Christianisme et quête d’identité
en afrique
La genèse et l’évolution de la théologie africaine
dans la tradition ecclésiale catholique romaine
Matthijs J.C. BLOK*
Le nœud du problème que nous osons croire à la base de la théologie africaine est le fait que, pendant la période de la traite des Noirs et la période de la colonisation, les Africains ont été dépouillés de leur âme et, donc, de leur identité par des Européens. S’il y avait eu un vrai respect vis-à-vis du peuple africain et un comportement fraternel entre les Africains et les Européens, la théologie africaine n’aurait pas un caractère aussi révolutionnaire.
Introduction
Au cours de l’histoire du XXe siècle, les Africains ont fait un effort immense pour justifier l’existence de la théologie africaine et même pour montrer à quel point elle était nécessaire1, tandis que les Européens la considèrent plutôt comme une déviation intolérable de l’Evangile. Trois citations peuvent éclairer et confirmer cette opposition au sujet de la théologie africaine:
« Nous n’avons d’autre désir que de promouvoir ce que vous êtes: chrétiens et Africains… L’expression, c’est-à-dire le langage, la façon de manifester l’unique foi, peut être multiple et par conséquent originale, conforme à la langue, au style, au tempérament, au génie, à la culture de qui professe cette unique foi. Sous cet aspect, un pluralisme est légitime, même souhaitable. En ce sens, vous pouvez et vous devez avoir un christianisme africain. »2
« L’expression « théologie africaine »… porte en elle le danger du syncrétisme. C’est pourquoi elle est considérée avec soupçon. Il est préférable de parler de « théologie chrétienne » et de définir, ensuite, à quel contexte elle se trouve reliée, par exemple les reflets d’Afrique. »3
« Reconnue par le pape Paul VI, lors de sa visite en Ouganda en 1969, l’expression, devenue un des mots clés dans la théologie africaine, a déjà été citée si souvent qu’on en a presque le dégoût!… Le bilan que l’on a essayé d’esquisser a quelque peu montré comment la théologie africaine est une heureuse entreprise et comment les pionniers de cette théologie étaient des hommes courageux. »4
Comme il serait fort malaisé de parler de la « théologie africaine » sans tenir compte du contexte historique de sa naissance, nous présenterons d’abord, brièvement, deux types de théologies missionnaires: la théologie du « salut des âmes », et la théologie de l’« implantation de l’Eglise ». Ensuite, nous évoquerons la genèse de la théologie africaine avant d’étudier son évolution. Enfin, nous présenterons quelques conclusions. Nous tenterons de visualiser chaque (pré)phase de la théologie africaine à l’aide d’un schéma5 montrant son but, sa façon de considérer les traditions religieuses africaines6 et ses exécutants. Dans le présent article, nous insisterons sur les aspects théologiques et la tradition ecclésiale catholique romaine7.
I. Le contexte historique de la genèse de la théologie africaine
Deux types de théologies missionnaires retiennent l’attention8.
1) La théologie du « salut des âmes » (1460-1920)
De nombreux documents pontificaux et la littérature missionnaire parlent d’une théologie du « salut des âmes ». Il n’est pas dans notre propos d’en faire une étude approfondie; certains points saillants suffiront à en donner une vue appropriée.
En effet, dans sa bulle Romanus Pontifex au roi Alphonse V du Portugal, le pape Nicolas V (1447-1455) se réjouissait de voir bien « des esclaves noirs convertis à la foi catholique ». Le Pontifex romain comptait sur les progrès des conquêtes pour obtenir beaucoup de conversions. En outre, l’encyclique Maximum Illud du pape Benoît XV, datée de 1919, se préoccupe de gagner au Christ le plus d’âmes possible: « Une armée de missionnaires se lève, y lit-on, pour arracher les pitoyables tribus indigènes à l’atroce esclavage des démons tout en les protégeant contre l’exploitation de maîtres sans conscience. » La pensée, perçue comme une théologie de pénurie9, est claire: le missionnaire est le héros venu combattre et vaincre la puissance du démon dans le but de moraliser les êtres noirs abrutis et de sauver ces malheureux afin qu’ils échappent à l’enfer qui les attend après la mort.
Tirons la conclusion qu’au premier stade d’évangélisation le rôle essentiel de la mission a été de convertir et de gagner au Christ les âmes déchues des indigènes afin qu’elles ne meurent pas dans la misère la plus abjecte qu’est l’enfer.
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Enumérons trois inconvénients de cette théologie et n’oublions pas son point fort:
• La théologie du « salut des âmes » s’appuie malheureusement sur une anthropologie dualiste (corps-âme) qui empêche d’envisager le salut intégral de l’homme.
• Elle valorise le salut de l’âme dans la posthistoire, tout en méconnaissant la dimension horizontale de l’histoire concrète.
• La crédibilité du message chrétien a été noyée dans les intérêts des puissances commerciales coloniales.
Le point fort de cette théologie est également clair et vise la réconciliation de l’homme pécheur avec Dieu (dimension verticale).
2) La théologie de l’« implantation de l’Eglise » ou de l’« indigénisation »10(1920-1950)
Une seconde théologie, connue surtout à partir des années 1920 grâce à plusieurs documents pontificaux, est celle de l’« implantation de l’Eglise » en pays de mission.
Elle préconise, contrairement à la théologie précédente, d’édifier solidement l’Eglise, sur la « tabula rasa des nations païennes »11, comme l’Occident l’a réalisée tant dans son personnel, dans ses œuvres que dans ses méthodes. Elle manifeste une préoccupation fermement ecclésiocentrique: il s’agit d’insérer les Africains et l’Afrique dans l’Eglise. Pour le pape Pie XI, par exemple, le but des missions, exprimé dans Rerum Ecclesiae (1926), est « d’établir et de fonder solidement l’Eglise de Dieu, et cela par tous les mêmes éléments dont elle fut constituée autrefois chez nous ». Il s’agit donc d’ériger, d’implanter l’Eglise ou, mieux encore, de reconstituer, dans les territoires de mission, des dépendances des Eglises occidentales avec leurs structures administratives, leur clergé, leur liturgie, leur morale, etc. D’où la conclusion suivante: « La réalité d’indigénisation consiste en une espèce d’habillage de l’Eglise d’un manteau africain. »12
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Enumérons quelques inconvénients:
• Au lieu de planter la semence de la Parole de Dieu, on a transplanté un grand arbre déjà préfabriqué et formé ailleurs avec ses fleurs et ses fruits.
• Le caractère étranger sinon étrange et importé du christianisme en Afrique (copié sur le modèle européen).
• La conviction que la tradition africaine est encore en état de natura pura.
• Elle est fort probablement inapte à assumer une évangélisation en profondeur des peuples d’Afrique noire.
