La croissance de l’Église pagano-chrétienne dans le Nouveau Testament

La croissance de l’Église pagano-chrétienne dans le Nouveau Testament

Gordon CAMPBELL*

RESUMÉ

Etudier la conception, la naissance et le développement des communautés à dominante non juive dans le Nouveau Testament, c’est surtout s’intéresser à la mission paulinienne dont témoignent les lettres de Paul et les Actes. Dans l’Eglise que Dieu fait croître (1 Co 3:6), un vecteur de maturation qualitative se rajoute à celui du développement numérique et géographique. Présupposée dans les paroles de Jésus au centenier (Mt 8) ou à la Cananéenne (Mt 15), et explicitée dans l’ère nouvelle qu’inaugure l’octroi de l’Esprit à la Pentecôte, la mission païenne connaît une importante croissance que de nombreux facteurs favorisent: la conjoncture au Ier siècle, focalisée en Paul de Tarse, homme au carrefour du judaïsme et du monde gréco-romain; le rôle stratégique de l’Eglise dynamique d’Antioche sur l’Oronte; la vision constante et urgente du grand pionnier, Paul, dont l’Evangile insiste qu’à la venue du Messie pour sauver Israël sonne, aussi, l’heure des nations; l’existence, dans l’orbite des synagogues de la Diaspora, des craignant-Dieu, auditeurs providentiellement réceptifs à la Bonne Nouvelle; la stratégie de Paul, non seulement d’implanter de nouvelles Eglises chez les païens, mais de les dresser pour la durée, leur donnant une identité nouvelle en Christ et les adaptant au contexte social où se jouera leur vocation, ou mission, avec ses exigences éthiques et dans une lutte spirituelle; enfin, l’œuvre de toute une équipe de collaborateurs de Paul et le partenariat actif dans la mission de certaines de ses Eglises.

INTRODUCTION

Le Nouveau Testament nous fait découvrir la prédication d’une Bonne Nouvelle à des païens plutôt réceptifs, l’incorporation de ceux-ci aux côtés des judéo-chrétiens dans des communautés croyantes, et le relatif succès de toute cette entreprise. Dans ce qui suit, nous tenterons d’esquisser un éventail de facteurs qui ont pu favoriser d’une manière ou d’une autre la croissance de la composante pagano-chrétienne de l’Eglise des origines. Cette contribution ne prétend pas à l’exhaustivité: nous ne ferons que survoler le terrain en vue de son balisage.

La relative clarté et simplicité de notre titre “La Croissance de l’Eglise pagano-chrétienne dans le Nouveau Testament” cache quelques complexités et appelle plusieurs remarques préliminaires.

Les données du Nouveau Testament sur les étapes de la conception comme de la mise au monde du pagano-christianisme, ainsi que de son rapide développement, nous placent entre, d’un côté, ce qu’exposent incidemment les lettres de Paul – en nous ouvrant des fenêtres sur ses convictions, sa stratégie, ses objectifs, ses déceptions, ses luttes – et de l’autre, l’histoire des étapes de la mission paulinienne racontée dans les Actes par Luc qui, lui, s’intéresse beaucoup à la mission païenne. Nous renonçons à une harmonisation totalement satisfaisante de ces deux sources, même si le récit de Luc, qui raconte le progrès parfois paradoxal de la mission entre Jérusalem et Rome, nous paraît bien plus nuancé et complexe que ce qu’on a eu l’habitude de lui reconnaître.

La désignation même d’Eglise pagano-chrétienne dans le Nouveau Testament est, strictement parlant, un anachronisme. Des communautés chrétiennes racialement non juives et ayant une conscience plus ou moins claire de leur enracinement dans un mouvement à l’origine juif et palestinien apparaissent surtout au IIe siècle, même si plusieurs développements au cours des dernières décennies du Ier siècle l’annoncent, tels: la guerre juive, l’émergence d’un judaïsme réduit et, surtout, bien plus monolithique, l’écart grandissant entre communautés juive et chrétienne, l’Empire qui se fera, petit à petit, une idée plus nette de ce que signifie l’appellation christianus, etc.

