testament, et ce dès les origines27. Ce que l’auteur cependant ne mentionne pas dans son étude, c’est l’ensemble des Psaumes qui présentent le roi comme l’oint du Seigneur et qui ont été perçus comme ayant des prolongements messianiques (Ps 2, 18, 20, 45, 72, 89, 110)28. Certes, ces Psaumes ne sont pas à prendre comme des oracles tels qu’on les trouve dans les écrits prophétiques, mais on y a vu une ouverture sur un avenir messianique. Quand ces Psaumes parlent du roi assis sur le trône de David, ils évoquent le couronnement du roi (Ps 2, 72, 110) ou son règne (Ps 45). Ils mettent l’accent sur son statut en tant qu’oint du Seigneur et déclarent ce que Dieu va accomplir par lui et sa dynastie. C’est ainsi qu’ils font référence aussi aux fils de David à venir! Plus encore, lors de l’exil et de la période post-exilique, alors qu’il n’y avait aucun roi qui régnait, on va comprendre ces Psaumes comme faisant allusion au grand Fils de David que les prophètes avaient annoncé. C’est en lui que l’alliance du Seigneur avec David (2S 7) devait être pleinement accomplie. C’est pour cela que les auteurs des écrits du Nouveau Testament considèrent que ces Psaumes rendent témoignage au Messie, le Christ (Ps 2 et Ac 4.25-26; Ps 110 et Mt 22.43-45; Ac 2.34-36; Hé 1.13; Ps 45 et Hé 1.8-9). C’est ainsi que le Nouveau Testament associe à son tour Messie, Royaume ou Règne et Palais-Sanctuaire. Le Messie y est décrit comme le roi (Lc 19.38) et comme le Temple de Dieu (Jn 2.19-22). L’apôtre Paul ira jusqu’à déclarer que l’Eglise, la communauté des croyants, est le « temple du Dieu vivant » (2Co 6.16; 1Co 3.16, 6.19). C’est ainsi que la finalité du Royaume de Dieu tel qu’il apparaît dans l’Ancien Testament est la venue du Messie annoncé et attendu qui accomplit pleinement la triple dimension du règne du Seigneur, spatiale, temporelle et cultuelle. Sa phase ultime consistera dans la pleine manifestation du Royaume du Seigneur lorsque terre et ciel seront transformés lors de la venue du Messie en gloire. En attendant, c’est au sein de l’Eglise qu’il choisit de vivre.

1* P. Berthoud est professeur d’Ancien Testament et d’apologétique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

C’est à partir de la lecture du livre de C. Grappe, Le Royaume de Dieu, avant, avec et après Jésus (Genève: Labor & Fides, 2001), 13-83, que j’ai élaboré ces quelques réflexions. Notre perspective se veut résolument biblique. Cela nous permettra de nous appuyer sur ses travaux tout en nous démarquant de certaines hypothèses qui correspondent à une grille de lecture par trop éloignée d’une lecture canonique.

2 A ces passages, C. Grappe ajoute encore les Ps 60.9, 72.1, 89.4-5 et 19-38, 101, 132, 144. Ibid., 17. Ce sont essentiellement des Psaumes royaux qui, pour la plupart, se réfèrent, explicitement ou implicitement, au roi messianique à venir.

3 Il ne faut pas voir dans ces passages un refus de toute forme de royauté terrestre (C. Grappe, ibid., 17), mais une forme de royauté qui s’émancipe de Dieu et de son règne. Nous y reviendrons.

4 Le règne d’Alexandre le Grand fut de courte durée. A sa mort, son royaume fut divisé en quatre. Les Lagides (dynastie égyptienne des Ptolémées) devaient, d’abord, dominer la Palestine. Ensuite, les Séleucides (dynastie hellénistique) devaient s’imposer avec brutalité.

5 C. Grappe, ibid., 18.

6 Pour les deux dernières citations, C. Grappe considère que ce sont des adjonctions tardives dans des livres qu’il est légitime de considérer comme anciens. Mais ce genre de découpage dans le temps nous semble artificiel et ne pas tenir compte de la logique des textes. Pour une discussion complémentaire intéressante sur la « monarchie en Israël » et « Israël et les nations », cf. C. Wright, Vous serez mon peuple (Méry-sur-Oise: Sator 1989), 148-167. Une nouvelle édition révisée de ce livre datant de 2004 est disponible en anglais.