II. La genèse de la théologie africaine
1) La théologie de l’« adaptation » et des « pierres d’attente » (1950-1965)
a)Introduction
Les partisans de la théologie de l’« adaptation » et des « pierres d’attente » rêvent d’une Eglise à couleur africaine, d’un christianisme à visage africain. Tel est d’ailleurs le titre d’un ouvrage parfaitement expressif et significatif de cette tendance de l’abbé Vincent Mulago13, l’un des grands inspirateurs et promoteurs de la théologie africaine.
Selon l’abbé Mukuna Mutanda, le discours de l’« adaptation » se préoccupe davantage de prendre en compte l’originalité du destinataire de l’Evangile14. La théologie de l’« adaptation » nous rappelle le problème de l’incarnation du message évangélique dans les cultures autres que l’européenne. Elle résulte de la théorie dite des « pierres d’attente ». Cette dernière théorie cherche et découvre chez le destinataire, singulièrement dans sa tradition culturelle et religieuse, des éléments « positifs » et « bons », compatibles avec le christianisme, qui pourrait, éventuellement, les assumer moyennant « purification » et « transfiguration ».
Le pape Pie XII a particulièrement souligné la nécessité de respecter les coutumes et les usages des peuples. Dans sa première encyclique, Summi Pontificatus (1939), il déclare que « tout ce qui, dans ses usages et coutumes, n’est pas indissolublement lié à des erreurs religieuses sera toujours examiné avec bienveillance et, quand ce sera possible, protégé et encouragé »15.
Le souci d’adaptation animait aussi le père Placide Tempels. Même si la démarche scientifique de Tempels est critiquable16, personne ne peut lui contester le mérite de soulever un problème auquel les missionnaires ne faisaient pas encore attention: celui de la prise en compte de la culture africaine dans l’évangélisation. Dans sa publication La philosophie bantu (1945)17, il souligne la nécessité d’utiliser la pensée bantu comme lieu d’expression de la révélation chrétienne18. On considère cela avec raison comme le premier pas vers une théologie africaine: la parution de La philosophie bantu et les réactions provoquées par cet ouvrage témoignent clairement que le débat de principe sur la légitimité d’une théologie africaine est ouvert19.
b) Le cri d’alarme des prêtres noirs
Ce cadre historique général a préparé le plaidoyer collectif d’un groupe de prêtres et de laïcs noirs, exprimé dans l’ouvrage collectif au titre provocant, Des prêtres noirs s’interrogent (1956).
Ce plaidoyer, faisant suite à la renaissance africaine ou à la révolution culturelle provoquée par le mouvement de la négritude à Paris entre 1945-1956 – mouvement qui, au travers des arts et de publications littéraires, politiques, philosophiques et théologiques, cherchait à justifier un certain passé historique20 -, visait, d’abord et surtout, la libération de l’Afrique noire de l’impérialisme occidental et secondement la réhabilitation de l’homme noir sur le plan de son identité culturelle. L’avant-propos de ce livre indique déjà la perspective générale:
« On a assez longtemps pensé nos problèmes pour nous, sans nous, et même malgré nous… Sans vouloir faire du tapage… il nous semble bon de jeter aussi notre mot dans le débat ouvert depuis si longtemps sur l’Afrique. Le prêtre africain doit aussi dire ce qu’il pense de son Eglise en son pays pour faire avancer le royaume de Dieu. »21
Etant le premier manifeste de la théologie africaine en terre africaine, l’ouvrage collectif atteste que la théologie africaine proprement dite a vu le jour22. En fait, ces onze théologiens courageux23 de la première génération – nous y avons déjà fait allusion – n’ont à cœur que de poser la question de l’adaptation du christianisme en terre africaine tout occupée à sélectionner telle croyance, tel rite, à les déclarer acceptables, et à éliminer les autres comme vaine observance. La préoccupation est celle d’une adhésion intime et profonde de l’Afrique au Christ, pour que la vérité chrétienne, dans ce milieu, éclate dans toute sa splendeur et illumine tous les cœurs d’une manière qui, pour nouvelle qu’elle soit, n’aliène pas pour autant l’esprit nègre24. Il est très significatif que l’article de Vincent Mulago se préoccupe, dès le début, de la méthode d’adaptation, qui, selon lui, est la seule méthode susceptible de donner un résultat durable. En voici le contenu: « Ayant pénétré la mentalité, la culture, la philosophie du peuple à conquérir, il faudra ‹greffer› le message chrétien sur l’âme du prosélyte. »25
En ce qui concerne l’impact des réflexions des prêtres africains et haïtiens, Jean Paul Messina a montré que la publication de cet ouvrage a trois significations26:
• Affirmer l’africanité dans la catholicité de l’Eglise (conscience chrétienne africaine).
• Poser un premier jalon de la théologie africaine dont l’inculturation incarnera la tendance dominante.
• Préciser un projet qui, en 1977, sera conçu sous la forme d’un concile africain, pour finalement aboutir à une assemblée synodale en 1994.
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c)Quelques échos
Ce cri d’alarme fut bien accueilli dans les milieux favorables à la négritude ainsi que par plusieurs observateurs et théologiens occidentaux. Le lancement des semaines théologiques par la Faculté de théologie catholique de Kinshasa (depuis 1959)27, l’organisation d’une réunion particulière à Rome par la Société africaine de culture (SAC), créée à Paris en 1956 (1959)28, et les recommandations du Concile Vatican II (1965)29 en témoignent clairement.
Une attention particulière mérite d’être accordée au débat historique à Kinshasa sur la possibilité d’une théologie africaine. Deux positions nettement opposées s’exprimèrent dans ce qu’on appelle le « débat de principe » qui a débuté en 1960 et a continué jusqu’en 1977. La première position, représentée par Th. Tshibangu, prônait une théologie de couleur africaine. La seconde, soutenue par A. Vanneste, préconisait une certaine africanisation de la théologie.
Tshibangu stipule qu’« en Afrique l’Eglise doit devenir et être africaine dans tous les domaines de la vie ecclésiale y compris l’esprit même du christianisme… Si on admet dans la culture africaine un système et un cadre de pensée propre, originaux par certaines accentuations du moins, une théologie de couleur africaine paraît possible. »30
La position de Vanneste comporte deux paliers différents: un niveau pratique constituant une concession à une certaine africanisation (« tout le monde reconnaît l’importance d’élaborer une théologie pratique et casuistique adaptée aux circonstances locales »31); et un niveau scientifique, où est défendue ladite « théologie universelle » comme un défi à la « théologie africaine »:
« … toute particularité tend vers une autodestruction en vue de ressusciter sous une forme plus universelle… Nous devons lutter contre la théologie occidentale, contre la théologie orientale, contre la théologie africaine… Pas question donc d’une ‹nouvelle›théologie chrétienne profondément originale eu égard à la pensée chrétienne traditionnelle. »32
2) Fin d’une perspective
Petit à petit, l’opposition à l’idée d’adaptation commença à se manifester.
