Apocalypse et extermination
W. Gordon CAMPBELL*
« Il y a de la douceur dans l’Ancien Testament. Il y a de la violence dans le Nouveau Testament… C’est plus d’une fois que [les paroles] de Jésus ont été violentes… [Et] faut-il rappeler la colère de l’Agneau (Ap 6:16s.) et le sang des pécheurs coulant, dans l’Apocalypse de Jean (14:20), avec une surabondance qu’aucun livre biblique n’avait jusqu’alors montrée? » Ainsi écrivait, en 1991, l’exégète Paul Beauchamp, maintenant disparu, dans un petit ouvrage intitulé La violence dans la Bible1. D’où le sujet lapidaire qui nous est attribué ici: « Apocalypse et extermination ».
Les Ecritures juives parlent de la violence; le Nouveau Testament fait de même depuis le massacre des innocents à son seuil (Mt 2:1-16) et jusque dans l’Apocalypse johannique avec son imagerie parfois violente. Comment faut-il lire, c’est-à-dire interpréter cette violence et cette vengeance apocalyptiques? Nous nous bornerons, ici, à signaler quelques propositions courantes. Celle, pour commencer, qui voit en l’Agneau belliqueux de l’Apocalypse une représentation en parfaite consonance avec l’agneau apocalyptique, victorieux, destructeur des traditions juives2. Mais devant de telles données certains lecteurs de l’Apocalypse sont scandalisés, trouvant cet écrit irrécupérable à cause de sa violence; on lui reproche, par exemple, le fait de faire sien le désir que son ennemi soit violemment détruit par la main de Dieu3. D’autres lecteurs, en revanche, excusent ce qu’ils voient comme l’exultation malveillante et la vengeance du livre en considérant qu’elles ont pour but de dévoiler la violence et l’oppression de l’Etat: ainsi, le cri de vengeance des martyrs (6:10) s’expliquerait par la terrible persécution qu’auraient connue auteur et destinataires (ou, à défaut, par un important différend qui les aurait opposés à Rome et à son empire)4.
D’autres encore, vu la fragilité de l’hypothèse d’une violente persécution romaine qui se serait abattue sur Jean et ses destinataires, prennent son langage immodéré pour une rhétorique de choc qui traduit une vision théologique et qui a pour vocation d’alerter le lecteur face aux excès du pouvoir politique en place et de le faire épouser, intellectuellement, une logique de conflit et de crise5. Sinon, il arrive qu’on lise dans l’Apocalypse de Jean l’attente d’une intervention de Dieu à la fin des temps pour exonérer et libérer les siens, assortie d’une réinterprétation non violente des traditions juives de la guerre sainte6. Ou encore, les exégètes renoncent parfois à savoir quelle a pu être l’intention de Jean et s’efforcent de réinterpréter de manière non violente, pour nos jours, la violence apocalyptique7.
Après ce rapide tour d’horizon, arrêtons-nous un instant devant une contribution récente à la question, qui s’avère assez représentative. Dans le souci de faire justice à la Bible en général et à l’Apocalypse en particulier sur ce sujet, l’exégète catholique romain Pierre Gibert offre le tout récent ouvrage L’espérance de Caïn: la violence dans la Bible8. L’auteur travaille à Bible ouverte à la recherche d’une pensée sur la violence, et plus précisément sur la « gestion de la violence »9, pour constater à quel point le Dieu de la Bible, dans « sa conduite dans les affaires des hommes, et d’Israël en particulier », se révèle être « au cœur de la violence… [et] paraît même, à plusieurs reprises, en être partie prenante »10.
Dans cette perspective et au cours d’un chapitre consacré à la violence par-delà la violence, Gibert se penche spécifiquement sur l’Apocalypse de Jean et en propose une lecture que nous tenterons de résumer en quelques propos. Visionnaire et destinataires se trouvent confrontés, à ses yeux, à la persécution et ceci à cause de leur appartenance à Jésus, qui les a lavés de leurs péchés par son sang (1:5) et qui est premier-né d’entre les morts. Dans la séquence de l’ouverture des sceaux, la violence qui s’abat sur les justes amène ceux-ci à la révolte et ils prient leur Seigneur de ne plus tarder à faire justice et à venger leur sang sur les habitants de la terre (6:10). Gibert dit: « Il ne faudra pas moins que le ‹Grand Jour› de la colère de l’Agneau, anéantissant tous les puissants, pour en finir avec la violence qui fait des croyants des victimes, mais au prix encore d’une violence. »11
L’Apocalypse johannique obéirait, ici, à une règle de son genre: « Le genre apocalyptique… en dénonçant les effets d’un pouvoir implacable… ne [voit] d’issue que dans une autre violence: celle d’un pouvoir supérieur, en l’occurrence divin, seul capable d’agir efficacement et définitivement à l’encontre de ce pouvoir humain. »12 Cette violence par-delà les violences subies « n’est plus de sphère humaine et temporelle; elle relève du Jugement définitif qui appartient au seul Fils de l’homme à la fin des temps. Autrement dit, ce n’est pas l’homme dans sa temporalité terrestre qui pratique une telle violence de jugement… c’est à Celui qui peut tout juger, et donc à la fin des temps, que revient cette ultime violence… qui n’est plus œuvre d’homme, et qui ne lui appartient donc pas. »13
Notre monde ne peut qu’attendre cette violence et cette justice eschatologiques, précise Gibert, « tant il est vrai que rien en ce monde n’est encore acquis de la victoire du Bien sur le mal, de la Justice sur l’iniquité, de la Paix sur la violence »14. Mais l’espérance se fonde sur le fait « qu’il n’y a pas [en fin de compte] d’issue justificatrice de la violence »15, car la Passion et la mort du Christ « exclu[en]t absolument et définitivement toute violence »16.