7 K.A. Kitchen, Traces d’un monde (Lausanne: PBU, 1980), 118-129; On the Reliability of the Old Testament (Grand Rapids: Eerdmans 2003), 283-307.

8 Pour un développement plus important de ce qui suit, cf. P. Berthoud, « Richesse et pauvreté dans la Bible », La Revue réformée, no 214 (2001), 20-28.

9 R. Drai parle de « programme juridique minimal ». Cf. La Thora (Paris: Ed. Michalon, 2000), 36.

10 K.A. Kitchen, Ancient Orient and the Old Testament (London: Tyndale Press, 1966), 105-106.

11 Cf. à titre d’exemple « La chronique de la monarchie une (Liste royale de Sumer) » in Chroniques mésopotamiennes (Paris: Les Belles Lettres, 1993), 137-142.

12 F. Joannès, « Roi », in F. Joannès éd. Dictionnaire de la civilisation mésopotamienne (Paris: R. Laffont, 2001), 729.

13 K.A. Kitchen, op. cit., 106.

14 R. de Vaux, Les institutions de l’Ancien Testament (Paris: Cerf 1976), vol. I, 153.

15 Ibid., 153.

16 Le schisme va représenter une sérieuse entrave dans le déploiement de cette identité communautaire. L’espérance de la réunification du peuple traverse d’ailleurs les livres prophétiques.

17 C. Grappe, op. cit., 18.

18 Pour cette section, je me suis inspiré de l’étude de C. Grappe tout en m’en démarquant lorsque cela s’imposait. Cf. op. cit., 20-26.

19 Il fait référence au Ps 92 (Septante, versions latines et tradition juive) qui établit un lien explicite entre le règne de Dieu et le sabbat. Dans la Bible hébraïque, il s’agit du Ps 93, lequel n’a pas de titre. Dans 22 Psaumes, on distingue une terminologie spécifique qui évoque Dieu en tant que roi, Dieu et la façon dont il règne, Dieu et son règne, Dieu et son trône. Deux autres Psaumes, tout en n’ayant pas de terminologie spécifique, développent néanmoins le thème du règne du Seigneur (Ps 102 et 150). Cf. ibid., 20, 21.

20 Le mot hekal désigne à la fois le temple et le palais. Ibid., 21.

21 B. Chilton parle de cinq coordonnées ou dimensions de la notion du Royaume/Règne: les coordonnées/dimensions eschatologiques, de transcendance, de jugement, de pureté et de rayonnement.

22 Ibid., 22. Il ne précise pas la raison de ce choix.

23 Pour plusieurs exemples supplémentaires, cf. Annexe 1: ibid., 27-41.

24 Ibid., 24.

25 Le verset 5 invite le fidèle à exalter le Seigneur et à se prosterner devant ce Dieu saint!

26 Ibid., 25. Pour l’ensemble de la réflexion de C. Grappe à partir du modèle de Chilton, cf. 21-26 et les deux annexes, cf. 27-42. Dans la synthèse finale, l’auteur souligne l’importance des notions de Royaume ou de Règne mais, comme ces notions s’articulent autour du centre que présente le Temple-Palais, il privilégie « l’emploi du vocable ‹royaume » (cf. 26). Mais faut-il choisir?

27 En insistant sur un développement « surtout à partir de l’exil » du système sacrificiel, C. Grappe ne semble pas reconnaître l’importance du culte et du sacrifice dès l’époque mosaïque. Or, le témoignage biblique ne laisse planer aucun doute sur leur ancienneté. Il s’ensuit que cette triple dimension du Royaume-Règne de Dieu est ancienne et se déploie tout au long de l’Ancien Testament en fonction de la révélation divine, objective et progressive. La liturgie du second Temple plonge ses racines dans le culte qui s’est mis en place dès l’époque de Moïse.

28 Parmi ces Psaumes, l’auteur aborde uniquement le Ps 89.15.

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