L’Église : l’événement et l’institution

L’Église : l’événement
et l’institution

Michel JOHNER*

Lors des festivités marquant la fin du IIe millénaire ont été largement évoquées les évolutions (d’ordre spirituel, philosophique et psychologique) qui mettront au défi le christianisme dans les décennies à venir, notamment la mise en question radicale de l’institution ou, plus précisément, du rapport entre la foi et l’institution.

I. La crise de l’institution

Désertions silencieuses

Si nous ne sommes pas encore aujourd’hui à la fin des temps, nous touchons sans doute à la fin d’un temps, celui de la spiritualité qui s’épanouit dans le cadre des institutions (que celles-ci soient familiales, ecclésiales ou civiles). La foi, pourrait-on dire, est en train de changer d’adresse, de déserter les lieux traditionnels. Le protestantisme, en particulier, s’éloigne progressivement des références normatives sur lesquelles reposaient auparavant la stabilité et l’identité de la foi commune :
l’Ecriture sainte, la confession de foi, la loi morale, la liturgie. n est comme entraîné sur un fleuve qui a quitté ses berges, dans un univers flottant, agité, changeant, dont tout le monde sent le mouvement, mais dont personne ne connaît précisément la destination. Comme l’écrit Jean Delumeau, « du point de vue de l’histoire chrétienne, nous sommes assurément à la fin d’un temps: celui du conformisme, et, plus globalement, de la religion héritée de la famille. Mais peut-être sommes-nous en train d’entrer dans le christianisme du baptême des adultes. »’

L’institution ecclésiale est perçue aujourd’hui comme étant trop distante par rapport aux intérêts immédiats des individus. Le sentiment de croyance se recoupe de moins en moins avec celui d’appartenance religieuse ou confessionnelle. L’institution ecclésiale n’apparaît plus comme le lieu naturel de la transmission de la foi, mais comme étant extérieure à l’expérience qui y mène. Son organisation légale ou doctrinale est jugée menaçante ou stérilisante pour la foi personnelle, ce qui incite nombre de chrétiens, même militants, à des formes de désertions silencieuses vis-à-vis de l’institution ecclésiale, portés par le rêve de l’avènement d’une Eglise qui serait tout événement, toute spontanéité, simple communion, lieu de fraternité transparente. Ainsi, c’est tout ce qui reste de « civilisation paroissiale » qui menace de disparaître progressivement.

Distinguer sans séparer

Selon la théologie chrétienne elle-même, l’événement et l’institution ne sauraient être identifiés ou confondus. Le protestantisme, en particulier, a toujours entretenu une grande lucidité sur la précarité institutionnelle de l’Eglise et sur les nombreuses ambivalences dont reste porteuse toute institution ecclésiale. Comme l’a écrit André Birmelé, « la complexité du phénomène « Eglise » vient de l’union, et d’une dimension transcendante, l’Eglise donnée de la foi, et d’un ensemble d’éléments immanents, perceptibles empiriquement. Un domaine sacré, distinct du domaine dans lequel il s’exprime, rencontre une réalité profane avec ses habitudes et son quotidien (…). Les corps ecclésiaux, pour cette raison, portent tous la marque d’une certaine ambivalence. »2

Ceci dit, distinguer ne signifie pas séparer! Le grand défi que doit relever toute ecclésiologie, c’est précisément de dire où se situe l’articulation, où se situe, en matière d’Eglise, le point de contact dynamique entre l’institution et l’événement.

Cette question paraît si délicate qu’une double tentation est constamment présente en la matière: soit l’identification, soit la séparation. L’identification? Par exemple dans la tradition romaine catholique, on n’a pas hésité, à certains moments, à identifier l’Eglise corps de Christ et l’Eglise institution, au risque de légitimer des pages de l’histoire de l’Eglise bien peu glorieuses3. La séparation ? C’est, par exemple, le travers dans lequel sont tombés au XVIe siècle certains courants protestants radicaux, contestant la compatibilité entre la foi chrétienne et toute forme d’expression institutionnelle4. Comparée au dynamisme messianique et vivifiant de l’Esprit saint, l’Eglise-institution leur est apparue comme l’expression d’une forme de déchéance. De ce point de vue, qui est une forme d’idéalisme mystique, le spirituel et l’institutionnel ne sauraient s’articuler. Ils ne peuvent être que parallèles, voire antagonistes.

