François Turretin, Théologien de l’orthodoxie classique

François Turretin, Théologien de l’orthodoxie classique

Simon SCHARF*

François Turretin est l’auteur de la monumentale Institutio theologiae elencticae, somme de la théologie réformée, parue en trois volumes (1679, 1682, 1685), republiée en 1847 et récemment traduite en anglais1. Turretin fut à Genève le champion de l’orthodoxie calviniste du Synode de Dordrecht contre les partisans de la théologie de Saumur, et un des instigateurs du Consensus helvétique2. Pasteur, professeur de théologie, F. Turretin est, avec son compatriote Bénédict Pictet, l’une des dernières figures de proue de la théologie réformée orthodoxe. Il est, pour ainsi dire à lui seul, représentatif du destin de la Réforme originelle, à l’aube du Siècle des lumières3. Sous sa direction et grâce au poids de son influence personnelle, Genève demeura sa vie durant fidèle aux Canons de Dordrecht4.

« A Genève, le triomphe de la théologie de Saumur, et le surgissement des forces qui accompagna la répudiation de la Formule du Consensus helvétique en 1706 marquèrent la fin du calvinisme scolastique orthodoxe dans la citadelle de Calvin. »5

Autant dire que le terrain était déjà préparé et que les idées subversives avaient déjà progressé, au point que la révolution moderniste n’attendait que la disparition du grand professeur pour ruiner définitivement la structure orthodoxe de la théologie protestante.

A sa mort (1687), non seulement ses ennemis, des gens fort raffinés et sérieux6, soucieux de veiller à l’« entrée en modernité » de Genève et de la théologie, mais encore Jean-Alphonse, son propre fils, se mirent à la réalisation de leur rêve: la modernisation, par voie de séparation de la théologie et de la philosophie; séparation du calvinisme scolastique de Genève du protestantisme moderne et cosmopolite montant; séparation de la culture et de la société genevoise de l’« ancien régime », afin d’embrasser la nouvelle « république des lettres » bourgeoise. Il en résulta… non pas tant un rationalisme strict qu’un christianisme pieux, moralisateur, et le rationalisme.

Le monde de Turretin – c’est-à-dire celui de la Réforme classique – était profondément unitaire, c’est-à-dire qu’il possédait une vision holistique du réel, et n’opposait pas de façon irréductible les diverses composantes de la réalité, comme le feront le piétisme et le rationalisme.

On peut se demander comment il se fait qu’un tel système, si intimement ancré dans la nature des choses, ait pu être balayé par la vague utopiste et optimiste de la nouvelle philosophie… Ce qui est certain, c’est que c’est au nom des choses les plus « bonnes » et « chrétiennes » en apparence que la modernité a réussi à imposer sa vision globale: la « tolérance », l’esprit de « modération » ainsi que la volonté de ne pas « mélanger les genres », résultant dans un dualisme absolu entre le « spirituel » et le « matériel », et à la négation de facto du règne universel de Jésus-Christ.

Si Turretin fut un ennemi irréductible de l’amyraldisme, c’était parce qu’il y avait discerné le danger de l’anthropocentrisme. Sa théologie était théocentrique et christocentrique7: l’homme avait sa place dans le dessein du Dieu souverain. Avec l’hérésie de Saumur, toute la théologie va être recentrée sur l’homme, qui deviendra la « mesure de toutes choses ». Dieu sera au service du salut et du bien de l’homme. Même si Amyraut emploie le vocabulaire classique, les notions ont été « recentrées » et perverties. Désormais, ce n’est plus Dieu qui est au cœur de la réalité, mais bien les besoins de l’homme (bientôt ses « droits »), qui feront de Dieu l’Agent du bien de l’homme, et de la théologie une science dépouillée de son « impérialisme » primitif. Tels sont les avantages de la modernité.

L’histoire de Turretin et de la fin de la scolastique réformée donne à penser, car nous vivons actuellement les conséquences de cette apostasie « pieuse » et « soucieuse de maintenir l’actualité de la théologie ». Les idées ont une vie; mais il faut tenir compte de l’usure du temps. Cela veut-il dire que tout s’use et que les idées sont condamnées à évoluer sans fin? Nous ne sacrifions pas au mythe du Progrès. Seules changent, seules s’usent, seules varient les idées qui sont fausses. Gustave Le Bon, positiviste notoire et éminent penseur, a consacré un livre, La vie des vérités, dans lequel il énonce quelques constatations d’importance pour nous:

« La notion de vérité était jadis inséparable de celle de fixité. Les vérités constituaient des entités immuables, indépendantes du temps et des hommes. Comment d’ailleurs auraient-elles pu se transformer dans un monde qui ne changeait jamais? La terre, le ciel et les dieux étaient considérés comme éternels. Seuls, les êtres vivants subissaient les lois du temps. Cette croyance à l’immutabilité des choses et les certitudes qu’elles faisaient naître régnèrent jusqu’au jour où le progrès de la science les condamnèrent à disparaître. […]