La démarche est, en effet, courante de replacer l’Apocalypse dans le contexte du Nouveau Testament dans son ensemble et de recourir à la figure du Crucifié en particulier. Par conséquent, on interprète la violence apocalyptique des chapitres 6 à 20 à la lumière de l’Agneau immolé, personnage qui renvoie au Jésus des évangiles, mort victime de la violence et en qui, seul, toute la violence de l’histoire humaine est appelée à se convertir17. « Dans cette perspective il s’agit, essentiellement, d’une transformation de la violence des hommes en violence subie; par sa Passion, le Christ prend sur lui un ensemble de violences auquel il est livré comme victime – violence des autorités juives [ou] de la puissance d’occupation, violence gratuite des bourreaux – et, par sa résurrection, remporte la victoire définitive sur la violence… suprême faite à l’être humain, la mort. »18 A la croix qui sauve du péché et opère le salut, la violence subie et défaite est en principe dépassée, voire éliminée ou abolie. Ce qui permet au disciple du Christ qui connaîtrait le même sort d’y faire face19.
Il serait intéressant de creuser plus encore les différentes options exégétiques en la matière. Cependant, nous souhaitons approfondir autrement notre sujet en confrontant notre lecteur à un texte témoin de l’Apocalypse johannique où il est question d’un scénario violent. D’une certaine façon, pour sélectionner un tel texte, il y a l’embarras du choix; les scènes violentes se multiplient dès la sortie, en 6:8, du quatrième cavalier des sceaux appelé « la mort » et habilité à tuer. L’apport des chapitres 1 à 5 au dossier « souffrances et mort » offre néanmoins une première mise en perspective: en effet, entre deux références au Crucifié-Ressuscité, dit avoir remporté une victoire sur la mort (1:5) puis figuré par un Agneau égorgé mais dressé (5:6), notre sujet est instruit au cours du premier septénaire du point de vue du Christ et de ses adeptes, avec: sa promesse aux Smyrnéens d’une victoire comme la sienne sur leurs souffrances et sur la mort (2:10) et d’une exemption face à la « seconde mort » (2:11); la mise à mort du fidèle Antipas à Pergame, attribuable à l’influence du satan (2:13); la mort judiciaire en prospective pour les partisans de Jézabel par le Christ, si ceux-ci ne devaient pas se repentir (2:22-23); une Eglise à l’inverse qui, aux yeux du Christ, est morte et doit se repentir pour revivre (3:1) et une autre à qui vient la promesse d’être gardée d’une épreuve universelle qui éclatera (3:10).
Ces données concernant la mort et les souffrances sont donc cadrées par la victoire sur la mort de Jésus-Christ, qui est avant tout un témoin (1:5), et par sa capacité comme Crucifié-Ressuscité (5:5-9) à déclencher et à diriger la suite de l’action. C’est alors un vainqueur de la mort qui, en présidant sur l’ouverture de tous les livres de l’Apocalypse, tient pour ainsi dire en main tout le dossier qui nous intéresse. Dans les références tirées des oracles aux Eglises, nous avons comme l’esquisse de ce qui sera dramatisé par la suite des événements: nous le vérifierons en interrogeant les scènes culminantes du livre à la fin de la séquence apocalyptique, renonçant en cela à la prise en considération de nombreux textes pourtant pertinents20. Avec la sortie du cavalier messianique qui tue par la parole de sa bouche (19:11-21), Jésus témoin de la parole jusqu’à la mort (20:4), c’est-à-dire le Christ qui vit et qui règne (20:4, 6), est encore au rendez-vous et cette continuité, avec la mise en scène des premiers chapitres, nous paraît d’un secours interprétatif important.
Qui dit « extermination », pense inévitablement à l’étang ardent de feu et de soufre (19:20, 20:10, 14, 21:8), où toutes les forces anti-dieu rencontrées au cours du récit se trouvent définitivement consignées à cet étang: l’une des trajectoires de l’intrigue déployée par l’Apocalypse fait aboutir, dans son feu, d’importants personnages surgis au cours du récit. A travers une lecture exigeante et attentive, nous chercherons à éclairer l’histoire qui se déroule dans la section allant de 19:19 à 20:15. Commençons donc par en résumer l’action. Il y a ici comme deux histoires entremêlées, en deux volets chacune, qu’il faudra articuler l’une sur l’autre, car elles doivent s’interpréter mutuellement; mais voici, tout d’abord, la substance de ces deux-histoires-en-une. La première, elle, concerne trois monstres bien connus du lecteur. Le monstre de la mer, sorti de l’abîme en 11:7 et devenu plénipotentiaire du dragon en 13:1ss, a ameuté les rois de la terre pour combattre le Cavalier messianique (19:19), mais son attroupement n’est parvenu à rien dans une bataille perdue dont on tait tout sauf son issue: le monstre et son frère siamois venu de la terre, le faux prophète, sont capturés – ce qui n’empêchera pas leur maître, le dragon, de tenter un ultime rassemblement pour la guerre contre le camp du peuple de Dieu et sa cité bien-aimée (20:8, 9). Pour l’heure, les deux monstres sont jetés vifs dans l’étang ardent (19:20) tandis que leurs adeptes (« les autres hommes ») sont tués – mais, chose curieuse, par une épée sortant de la bouche du Cavalier, c’est-à-dire par une Parole (19:21)21.
Le sort du dragon est relaté ensuite; une série de verbes (20:2-3) décrit l’action irrésistible d’un ange qui le rend prisonnier: saisit, enchaîna, précipita, ferma, scella. Il est bien précisé le but de cette mise au cachot: on l’enferme dans l’abîme pour qu’il n’égare plus personne (20:3), même s’il est dit qu’il sera relâché temporairement. Le détail à cela est fourni en 20:7ss: libéré, il ameutera les nations; mais la narration substitue le futur au passé pour raconter i) l’attaque des troupes innombrables contre le camp des saints et le feu céleste qui les dévora, ainsi que ii) le sort du dragon, identique à celui de ses assistants, le monstre et le faux prophète. Il est bien précisé que dans l’étang de feu et de soufre, tous les trois seront tourmentés éternellement (20:10); seulement, faut-il regretter qu’une telle issue concerne trois personnifications du mal?