Et à la suite des anabaptismes les plus radicaux, il y a toujours eu, à chaque époque de l’histoire du protestantisme, des mouvements spirituels ou charismatiques pour chercher à purifier l’Eglise de son institution… tout en ne pouvant pas, en fin de compte – c’est là où est le paradoxe de l’histoire -se passer de certaines formes institutionnelles.

II. L’équilibre ecclésiologique de Calvin

Pour les réformateurs, il est évident qu’une identification trop étroite entre l’événement et l’institution restreindrait par trop la liberté de Dieu. Comme l’a écrit récemment un auteur catholique: « Cette distinction apparaît, du point de vue protestant, comme le coût ecclésial de la libre grâce de Dieu. La

distinction représente le cordon sanitaire contre l’idée idolâtre que l’Eglise est sur terre le substitut de Dieu ou du Christ5. »

L’Eglise visible et l’Eglise invisible

Dans l’ecclésiologie réformée classique, l’articulation de l’événement et de l’institution rejoint l’articulation plus générale de l’Eglise visible et l’Eglise invisible.

L’Eglise invisible, c’est l’Eglise idéale, c’est l’Eglise dans son expression la plus parfaite, c’est l’épouse du Christ sans taches ni rides, « telle que Dieu l’a contemplée dans le pacte d’élection avec le Christ »6. C’est le corps des élus en qui l’oeuvre souveraine de la grâce mène à terme son oeuvre de sanctification et de régénération. C’est l’Eglise dans sa pureté et sa perfection eschatologique.

L’Eglise visible, par contraste, est celle de notre condition présente: condition transitoire, imparfaite, précaire (où se mêlent encore le bon grain et l’ivraie), jamais entièrement convaincante ou parfaitement fidèle, et pourtant indispensable à la constitution même et au rayonnement de l’Eglise invisible. Les réformateurs ne se sont pas contentés, dans leur ecclésiologie, de substituer une institution à une autre, et de transférer dans la nouvelle institution (l’institution protestante) la prétention ecclésiologique (l’Eglise détentrice de la grâce) affichée par l’ancienne. De leur point de vue, l’Eglise est la création d’une Parole qui lui a été adressée par Dieu, une Parole qui demeure toujours en partie extérieure à elle… une Parole qui fut et qui reste son vis-à-vis créateur et critique. D’où la maxime ecclesia reformata semper reformanda, car l’Eglise, dans son rapport à la Parole révélée, est engagée dans un mouvement de réformation perpétuelle qui ne lui permettra jamais de s’assoupir sur des illusions d’acquis.

Il est certain que la distinction protestante entre Eglise visible et invisible a fragilisé d’une certaine manière l’institution ecclésiale. Par rapport au modèle romain, l’autorité de l’institution est relativisée, puisqu’elle est subordonnée à l’autorité d’une Parole qui lui reste en partie extérieure. Elle n’est plus une autorité première, mais seconde. Cependant, ce qui apparaîtra aux uns comme une faiblesse apparaîtra aux autres comme une force: abandonner une certaine idée de l’autorité pour s’ouvrir à une autre idée de l’autorité, faisant une place plus substantielle à l’autorité d’un Autre, à l’autorité du Seigneur!

La nécessité de l’Eglise visible

Ceci dit, rattachement à la distinction Eglise visible/invisible n’a pas pour autant porté quelqu’un comme Calvin à séparer le spirituel et l’institutionnel, comme en témoigne, par exemple, le titre donné au tome IV de son Institution de la religion chrétienne consacré à l’ecclésiologie: « Des moyens extérieurs ou aides dont Dieu se sert pour nous convier à Jésus-Christ, son Fils, et nous retenir en Lui. »

De son point de vue, l’Eglise invisible ne s’affranchit pas de toute visibilité institutionnelle. L’Eglise invisible connaît une forme d’incarnation dans l’Eglise visible, sans pour autant – et c’est là où est la complexité – pouvoir être confondue avec elle. Il n’est pas concevable, à ses yeux, que l’ecclésiologie fuie dans l’invisibilité.