 »Devant de pareils résultats, l’idée de vérité s’est trouvée progressivement ébranlée au point de paraître à beaucoup de penseurs une conception dépourvue de sens réel. Certitudes religieuses, philosophiques et morales, théories scientifiques même, se sont alors effondrées successivement, ne laissant à leur place qu’un écoulement continu de choses éphémères. »8

Quels que puissent être par ailleurs les idées et présupposés de cet auteur, il n’en demeure pas moins qu’il met le doigt sur le véritable problème. Le monde antique, traditionnel, dirons-nous, associait vérité et fixité. Avec l’avènement de la Renaissance et sa cohorte, de Galilée, Giordano Bruno et autres « préscientifiques », la vision du monde s’est radicalement modifiée. Le monde s’est fermé alors même qu’il devenait infini; l’homme s’est déifié alors même que Dieu disparaissait des esprits. Mais le mythe fondateur et tenace de la modernité, c’est le Progrès, c’est l’idée que l’histoire a un sens horizontal et que son but ultime est l’avènement du bonheur général. Or, rien n’est plus caricatural du christianisme que cette délétère notion de Progrès.

Pourtant, nombre de théologiens semblent l’intégrer, soit par inconséquence, soit – et c’est pire – par idéologie. Toujours est-il qu’une simple contemplation du panorama chrétien contemporain ne peut que donner l’impression que quelque chose ne va pas.

La question qui se pose, aujourd’hui, est la suivante: comment se fait-il qu’après un siècle de lutte (le XXe siècle), l’orthodoxie biblique ait perdu la bataille? Comment se fait-il que le libéralisme théologique tende de plus en plus à s’imposer, à se répandre, que l’œcuménisme soit devenu une institution, et que la « tolérance » se soit étendue jusqu’au domaine des mœurs? Comment se fait-il, enfin, que le XXIe siècle s’ouvre sur la faillite conjointe du fondamentalisme et du christianisme traditionnel?

C’est qu’aujourd’hui, le débat – le combat, plutôt – ne se situe plus sur la surface, ne concerne plus l’existence du christianisme, mais bien son essence. Non pas, bien entendu, qu’il ait été jusqu’à présent uniquement concerné par les accidents, mais nous sommes arrivés à un point où nous ne pouvons plus distinguer clairement entre le camp des « évangéliques » et celui des « libéraux ». Tous deux se sont rapprochés, sous prétexte de « dialogue », de « consensus » et d’« action commune »: il n’y a désormais plus de barrière précise entre eux; en témoignent les diverses et fréquentes marques d’« estime » et de « considération » réciproques, échangées par les deux partis.

A force d’avoir voulu se concentrer sur l’important, les combattants de la foi sont passés à côté de l’essentiel, à savoir les concrétisations, dans le quotidien, des implications des idées et des principes qui sous-tendent la réalité de la vie chrétienne. Ainsi, pour faire sérieux, on ne s’est jusqu’ici intéressé qu’au prétendu « débat de fond », alors que celui-ci ne peut être effectif et réellement efficace que dans la mesure où il met en lumière les conséquences de telle ou telle opinion. Evidemment, pour toucher enfin les vrais problèmes qui gangrènent le monde, il est nécessaire de faire le sacrifice de l’« académicité » et du « sérieux » de la « science » moderne.

Il est clair que, non seulement le système académique moderne n’est pas adapté à l’étude de la théologie, mais encore il est intrinsèquement perverti par les présupposés apostats de la pensée hégélienne. On ne peut parvenir à rien si l’on ne renonce pas à la manie critique de la modernité.

Il ne s’agit pas, en effet, d’être le plus « objectif », le plus « scientifique » possible, mais le plus éveillé possible au monde invisible – éveil et illumination inséparables de la vraie sanctification, qui est entièrement et exclusivement normée par la Parole de Dieu, vraie et inspirée, et dont chacun des mots est oui et amen, inspirée et exhaustivement contraignante pour tous les hommes de toutes les époques.

Comment s’incarne cette lutte à tous les niveaux de l’existence et de la réalité? En remontant de l’accidentel au primordial, du particulier à l’universel et de l’insignifiant à l’important. Le combat pour la Vérité ne se situe plus au niveau du bricolage et de la réparation. Les structures mêmes de la réalité sont ébranlées par l’autonomie-roi, qui est actuellement le premier ennemi.


* S. Scharf est étudiant en D.E.A. à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 J.T. Dennison, « The Life and Career of Francis Turretin », in F. Turretin, Institutes of Elenctic Theology (Phillipsburg: P&R, 1997), t. III, 646. Cf. P. Bolognesi, « Un théologien oublié: François Turrettini (1623-1687) », La Revue réformée, 159 (1989:2), 36-42.

2 « Turrettini », Cyclopedia of Biblical, Theological, and Ecclesiastical Litterature (Grand Rapids: Baker, 1981), t. X, 599.

3 J.T. Dennison, « The Twilight of Scholasticism », in C.R. Trueman & R.S. Clark, Protestant Scholasticism (Carlisle: Paternoster Press, 1999), 244.

4 Ibid., 245.

5 Ibid., 247.

6 Ibid., 251.

7 Ibid., 253.

8 G. Le Bon, La vie des vérités (Paris: AGLB, 1985), 13-14.

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