La deuxième histoire est relatée avec un même mélange des temps, au futur comme au passé; elle a lieu devant des trônes (20:4-6), puis devant un grand trône blanc (20:11ss). Une première scène relate une « première résurrection », avec des présents et des absents: les absents sont les morts qui ont eu un rapport avec le monstre et son image (20:5), les présents ceux qui ont résisté à toute association avec le monstre et ceux qui, en rendant fidèlement témoignage à la Parole de Dieu comme Jésus avant eux, l’ont payé de leur vie (20:4). Tous ceux-ci sont des ressuscités et des régnants, passés et futurs, et cette résurrection et ce règne sont ou seront vécus avec le Christ pendant mille ans (20:4, 5). Enfin, il est dit que participer à la première résurrection, c’est échapper à la « seconde mort » (20:6); cela rappelle la promesse au vainqueur faite à l’Eglise de Smyrne, calomniée et souffrante (2:11).
Une deuxième scène concerne encore les morts, mais sans distinction cette fois-ci: l’allusion au jugement en 20:4 se transforme, ici, en comparution universelle (20:12), où justice est rendue à tous conformément à leurs actes (20:12, 13), tels que peuvent en témoigner des registres généraux ou, encore, un registre particulier – le livre de vie (évoqué dans l’oracle à l’Eglise de Sardes, 3:5). Ce jugement est attendu par le lecteur: le Ressuscité disait à l’Eglise de Thyatire qu’il donnerait à chacun ce que lui auraient valu ses actes (2:23); cette scène de jugement, opérant une séparation ou division finale, apporte donc enfin la réponse à l’attente exprimée (en 6:10) par des témoins fidèles, victimes de l’injustice. Suite à cette comparution générale, que notre texte se garde d’appeler une résurrection, la mort et l’hadès (royaume ou séjour des morts) finissent, eux aussi, à l’étang de feu (20:14) glosé comme équivalent de la seconde mort précédemment évoquée (20:622). Et pour finir, il est précisé que se destinent également à cette seconde mort tous ceux dont le nom ne figurerait pas au livre de vie (20:15).
Comment le lecteur est-il censé comprendre ces histoires mélangées? Le dragon et ses deux suppôts, ne l’oublions pas, sont des personnages déjà rencontrés et le fait que le dragon, premier des alliés à être entré en scène, est ici le dernier à en disparaître23, partageant le même sort en quatre phases que ses deux lieutenants et sous-fifres (20:10), doit nous rappeler d’autres événements précédents: l’étrange ressemblance, surtout, de notre passage au récit du chapitre 12 devient frappant. Comme lors de sa précipitation, en 12:9, de même maintenant à son liement, en 20:2, un entassement de noms désignent ce serpent ancien. C’est comme le signal qu’Apocalypse 20:1ss n’est qu’une reprise, éventuellement la phase finale, du bannissement et de la déroute du dragon déjà racontés (en 12:9, 10, 13).
Il s’ensuit que lorsque le dragon obtient un bref répit (20:3, 7), il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure, car nous savons les limites qui sont imposées à cette étoile précipitée24: pour le satan comme sujet agissant, et malgré ses ultimes pirouettes, tout est maintenant fini. Malgré le sursis (20:7ss) en vue d’une dernière confrontation, il finira au feu lorsque sera épuisé le compte à rebours de l’ultime passif divin d’une longue série (« fut jeté », 20:1025). Et cette fin n’est que du déjà-vu, lors du récit de sa précipitation et de sa défaite par Michaël (12:7ss); il y a même moins à en dire entre-temps, car Jean ne parle plus, ici, du rôle accusateur du satan, déjà aboli (12:10). Certes, éjecté du ciel là, il est chassé cette fois-ci de la terre26, mais les raisons de s’en réjouir (20:6) s’ajoutent simplement à celles qui ont été valorisées auparavant (12:12).
Cette section de l’Apocalypse récapitule symétriquement l’action du chapitre 1227, où le Messie avait triomphé du dragon, pour achever cette histoire en renvoyant irrévocablement à l’abîme puis au lac ardent le dragon déjà précipité et défait28. C’est par un juste retour des choses qu’au dénouement, celui qui avait continûment accusé les saints devant le Dieu-Juge aura à vivre nuit et jour sa propre condamnation perpétuelle (20:10)29. Dans l’étang ardent se taisent à jamais les prétentions à l’universalité du dragon et des monstres, revendications fondées jusque-là sur leur asservissement des peuples. Echec total, cet anti-projet cède dorénavant toute la place au projet universel de Dieu envers l’humanité, et qui se réalise sans plus connaître de rival. Cette extermination du mal est un résultat de la mort de Jésus et un élément de l’accomplissement, à tout jamais, du plan de salut30. Dans le dragon jeté au feu éternel on reconnaît le serpent maudit du jardin originel (Ge 3), indissolublement associé à la malédiction qui a pesé sur tout le genre humain pécheur31 jusqu’à ce que le Crucifié-Ressuscité la lève par son sacrifice, comme le prévoit le proto-évangile de Ge 3:15: à la narration de la rupture inaugurale au début de la Genèse répond, de toute évidence, le récit de la restauration finale dans le dénouement de l’Apocalypse.
Cet adversaire ancien est obligé, dans la suite de l’action, d’agir par le biais d’assistants32. Mais la prise, la punition et l’anéantissement de ceux-ci sont tout aussi rapides qu’attendus (19:20). Les habitants de la terre, éblouis par leurs apparences, s’étaient demandés (en 13:4): « … qui peut combattre contre le monstre? » La réponse est ici sans appel: une fois stoppée la frénésie de ces adversaires, actifs depuis les chapitres 12 et 13 mais dans une carrière allant de défaite en défaite, et la parenthèse du mal se referme; le dernier assaut contre Dieu (20:7ss) échouera et le diable sera livré, avec ses alliés, à la seconde mort définitive (20:14). Encore réunis (20:10), comme déjà en 16:13, c’est cette fois-ci en leur condamnation éternelle33: « La déroute de Satan et de ses alliés est définitive. »34 Les histoires de dragon et de monstres ont beau suivre une évolution parallèle à celle de l’Agneau35, leur imitation n’aura jamais été qu’une parenthèse; avec la punition dernière de l’ennemi premier36 est scellé, une fois pour toutes, l’échec de l’anti-trinité satanique dans ses tentatives de dominer la création à la place du Créateur37; celui-ci dira par conséquent, en 21:5: « Voici, je renouvelle toutes choses. »
Cherchant toujours à creuser notre compréhension d’Apocalypse 20, il faut revenir maintenant sur le phénomène de deux histoires entremêlées, procédé déjà mis en œuvre se trouve-t-il au chapitre 12. Tout comme les deux attaques du satan contre le Messie (en 12:1-6) et contre la femme et sa descendance (en 12:13-17) avaient été séparées par sa défaite céleste (12:7-12), de même la résurrection et le règne des associés du Messie séparent, parallèlement (en 20:4-6), la première défaite du satan (20:1-3) de son sort final (20:7-10)38. L’arrivée du salut par la victoire scellée en le sang de l’Agneau présentée dans le premier texte (12:10, 11) – conquête de la croix qui, dans l’Apocalypse, précède tout (1:5) – trouve son pendant en 20:4-6: ici, le Messie règne avec les siens (20:439), ce qui est une autre façon de dire que « le diable est réduit au chômage complet »40. L’enchaînement du satan coïncide parfaitement avec le règne du Messie, tout comme le bannissement du dragon (au chapitre 12) correspondait à la naissance du Messie et la blessure du monstre (au chapitre 13) à celle de l’Agneau immolé-mais-debout.