A l’occasion de la préparation du Concile Vatican II, Alioune Diop, un laïc sénégalais, a mobilisé tous les intellectuels catholiques au sein de la Société africaine de culture (SAC) pour le colloque de Rome en 1962, sur le thème « Personnalité africaine et catholicisme ».
La contribution la plus originale à ce colloque a été celle de Jean Marc Ela, théologien camerounais. Plutôt que de revendiquer l’adaptation, comme les autres intervenants, Ela en fait une analyse critique. Remarquant que la liturgie romaine est déjà elle-même une adaptation des rites institués par le Christ, il suppose que l’adaptation sollicitée par les Africains pourrait être une adaptation de l’adaptation. Ela écrit à ce sujet: « Le problème d’adaptation ne peut pas se résoudre dans un esprit de copiage, d’instauration mort-née et artificielle, dépourvue d’âme et d’inspiration africaine. »33 Ela propose de dépasser l’adaptation pour une liturgie d’incarnation.
Le cardinal italien Agagianian se trouve également parmi les premiers à exprimer ses doutes. Pour lui, « ce vocable semblait correspondre à une action de l’extérieur, à un procédé d’imitation qui demeure toujours à la superficie sans rejoindre l’âme »34. Bref, la théologie de l’« adaptation » est trop superficielle. Les aménagements de forme ne suffisent pas.
Walbert Bühlmann dénonce aussi la volonté de fonder une Eglise de type occidental en Afrique. Il va plus loin que les prêtres africains, en situant le débat au cœur de la théologie: l’heure de traduire la théologie dans le langage des Africains n’est-elle pas venue? Selon Bühlmann, il est normal que naissent de nouvelles expressions théologiques, qui ne soient pas de simples transferts d’une pensée théologique d’une langue à l’autre, mais une création de l’esprit local: « L’africanisation de l’Eglise, c’est-à-dire l’introduction de l’Afrique dans l’espace ecclésial où elle a sa place de plein droit, s’effectuera dans la mesure où l’africanisation de la théologie en ouvrira le chemin. »35 Il considère dépassée une certaine « théologie de l’adaptation ».
La position si nette et précise du Concile Vatican II a aussi « incité les chrétiens africains à poursuivre une œuvre de pensée chrétienne répondant de plus en plus aux besoins et aux exigences des communautés chrétiennes et de la société africaine en général »36.
Concluons que, dans les années 1960, on a commencé à considérer dépassée la théologie de l’« adaptation » et des « pierres d’attente ». Le défaut majeur semble celui de confondre la révélation chrétienne avec les systèmes de pensée qui ont servi historiquement à l’exprimer. Autrement dit, on s’efforce de donner un « visage africain » à quelque chose de fondamentalement non africain. Le résultat obtenu sera-t-il en mesure d’exprimer les aspirations fondamentales des fidèles africains? Pour l’abbé Mukuna Mutanda, la réponse est claire: « Il n’en reste pas moins vrai qu'(il) laisse insatisfait tout Africain lucide et authentique. »37
III. L’évolution de la théologie africaine
1) La théologie de l’« incarnation » (1965-1980)
A la veille du Concile Vatican II (1962-1965), un nouveau concept s’impose dans le langage de la théologie chrétienne: l’incarnation38. Ce concept englobe l’indigénisation (1920-1950) et l’adaptation (1950-1965) et renvoie à une réalité plus dynamique: il ne s’agit plus seulement de l’insertion de l’Afrique dans l’Eglise, mais aussi de l’insertion de l’Eglise en Afrique.
Trois événements, après le Concile Vatican II, vont insuffler à la théologie africaine une dynamique nouvelle. Il s’agit du discours du pape Paul VI en Ouganda en 1969, du synode romain de 1974 et de l’exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi en 1975.
a) Le discours du pape Paul VI en Ouganda (1969)
L’intérêt de la première visite qu’un pape rend à l’Afrique noire réside moins dans l’événement en soi que dans l’exhortation Africae Terrarum prononcée par l’évêque de Rome, lors de la clôture du symposium des évêques d’Afrique et de Madagascar. En voici un extrait:
« Nous n’avons d’autre désir que de promouvoir ce que vous êtes: chrétiens et Africains… L’expression, c’est-à-dire le langage, la façon de manifester l’unique foi, peut être multiple et par conséquent originale, conforme à la langue, au style, au tempérament, au génie, à la culture de qui professe cette unique foi. Sous cet aspect, un pluralisme est légitime, même souhaitable. En ce sens, vous pouvez et vous devez avoir un christianisme africain. »39
Le pape n’a certes pas prononcé l’expression « théologie africaine ». Mais le pape, en parlant de « christianisme africain » et de « pluralisme », abonde dans le sens d’une universalité qui englobe et assume toutes les diversités. Rien ne saurait désormais barrer la route à la réflexion théologique africaine par des spécialistes africains eux-mêmes.
b) Le synode de 1974
Lors de ce synode, c’est surtout la déclaration des évêques d’Afrique qui retient l’attention; elle a pour thème « L’évangélisation du monde contemporain ». L’épiscopat d’Afrique, au sujet de la mission et de la théologie, plaide pour une double rupture avec le passé. On a nécessairement besoin:
– D’une théologie de l’incarnation: « Dans la conception de la mission, les évêques d’Afrique et Madagascar considèrent tout à fait dépassée une certaine théologie de l’adaptation en faveur d’une théologie de l’incarnation. Les jeunes Eglises d’Afrique et Madagascar ne peuvent se dérober à cette exigence fondamentale. »40
– De théologiens compétents et solides: « En tout cas, nous, jeunes Eglises, avons besoin de théologiens compétents et solides. Loin de se méfier systématiquement des théologiens, les évêques les désirent plus nombreux, les encouragent et veulent les voir à côté d’eux dans le travail pastoral et missionnaire. »41
Le synode de 1974 est, de ce point de vue, d’un apport inestimable à la théologie africaine. L’option prise en faveur de l’incarnation et la collaboration envisagée entre l’épiscopat et les théologiens vont fertiliser le discours théologique africain et sa mise en pratique au plan pastoral.
c) L’exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi de Paul VI (1975)
L’exhortation, qui tente de répondre à la question « suivant quelles méthodes faut-il proclamer l’Evangile pour que sa puissance soit efficace? », revêt une double importance.