L’image à laquelle Calvin a recouru pour illustrer sa pensée sur ce point est celle de la relation de l’âme et du corps, comme si l’Eglise invisible était à l’Eglise visible ce que l’âme ou l’esprit est au corps7. Il se trouve, en effet, que l’âme, en théologie chrétienne, à la différence de la pensée platonicienne, ne se conçoit pas indépendamment de l’organisme visible par lequel, ou dans lequel, elle s’incarne. Il n’est pas dit, dans l’Ecriture, que l’homme « a une chair », mais, différence considérable, que l’homme « est chair »! C’est-à-dire qu’il n’a d’existence que corporelle! Sa corporalité, dans cette perspective, n’est pas un accident de parcours, mais la modalité permanente de son existence d’homme. Jusque dans l’ordre de la résurrection, la foi chrétienne reste l’espérance d’une résurrection corporelle. L’âme de l’homme n’est donc pas une abstraction qui pourrait s’épanouir ou se concevoir indépendamment du corps qui en est l’incarnation.

De même, pour Calvin, l’Eglise invisible ne peut se concevoir qu’en relation étroite avec une Eglise visible, avec une institution temporelle qui en assure la visibilité ou l’incarnation. Si l’Eglise ne s’identifie pas à sa manifestation visible, elle n’est toutefois pas hors d’elle. Comme l’a écrit Jacques Courvoisier à propos de l’ecclésiologie de la Réforme: « Le spiritualisme (…) empêche qu’on attache trop d’importance à l’action de l’Eglise visible, et d’autre part, la loi de l’incarnation empêche qu’on pousse le spiritualisme à un individualisme excessif. »8

L’Eglise invisible a besoin de l’Eglise visible

L’Eglise invisible, toute invisible qu’elle soit, a elle-même besoin de l’Eglise visible pour se constituer et s’épanouir dans sa plénitude. Le rapport entre les deux ramène, dans l’ecclésiologie de Calvin, au rapport qui, sur un plan plus général, lie l’alliance de grâce et l’élection. L’alliance de grâce est conçue par Calvin comme étant, dans la temporalité, le « tremplin » de l’élection, la modalité historique par laquelle, et en laquelle, le Seigneur a choisi que se manifeste l’élection des siens. Et c’est en tant que peuple de l’alliance que l’Eglise visible assure extérieurement les conditions nécessaires à rétablissement et à l’épanouissement de la communion des croyants.

L’Eglise mère et épouse

Calvin commente l’épître aux Galates en disant: « Quiconque refuse d’être enfant de l’Eglise (visible), c’est en vain qu’il désire avoir Dieu pour père, car ce n’est sinon par e ministère de l’Eglise que Dieu engendre des enfants et les nourrit. »9 Ou encore dans l’Institution: « L’Eglise est la mère de tous ceux dont Dieu est le Père. »10 « Il n’y a nulle entrée en la vie permanente, sinon que nous soyons conçus au ventre de cette mère, quelle nous enfante, qu’elle nous allaite de ses mamelles, finalement qu’elle nous tienne et garde sous sa conduite et gouvernement, jusqu’à ce qu’étant dépouillés de cette chair mortelle, nous soyons semblables aux anges. »

Si l’Eglise remplit cette fonction maternelle, c’est aussi en vertu du mariage sacré qui l’unit au Christ12. L’Eglise est aussi appelée l’épouse du Christ, et ces « épousailles » disent elles aussi quelque chose d’important sur le rôle de l’Eglise dans l’accession des hommes au Christ. Le Christ et l’Eglise sont tellement associés qu’on ne peut accéder à l’une sans rencontrer l’autre, qu’on ne peut s’attacher à l’une sans s’attacher à l’autre! Le Christ et son Eglise forment à cet égard une seule chair13.

La conviction qui s’exprime au travers de ces différentes métaphores, c’est que l’Eglise visible n’est pas seulement le résultat de l’action de la Parole, son fruit, mais devient aussi un organe par lequel les hommes entrent et sont maintenus dans la communion avec Dieu.