Dans cette seconde histoire, consacrée à ceux qui, par leur foi au Messie Jésus, appartiennent à Dieu, l’ultime déroute du satan et l’extermination du mal dans l’étang de feu et de soufre ont des conséquences bien précises. Jusqu’ici deux destinées avaient été maintes et maintes fois opposées: celle des suiveurs du dragon et des monstres, et le sort contrasté des amis de l’Agneau dont ils avaient suivi de si près l’itinéraire. Ceux-ci, pour qui Dieu opère un retournement41 en les rétablissant après leurs souffrances – on se rappelle les prévisions des oracles -, sont désignés non seulement serviteurs du témoignage de Jésus et de la Parole de Dieu (20:4), mais également comme ne présentant pas deux traits distinctifs des victimes du faux prophète, savoir une adoration idolâtre et un marquage42. Deux aoristes narrent leur récompense (« ils revinrent à la vie et régnèrent ») et l’insistance sur ce point (20:4, 6) souligne la protection eschatologique dont jouissent, dans leur bonheur, ces ressuscités dès avant que le satan se déchaîne une dernière fois. De ce fait, le millénium est avant tout, pour les adeptes de Jésus, une assurance d’un salut parachevé et inébranlable, parallèle à d’autres images employées précédemment43 comme plus loin encore44.
Venons-en au jugement de 20:4. Sans écarter l’idée de la vocation de tout chrétien fidèle à devenir juge45, il nous semble nécessaire de reconnaître à ce jugement une portée légale plus technique, au sens d’un verdict d’acquittement ou de justification46. Il y va du couronnement de la promesse du Dieu fidèle et de l’espérance de ses serviteurs: la mort, dernier ennemi des hommes – la mort notons-le bien, et non pas le satan, 20:14! -, la mort donc, première et dernière malédiction de la condition humaine déchue, est appelée à disparaître dans la résurrection à la vie éternelle, vie partagée avec le Ressuscité selon l’alliance renouvelée (20:4, 6). Le fidèle attend avec impatience cette issue depuis 1:18, où le Ressuscité vivant pour l’éternité dit détenir les clés de la mort et de l’hadès. A cet instant donc, où les monstres ne sont plus (19:20) et où seul reste pour un peu de temps encore le vieil ennemi originel (20:10 apportera le dernier coup), il s’agit par une narration de jugement (20:4) de raconter comment l’œuvre du Christ détruit le mal à sa racine47 et anéantit toute révolte, toute anti-alliance. Ainsi le liement du dragon maudit et le règne des suiveurs de l’Agneau bénis se correspondent-ils, car l’exaltation des uns et le pénultième abaissement de l’autre se rythment, tous deux, au son du même refrain: « mille ans ».
Quant à la seconde phase de cette deuxième histoire (en 20:11ss), c’est le moment où vont définitivement se solder deux destinées: celle de tous ceux qui étaient rangés contre Dieu et son peuple, comme le destin du peuple des rachetés dont ils sont la contrepartie. Pour différencier les deux, Jean reprend le livre de vie (20:12). Si celui-ci peut évoquer l’heureux destin de ses inscrits (3:5, 21:27), Jean, par deux fois, en a fait usage pour parler des non-inscrits (13:8, 17:8), ce qui est à nouveau sa nuance dans le présent contexte (20:15): au verset 12, le livre de vie se fait dédoubler d’autres livres, registres48 de part et d’autre où figurent les actes de leurs inscrits respectifs. Ceci a pour effet de distinguer entre plusieurs livres des morts et le seul registre de vie qui est déterminant pour l’accès à la vie éternelle (cf. 21:27). La seconde mort des morts49, plusieurs fois anticipée, clôt leur histoire (20:15) et permet de porter désormais l’attention sur la « vie bienheureuse »50 des éternellement vivants.
Comment expliquer cette différentiation? Nous suggérons que la scène qui se déroule devant le grand trône blanc est le point culminant d’une courbe partant du septénaire inaugural, qui trace l’état des relations entre Dieu et son peuple à travers plusieurs sessions de la cour céleste et dans divers « moments d’alliance »51:
– Parallèle à la disparition du mal est la fuite de la terre et du ciel (20:11), c’est-à-dire de la création originaire; car lors de la consommation de toutes choses, on n’a, semble-t-il, plus besoin de ces témoins d’alliance traditionnels52.
– A l’ultime procès participent, debout, tous les morts (petits et grands, 20:12)53, sans distinction aucune, pour entendre le verdict les concernant.
– Après le livre de 5:1ss, progressivement décacheté (6:1-8:1), et le petit livre ouvert (10:2, 8-10), vont s’ouvrir d’autres livres et surtout le livre de vie qui atteste d’une participation à l’alliance là même où l’on s’oppose à Dieu (en 13:8 et 17:8)54. L’œuvre rédemptrice de l’Agneau immolé dès avant la fondation du monde donne à ce livre à la fois son titre et son contenu (13:8).
– Les livres s’ouvrent et font aboutir l’action selon une double trajectoire: les malédictions s’achèvent dans une condamnation à mort, le châtiment définitif de 20:1555, tandis que les bénédictions débouchent sur un acquittement et sur la vie56, récompense promise aux élus au salut (21:1ss) évoquée en 20:4-6 et qui, en 20:11-15, reste sous-entendue.