– Elle exige la nécessaire prise en compte de la dimension culturelle de l’homme:
« Nous pourrions exprimer cela en disant: il importe d’évangéliser – non pas de façon décorative, comme par un vernis superficiel, mais de façon vitale, en profondeur et jusque dans leurs racines – la culture et les cultures de l’homme… partant toujours de la personne et revenant toujours aux rapports des personnes entre elles et Dieu. »42
– Elle conçoit aussi l’évangélisation comme un acte de libération: « La libération n’est pas étrangère à l’évangélisation. »43 Messina résume l’évangélisation, d’après cette exhortation, de la manière suivante:
« L’évangélisation a à s’appuyer sur deux axes, l’un anthropologique (l’homme et sa culture), l’autre théologique (rapport de l’homme avec Dieu)… Le pape Paul VI se propose d’affranchir le discours théologique de son horizon historique occidental et ouvre les pistes de réflexion qui vont devenir les caractéristiques essentielles des théologies du tiers monde: inculturation et libération. »44
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2) La théologie de la « libération » (1970-1980)
Pour mieux comprendre les orientations actuelles de la théologie africaine, il faut également étudier son rapport avec le « libérationnisme » latino-américain.
La théologie de la libération en Amérique latine a évolué à peu près dans les mêmes conditions que la théologie dite africaine, à la seule différence que les circonstances qui l’ont préparée sont plus anciennes que celles qui ont été observées en Afrique.
A part quelques mouvements de jeunes et quelques structures pastorales45, les réunions d’un groupe de théologiens latino-américains ont joué un rôle déterminant dans l’élaboration de la théologie de la libération. Ils se proposent d’« intégrer, dans la réflexion théologique, les facteurs sociologiques et de définir une nouvelle ligne d’évangélisation qui tient compte de la pauvreté et du sous-développement »46. Parmi ces théologiens, on retrouve les noms de Gustavo Gutierrez, prêtre péruvien, et Leonardo Boff, franciscain brésilien.
Il est à noter que la théologie de la libération n’est pas un simple savoir scientifique. Elle est plutôt un lieu de vie, une expérience de lutte contre les forces de domination pour le bien des communautés de base et, par conséquent, une théologie du peuple, parce qu’elle surgit de la condition sociale des masses populaires, victimes de la violence politico-économique locale ou internationale47.
Bien qu’on puisse contester, aux théologiens précités, les méthodes d’analyse, les conséquences fondamentales d’une option marxiste48 et les moyens préconisés pour lutter contre la pauvreté49, la théologie de la libération a cependant le mérite de restituer avec force la catégorie de la pauvreté au cœur de la mission évangélisatrice de l’Eglise.
Les liens directs entre la théologie de la libération et l’Afrique ont été établis et élaborés pendant deux rencontres tricontinentales auxquelles plusieurs théologiens d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique assistaient: le colloque de Dar Es-Salaam (1976) et la conférence panafricaine des théologiens du tiers monde à Accra (1977).
a) Le colloque théologique de Dar Es-Salaam (1976)
Après une première rencontre des théologiens d’Asie, d’Amérique et d’Afrique en Belgique (1975), le colloque de Dar Es-Salaam (1976), qui en est la suite officielle, a insisté sur la nécessité pour les Eglises du tiers monde d’« expliquer comment (elles) comprennent la signification de la révélation au milieu de la pauvreté et du sous-développement »50. Les théologiens des trois continents ont été unanimes à rejeter la théologie occidentale, non conforme à leurs yeux aux nouvelles situations que l’Eglise affronte dans les pays du tiers monde. La théologie de la libération se propose de combler le vide créé par le rejet de la théologie dite occidentale.
b) La conférence panafricaine d’Accra (1977)
Il n’est pas sans intérêt de souligner que la conférence s’est donné comme problématique « Libération ou adaptation? La théologie africaine s’interroge »51. Après des prêtres noirs, voilà que la théologie, elle aussi, s’interroge. C’est l’option « libération » qui est prônée ici. Le communiqué final précise que la théologie africaine, par rapport à l’avenir envisagé (la libération), se posera « en théologie en situation, comme une expérience de lutte contre toutes les formes d’oppression et de ségrégation, comme un lieu d’engagement d’où toute tendance sexiste est exclue »52.
En marge de la même conférence, l’Association œcuménique des théologiens africains (AOTA) a été créée. Cette nouvelle association – ayant pour objectif principal d’encourager et de resserrer la coopération entre les théologiens de différentes langues, régions et confessions chrétiennes d’Afrique et adoptant une méthodologie interdisciplinaire – a donné une direction neuve à la théologie africaine. Divisés en tendances « libérationniste » et « culturaliste », les théologiens africains vont nettement se démarquer de l’approche latino-américaine de la libération.
En conclusion, disons que la théologie latino-américaine a apporté en Afrique la prise en compte des sciences humaines pour l’analyse des questions socio-économiques.
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3) La théologie africaine: entre inculturation et libération (1980-1985)
Au début des années 1980, deux tendances apparaissent nettement dans la théologie africaine: la tendance « culturaliste » et la tendance « libérationniste ».
a) La tendance « libérationniste »
La tendance « libérationniste » est dominée par Jean Marc Ela, théologien camerounais, qui la considère même plus ancienne en Afrique qu’en Amérique latine53. Cette tendance tente de replacer l’Eglise au cœur des questions sociopolitiques. Selon Ela, l’Afrique est encore le continent des exclusions, du chômage et de la croissance sans développement. Il est donc impossible de l’évangéliser sans tenir compte de cette situation. Pour J.M. Ela, la mission de la théologie, dans ce contexte, « n’est autre chose qu’une réflexion à partir de l’expérience vécue… La théologie est un travail de déchiffrage du sens de la Révélation dans le contexte historique où nous prenons conscience de nous-mêmes et de notre situation dans le monde. »54 Comme en Amérique latine, Ela pense que le théologien africain doit être à l’écoute du peuple et savoir interpréter la théologie qui vient de ce peuple. C’est ainsi que le christianisme doit devenir, en Afrique, un facteur de prise de conscience et de libération politique vraie.
b) La tendance « culturaliste »
La critique la plus radicale de la théologie de la libération est due à E. Mveng. Ce jésuite camerounais part du principe que toute théologie est contextuelle. Bien que l’expérience de la domination politique et de l’exploitation économique soit commune aux Latino-Américains et aux Africains, Mveng stipule que la libération, telle qu’elle est envisagée en Amérique latine, n’a rien à voir avec la réalité africaine.
C’est à l’aide de l’histoire que Mveng cherche à justifier son point de vue. Dans l’histoire de l’humanité, il n’y a que les Africains qui aient vécu la période de la traite des Noirs et la période de la colonisation et qui, par conséquent, ont été dépouillés de leur âme. L’Africain est donc apparu, dans ce contexte, comme un « non-être ». Autrement dit, « l’Africain est pauvre parce qu’il n’est pas et non parce qu’il n’a pas. Alors que la pauvreté dont il est question en Amérique latine est matérielle, celle qu’on vit en Afrique est, d’abord et surtout, anthropologique »55.