Nous gardons, cependant, la terminologie d’Eglise pagano-chrétienne, d’abord, pour désigner clairement des communautés chrétiennes racialement mixtes, réunissant dans leur sein Juifs et Gentils, mais à dominante non juive. Les barrières millénaires séparant Juif et païen, structurées par la Torah juive, tombent avec la relativisation que subit celle-ci: le baptême de tous remplace la circoncision des uns, la communion de table gomme les scrupules alimentaires, la foi au Messie universel réunit les croyants issus d’Israël et des nations comme les véritables descendants d’Abraham, à ne plus distinguer les uns des autres.

Parler de l’Eglise pagano-chrétienne, c’est aussi constater l’existence en parallèle de communautés judéo-chrétiennes, vivant au sein du judaïsme polymorphe du second Temple et dans un rapport de proximité avec le Temple, cherchant à vivre et à partager leur foi au Messie venu accomplir l’espérance d’Israël, incorporant des non-Juifs selon les mécanismes de la Diaspora juive.

Enfin, quelques remarques concernant l’idée de “croissance”. D’abord, avant la croissance il y a la naissance: comment la Bonne Nouvelle aux Juifs a-t-elle pu devenir par ailleurs l’Evangile aux païens? La relative obscurité des origines de ce qui deviendra, peu à peu, l’élan missionnaire envers les païens nous conseille une certaine prudence, mais nous creuserons pour essayer d’en mettre en évidence les racines.

Etudier la “croissance” de l’Eglise primitive, est-ce en faire le recensement, ou en prendre la température? Est-ce estimer quantitativement la croissance de l’Eglise pagano-chrétienne à l’échelle du succès qu’elle a connu pour s’agrandir et se reproduire, ou préférer une évaluation qualitative, une mesure à l’aune de la maturité chrétienne croissante atteinte? Est-ce une question de propagation de la foi en Jésus et de prolifération des Eglises? Ou est-ce, au contraire, faire l’examen plus qualitatif de la vie interne des Eglises pagano-chrétiennes, de leur progression dans la grâce, dans la connaissance et dans l’amour du Seigneur?

Nous préférons, ici, prendre simultanément en considération les vecteurs d’agrandissement et de reproduction, d’une part, et de maturation, d’autre part; le développement géographique et numérique du christianisme païen et, en même temps, sa consolidation, là où il s’implante, dans une foi solide et adulte. Mais nous accordons plus d’importance a priori au critère qualitatif, à la lumière d’Ephésiens 4:15 dans son contexte: “[croître] à tous égards en celui qui est le chef, Christ.” Nous inspirant également de 1 Corinthiens 3:1-9, nous prenons la croissance de l’Eglise pagano-chrétienne comme étant, avant tout, œuvre de Dieu: “Nous sommes ouvriers avec Dieu. Vous êtes le champ de Dieu, l’édifice de Dieu.” (v.9)

A) Une conjoncture favorable: mission possible

Une rencontre de circonstances au premier siècle de notre ère a facilité, d’une certaine manière, la progression et la propagation de l’Evangile. D’abord, l’Empire romain unifié, desservi par un système élaboré de communication routière et maritime. Ce facteur, à lui seul, a permis à Paul d’inventer une itinérance au service de la prédication de l’Evangile et de l’implantation de communautés croyantes dans des centres de populations stratégiquement choisies, reliés par des routes romaines, telle la Via Egnatia, ou accessibles grâce à des relais maritimes. L’emploi généralisé de la langue grecque a offert au message évangélique une lingua franca commune. La Diaspora juive regroupée autour de ses synagogues, par sa discipline de vie et son monothéisme strict, avait déjà su attirer un nombre significatif de sympathisants païens: parmi eux, la Bonne Nouvelle a trouvé un sol particulièrement fertile pour s’implanter, par un salut qui ne leur demandait pas de judaïser.