– « Le jugement atteint l’individu » (20:13)57, conformément au refrain qui jalonnait l’examen de chaque Eglise au premier septénaire, « je connais tes œuvres » (2:2, etc.) – l’image de Dieu en l’être humain, son partenaire, fait de tout enfant d’Adam un être responsable, avec des comptes à rendre.
– La mort de la mort, enfin (20:14)58, fait penser à la mort du Médiateur – premier-né d’entre les morts, 1:5 – qui, en mourant, avait déjà sonné le glas de la mort et remporté une victoire que les Ecritures juives espéraient (Es 25:8; Os 13:14)59.
La destruction finale de toutes les forces rangées contre Dieu, l’Agneau et les leurs, ferme la parenthèse d’une anti-alliance qui a parodié dans tous ses aspects le projet de Dieu. A la vérité, 20:15 constitue un moment charnière qui met fin à la tragédie qui frappait la terre60. La disparition du mal dans l’étang de feu et de soufre signifie que plus rien, désormais, n’empêchera la réalisation du shalom parfait, réunissant l’homme et Dieu, que le dernier tableau de 21:1-22:5, en accomplissement des promesses faites aux Eglises, fera magnifiquement voir61: l’avènement d’une alliance parfaite – figurée comme ville sainte et épouse radieuse – qui n’est plus susceptible de caricatures et que plus aucun obstacle ne saura prévenir62.
Qu’il y ait aussi d’autres (20:5) qui, ne possédant pas la vie donnée par Jésus, ne ressuscitent pas, n’ont donc pas part à la bénédiction qu’est la première résurrection et sont accueillis par l’étang ardent, par la seconde mort, ne devrait pas surprendre: pour qu’il puisse y avoir à nouveau accès à l’arbre de vie (22:2, promis depuis 2:7), il faut que soit levée à toujours la malédiction (22:3), cette condamnation à mort originelle entraînée par la désobéissance ancienne en Eden et par la cassure provoquée dans la relation entre Créateur et créature; l’adversaire et tous ceux qui ont choisi de lui appartenir doivent disparaître et la narration ne manque pas de relater leur déconfiture.
C’est pourquoi, à la fin des mille ans de règne avec le Christ, une ultime sortie du satan rassemblera pour la guerre les nations (20:7-10), en un anti-peuple dressé contre Dieu; appelés Gog et Magog, ces partisans du satan portent le nom des ennemis emblématiques de Dieu et de son peuple, selon Ezéchiel 38-39. Leur très grand nombre (20:8) – dans Ezéchiel 39:11-16, Gog est une multitude – évoque la prétendue universalité du projet satanique dans une caricature, non seulement de la multitude des rachetés que se donnent à voir différentes scènes de l’Apocalypse (comme la foule innombrable de 7:9) mais, cette fois-ci, du projet divin depuis ses commencements. En effet, à l’occasion du changement apporté à son nom, Abraham63 avait reçu de Dieu la promesse d’une multitude de peuples comme descendance et d’une postérité multipliée à l’extrême (Gn 17:4-6). Celle-ci d’ailleurs, le même texte le précise (Gn 17:6)64, devait comporter à la fois des nations et des rois; la narration de l’Apocalypse, par son scénario de deux attroupements diaboliques parallèles pour la guerre (ici en 20:8, précédemment en 19:19), semble de manière ironique doublement s’en inspirer65. La coalition rassemblée des quatre coins de la terre et se répandant sur toute sa surface est une anti-alliance par excellence, regroupée autour d’un étendard opposé à celui que Dieu dresse sur Israël (Es 11:12) face aux divers attroupements de ses ennemis (Es 11:14-16).
Genèse 22:17 avait annoncé, aussi, que la descendance d’Abraham prendrait les cités de ses ennemis: la prise du camp des saints66 et le siège de sa ville bien-aimée67 en sont, en 20:9, comme la corruption. Le feu qui descend dévorer les attaquants vient d’un autre qui avait frappé Magog en Ezéchiel 39:668 et signale la défaite absolue de l’humanité rebelle. L’image contiguë du feu de l’étang qui accueille le diable, meneur du jeu (20:10), suggère en outre une influence de la tradition évangélique où on trouve, sur les lèvres de Jésus, une référence au « feu éternel préparé pour le diable et ses anges » (Mt 25:41).
Mais l’étang ardent de feu et de soufre, synonyme imagé de la « seconde mort », n’est pas la fin de l’histoire que narre l’Apocalypse. Et la surprise, c’est que la cohue qui avait suivi le monstre, portée disparue dans le renouvellement de toutes choses (21:4), se trouve remplacée par les peuples qui, ne connaissant plus que la proximité de Dieu (21:3), sont devenus ses peuples, conformément au plan de salut: ainsi en 21:24-26, le lecteur découvre la gloire ou l’honneur des nations ayant droit de cité dans la Nouvelle Jérusalem, en contraste patent avec celles qu’avait asservies Babylone (18:24). Au dénouement de l’Apocalypse, les nations, dont Israël, héritent des vieilles promesses de Dieu, selon l’espérance transmise par une longue tradition prophétique. Dieu vient habiter auprès de son peuple choisi, élargi selon l’attente qu’exprime Zacharie 2:14-15: une universalité caractérise, par ce fait, la bénédiction enfin survenue avec le sacrifice du Messie et les détails de la description de la ville que Dieu donne (par exemple 21:14-16) rendent compte d’une alliance parfaite, où toutes les nations sont guéries et toute malédiction est enlevée (22:3).
Somme toute, notre texte témoin opère une gestion de la violence qui fait déboucher la juste vengeance divine appelée par le péché, la mort et le mal, sur une perspective de miséricorde et de salut pour les « vainqueurs » alimentée par les Ecritures juives et entretenue, dans l’Apocalypse, comme une promesse certaine depuis le septénaire des oracles aux Eglises. L’avènement du salut, où Dieu élit domicile au milieu des hommes (21:3), signifie la disparition de la mort et, avec elle, tout symptôme du mal-être de la condition humaine (21:4). Par conséquent, ce à quoi aboutit notre lecture de ce morceau doit, aussi, être le fidèle reflet de l’espérance de l’immense peuple que Dieu sauvera de l’étang ardent ou de la seconde mort (21:7-8).
