Rites et violences – L’approche de R. Girard

Rites et violences
L’approche de R. Girard

Pierre BERTHOUD*

L’actualité nous invite fréquemment à rapprocher, pour ne pas dire confondre, la religion avec la violence et, en particulier, avec les intégrismes intolérants et meurtriers. Cependant, comme le remarque R. Somerville, ce recours à la force arbitraire traduit « une volonté de dominer et soumettre les autres ». Plus que la religion, c’est la « soif du pouvoir » et l’esprit révolutionnaire qui incitent alors à l’action1.

Les sciences humaines offrent des explications diverses aux mécanismes de la violence2. Il ne s’agit pas, dans cette étude, de les passer en revue mais de s’intéresser, en particulier, à l’approche de R. Girard dont la démarche anthropologique originale tranche singulièrement avec les discours qu’on a l’habitude d’entendre à ce sujet. Pour lui, c’est plutôt « une puissante expérience du sacré qui rassemble les hommes contre le bouc émissaire » et qui est à l’origine de la violence3. Plusieurs raisons peuvent être avancées pour justifier ce choix:

– R. Girard a poursuivi une réflexion englobante et féconde dans laquelle il est engagé depuis une quarantaine d’années. Elle lui a permis de revisiter l’ensemble des sciences humaines: la critique littéraire, l’histoire des religions, l’ethnologie, l’anthropologie, la psychanalyse, etc., avec l’ambition de restituer une perspective commune qui transcende les limites interdisciplinaires. Cette prise de hauteur est la bienvenue face à la fragmentation du savoir qu’une spécialisation excessive a trop souvent cherché à imposer à la communauté scientifique.

– Il est imperméable aux modes intellectuelles à l’endroit desquelles il se montre volontiers critique. Il va même jusqu’à avancer que seul le christianisme offre la clef qui permet de s’opposer efficacement aux mécanismes de la violence. Ce n’est décidément pas politiquement correct!

– Enfin, ses analyses sur le désir mimétique, la crise sacrificielle, le mécanisme victimaire, etc., ont contribué à renouveler notre regard sur le fonctionnement des sociétés humaines passées et présentes. Sa prise en compte substantielle des textes bibliques contribue d’autant plus à l’intérêt de sa réflexion et ne peut laisser le chrétien indifférent.

I. Grille de lecture

a)A) Le mécanisme victimaire

Pour R. Girard, la violence naît du désir de chacun d’obtenir ce que possède l’autre. L’homme désire ce que désirent les autres en sorte qu’il entre en conflit avec eux. L’autre est à la fois le modèle de nos désirs et ce qui leur fait obstacle. On le déteste autant qu’on cherche à l’imiter. Plus on l’imite plus on le déteste. Ce sont là les racines de la violence sociale qui normalement reste sous contrôle mais qui, en temps de crise, éclate au grand jour4. Les conflits s’intensifient pour, ensuite, se généraliser. Avec l’embrasement de la société, c’est la guerre de tous contre tous avec comme conséquence l’érosion de la société civile. Celle-ci, pour réguler la violence, par le biais d’un mécanisme interne, reporte et transfère cette violence sur une victime unique. Cette dernière est jugée responsable des maux qui traversent la société. Le processus mis en œuvre se termine par le sacrifice de la victime qui apaise momentanément la crise. Dans un premier temps, la violence se manifeste par un antagonisme qui traverse et divise la communauté humaine concernée. Cependant, le groupe social finit toujours par se réunir « dans le rejet du coupable supposé ». La cause réelle du mal n’est pas dans la victime sacrifiée. Elle se trouve dans le mimétisme. C’est lui la cause de la violence. Comme cette dernière réapparaît, elle appelle inévitablement un nouveau bouc émissaire, une nouvelle victime5. C’est ainsi que Girard voit les religions, en particulier archaïques, comme des tentatives de gestion de la violence, par ce rituel sacrificiel et par sa répétition chaque fois que c’est à nouveau nécessaire. Voici ce qu’il dit à ce sujet: « Les sacrifices sanglants sont des efforts pour refouler et modérer les conflits internes des communautés archaïques en reproduisant aussi exactement que possible, aux dépens de victimes substituées à la victime originelle, des violences réelles qui, dans un passé non déterminable mais pas mythique du tout, avaient réellement réconcilié ces communautés grâce à leur unanimité. »6