B) Un point de départ: l’enseignement de Jésus?

Evoquons quelques paroles de Jésus. La critique, en général, ne lui reconnaît plus, aujourd’hui, les plus célèbres que les Evangiles lui attribuent: “Allez, faites de toutes les nations des disciples, baptisez-les…”1 ou “Ce ne sera pas encore la fin… il faut premièrement que la bonne nouvelle soit prêchée aux nations…”2. Là, ce serait l’Eglise de Matthieu ou de Marc, en pleine mission païenne, qui aurait attribué rétrospectivement à Jésus une évidence pour son époque. Quelques spécialistes osent l’hypothèse pourtant intéressante que ce sont là des slogans missionnaires bien plus anciens, reliés très tôt au souvenir précis du message de Jésus dont le noyau est: “Le temps est accompli et le royaume de Dieu est proche…”3 On reconnaît généralement encore à Jésus l’authenticité de ses paroles au centenier croyant4 ou à la Cananéenne5.

Luc s’intéresse, dès son premier tome6, à l’offre du salut aux païens; mais Matthieu et Marc, chacun à sa manière, reconnaissent dans le ministère de Jésus le principe d’un particularisme (aux Juifs d’abord) qui mène à un universalisme (aux païens ensuite). Jésus, sans agir ou permettre à ses disciples d’agir en dehors d’Israël, a promis néanmoins aux païens une part dans le royaume de Dieu. L’incorporation était pour la phase finale, lorsque les nations viendraient à la montagne de Dieu7, et Jésus ne paraît pas avoir été explicite quant à l’intervalle: est-ce la raison pour laquelle nulle part, dans les Actes ou les épîtres, les apôtres ne font appel à Jésus avant sa mort pour fonder leur mission auprès des païens?

C) Une ère nouvelle: le don de l’Esprit

L’Eglise primitive présuppose, cependant, l’enseignement de Jésus dans sa référence aux prophètes et aux derniers jours d’accomplissement des promesses et, surtout, dans son annonce de la venue de l’Esprit. Lorsque l’Esprit sera octroyé, on en conclura que Dieu est à l’œuvre, selon les termes de la prophétie de Joël; on constatera que l’Esprit vient sur les païens, événement là aussi de la fin des temps; on réfléchira théologiquement – “on”, c’est Paul notamment – sur les promesses déjà faites aux nations dans l’alliance conclue avec Abraham8; et on réfléchira pratiquement sur l’insertion des païens dans le nouveau peuple de Dieu. L’expérience de l’Esprit aura été déterminante pour la conviction que la mission vers Israël avait une extension universelle: “La mission de l’Eglise primitive était générée, dirigée et soutenue par l’Esprit saint.” (S. McKnight.)

D) Un début mystérieux: par étapes?

Le crédit ne va pas à l’apôtre Paul pour avoir été le premier: a) à ouvrir aux païens la porte de la foi; b) à leur proclamer activement l’Evangile; ou encore, c) à les incorporer dans les communautés chrétiennes. Qu’est-ce qui a donc pu précéder Paul? R. Riesner voit un processus, reflété dans le récit des Actes: d’abord, après la Pentecôte, une mission purement juive; puis, très vite, une option particulière pour les Juifs de langue grecque9; ensuite, une mission à partir des synagogues de langue grecque parmi les Samaritains plus ou moins liés à Israël10; plus loin, on atteint les rangs des craignant-Dieu11 rattachés au judaïsme, en particulier dans les contrées côtières, dans les villes à dominante non juive de Gaza12, Asdod et Césarée maritime13. Il s’agit de la décennie séparant le martyre d’Etienne (31-32 de notre ère?) de la persécution d’Hérode Agrippa Ier (41 de notre ère?).