Ce qui amène au bout du compte la modification de notre titre par le rajout d’un sous-titre explicatif: Apocalypse et extermination, ou suppression de la violence et abolition de la mort dans la victoire sur la mort du Christ et des siens.
* W.G. Campbell est professeur de Nouveau Testament à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.
1 D. Vasse et P. Beauchamp, « La violence dans la Bible », in Cahier Evangile 76 (Paris, 1991), 48.
2 Comme le fait J.M. Ford, Revelation (Garden City, 1975), 31.
3 Ainsi Tina Pippin, Death and Desire: the Rhetoric of Gender in the Apocalypse of John (Louisville, 1992), 100. Pippin lit l’Apocalypse dans une perspective féministe et récuse surtout son imagerie féminine – et la figure de la femme/ville prostituée en particulier – qu’elle trouve incapable d’une traduction ou réinterprétation qui s’avéreraient acceptables pour les lectrices d’aujourd’hui.
4 Pour E. Schussler-Fiorenza, p. ex., Revelation: Vision of a Just World (Edimbourg, 1993), 129, l’Apocalypse tente de fortifier son lectorat pour la résistance face aux menaces de Rome/Babylone, en lui donnant la vision d’un monde autre que celui dans lequel il doit vivre.
5 Ainsi L.L. Thompson, The Book of Revelation: Apocalypse and Empire (Oxford/New York, 1990), 174-175.
6 Voir, p. ex., A. Yarbro-Collins, Cosmology and Eschatology in Jewish and Christian Apocalypses (Leyde/Boston/Cologne, 2000), chap. 6, « The Political Perspective of the Revelation to John ».
7 Telle est la proposition de S. Moyise, « Does the Lion Lie Down With the Lamb? », in Studies in the Book of Revelation (Edimbourg/New York, 2001), 184ss.
8 P. Gibert, L’espérance de Caïn: la violence dans la Bible (Paris, 2002).
9 Ibid., introduction, 21.
10 Ibid., 19.
11 Ibid., chap. 16, 224.
12 Ibid., 224-225.
13 Ibid., 232-233.
14 Ibid., 234.
15 Ibid., 242.
16 Ibid., 243.
17 Comparer sur ce point Vasse et Beauchamp, op. cit., surtout 48, 59 et 63.
18 P. Gibert, op. cit., chap. 16, « La violence par-delà la violence », 223.
19 Gibert rappelle à ce sujet les remarques de Paul, ancien homme de violence lui-même, aux Galates et aux Romains (Ga 2:19-20; Rm 8:35-36). Le dépassement de la violence par Jésus inspire les propositions chrétiennes pour une éthique de non-violence, comme on peut s’en apercevoir dans un document de la Fédération protestante de France de mai 2001, Eglises, conflits et violences: « Dans le NT, les appels à sortir d’une logique de violence abondent. Les chrétiens sont appelés à renoncer à se venger, à développer, dans la mesure du possible, des relations paisibles avec leurs contemporains, à faire plier le violent non pas par un surcroît de violence mais par l’exemple d’un comportement d’amour et d’accueil. »
20 On aurait pu, p. ex., se pencher sur le récit de la sixième trompette qui tue un tiers de l’humanité (9:15, 18), ou celui de la cinquième trompette qui inflige des tortures dont la mort ne délivre pas les victimes (9:5-6), ou encore la troisième trompette où meurent empoisonnés beaucoup d’hommes (8:11).
21 On pense spontanément à la loi et au ministère de Moïse à son service, dont l’effet était de « tuer » (2 Co 3:6-7), en produisant la colère divine (Rm 4 :15).
22 Même chose en 21:8 encore.
23 W. Shea, « The Parallel Literary Structure of Revelation 12 and 20 », in AUSS 23/1 (1985), 37-54, fait sien le chiasme proposé par son collègue K.A. Strand « Chiasmic Structure and Some Motifs in the Book of Revelation », in AUSS 16 (1978), 403. Ce chiasme recouvre la carrière entière des forces du mal dans l’Apocalypse et s’intitule The Evil Hierarchy Introduced and Judged; voilà sa proposition, réduite au plus simple (54): A = Dragon (12:3); B = Monstre marin (13:1); C = Monstre terrestre ou faux prophète (13:11); D = Babylone (14:8); E = Les adorateurs du monstre; E’ = les adorateurs du monstre (16:2); D’ = Babylone (16:19); C’ = Monstre terrestre ou faux prophète (19:20); B’ = Monstre marin (19:20); A’ = Dragon (20:2).
24 Dans ce sens, 9:1ss.
25 Deux verbes au passif (« mille ans seront écoulés »; « le satan sera relâché ») confirment que la résurgence ne sera que passagère, car Dieu restera maître de la situation; l’intervention divine d’un feu céleste (20:9) et d’autres verbes au passif (« le diable fut jeté »; diable/monstre/faux prophète « seront tourmentés », 20:10) font pendant à ceux de 20:7 et traduisent la souveraineté de Dieu.
26 Comparer Swete, op. cit., 260. Récemment, C. Rowland, Revelation (Londres, 1993), 149, a vu en 20:4-6 la contrepartie terrestre de l’événement céleste de 12:7ss; si là, il ne restait plus d’accusateur des frères dans la cour céleste (12:10) et plus aucune restriction d’accès à Dieu, ici Satan est lié (et délié, 20:2 et 20:7) sur la terre.
27 Ainsi, p. ex., J.M. Ford, Revelation, op. cit., 330.
28 Comparer P. de Martin de Viviès, Apocalypses et cosmologie du salut (Paris, 2002), 167: « La mort et la résurrection du Christ, présentées métaphoriquement sous la forme de la naissance de l’enfant, sonnent le glas de la révolte du dragon. »
29 Pour une étude exhaustive des nombreux parallèles entre les deux chapitres 12 et 20, voir l’article d’E. Cuvillier « Apocalypse 20: prédiction ou prédication? », in ETR, 59 (1984), 345-354, et, sans connaissance de l’article de Cuvillier, maintenant G.K. Beale, The Book of Revelation (Grand Rapids/Cambridge, 1999), 992ss.