Tel est le mécanisme sacrificiel, essentiellement immoral, auquel les sociétés historiques de tous les temps ont eu recours. C’est le fondement de l’ordre social. La violence collective se polarise sur une victime, choisie au hasard, individu ou groupe. Cette victime joue le rôle d’« abcès de fixation ». Au « tous contre tous » se substitue le « tous contre un ». Cela a un effet cathartique, permet l’apaisement et le retour à la normale. Le processus contribue à la recomposition de la société et lui permet d’échapper au chaos qui menaçait de l’engloutir. Dans les religions archaïques, « c’est à la victime déjà ‹coupable›, déjà ‹responsable› de la crise que le pouvoir réconciliateur est attribué ». En d’autres termes, on assiste à « la métamorphose du malfaiteur en bienfaiteur divin »7.

B) Le christianisme: un renversement complet

Cependant, ce mécanisme sacrificiel, l’« unanimité violente et pacificatrice », a perdu aujourd’hui de son efficacité. Il joue un rôle important certes, mais qui va en diminuant et ce depuis l’avènement du christianisme. Selon R. Girard, il existe un lien étroit entre sa conversion à la « foi chrétienne » à la fin des années cinquante et son explication globale. En effet, le christianisme offre la clef ultime en démystifiant le mécanisme sacrificiel. Il en dévoile le ressort secret et rend par conséquent sa mise en œuvre plus difficile. L’efficacité du mécanisme sacrificiel est liée à une double croyance: la culpabilité de la victime et l’innocence des bourreaux. Or, la révélation chrétienne remet en cause dans sa dimension anthropologique cette double croyance. Du coup, l’efficacité du mécanisme sacrificiel est court-circuitée. En effet, ce dernier ne fonctionne que si ceux qui le mettent en œuvre sont dans l’ignorance, ce que d’ailleurs favorise et même encourage le caractère énigmatique des mythes8. Dès lors que les communautés unanimes viennent à savoir, ou commencent à prendre conscience du mécanisme, ce dernier connaît des ratés et se grippe. La conséquence en est une moindre performance et les bourreaux, se culpabilisant, deviennent moins zélés à la tâche!

En effet, la Bible met en lumière le processus victimaire en soulignant que la victime est innocente. Par conséquent, elle en dénonce son caractère pervers. « L’histoire a toujours été écrite par les bourreaux pour justifier la mise à mort des victimes. » En revanche, les Ecritures dévoilent la culpabilité du groupe, des bourreaux qui se sont ligués contre la victime innocente et l’ont mise à mort. Elle place au cœur de l’histoire la mort de la victime innocente, celle de Jésus-Christ, Fils de Dieu. Nous l’avons vu, la Passion du Christ est aussi un compte rendu de violence collective mais, à la différence des mythes, « elle révèle jusqu’au bout la cause de l’unanimité violente, la contagion mimétique, le mimétisme de la violence »9. D’ailleurs, en mourant sur la croix, « Jésus s’identifie à toutes les victimes »10. En dévoilant la signification profonde de ce rite, l’Evangile met un terme à ce cycle infernal. Il y a cependant une autre différence majeure: la divinité du Christ ne doit pas être confondue avec la divinisation mythique, conséquence des emballements mimétiques. Ecoutons ce que nous dit R. Girard à ce sujet:

« La révélation évangélique est l’avènement définitif d’une vérité déjà partiellement accessible dans l’Ancien Testament, mais qui exige pour s’achever la bonne nouvelle de Dieu lui-même acceptant d’assumer le rôle de la victime collective pour sauver toute l’humanité. Ce Dieu qui, à nouveau, devient victime n’est pas un dieu mythique de plus, c’est le Dieu unique et infiniment bon de l’Ancien Testament. »11