Cette conviction se répercute, en théologie réformée, dans chacun des domaines qui composent l’institution de l’Eglise, en particulier la théologie des ministères. Comme le dit J.-J. von Allmen en commentant la Confession helvétique postérieure: « Pour sauver, il plaît à Dieu d’utiliser ses deux mains, si l’on ose dire. D’une part, il agit au dehors. Cette action se fait par le ministère des hommes. Mais il y a aussi une action intérieure, c’est celle de l’Esprit saint qui convainc les coeurs et les amène à la foi, (…) et il serait faux de déduire que (…) puisque ce qui prime pour le salut c’est le témoignage intérieur du Saint-Esprit, le moyen externe, le ministère, s’en trouve comme vidé de sa nécessité. Il n’y a pas à choisir entre les deux, car Dieu a choisi les deux. »14 L’Evangile, de façon ordinaire, ne parvient pas aux hommes par voie verticale, par une oeuvre immédiate de l’Esprit saint, mais leur parvient par voie horizontale, au travers de l’oeuvre de la succession « kérygmatique », l’oeuvre de proclamation que le Seigneur a lui-même ordonnée à cet effet (cf. Rm 10:14).

III. La théologie de l’institution

Le retour de l’institution

A partir de là, celui qui voudrait approfondir plus avant une réflexion sur la « théologie de l’institution » ne manquera pas d’être frappé par l’importance qu’à pu revêtir le thème de l’institution dans les développements les plus récents des sciences humaines.

Ces dernières années, en effet, la notion d’institution a connu une sorte de résurrection assez surprenante. On pensait en avoir fini avec l’institution. On la croyait emportée par les vents libertaires des années 68. Et la voilà qui resurgit et connaît une audience nouvelle. Des sociologues comme Louis Roussel ont parlé de la nécessité de « restaurer l’institutionnalité ». Pierre Legendre, une autre personnalité dans cette mouvance, a soutenu qu’au citoyen, pur individu, doit être opposé non seulement le lien social (qui constitue la société), mais également l’institution qui la construit. De son point de vue, il existe des relations sociales et des institutions qui précèdent le statut de citoyen, et sur lesquelles le débat démocratique ne saurait avoir prise15.

La définition de l’institution

Qu’est-ce donc que l’institution? Du point de vue philosophique, l’institution n’est pas un simple état de fait, ce n’est pas la simple nature des choses ou ce que les juristes appellent la « possession d’état ». L’institution, c’est d’abord la façon dont la communauté s’organise et se structure. C’est aussi la structure d’autorité dont la communauté se dote. Mais au-delà de cette organisation, l’institution est essentiellement une parole, la parole par laquelle, ou autour de laquelle, la communauté se rassemble.

L’institution, pourrait-on dire, c’est l’ensemble des paroles qui sont reconnues par la communauté comme l’expression (officielle) de son identité et de ses projets. Ce sont les paroles qui disent la normalité et précisent la direction dans laquelle le groupe espère se construire. Ce sont les repères, les référentiels sur lesquels la société veut se bâtir et qui constituent le cadre juridique par lequel les expériences individuelles vont recevoir leur sens et être rattachées (ou détachées) du projet communautaire.

Certains théologiens, dans les années récentes, ont également travaillé la question de l’institution, plus précisément en rapport avec le thème de l’Eglise. Christian Ducoq, par exemple, vient de publier un ouvrage qui est au coeur de notre sujet, Précarité institutionnelle et règne de Dieu’6 dans lequel le théologien dominicain définit la finalité de l’institution ecclésiale en disant qu’« elle a pour fin de permettre aux croyants d’affronter ensemble la longueur du temps et de briser la clôture locale des communautés spontanées ou informelles (…). L’institution maîtrise le temps et l’espace, elle universalise. »17

Inscription de Inexpérience individuelle dans le tissu communautaire

II est indubitable que l’oeuvre de la grâce, dans le coeur des hommes, a pour effet de désenclaver leurs expériences individuelles, en tissant entre elles et celles des autres croyants

toutes sortes de liens. Elle fait des croyants les membres d’un corps, les membres d’une famille. Et c’est une des vocations de l’institution, précisément, que de matérialiser ce lien familial.

Son inscription dans la durée du temps

L’Eglise, de surcroît, n’est pas seulement un événement intérieur et ponctuel, elle est aussi un événement public qui s’inscrit dans la durée. Or, comme le développe Christian Ducoq, il n’existe pas de réalités collectives permanentes qui ne soient instituées. Le caractère informel de certains événements est incapable d’affronter la durée. L’institution ecclésiale n’a d’autre fin que de permettre aux croyants d’affronter ensemble la longueur du temps. C’est l’institution qui inscrit l’événement dans la durée et assure la visibilité de la recherche de Dieu (la « traçabilité » de la foi chrétienne au fils du temps).