E) Une ville clé: Antioche sur l’Oronte

Actes 11:19-20 est un texte crucial: “Ceux qui avaient été dispersés à cause de la persécution survenue après la mort d’Etienne allèrent jusqu’en Phénicie, à Chypre et à Antioche; ils n’annonçaient la parole à personne d’autre qu’aux Juifs. Il y eut cependant parmi eux quelques hommes de Chypre et de Cyrène, qui, venus à Antioche, parlèrent aussi aux Grecs et leur annoncèrent la Bonne Nouvelle du Seigneur Jésus.” Antioche de Syrie, troisième ou quatrième ville de l’Empire, avait une composante juive d’environ 10% de sa population (20 000?) et, selon l’auteur juif du Ier siècle Flavius Josèphe14, un nombre particulièrement grand de païens de langue grecque y étaient attirés par le judaïsme: ainsi, l’importance d’Antioche pour la structuration d’une mission parmi les païens n’est pas à sous-estimer. Parmi les païens proches du judaïsme, l’Eglise primitive à Antioche a eu son succès15, car ceux-ci étaient présents à la synagogue où le Messie était annoncé.

F) Une genèse déterminante: la révélation du Christ

La rencontre sur la route de Damas entre Paul et le Ressuscité a déjà une certaine signification quant au lieu. La lumière qui, selon Luc, a accompagné la christophanie16 pourrait être celle dont parle Paul lui-même en 2 Corinthiens 4:6: “Dieu qui a dit: La lumière brillera du sein des ténèbres! a brillé dans nos cœurs pour faire resplendir la connaissance de la gloire de Dieu sur la face de Christ.” Ce texte rappelle Esaïe 9:1 (dans la Septante). La lumière luisait sur le peuple qui marchait dans la nuit, sur la Galilée des nations. Des groupes d’Esséniens installés près de Damas espéraient que l’étoile messianique se lèverait là; plusieurs écrits apocalyptiques donnaient de la signification au septentrion; pour Flavius Josèphe17, Damas fait partie du territoire de la tribu de Nephtali.

En Galates 1:15-16, Paul évoque sa révélation du Ressuscité dans des termes rappelant le serviteur d’Esaïe18 et Jérémie19. Paul interprétait sa vocation à la lumière des leurs, comme un événement faisant avancer le plan de Dieu pour étendre sa grâce aux nations. S’il est courant de nos jours de privilégier l’aspect ad hoc de la pensée théologique de Paul, élaborée face aux contingences de sa mission et imprégnée de celles-ci, il nous semble plus logique de situer le développement d’une théologie cohérente de la mission, soit dans l’expérience même de la route de Damas, soit dans ses séquelles immédiates.

G) Une autocompréhension inébranlable: apôtre des païens

A partir de sa conversion et pendant le reste de sa vie, Paul vit le plus souvent comme un païen parmi les païens afin de gagner les païens à l’Evangile. 1 Corinthiens 9:19-23 intègre cette option forte pour les païens à sa liberté de se faire tout à tous afin de les gagner à l’Evangile. Pour F. F. Bruce, l’énergie de Paul était le fruit “de sa conviction qu’il était une figure eschatologiquement significative, un agent clé pour le progrès de l’histoire du salut, choisi par Dieu pour être dans sa main l’instrument qui amènerait les païens à l’obéissance de la foi: préparation nécessaire en vue de l’ultime salut de tout Israël et de la consommation des desseins du Dieu Rédempteur pour le monde”.

H) Une eschatologie d’urgence: l’heure est aux nations

Paul ne se “dépréoccupe” pas des païens, croyant disposer de peu de temps pour sauver tout Israël et laissant à Dieu dans sa bonté le sort des nations. Il n’envisage pas non plus une solution traditionnelle par étapes, retenant juste ce qu’il faut du judaïsme pour qu’Israël soit rétabli dans le plan de Dieu, mais pas plus pour ne pas empêcher, plus tard, l’incorporation des nations. Pour Paul, le schéma eschatologique traditionnel s’inverse, pour devenir: la plénitude des nations d’abord20, et le salut de “tout Israël” ensuite21. L’affaire est essentiellement l’histoire de deux portes: la porte juive qui se referme et la porte païenne qui, simultanément, s’ouvre. La bénédiction pour les nations22 ne leur était pas parvenue, car la semence d’Abraham n’avait pas réussi à être une lumière des nations. Mais, maintenant, le Messie, sa vraie semence, l’était devenu; par lui les païens entreront dans la famille d’Abraham et la bénédiction faite à Abraham atteindra enfin les Gentils. Dans la croix et la résurrection du Messie, la vraie restauration d’Israël a commencé; et pour Paul, les païens y ont d’ores et déjà leur part, conformément à la conviction des prophètes.