30 Comparer sur ce point E. Corsini, L’Apocalypse maintenant (Paris, 1984), 278ss, et C. Brütsch, Clarté de l’Apocalypse (Genève, 1955), 338.
31 Voir Sweet, op. cit., in loc.; selon lui, cette évocation nous prépare pour la levée de la malédiction et la restauration de l’accès à l’arbre de vie que les chapitres suivants raconteront.
32 Signalons les commentaires perspicaces de Vasse et Beauchamp, La violence dans la Bible, op. cit., sur cette histoire d’un triumvirat du mal: « Dans l’Apocalypse, le dragon s’apprête à dévorer l’enfant de la femme aussitôt né (Ap 12:4). Il transmet à la bête ses pouvoirs et sa parole d’orgueil (Ap 13)… cela paraît être comme une interprétation de la vieille histoire de ce serpent qui parlait. Nous revenons toujours, comme invinciblement, à ce rapport entre violence et mensonge. » (28) Contre cette violence, où vérité et mensonge se confondent, « contre le monstrueux et son excès, seul l’excès de l’Esprit peut vaincre: c’est… la déraison de l’amour qui aura le dernier mot sur la violence du monstre » (34).
33 Comparer P. Prigent, L’Apocalypse de saint Jean (Genève, 20003, 444): « Satan ne meurt pas, à la différence du Christ. Sa mort ne peut venir valoriser son action passée. Il ne connaît donc qu’une éternité sans résurrection. »
34 J.-P. Prévost, L’Apocalypse (Paris, 1995), 160.
35 Comparons, ici, le résumé de la mise en déroute du satan, au cours des chapitres 11 à 19, donné par Brütsch, op. cit., 320: chap. 11, Satan ne peut empêcher la prédication et la résurrection des témoins; chap. 12, échouant dans son attentat contre le Fils de Dieu, pareil échec contre son peuple; chap. 13, gagner le monde et vaincre extérieurement les chrétiens par ses deux bêtes est une victoire sans substance…; chap. 14, le Christ subsiste avec les siens; chap. 15, Dieu poursuit librement son plan pour les nations; chap. 16, envoyant une ultime série de « fléaux avertisseurs », après laquelle… chap. 17-18, « le quartier général s’effondre », et chap. 19, le rassemblement international contre Dieu échoue « piteusement ».
36 En fin de carrière, une même logique de mort, de pseudo-guérison/relâchement et de retour/disparition s’applique au satan qu’auparavant aux monstres ses serviteurs (13:3, 17:8-11); Jean a pu lire cette résurgence du mal dans ses textes sources, notamment Ez 38-39, mais ce mimétisme par rapport à la carrière du Christ dans le parcours des monstres et du dragon est la création de Jean: voir mon article « Un procédé de composition négligé de l’Apocalypse de Jean: repérage, caractéristiques et cas témoin d’une approche parodique », in ETR, 77 (2202/4), surtout à partir de la page 502.
37 Pour une discussion détaillée du dragon et du premier monstre, ainsi qu’une brève considération du deuxième de ses acolytes, le monstre de la terre, voir de Viviès, Apocalypse et cosmologie du salut, op. cit., 124-168. Cet auteur propose une interprétation politique classique des monstres, selon laquelle ils représenteraient respectivement le pouvoir politique impérial et les institutions religieuses et économiques romaines.
38 On peut comparer le tableau récapitulatif de Shea, op. cit., 49, ainsi que ses conclusions (52).
39 Cette expression assez particulière est discutée par M. de Jonge, « The Use of the Expression o Christos in the Apocalypse of John », in L’Apocalypse johannique et l’Apocalypse dans le Nouveau Testament, dir. J. Lambrecht (Louvain, 1980), 281, ainsi qu’une autre locution particulière pour qualifier le Messie: prêtres de Dieu et du Christ, 20:6.
40 Brütsch, ibid., 322.
41 Brütsch, op. cit., 326, l’exprime ainsi: « Les martyrs et autres confesseurs, ayant été l’objet d’un flagrant déni de justice, seront réhabilités… ceux qui ont été vilipendés exerceront désormais le règne mondial. »
42 La caractérisation est reprise à 19:20, en inversant par symétrie les deux éléments.
43 Nous sommes enclin à suivre, ici, E. Schüssler-Fiorenza, op. cit., 107-108, qui lit dans le règne millénaire promis le même message réconfortant de protection et de salut que l’action de sceller les 144 000 (7:1-8) ou de mesurer le temple des vrais adorateurs (11:1-2).
44 Dont le camp où les saints restent sains et saufs (20:9) et plus loin encore, dans l’épilogue, les bénédictions de l’arbre de vie (22:16).
45 Ainsi in loc. Prigent, op. cit.: « Pas question d’accusé, non plus de verdict. » Cet auteur interprète « juger » comme un synonyme de « trôner » ou de « régner ».
46 Pour Corsini, op. cit., 271-274, la justification est celle des fidèles sous l’ancienne alliance auxquels justice est rendue depuis les trônes de 20:4, par les anges de la cour angélique. Ceci revient à dire que le moment où le satan est jeté dans le lac de feu correspond à l’inauguration plutôt qu’à l’accomplissement de l’alliance renouvelée, à la victoire de la croix (vue comme définitive et totale) plutôt qu’à l’achèvement que représenterait la parousie (263-266).
47 Selon Rowland, op. cit., 151, le présent récit est le seul parmi les évocations du jugement à la fin de l’Apocalypse à focaliser la racine du mal, savoir le satan qui trompe le monde en le persuadant de s’opposer à Dieu et aux siens.
48 Pour une liste des textes des apocalypses où apparaît un registre des actions humaines ainsi que des écrits juifs (canoniques ou autres) où il s’agit d’un livre des élus, voir Prigent, op. cit., 446.
49 Notons avec Kraft, Die Offenbarung des Johannes (Tubingue, 1974), in loc., l’accentuation de la chose par les quatre évocations des morts en 20:12-13.