Du reste, la crise de l’institution que nous vivons aujourd’hui n’est-elle pas imputable partiellement au fait que nous vivons à une époque dans laquelle le rapport au temps a été profondément modifié?

Si l’on en croit les observateurs de révolution de la pensée sociale, l’ère « postmoderne », dans laquelle nous serions définitivement entrés, se caractérise par le règne du transitoire, de l’instable, du désarticulé, de l’ambivalent. Les individus sont placés devant une problématique temporelle nouvelle, où le présent est déconnecté de toute référence extérieure qui lui donnerait un sens. D’où l’extrême difficulté que peuvent éprouver les jeunes, aujourd’hui, à penser l’avenir sur le mode de la promesse. Ils choisissent comme espace d’appréciation la saisie d’un instant détaché de tous les autres, sorte de démembrement temporel: l’instant présent étant coupé de son passé et incapable de se rattacher à un avenir, incapable de bâtir une espérance dans la durée.

C’est ce démembrement du temps qu’un auteur contemporain, Zaki Laïdi, a désigné par l’expression la « tyrannie de l’urgence »: l’exigence du tout tout de suite, et le refus, parfois violent, d’accepter toute forme de réalisation différée, qui est ressentie comme une forme d’échec’8. De ce fait, se met en place un nouveau mode de reconnaissance, un système de reconnaissance immédiate, dans lequel l’émotion joue un rôle fondateur et « instituant » (au sens le plus profond du terme).

Or, il y a dans cet enfermement, en un temps (présent) déconnecté de ses racines, une dimension mortifère, stérilisatrice, dont l’espérance chrétienne, nous en sommes convaincus, veut nous prémunir. Dans ce contexte particulier, une des caractéristiques de la spiritualité chrétienne sera de casser cet isolement, en retissant autour de la personne croyante tous les liens temporels qui donnent sens à son vécu.

La théologie de l’incarnation

Par-delà l’inscription dans le tissu communautaire et l’inscription dans la durée du temps, il est une autre façon d’aborder la théologie de l’institution, qui consiste à approfondir la théologie de l’incarnation. En effet, la précarité reconnue et assumée de l’institution ecclésiale n’est-elle pas, elle aussi, une des formes de son incarnation?

Dans la temporalité, le don de Dieu assume notre condition, il ne l’abolit pas. Ainsi, le Fils de Dieu s’est manifesté dans la précarité de la chair. Le Verbe de Dieu s’est fait chair, il a marché sur les traces de ses contemporains, il s’est implanté, incarné, dans un monde, dans un corps, dans une famille, une religion, un peuple, un Etat. Le Christ n’a écarté aucune des ambiguïtés de l’incarnation. C’est en elles qu’il a voulu nous rencontrer, c’est en elles qu’il nous a conviés à la foi. Il aurait pu se manifester au monde revêtu de tous les attributs de sa divinité, mais il a choisi de faire de rabaissement de la croix le sommet de sa révélation.

Or, ce qui s’applique au Christ, dans son incarnation affecte également l’institution ecclésiale. A un degré différent, certes, mais en des ambiguïtés plus fortes encore! Dans cette perspective, les précarités de l’institution ecclésiale ne sont pas la preuve que celle-ci aurait perdu de sa pertinence, même si certains le ressentent comme tel. Cette précarité apparaît, au contraire, comme une des formes qui conditionnent la transmission de l’Evangile. Elle crée un lieu dans lequel la foi peut émerger de façon particulièrement significative. Elle est aussi un reflet de l’effacement volontaire de Dieu dans sa manière d’entrer en relation avec les humains. L’institution ecclésiale est le vase de terre dans lequel il plaît à Dieu de communiquer son grand trésor.

En d’autres termes, tout ce qui pourra être relevé de la précarité institutionnelle de l’Eglise parlera également de la façon dont, par elle, le Seigneur a choisi de communiquer son Evangile au monde, dira quelque chose d’essentiel sur la nature des médiations humaines par lesquelles il a choisi de mettre les hommes en relation avec l’Evangile!