Tout d’abord, il convient de souligner que l’inculturation se situe en droite ligne de la théologie de l’« incarnation ». Le mystère de l’incarnation révèle l’intervention de Dieu dans l’histoire de l’humanité. L’inculturation se situe donc dans la réalisation existentielle de Jésus. Et parce qu’elle naît de l’incarnation de Jésus, elle implique, elle aussi, mission évangélisatrice. Raison pour laquelle Jean-Paul Messina n’hésite pas à stipuler que l’histoire de la mission, et plus particulièrement de l’Eglise, est marquée par de nombreuses expériences d’inculturation parmi lesquelles l’opposition de Paul, à Antioche, à la tendance d’imposer la loi juive à tous les chrétiens (Ga 2.11-17). D’où sa conclusion: « Il faut donc admettre… que si le concept est récent, la réalité qu’il recouvre est ancienne. »56
4) La théologie de l’« inculturation » (1985-)
L’inculturation est la tendance dominante aujourd’hui.
En 1985, le pape Jean-Paul II publie l’encyclique Slavorum Apostoli, dans laquelle il rend hommage à Cyrille et Méthode, pour avoir su inculturer l’Evangile en pays slaves. La même année, le synode extraordinaire de l’Eglise catholique romaine fait mention de l’inculturation dans un paragraphe du rapport final: l’inculturation est « une intime transformation des authentiques valeurs culturelles par leur intégration dans le christianisme, et l’enracinement du christianisme dans les diverses cultures humaines »57. Depuis, l’usage du mot est devenu officiel.
Messina a montré qu’il y a, dans l’inculturation, un principe dialectique et dynamique: « C’est d’abord l’Evangile qui rejoint la culture pour se laisser traduire dans le langage de celle-ci; c’est ensuite la culture elle-même qui en sort rénovée. L’inculturation opère ainsi une renaissance nouvelle… il y a, dans la logique de l’inculturation, une exigence de recréation. »58 Il est important de le souligner pour contrecarrer le courant « libérationniste » qui reproche à l’inculturation son caractère passéiste ou folklorique.
« Toute culture est avant tout dynamique, c’est-à-dire quelque chose qui n’est pas immuable et indifférent au temps, en portant en elle une dynamique interne qui la rend évolutive… Il convient de redire que la théologie africaine se veut contextuelle, et son élaboration ne sera ni définitive, ni une somme conquérante, mais une recherche permanente. »59
Deux représentants de la théologie de l’inculturation méritent encore d’être mentionnés: Bénézet Bujo et Juvenal Ilunga Maya.
Optant pour une théologie africaine contextuelle qui tienne compte de la vitalité des éléments traditionnels susceptibles de préserver l’Africain/ne du grand naufrage auquel le monde hautement technicisé doit faire face, Bujo exige que la théologie africaine soit une théologie engagée « qui en principe s’oppose à toute manipulation afin d’être contextuelle, prophétique et impartiale tout en prenant parti pour les sans-dignité »60.
La réflexion de Juvenal sur l’inculturation comme formation à la vie authentique suppose une relecture de la théologie africaine, en partant effectivement de la relation qu’elle entend construire entre Evangile et culture. Convaincu que l’expérience de Dieu n’est possible que comme expérience du monde, Juvenal demande à ce que la culture soit la structure normative de la théologie africaine: la théologie africaine
« devra rester tributaire du caractère historique et infiniment varié des expériences de formation d’une vraie vie… Notre thèse est que l’inculturation comme interaction entre Evangile et culture advient dans le processus de formation d’une vie authentique lorsque, au contact des textes fondateurs du christianisme, la personne découvre que, dans cette relation authentique à l’autre, peut se réaliser sa félicité. »61
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Conclusion
i) La genèse de la théologie africaine est la suite d’une nouvelle façon de considérer les religions traditionnelles africaines, de la lutte pour la libération de l’Afrique noire de l’impérialisme occidental et de la renaissance africaine provoquée par le mouvement de la négritude à Paris entre 1945-1956.
ii) Bien que le débat sur la légitimité d’une théologie africaine ait été ouvert par la publication de La philosophie bantu (1945), la théologie africaine proprement dite est apparue à la veille des indépendances africaines avec la parution de l’ouvrage Des prêtres noirs s’interrogent (1956), posant la question de l’adaptation du christianisme en terre africaine moyennant une purification.
iii) La position si nette et précise du Concile Vatican II a incité les chrétiens africains à poursuivre une œuvre de pensée chrétienne. Rien ne saurait désormais barrer la route à la réflexion théologique africaine par des Africains eux-mêmes (prêtres, théologiens, anthropologues, laïcs masculins et féminins), adoptant de plus en plus une attitude favorable vis-à-vis des traditions religieuses africaines.
iv) Il est notoire que, dans la littérature ayant trait à la genèse et à l’évolution de la théologie africaine, comme dans les documents officiels du magistère à Rome, les termes « incarner l’Evangile », « évangéliser les cultures », « inculturer l’Evangile » sont souvent utilisés comme renvoyant à la même réalité: la théologie africaine
« tente, à partir de l’expérience de vie africaine, de saisir le donné révélé dans la Bible, héritage commun des nations, et de la tradition ecclésiale, pour que le christianisme ne soit plus connoté ici de religion étrangère, mais que sa dimension universelle se perçoive dans sa capacité à accueillir les valeurs culturelles du monde africain, à les assumer et à les sublimer »62.
v) L’évolution de la théologie africaine et les documents officiels du magistère mettent également en évidence différents aspects et moments possibles du processus de l’inculturation. Les divergences se situent, surtout, dans la méthode proposée pour opérer le dialogue entre la foi chrétienne et les traditions religieuses africaines. Avec Juvenal, nous discernons trois méthodes qui, historiquement parlant, caractérisent toutes trois une certaine période historique de la théologie africaine63:
• L’intériorisation de l’Evangile dans la culture (1950-1965). Certains théologiens africains considèrent l’inculturation surtout dans la ligne qui va de la Bible et de la tradition aux cultures et religions africaines. Ils s’efforcent de comprendre les langages et les valeurs bibliques et ceux de la tradition, et ils tentent de les traduire dans les catégories des cultures et des religions africaines. Dans cette perspective de l’inculturation, l’accent est mis sur les valeurs évangéliques avec les deux préoccupations suivantes: ne pas trahir l’Evangile et transformer la culture.