La contribution de la foi chrétienne est, face au paganisme religieux traditionnel ou séculier moderne, d’une importance capitale. En effet, R. Girard propose un renversement radical dans la manière de comprendre l’influence positive du christianisme sur le développement des sociétés depuis son avènement; foi chrétienne qui se situe dans la continuité avec le judaïsme biblique12.

b)II.Le livre de Job: illustration de la lecture de R. Girard13

A titre d’illustration, nous allons maintenant voir comment R. Girard applique sa grille de lecture aux textes bibliques et, en particulier, au livre de Job. Le patriarche ne fait-il pas figure de bouc émissaire?

L’interprétation de R. Girard repose principalement sur les plaintes de Job qu’il adresse à ses amis et à la société civile qui le « victimise ». Job est rabaissé au dernier rang de la société, il est le méprisé des méprisés, le bouc émissaire par excellence, la victime des victimes, y compris « de ceux-là même qui peuvent le moins s’offrir le luxe de la persécution »14. D’ailleurs, l’auteur pense que la vie même de Job est menacée car, dit-il, ce dernier pressent sa mort lorsqu’il s’exclame: « Ne couvre pas mon sang, ô terre, et que mon cri ne soit pas étouffé! » (Jb 16:18) Mais s’agit-il de mort violente liée à un lynchage sacrificiel?15

Sa lecture s’appuie aussi sur les discours accusateurs des sages venus auprès de Job. Dans un premier temps, ils éprouvent pour le patriarche une profonde sympathie. Stupéfaits par la douleur de Job, le texte précise qu’ils gardent le silence pendant sept jours (Jb 2:12-13). Mais très vite, par leurs paroles accusatrices, ils vont le désigner comme bouc émissaire: « La victime idéale doit être un grand qui a connu la faveur, l’adoration de son peuple et se voit subitement précipité de son piédestal. »16 Devant l’innommable, il est tentant « d’apprivoiser » le mal et la violence en lui donnant une explication rationnelle. C’est ce que R. Girard appelle « la route antique des hommes pervers qui commence par la grandeur, la richesse, la puissance, mais s’achève dans un désastre foudroyant »17. Elle est appelée « antique » parce que ce mécanisme victimaire est un phénomène ancien et même originel!

Même la divinité convoquée comme témoin à charge par les amis de Job se trouve impliquée dans le processus. Il s’agit, selon R. Girard, d’un « dieu » avec un « d » minuscule. C’est le « dieu » des amis, le « dieu » de la foule, le « dieu » que Job ressent contre lui. C’est le « dieu » qui se cache derrière la violence de la société. Comme le souligne R. Girard, Job lui-même n’échappe pas totalement à cette idée lorsqu’il dit que « les arguments des hommes pèsent moins sur lui que l’idée d’une sanction divine derrière les accusations humaines »18. Selon cette analyse, ce « dieu social » est donc le « dieu mimétique et victimaire » dont le patriarche n’arrive pas vraiment à se détacher, car il persiste à croire qu’il est possible de dissocier « dieu » et la communauté. Comme la religion de Job « reste prisonnière du mimétisme victimaire », le patriarche a d’autant plus de peine à faire reconnaître son innocence tout en s’interrogeant sur la justice divine!19

D’ailleurs les discours du Seigneur (chap. 38 à 41) sont sévèrement critiqués par R. Girard. Ils provoquent son indignation et reflètent une variante, certes plus modérée, du « dieu » des persécuteurs. Ce « dieu » ne répond pas aux interrogations de Job et, dans la description des animaux, il met en évidence sa force « pour ne pas avoir à s’en servir ». Les propos de l’anthropologue sont plus que surprenants:

« … Les discours de ce dieu n’ont d’autre but que d’escamoter l’essentiel, rendre les dialogues illisibles et transformer le livre de Job en l’anecdote burlesque que tout le monde récite mécaniquement. Le dieu des derniers discours reste le dieu des persécuteurs mais de façon moins visible, plus hypocrite que le général en chef des armées célestes. »20

En fait, comme le dit avec beaucoup de lucidité Girard lui-même, Dieu, par ses discours, « court-circuite toute la problématique du bouc émissaire »21.