En conclusion…

Sous ces différents éclairages, l’institution ecclésiale n’apparaît donc pas comme une donnée accidentelle, mais comme une réalité traduisant une pensée de Dieu, qui la précède et qu’elle manifeste. En elle, c’est un aspect important du dessein de Dieu qui prend corps: il appartient à l’institution ecclésiale, dans ses ambivalences, d’être l’instrument qui apporte aux hommes avec des paroles d’hommes la Parole que Dieu leur adresse. La foi discerne en elle, malgré toutes ses malfaçons, l’effort laborieux de l’Esprit de Dieu en quête de l’homme pour le gagner « de l’intérieur » et l’amener à accueillir l’Evangile d’une façon qui ne soit pas contrainte.

Comme l’a écrit Calvin, dans la belle page de l’Institution où il traite de l’humanité des prédicateurs: « Dieu nous accoutume à obéir à sa Parole, encore qu’elle nous soit prêchée par des hommes semblables à nous, voire même quelques fois inférieurs en dignité. S’il parlait lui-même du ciel [comme il a parlé à Moïse, au sommet du mont Sinaï],

ce ne serait point une surprise si tout le monde recevait immédiatement son dire avec crainte et révérence. Car qui est-ce qui ne serait étonné de sa puissance, quand il la verrait à l’oeil? Qui est-ce qui ne serait effrayé au premier regard de sa majesté? Qui est-ce qui ne serait confus voyant sa clarté infinie? (…) Ainsi, Dieu cache le trésor de sa sagesse céleste en des vases fragiles de terre (…) pour tester davantage en quel estime nous l’avons. »19 Par ce choix, c’est donc à une qualité d’adhésion plus spirituelle que le Dieu de l’Evangile a voulu nous élever. L’humanité de l’instance ambassadrice garantit, quelque part, l’espace dans lequel la foi personnelle peut s’exprimer, espace qui est aussi celui de l’amour, sans lequel nul ne peut connaître Dieu!


* M. Johner est professeur d’éthique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1. Carrières, Delumeau, Ecco, Gould, Entretiens sur la fin des temps (Paris: Fayard, 1998), 307.

2. Encyclopédie du protestantisme, article « Eglise » (Paris et Genève: Cerf et Labor & Fides, 1995), 484.

3. Cf. Encyclique Mystici Corporis et les nuances apportées par la constitution Lumen Gentium (Vatican II).

4. Cf. les anabaptistes et la Confession de Schleitheim de 1527.

5. C. Ducoq, Je crois en l’Eglise, précarité institutionnelle et règne de Dieu (Paris: Cerf, 1999), 177 (cit. libre).

6. A. Lecerf, « La doctrine de l’Eglise dans Calvin », Etudes calvinistes (Aix-en-Provence: Kerygma, réimpression éd. originale 1949), 61.

7. L’idée de l’invisibilité de l’Eglise ne saurait être confondue avec une « idée platonicienne » selon laquelle l’âme de l’Eglise pourrait subsister indépendamment de toute institution visible.

8. J. Courvoisier, La notion d’Eglise chez Bucer (Paris: Je sers, 1939), 79.

9. Cité par L. Schümmer, La Revue réformée, n » 183-1994/5 (novembre 1994, tome XLV), 11.

10. J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, IV.I.l (Aix-en-Provence/Mame-la-Vallée: Kerygma/Farel).

11.Ibid., IV.I.4.

12. Cf. L. Schiimmer, op. cit., 12.

13. Cf. F.-J. Leenhardt, L’Eglise (Genève: Labor & Fides, 1978), 175.

14. J.-J. von Allmen, Le saint ministère, selon la conviction et la volonté des réformés au XVI’ siècle (Neuchâtel: Delachaux et Niesûé, 1968), 22.

15. Cf. Au-delà du PACS, L’expertise familiale à l’épreuve de l’homosexualité, Collectif (Paris: PUF, 1999), 69.

16. C. Ducoq, Je crois en l’Eglise, précarité institutionnelle et règne de Dieu (Paris:

Cerf, 1999).

17. Ibid., 99.

18. L. Zaki, La tyrannie de l’urgence (Montréal: Fides, 1999).

19; J. Calvin, op. cit., IV.ni.l.

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