• La réexpression de l’Evangile dans la culture (1965-1985). D’autres considèrent le processus de l’inculturation dans le sens contraire, c’est-à-dire dans le cheminement qui va de la culture et de la religion africaine aux textes de l’Ecriture et à la tradition chrétienne. Dans cette perspective, ce sont les valeurs profondes de la culture africaine qui déterminent la relecture et la réinterprétation de l’histoire du salut telle qu’elle s’exprime dans la Bible et la tradition. Ici la préoccupation fondamentale est celle de récupérer le patrimoine culturel et religieux de l’Afrique qui enrichit l’Evangile.
• L’interaction entre culture et Evangile (1985-). D’autres encore cherchent à intégrer dans le processus de l’inculturation les deux itinéraires examinés ci-dessus. Il s’agit de faire se rencontrer en profondeur les cultures africaines et l’Evangile. Dans la réciprocité entre la culture et l’Evangile, la foi s’enrichit au contact d’une nouvelle culture et découvre en elle-même de nouvelles sensibilités et des valeurs qu’elle apporte à cette culture. La culture aussi est transformée par une réalité qui la dépasse et la transcende. De la rencontre des deux, il résulte une nouvelle synthèse vitale différente à la fois de la religion traditionnelle et de la forme occidentale du christianisme. L’altérité devient alors constitutive de notre identité.
vi) L’inculturation impliquerait l’Eglise dans un processus de confrontation avec les défis de l’Afrique contemporaine, et la pousserait à rejoindre le peuple sur le terrain de sa vie quotidienne. Il convient de préciser, avec Messina, les caractéristiques de la théologie africaine comme suit64:
• Contestataire. Pour se faire reconnaître comme telle, la théologie africaine doit s’affranchir de la tutelle occidentale. Ce que contestent les théologiens africains, c’est la conception que certains de leurs confrères occidentaux ont de l’universalité qui pose deux problèmes: le premier est qu’il y a risque d’identification de l’universalité à la civilisation occidentale; le deuxième est qu’au nom de l’appropriation de l’universalité, les autres expressions culturelles du monde sont facilement exilées à la périphérie. Or, toutes les théologies sont à la fois situationnistes et contextuelles et toutes les théologies participent au bien du corps mystique du Christ qu’est l’Eglise.
• Revendicatif. La théologie africaine se veut également revendicative, parce qu’elle stipule le principe du droit à la différence, qui découle de la réponse que l’Africain est appelé à donner à la révélation chrétienne. Puisque la christologie, par exemple, a été traduite dans les langages d’expression et de compréhension différents aux Romains, Ephésiens, Colossiens et d’autres, sans pour autant compromettre la communion des saints et l’unité dans la foi, le langage religieux, en Afrique, a aussi besoin d’être reformulé dans une symbolique nouvelle pour qu’il soit accessible et compréhensible pour le peuple de Dieu de ce continent.
• Catholique. C’est parce que la tradition ecclésiale se veut catholique, c’est-à-dire universelle, que chaque peuple du monde peut y trouver sa place. Du côté africain, on est plutôt convaincu que l’opposition universalité-pluralité n’est que factice, et que la catholicité est toujours ouverte65.
vii) Nous estimons que E. Mveng dit avec raison que le Noir, en Afrique, est pauvre, parce qu’il n’est pas et non parce qu’il n’a pas. Le cri le plus fondamental et le plus douloureux est que les Africains, pendant la période de la traite des Noirs et la période de la colonisation, ont été dépouillés de leur âme ou bien de leur identité: la pauvreté qu’on vit en Afrique est, d’abord et surtout, anthropologique. C’est la crise d’identité66 qui est prônée, le nœud du problème que nous osons croire être à la base de la théologie africaine même. Voilà le point de départ pour l’élaboration d’une orientation fructueuse de l’avenir de la théologie sur le sol africain.
* M.J.C. Blok est de nationalité néerlandaise et professeur de dogmatique et de missiologie à l’Ecole réformée de théologie (ERT) au sein de l’Eglise réformée confessante au Congo (ERCC), à Lubumbashi, RD Congo.
1 Sur le continent africain, il existe beaucoup de théologies. L’expression « théologie africaine » s’appliquait dans les années 1960 et 1970 aux théologies africaines à la fois noires et subsahariennes (à l’exception de l’Afrique du Sud) au sein des traditions ecclésiales catholiques romaines et protestantes; celles-ci exigeaient une « théologie africaine » adaptée aux traditions culturelles et religieuses africaines. C’est ainsi que nous considérons la théologie africaine dans le présent article. Depuis les années 1980, l’expression « théologie africaine » a un sens général qui englobe toutes les pensées et toutes les expressions théologiques des chrétiens africains. Cf. D. Kapteina, Afrikanische Evangelikale Theologie. Plädoyer für das ganze Evangelium im Kontext Afrikas (Nürnberg: Verlag für Theologie und Religionswissenschaft, 2001), 16 [Edition Afem; Mission Academics, 10].
2 La Documentation catholique, n 1546, 7 septembre 1969, 764-765, citée par J.P. Messina, Christianisme et quête d’identité en Afrique (Yaoundé: Editions Clé, 1999), 125-126.
3 B.H. Kato, « Théologie noire et théologie africaine », La Revue réformée 110 (1977:2), 119.
4 B. Bujo, « Des prêtres noirs s’interrogent. Une théologie issue de la négritude? », La Nouvelle Revue de Science missionnaire 46 (1990:4), 287, 296.
5 Nous remercions cordialement le frère Peter Wierenga de son appui technique.
6 Nous parlons des traditions « religieuses » africaines et non pas des traditions « culturelles » africaines, puisque nous considérons que la religion est le cœur de la culture. Tite Tiénou estime que le « Willowbank Report » (1982) et Paul Tillich défendent la même position, The Theological Task of the Church in Africa (Achimota: African Christian Press, 1982), 18-19 et 23 [Theological Perspectives in Africa 1], cité par Kapteina, op. cit., 17. A aussi paru en français: T. Tiénou, Tâche théologique de l’Eglise en Afrique (Abidjan: Centre des Publications Evangéliques, 1980).
7 Pour l’histoire de la théologie du tiers monde en Afrique en général, cf. J.K. Parratt, « Theologiegeschichte der Dritten Welt. Afrika », dans Theologiegeschichte der Dritten Welt (München: Kaiser, 1991), ou Reinventing Christianity. African Theology Today (Grand Rapids: Eerdmans, 1995). Pour la naissance, l’évolution et l’évaluation de la théologie africaine évangélique, cf. D. Kapteina, op. cit.
8 Nous nous sommes inspirés de l’article du professeur abbé Mukuna Mutanda, « La genèse et l’évolution de la théologie africaine », dans Théologie africaine. Bilan et perspectives (Kinshasa: Facultés catholiques de Kinshasa, 1989), 27-56 [Actes de la dix-septième semaine théologique de Kinshasa, 2-8 avril 1989].