Mais il n’en reste pas là. A côté du « dieu » de la foule, du « dieu » des bourreaux, il y a le Dieu « attentif aux clameurs de Job », le Dieu des victimes, le Dieu qui s’écrit avec un « D » majuscule. On le voit apparaître furtivement dans les réponses que Job adresse à Eliphaz (chap. 16) et à Bildad (chap. 19).

Au chapitre 16, Job reconnaît et confesse dans un texte sublime qu’il « a un témoin au ciel, quelqu’un qui témoigne pour lui » (v. 19). Il parle même d’« arbitre entre l’homme et Dieu » (v. 21). Job désire ardemment que se manifeste « un représentant des accusés, un avocat de la défense ». En tant que victime, il se tourne vers Dieu et « embrasse l’idée d’un Dieu des victimes ». L’auteur pense que ce texte reflète une dualité au sein de la divinité. Nous sommes en présence à la fois du « dieu » des persécuteurs et du Dieu des victimes22. Il reste encore du chemin à parcourir pour s’affranchir du premier.

Le chapitre 19, en revanche, est beaucoup plus affirmatif et sans aucune ambivalence. Job y proclame haut et fort que son « Défenseur est vivant » (vv. 25-27). Il est persuadé que « Dieu intervient en faveur de la victime, qu’il est son avocat et plaide sa cause ». Mais pour en arriver là, il faut, nous dit R. Girard, pouvoir « concevoir un Dieu des victimes, il faut ébranler les certitudes mimétiques du mécanisme victimaire »23. Job y a contribué en clamant son innocence et en refusant de céder à la violence accusatrice de la foule, certes implicitement mais de manière néanmoins significative!

III. Une grille de lecture étriquée

Il ne fait aucun doute que la théorie du mécanisme victimaire met en lumière des aspects du comportement humain collectif que les anthropologues et les sociologues avaient négligés, pour ne pas dire ignorés. Cependant, l’analyse de R. Girard n’est pas sans faille. Aussi une brève évaluation critique s’impose-t-elle. Elle commencera avec son interprétation du drame que vit le patriarche.

R. Girard ne propose pas une analyse diachronique du livre de Job; il en offre cependant une lecture sélective. Les dialogues de Job avec les trois sages retiennent toute son attention. Tout le reste s’apparente à des « excroissances qui se greffent comme des verrues sur le visage de Job et nous empêchent d’en saisir la beauté ». Il s’agit donc d’« écarter tout ce qui parasite le message au sujet du bouc émissaire »24. Il nous propose donc de redéfinir un canon dans le canon! Certes, R. Girard reconnaît que le texte sous sa forme finale a une certaine valeur. Celui-ci reflète « le sens de l’orthodoxie » et a sans doute permis de conserver le message central et radical du livre – la mise en lumière de la violence arbitraire que recèle le mécanisme victimaire -, mais tout en le « défigurant » et en le « neutralisant »25. Cette approche sélective nuit cependant à une juste compréhension du livre qui reflète à la fois la complexité de la réalité et l’ampleur d’une révélation divine toute en nuance.

Il est donc légitime de se demander si la théorie de R. Girard rend compte du drame qui se joue. Qui cherche à tuer Job? Comme le remarque fort justement E. Nicole, le patriarche est « déjà socialement mort et suffisamment atteint dans sa santé pour que toute violence physique à son égard soit inutile »26. Job présente sa mort possible et même probable (16:16, 18). Il la considère même comme un malheur injustifié puisque « la violence n’a pas souillé ses mains et sa prière est sans hypocrisie » (16:17). Cela dit, s’il est vrai que les sages sont venus plaindre et consoler le patriarche au sein de son épreuve, devant l’ampleur du malheur de Job, ils se désolidarisent très vite au point de devenir ses accusateurs. Le troisième discours d’Eliphaz, qui dénonce les nombreux crimes de Job, en est une bonne illustration (Jb 22:1-19). Leurs propos contre Job, acharnés et inhumains, s’apparentent donc bien « à la violence contre un bouc émissaire ».