50 E.-B. Allo, Sain Jean, l’Apocalypse (Paris, 1933), 332.
51 Voir, p. ex., Schüssler-Fiorenza, op. cit., 108. R.D. Davis, The Heavenly Court Judgment of Revelation 4-5 (Lanham/Londres, 1992), 226, considère les deux sessions de la cour céleste en Ap 4-5 et 20 comme inaugurant et clôturant les présentations des preuves légales positives (pour les justes) et négatives (pour les impies). A condition de ne pas réduire l’importance d’autres moments d’alliance au cours de l’intrigue – dont celle, anticipative, du jugement livré par le Ressuscité aux Eglises au premier septénaire ou encore la déposition des deux témoins de 11:1-14 -, ce regard pour l’essentiel vise juste. Rajoutons que le mécanisme d’un examen de l’état de l’alliance se laisse observer dès le septénaire des oracles (2:1-3:22).
52 Cette interprétation est la plus simple et s’accorde le mieux avec les autres détails de ce texte. Elle permet de faire valoir la fuite de la terre et du ciel – disparition qui marquerait la fin de l’ancienne disposition de l’alliance – en même temps que leur re-création à l’heure de l’alliance nouvelle (21:1).
53 L’expression est reprise à 11:18, moyennant l’inversion des deux membres, procédé que Jean affectionne.
54 Pour D.C. Chilton, The Days of Vengeance (Fort Worth, 1987), 533, ce livre fournit la liste des élus, membres de l’alliance. Le texte de l’Apocalypse y revient encore en 20:15 et 21:27.
55 En accomplissement d’une attente classique (voir, p. ex., Ps 28:4), comme prévu depuis l’oracle fait à Thyatire (2:23) et exprimée en 6:10, concernant ceux qui, au vu de leurs actes, ne figurent pas parmi les fidèles (20:12-13).
56 De même Davis, op. cit., 214. Cette logique a déjà été explicitée en 11:18, où ont été juxtaposés d’un côté le jugement des morts et la destruction des destructeurs – action punitive – et de l’autre la récompense des fidèles serviteurs et adorateurs – action justifiante.
57 Prigent, op. cit., 447.
58 J. Ellul, L’architecture en mouvement (Paris, 1975), 221, lit lui aussi ce morceau à la lumière de la Genèse. Par cette fin de la mort, « la création originaire… est maintenant effacée par un nouveau radical ». La mort, signe de finitude pour l’humanité dans la création d’Eden, est supprimée et avec elle la création déchue à laquelle elle était assortie.
59 On se rappelle à la fois, avec 1 Co 15:26, l’abolition eschatologique de la mort (« le dernier ennemi qui sera anéanti, c’est la mort ») et, en 2 Tm 1:10, l’épiphanie du Messie Jésus qui lui vaut, d’ores et déjà, le titre de vainqueur de la mort. Nous faisons nôtre, ici, le choix des textes de l’Ancien Testament et des parallèles du Nouveau Testament proposé par Prigent, op. cit., 445, même si cet exégète ne paraît rien détecter de la logique de l’alliance régulant ce morceau. Beale, op. cit., 1037, n’en est pourtant pas loin lorsqu’il interprète le livre de vie (par rapport à 3:5 déjà, 281-282) comme une métaphore qui dit comment Dieu se souvient de ceux qui ont trouvé refuge auprès de l’Agneau et dont le droit à l’héritage de la vie éternelle est attesté par leur inscription dans le livre.
60 Beale, op. cit., 1031, considère cette scène comme le point culminant de toute une série. Signalons la lecture de J.E. Leonard, Come Out of Her My People (Arlington Heights, 1991), 150, pour qui cette session ayant lieu devant le grand trône blanc est le même événement que celui auquel se réfère la parabole de Jésus concernant la séparation des brebis et des boucs, ou encore le grand et terrible « Jour du Seigneur » de Malachie.
61 J.M. Ford, elle aussi, note qu’avec ces événements, la transition vers le nouveau ciel et la nouvelle terre est toute naturelle (op. cit., 359).
62 Comparer J.L. Resseguie, Revelation Unsealed: A Narrative Critical Approach to John’s Apocalypse (Leyde/Boston/Cologne, 1998), 190-191, pour qui les dernières instabilités de l’intrigue apocalyptique disparaissent avec la fin du chap. 20, restaurant sa paix à la terre; désormais, les deux derniers chapitres peuvent ouvrir sur une grande stabilité englobant ciel et terre.
63 La référence à Abraham est remarquée par Brütsch, op. cit., 337; cet auteur voit, dans la retenue du satan, l’humanité rebelle toujours nombreuse, capable de tout.
64 Il ne faut pas exclure la possibilité qu’Es 60:3, où l’on trouve « peuple et rois » également, soit déjà présent, ici, à l’esprit de l’auteur; plus tard, dans le dénouement de l’intrigue concernant le peuple que Dieu rassemble, ce texte jouera un rôle important.
65 On pourrait facilement continuer cette exploration. A l’occasion de l’épreuve au pays de Morija, la promesse renouvelée prévoyait expressément pour Abraham une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que « le sable de la mer » (Gn 22:17); Prévost, op. cit., 159-160, baptise l’expression de « chiffre idéal ». Au cours du récit des hauts et des bas de l’histoire d’Israël, fréquent est le recours à cette image pour raconter un même effet de grande foule dans divers attroupements ennemis contre Israël: on pense à la description des armées de la coalition des rois, aux chevaux et chars, qui faisaient front commun face à Josué (Jos 11:4) comme aux Madianites et à leurs chameaux innombrables que devait combattre Gédéon, ou encore aux fantassins philistins rangés contre Saül (1 S 13:5). Pour avoir rassemblé ces diverses références aux hordes nombreuses comme le sable, nous sommes redevable à J.P.M. Sweet, Revelation (Londres, 1979), in loc.; en revanche, le contraste entre ce sable (20:8) et le roc de Sion (14:1) que voit cet exégète nous paraît artificiel.
66 Expression tirée de la législation concernant les campements militaires (Dt 23:15).
67 Désignation qu’on trouve par ailleurs dans Si 24:11; Sion est chérie de Dieu au Ps 87:2, tandis que le peuple comme bien-aimée est une image empruntée à Jérémie (11:15, 12:7).
68 Peut-être y a-t-il aussi, conjointement, une réminiscence de 2 R 1:10, 14; comparer la marge du Novum Testamentum Graece, 27e éd. (Stuttgart, 1998), in loc.