9 O. Bimwenyi-Kweshi fournit avec clarté une réflexion sur sa genèse et ses conditionnements sociopolitiques, Discours négro-africain. Problème des fondements (Paris: Présence Africaine, 1981), 159-164.
10 J.-P. Messina se sert de ce terme (Messina, op. cit., 122).
11 B. Bujo remet en question cette méthode ethnophilosophique ou ethnothéologique. La question soulevée ici est celle qu’on appelle le problème de la « réception ». Bujo écrit: « On ne peut pas s’imaginer que la tradition africaine ait conservé son ‹innocence› originelle, car le colonialisme, le christianisme, le marxisme, l’islam et autres mouvements ont été une provocation qui a interpellé le Négro-Africain à se remettre en question consciemment ou inconsciemment. » Op. cit., 290. Rm 1.21 dit aussi que l’homme ne se trouve plus en état de la natura pura: « Ayant connu Dieu, ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu et ne lui ont pas rendu grâces; mais ils se sont égarés dans de vains raisonnements, et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. »
12 Messina, op. cit., 122.
13 V. Mulago, Un visage africain du christianisme. L’union vitale bantu face à l’unité vitale ecclésiale (Paris: Présence Africaine, 1965).
14 Mukuna, op. cit., 29.
15 Mukuna, op. cit., 30.
16 Messina, op. cit., 102-103. Cf. aussi F. Eboussi-Boulaga, A Contretemps. L’enjeu de Dieu en Afrique (Paris: Karthala, 1991).
17 P. Tempels, La philosophie bantu (Kinshasa: Limete, 1979) [Edition traduite et révisée par A.J. Smet].
18 Messina, op. cit., 102. Selon Tempels, c’est la notion de « force vitale » qui ouvre et introduit le missionnaire à la pensée philosophique du Bantu qui, dans son existence, a pour idéal la bumi, c’est-à-dire la vie, ce qui lui permet d’annoncer le christianisme qui est la réponse à la quête de cette bumi (vie) pour laquelle « Dieu lui-même a préparé les ancêtres des Bantu », Messina, op. cit., 100-102.
19 E. Mveng, « De Afrikaanse bevrijdingstheologie », Derde Wereldtheologieën 5 (1988), 26. Katja Van Hoever stipule même que Tempels est le premier à montrer la relation dialectique entre le message chrétien et le contexte socio-historique et socioculturel, K.R.H. Van Hoever, Het paradigma ‹leven-dood› in het oeuvre van de Afrikaanse theoloog Engelbert Mveng (Kampen: Kok, 1998), 39 [Kerk en Theologie in Context; 37].
20 « Il faut donc reconnaître qu’avant la libération nationale de la plupart des pays de l’Afrique, la négritude a eu le mérite historique de cristalliser les nègres autour de valeurs dont on doutait ou dont on se moquait. Le négritude a affirmé avec force que l’Afrique, le pays des nègres, possédait une culture originale, que ce n’était pas un continent de ‹sauvages›, comme on ne cessait alors de le proclamer partout en Occident. » A. Dimassi, « La négritude: actualité et perspectives », dans Symposium Leo Frobenius. Perspectives des études africaines contemporaines (3-7 décembre 1973, Yaoundé) (Köln: Verlag Documentation, 1974), 137, cité par Van Hoever, op. cit., 29-30.
21 Des prêtres noirs s’interrogent (Paris: Cerf, 1957), 16 [Rencontres 47].
22 « … la théologie africaine contemporaine… est apparue, à la veille des indépendances africaines… avec la parution, en 1956, de l’ouvrage Des prêtres noirs s’interrogent », E. Mveng, « Et la théologie africaine? Et le Concile Vatican II? » dans L’Afrique dans l’Eglise. Paroles d’un croyant (Paris: L’Harmattan, 1985), 222, cité par Van Hoever, op. cit., 40.
23On doit pourtant reconnaître qu’à l’époque où ces prêtres noirs s’interrogent, il fallait beaucoup de courage pour oser poser la question de l’identité chrétienne; il manquait encore la grande ouverture survenue avec le Concile Vatican II (1965).
24Messina, op. cit., 113. L’auteur fournit également un aperçu général du livre et un bref résumé de chaque article, ibidem, 108-113.
25 V. Mulago, « Nécessité de l’adaptation missionnaire chez les Bantu du Congo », dans Des prêtres…, op. cit., 23.
26Messina, op. cit., 113.
27 Depuis 1966 en collaboration avec le Centre d’études des religions africaines (CERA).
28La synthèse de la sous-commission de théologie (qui se situe, à n’en pas douter, dans le cadre de la « théologie de l’adaptation » et des « pierres d’attente ») a recommandé deux points importants: 1) une fidélité critique au passé africain et 2) une grande ouverture aux aspects universels propres aux religions variées: « Il nous faut, y lit-on, êtres lucides en appréciant ce qui est caduque et ce qui est permanent dans les expressions de notre hérédité culturelle » et « ouverts de cœur et d’esprit à tout ce qui est universel dans les valeurs de n’importe quelle culture ou expression religieuse, distinguant, en elles, ce qu’il y a d’universel et, par conséquent, valable pour tout homme, de ce qui est expression propre de leur hérédité culturelle. » O. Bimwenyi-Kweshi, op. cit., 251-252.
29 Le Concile Vatican II (1965) a repris la théorie des « pierres d’attente » dans plusieurs de ses textes. Un exemple pourra suffire. Ad Gentes, no 22, déclare au sujet des jeunes Eglises qu’« elles empruntent aux coutumes et aux traditions de leurs peuples, à leur sagesse, à leur science, à leurs arts, à leurs disciplines, tout ce qui peut contribuer à confesser la gloire du Créateur, mettre en lumière la grâce du Sauveur et ordonner comme il le faut la vie chrétienne ». Mukuna, op. cit., 30.
30 Mukuna, op. cit., 32-33. Parmi les partisans décidés de la théologie africaine, il convient de citer Vincent Mulago (1968) et Ngindu Mushete (1979), ibidem, 35.
31 Mukuna, op. cit., 37-38.
32 Mukuna, op. cit., 37-43. Mukuna donne d’amples informations sur le déroulement de la discussion et la fin du débat théorique entre Tshibangu et Vanneste, qui, tous deux, reconnaissent finalement « le caractère situé » de toutes les théologies, ibidem, 32-48.
33J.M.Ela, « L’Eglise, le monde noir et le concile », dans Personnalité africaine et catholicisme (Paris: Présence Africaine, 1963), 73, cité par Messina, op. cit., 118.