L’opposition que R. Girard établit entre le dieu des bourreaux et le Dieu des victimes est intéressante. Les amis de Job ont une conception de Dieu qui n’est pas entièrement fausse. La doctrine de la rétribution divine rend compte d’une partie de la souffrance humaine. En considérant toute souffrance et, en particulier, l’épreuve de Job comme une conséquence d’un péché personnel, ils transforment Dieu en une caricature qui n’a d’existence que dans leur imagination. Cependant, en forçant le trait, R. Girard porte atteinte à la souveraineté et à la sainteté de Dieu. Celui-ci n’est pas l’auteur du mal et de la violence qui l’accompagne. Il existe des agents seconds: Job, sa femme, ses amis, la foule et Satan… Mais le Seigneur, juste et bienveillant, garde le contrôle des événements. Rien n’échappe à son ultime volonté. Ce qui fait la grandeur de la démarche de Job, c’est précisément de maintenir la tension entre la détresse et le drame qu’il traverse et ne comprend pas, et son attachement à la fidélité de Dieu malgré ses doutes. Devant le mystère du mal, Job est certes accablé, mais il ne cesse pas pour autant de croire qu’il vit dans un univers moral, il ne cesse d’avoir confiance en la justice et en la bienveillance du Seigneur. D’ailleurs quelques textes laissent entrevoir qu’il s’attend à une intervention en sa faveur. En plus des textes déjà évoqués plus haut (16:19-21, 19:25-27), plusieurs passages suggèrent le besoin et la présence d’un avocat, rédempteur et juge (5:1, 9:32-35, 17:3, 33:23)27.

Plus encore, ce réductionnisme girardien (Dieu des victimes opposé au dieu des bourreaux) ne permet pas de rendre compte de la profondeur du mal qui habite le monde. Comme le dit P. Némo, « c’est dans le monde lui-même… qu’il y a quelque chose qui ne va pas ». On ne peut réduire le mal à un phénomène social28. Ceci est bien illustré par la conception impersonnelle du mal que Girard met en lumière dans sa manière de comprendre la figure biblique de Satan. Sa position est clairement exposée dans plusieurs ouvrages et, en particulier, dans son livre Je vois Satan tomber comme l’éclair (1999). Avec H. Blocher, nous pensons qu’il s’éloigne de la perspective chrétienne classique qui voit en Satan un agent personnel et responsable lorsqu’il lui refuse le statut de l’être, une existence réelle29. Voici ce qu’il dit: « Affirmer que Satan n’est pas, lui refuser l’être », cela signifie qu’il n’est pas « un être qui existe réellement »30. Il choisit d’identifier le caractère biblique, Satan, au mécanisme mimétique qui comprend, nous l’avons vu, la violence mimétique et le bouc émissaire. Ainsi, précise Girard, Satan est « une espèce de personnification du ‹mauvais mimétisme›aussi bien dans ses aspects conflictuels et désagrégateurs que dans ses aspects réconciliateurs et unificateurs »31. Cette personnification permet de souligner que c’est « le mimétisme lui-même qui est le sujet de la structure dans le cycle mimétique » et non « le sujet humain »32.

Nier l’existence personnelle de Satan suppose une herméneutique qui cache une perspective globale et des présupposés étrangers à la pensée biblique. N’est-ce pas imposer une lecture qui fait violence au texte? Comme le souligne H. Blocher, la thèse de R. Girard repose sur une exégèse étonnante de cette phrase que Jésus commente: « Comment Satan peut-il chasser Satan? » (Mc 3:23) Il argumente que Satan en expulsant Satan met en action son arme suprême. « C’est ce pouvoir extraordinaire qui fait de Satan le prince de ce monde. »33Inversement, c’est « la lumière de la croix qui prive Satan de son pouvoir principal, celui d’expulser Satan ». Elle le discrédite et précipite sa chute34. Comment suivre R. Girard dans sa démarche exégétique, alors que celle-ci ne rend pas compte du contenu du texte étudié et qu’elle lui impose donc une grille de lecture qui lui est si manifestement étrangère? En réduisant Satan à un mécanisme victimaire, à une notion impersonnelle, R. Girard ne cherche-t-il pas à « apprivoiser » le mal, à le rendre plus rationnel et à en minimiser l’horreur? La crise mimétique, aussi pertinente soit-elle sur le plan anthropologique et sociologique, ne rend compte que partiellement de l’expérience existentielle de l’homme pécheur aux prises avec l’ampleur et la profondeur de la puissance des ténèbres à l’œuvre dans le monde. Job et Elihou ­- le jeune sage dont le rôle, dans le déroulement du drame, n’est pas aussi insignifiant qu’on le prétend – ont entrevu que, pour vaincre la puissance du mal, il ne fallait pas moins d’un messager-médiateur unique (Jb 33:23-24 [Elihou]; 9:32-33, 16:18-21, 19:25-27 [Job]). Ajoutons cependant que la pensée de R. Girard n’est pas figée. Dans un article intitulé « Théorie mimétique et théologie », il reconnaît pour la première fois la valeur positive du terme de « sacrifice », en particulier lorsqu’il s’applique à Jésus-Christ. Il en tire aussitôt les conséquences et admet qu’il aura à revoir son interprétation de l’épître aux Hébreux. La réflexion de l’anthropologue a évolué. Elle peut encore le faire!35

La théorie de R. Girard se présente comme l’élément de base d’une explication ayant une portée universelle. Mais, comme le dit E. Weiner, les explications les meilleures ne sont que partielles. Lorsque R. Girard présente le Jésus des évangiles comme « une victime condamnée sans raison grâce à une contagion violente qui fournit à ceux qui y participent de fausses raisons, de fausses accusations »36, E. Weiner répond que les accusations contre Jésus sont sans doute fausses, mais il n’a pas pour autant été condamné sans raison. On avait des raisons de lui en vouloir: sa critique du légalisme et de la tradition; sa remise en cause du culte du Temple; son appel à l’esprit contre la lettre, etc. La violence contagieuse a joué un rôle, mais a-t-elle fourni leurs raisons aux participants? Et l’auteur de conclure: « Il importe de ne pas inverser l’ordre des facteurs. »37

La thèse générale de R. Girard nous offre une clef qui nous permet de mieux comprendre la réalité: les victimes émissaires sont toujours innocentes, leurs bourreaux toujours coupables. Les gens croient souvent le contraire; ils croient aux mythes qui mettent en relief l’innocence des bourreaux et la culpabilité des victimes. Avec E. Weiner, nous pensons qu’il est important de prendre le contre-pied de la pensée mythique, mais la réalité est complexe et résiste à l’esprit de système. D’ailleurs, R. Girard affirme que personne n’échappe au désir mimétique. Tout le monde est plus ou moins coupable. Personne n’est complètement innocent. « Les rôles de bourreaux et de victimes ne se répartissent pas à l’avance ni surtout une fois pour toutes. »38