34 Texte de l’interview (italien) dans l’Osservatore Romano du 19 octobre 1963. Le texte français se trouve dans l’édition française de l’Osservatore Romano du 1er novembre 1963, cité par Bimwenyi-Kweshi, op. cit., 173.
35W. Bühlmann, Afrique (Paris: Desclée de Brouwer, 1967), 232 [collection Visages de l’Eglise], cité par Messina, op. cit., 114.
36Th. Tshibangu, La théologie africaine. Manifeste et programme pour le développement des activités théologiques en Afrique (Kinshasa: Saint Paul Afrique, 1987), 9, cité par Van Hoever, op. cit., 47.
37 Mukuna, op. cit., 30.
38 Messina, op. cit., 123. Le nouveau concept d’incarnation a déjà été lancé dans les années 1950. En 1956, par exemple, l’abbé Vincent Mulago justifie sa méthode d’adaptation missionnaire avec la doctrine de l’incarnation: « L’adaptation n’est point une tactique de ‹propagandiste›… mais une fidélité à la mission de l’Eglise, qui n’est autre que le prolongement de l’Incarnation du Verbe, l’adaptation de Dieu à l’homme… Comme le Christ a assumé une véritable nature humaine, l’Eglise également prend en elle la plénitude de ce qui est authentiquement humain et elle en fait une source de vie surnaturelle. » V. Mulago, « Nécessité de l’adaptation missionnaire chez les Bantu du Congo », dans Des prêtres…, op. cit., 32-33.
39 La Documentation catholique, no 1546, 7 septembre 1969, 764-765, citée par Messina, op. cit., 125-126.
40 La Documentation catholique, no 1664, 17 novembre 1974, 995, citée par Messina, op. cit., 127.
41 Ibidem, 997, citée par Messina, op. cit., 128.
42 La Documentation catholique, no 1689, 4 janvier 1976, 4-5, citée par Messina, op. cit., 130.
43 Ibidem, 6, citée par Messina, op. cit., 131.
44 Messina, op. cit., 129-131.
45 Messina, op. cit., 136.
46 Messina, op. cit., 136.
47 Pour l’approche typique, l’attraction et l’évaluation de la théologie de la libération, cf. P. Wells, « Le Conseil œcuménique des Eglises et la libération », La Revue réformée 146 (1986:2), 72-86.
48 C’est surtout le cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, qui, en 1983, reproche à Gutierrez son approche méthodologique de la théologie de la libération tout en le mettant en garde contre l’influence néfaste du marxisme. M. Alcala, Théologies de la libération (Paris: Cerf, 1985), cité par Messina, op. cit., 139-140.
49 C’est le pape Jean-Paul II qui adhère à l’option préférentielle pour les pauvres dans l’Eglise, mais en prônant une libération « sans haine et sans violence ». La Documentation catholique, no 1884, 18 novembre 1984, 1066-1067, citée par Messina, op. cit., 141. Voir également sa lettre encyclique Centesimus Annus. Jean-Paul II, Centesimus Annus (Paris: Cerf, 1991).
50 C.H. Abesamis (présentateur), Théologies du tiers monde. Du conformisme à l’indépendance. Le colloque de Dar Es-Salaam et ses prolongements (Paris: L’Harmattan, 1977), 5, cité par Messina, op. cit., 142.
51 C’est sous le même titre qu’ont été publiés les actes d’Accra, Appiah-Kubi (présentateur), Libération ou adaptation? La théologie africaine s’interroge. Le colloque d’Accra (Paris: L’Harmattan, 1979).
52 Appiah-Kubi, op. cit., 231-232, cité par Messina, op. cit., 145.
53 Comme expérience de libération, J.M. Ela avance, entre autres, le geste de la prophétesse, de nationalité congolaise, Béatrice Kimpa Vita, fondatrice de l’Eglise antonienne, qui professait déjà un Christ noir au début du XVIIIe siècle, Messina, op. cit., 146. David Bosch la considère comme la première théologienne africaine noire: « Currents and Cross-Currents in South African Black Theology », Journal of Religion in Africa 10 (1974:2), 1-22.
54 J.M. Ela, Le cri de l’homme africain. Questions aux chrétiens et aux Eglises d’Afrique (Paris: L’Harmattan, 1980), 40-41, cité par Messina, op. cit., 152.
55 E. Mveng, « Eglises et solidarité pour les pauvres en Afrique: la paupérisation anthropologique », dans E. Mveng (ed.), L’Afrique dans l’Eglise. Paroles d’un croyant (Paris, L’Harmattan, 1985), 203-213, cité par Messina, op. cit., 147. Cf. aussi Bujo, op. cit., 293.
56 Messina, op. cit., 149.
57 La Documentation catholique, no 1909, 5 janvier 1986, 41, citée par Messina, op. cit., 150.
58 Messina, op. cit., 150, 153.
59 Messina, op. cit., 153-154.
60 Bujo, op. cit., 294 et 296.
61 I.M. Juvenal, « L’inculturation comme formation à la vie authentique. Une relecture de la théologie africaine », La Nouvelle Revue de Science missionnaire 55 (1999:3), 182 et 198.
62 Messina, op. cit., 196.
63 Juvenal, op. cit., 189-192. La ressemblance à la périodisation de l’évolution du christianisme africain (souvent un synonyme de la théologie africaine, cf. Van Hoever, op. cit., 47), proposée par Verstraelen, est frappante, F.J. Verstraelen, « Afrikaans christendom tussen verleden en toekomst », Wereld en zending 10 (1981:1), 6-8.
64 Messina, op. cit., 131-135.
65 Ici, la distinction entre le naturel et le surnaturel, qui caractérise la doctrine de l’Eglise catholique romaine depuis Thomas d’Aquin (1225-1274), est d’une importance vitale. Selon cette doctrine, chacun a une connaissance naturelle et non erronée de Dieu, à laquelle la grâce ajoute quelque chose qui élève la nature. Ainsi il a créé une opposition entre la nature et la grâce (au lieu de l’opposition péché-grâce). Mais la Bible ne connaît pas cette répartition de la réalité en deux étages. La grâce n’est pas un deuxième étage, mais elle renouvelle la nature corrompue. Voilà la vraie conception catholique!
66 Le théologien protestant d’origine ghanéenne Kwame Bediako atteste également que la question la plus cruciale dans la théologie africaine est celle de la crise d’identité, K. Bediako, « Understanding African Theology in the 20th Century », Bulletin for Contextual Theology in Southern Africa and Africa 3 (1996:2), 1-11. La même chose vaut pour le théologien gambien Lamin Sanneh, qui considère la traduction de la Bible en langues maternelles l’instrument le plus développé et approprié pour l’identité d’un peuple, L. Sanneh, « Christian Mission in the Pluralist Milieu: the African Experience », Missiology: an International Review 12 (1984:4), 421-435.