Pour R. Girard, nous l’avons vu, le désir est médié par un autre désir. On ne désire jamais que ce que désirent les autres. Ou alors on bascule dans le non-désir: le désir qui se sublime dans autre chose que le désir. Le non-désir est sans doute un progrès par rapport au désir. Mais l’absence de désir peut être révélateur de « l’ennui », d’une tendance, « d’un côté suicidaire »39. E. Weiner pense à juste titre qu’il faut dépasser ce stade. C’est précisément ce que R. Girard hésite à faire. En se référant à S.Weil, il dit: « Avant même d’être une ‹théorie de Dieu›, une théologie, les évangiles sont une ‹théorie de l’homme›, une anthropologie. » Ainsi celle-ci ne permet d’approfondir que « les notions de cycle mimétique et de mécanisme victimaire »40. C’est une faiblesse majeure de la théorie de R. Girard, car, comme le souligne avec pertinence E. Weiner, « l’anthropologie évangélique forme un tout. Elle ne se limite pas à diagnostiquer des maladies de l’âme; parallèlement aussi, elle esquisse les voies et moyens d’une guérison possible. »41En d’autres termes, cette anthropologie suppose une théologie. Elle nous ouvre le chemin qui nous permet de vaincre la violence qui se trouve au cœur de nos vies et de nos cités. C’est pour cette raison que l’Evangile est à la fois une sagesse et une puissance qui offre une guérison authentique. Car il donne accès à celui dont la parole personnelle et vivante crée une œuvre nouvelle au cœur de l’existence des hommes et des femmes qui se tournent vers lui. C’est la grande leçon que nous donne l’incarnation. Voici ce que dit Jean:

« La Parole était la véritable lumière qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme. Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a pas connue. Elle est venue chez les siens, et les siens ne l’ont pas reçue; mais à tous ceux qui l’ont reçue, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom et qui sont nés, non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme mais de Dieu. » (Jn 1:9-13)


* P. Berthoud est professeur d’Ancien Testament et d’apologétique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 R. Somerville, « La violence… vaincue », Croire et Servir, 2002:1, 6.

2 On peut mentionner l’approche éthologique d’un Konrad Lorentz qui distingue entre l’agressivité naturelle liée à la survie et l’agressivité volontaire et malveillante perçue comme un phénomène culturel typiquement humain; l’approche philosophique de Hannah Arendt qui argumente que le mensonge, en brisant la relation de confiance, est à l’origine de la violence; l’approche psychanalytique de S. Freud qui lie l’apparition de la violence au conflit qui surgit en tout être humain entre les pulsions de vie et de mort.

3 R. Girard, La route antique des hommes pervers (Paris: Grasset 1995), 196-197.

4 R. Girard prend appui explicitement sur le dixième commandement pour étayer son analyse. La dixième parole « au lieu d’interdire une action interdit un désir ». L’auteur voit dans « le désir inspiré par le prochain » la cause des actions violentes. Je vois Satan tomber comme l’éclair (Grasset: Paris, 1999), 25 à 37.

5 A ce sujet, notre anthropologue souligne avec force « l’exemplarité infinie de la Passion ». Elle « est donc typique plutôt qu’unique: elle illustre le thème majeur de l’anthropologie évangélique: le mécanisme victimaire qui apaise les communautés humaines et rétablit, au moins provisoirement, leur tranquillité ». Girard d’ajouter: « Dans ses crises aiguës, la maladie du désir déclenche ce qui fait d’elle son propre antidote, l’unanimité violente et pacificatrice du bouc émissaire ». Ibid., 46, 49, 237-238.

6 Ibid., 109.

7 Ibid., 93 et 92.

8 R. Girard revient souvent sur le caractère obscur des mythes. Ibid., 73-137. Cette section a pour titre: « L’énigme des mythes résolue ».

9 Ibid., 102-103, cf. aussi 53 et 90.

10 Ibid., 87.

11 Ibid., 173.

12 On a même parlé de christianisation des sciences humaines, mais ne faudrait-il pas plutôt parler de sécularisation du christianisme?

13 Dans le paragraphe qui suit, mon analyse recoupe et suit sur plusieurs points celle développée par E. Nicole dans un article qu’il a consacré en partie à la lecture du livre de Job par R. Girard. Cf. « Trois lecteurs de Job contemporains », Théologie évangélique, 1, 2002:1, 3 à 14.

14 R. Girard, La route antique…, 15.

15 R. Girard, Je vois Satan…, 158.

16 E. Nicole, art. cit., 8.

17 R. Girard, La route antique…, 26. Le titre du livre provient d’un des discours d’Eliphaz, dans lequel il accuse Job de s’être livré au mal et au crime sous les couverts de la religion (Jb 22:15-20, en particulier le v. 15).

18 Ibid., 196.

19 Ibid., 194-199.

20 Ibid., 209. La critique de R. Girard inclut aussi bien le prologue que l’épilogue. Dans ce dernier, il salue cependant la réprimande des amis du patriarche, mais aussi la bienveillance de Dieu envers eux « par égard aux mérites de Job », 212-213.

21 Ibid., 207. Peut-être est-ce une indication que R. Girard devrait revoir en partie sa grille de lecture!

22 Ibid., 203-206. Mais on peut voir dans l’arbitre (v. 21) le témoin céleste, c’est-à-dire le médiateur et par conséquent une allusion au Messie.

23 Ibid., 206-207. La NBS (Nouvelle Bible Second) lit « rédempteur » à la place de « défenseur », mais il s’agit bien de celui qui va plaider la cause de Job et va déclarer son innocence en vue de le réhabiliter. R. Girard pense que cette réhabilitation aura lieu après sa mort, à la fin des temps. Il est possible de voir, dans ce passage, une nouvelle allusion au Messie.

24 Ibid., 238.

25 Ibid., 210-213. A plusieurs reprises, R. Girard insiste pour ne retenir que les dialogues. Il écarte le prologue « dénué de toute pertinence » et qui « escamote l’essentiel ». Dans les discours de Dieu, celui-ci est « une espèce de montreur d’ours qui se fait passer pour Dieu ». Les discours d’Elihou ne sont qu’une variante des discours des trois sages. Enfin, l’épilogue lui aussi rend les « dialogues illisibles ». Cf. 23, 30, 209, etc.

26 E. Nicole, art. cit., 10.

27 Dans 17:3: « Porte-toi donc toi-même garant auprès de toi. » E. Nicole parle d’une sorte de « dédoublement de Dieu », art. cit., 10. Dans 19:25, le mot « défenseur » traduit aussi « rédempteur » signifie « proche parent » qui a des droits, mais aussi des devoirs envers les membres de sa famille (cf. le livre de Ruth). Ici, Dieu est comparé à un proche parent, défenseur et juge ultime, que seul le juste pourra contempler, même s’il devait rencontrer la mort (vv. 25-27).

28 Cité par E. Nicole, art. cit., 10, qui renvoie au livre très stimulant Job et l’excès du mal (Paris: Albin Michel), 1999.

29 H. Blocher, « The Existence of Satan », in The New Dictionary of Christian Apologetics. A paraître.

30 Je vois Satan…, 69. Dans un ouvrage plus récent, il confirme son refus d’accorder l’être à Satan. Il ajoute: « C’est logique et conséquent de le lui refuser. Mais ce n’est pas obligatoire. » (!) Cf. Celui par qui le scandale arrive (Paris: Desclée de Brouwer 2001), 92.

31 Je vois Satan…, 120. Le « bon mimétisme » est celui que nous offre Jésus-Christ et qui a pour effet d’interrompre le « mauvais mimétisme ».

32 Ibid., 97. Cf. aussi 65, 69s., 196, 200. Celui par qui…, 92, 94.

33 Je vois Satan…, 56, 238.

34 Ibid., 187, 238. Cf. aussi H. Blocher, art. cit.

35 Celui par qui…, 63-82, en particulier 80-82.

36 Ibid., 63.

37 E. Weiner, « René Girard et la violence mimétique », in Catholica, n° 75, 2002, 111.

38 Ibid., 112.

39 Celui par qui…, 182. Dans ce passage, R. Girard évoque à titre d’exemples Mychkine et Stavrogine, personnages de roman de Dostoïesvki. Cf. aussi E. Weiner, art. cit., 112.

40Berth Je vois Satan…, 68.

41 E. Weiner, art. cit., 113.

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