I) Un esprit pionnier: poser son propre fondement

Quelques textes montrent la préférence de Paul pour une activité missionnaire en terres vierges23. Il désire prêcher l’Evangile en pionnier, poussé par une sorte d’obligation à annoncer le Christ: “Evangéliser n’est pas pour moi un sujet de gloire, car la nécessité m’en est imposée: malheur à moi si je n’évangélise!”24 Aux mêmes Corinthiens, il expose son désir d’aller toujours plus loin: “Nous avons l’espérance… d’évangéliser les contrées situées au-delà de chez vous, au lieu de nous glorifier de ce qui a déjà été fait dans le domaine des autres.”25

J) Un souci de consolidation: encourager, fortifier

L’évangéliste est aussi pasteur. A l’implantation d’une communauté nouvelle succède son édification dans la durée: à l’Eglise de Colosses fondée par son associé Epaphras, Paul écrit: “J’ai été chargé par Dieu de vous annoncer pleinement la parole de Dieu… Christ en vous, l’espérance de la gloire. C’est lui que nous annonçons… afin de rendre tout homme parfait en Christ. C’est à cela que je travaille, en combattant avec sa force qui agit puissamment en moi.” Les Actes transmettent ce souci de Paul de repasser dans les Eglises fondées pour y encourager et fortifier les croyants26. Comme le dit Paul aux Thessaloniciens, “nous avons été pour chacun de vous ce qu’un père est pour ses enfants; nous vous avons exhortés, consolés, adjurés de marcher d’une manière digne de Dieu qui vous appelle à son royaume et à sa gloire”27.

K) Une paternité de substitution: lettre ou émissaire apostoliques

Un facteur important pour le progrès d’une Eglise paulinienne est une sorte de parousie ou présence de l’apôtre lui-même. Le thème de l’autorité et de la puissance de l’apôtre auprès de ses convertis surgit souvent dans les lettres28. Son autorité apostolique se fait sentir dans ses Eglises surtout par sa présence en personne29. Lorsque des Corinthiens l’accusent d’une présence forte par ses lettres mais faible en personne, il rétorque que sa troisième visite à Corinthe sera sans indulgence30, même si son but sera d’édifier et non de détruire (v.10).

Mais apôtre ne veut pas dire gourou: l’émissaire ou le plénipotentiaire peut le représenter: 1 Corinthiens 4:17-20, par exemple, développe la relation de l’émissaire Timothée aux destinataires. Lorsque Paul ne peut pas voyager à la rencontre de ses convertis, la lettre et l’émissaire sont des substituts qui anticipent sa présence personnelle auprès des destinataires. Partout dans sa correspondance est évoquée la question d’une visite de Paul lui-même qui se soucie de ses convertis et souhaite les revoir. Quelquefois l’apôtre fait grand cas de son initiative d’écrire, de son autorité pour ce faire et d’un appel à suivre ses instructions. Souvent, un émissaire est détaché et une lettre évoque ses qualités ainsi que la tâche précise que Paul lui délègue. Une seule fois31, tous ces éléments apparaissent ensemble.

L) Une stratégie géographique: vers les nations avec Esaïe

La finale d’Esaïe développe tout un programme vers et au milieu des nations32. On y trouve l’idée de l’envoi d’individus à des nations lointaines pour y proclamer la gloire de Dieu. Paul, qui cite Esaïe vingt et une fois dans ses lettres, dont treize fois les chapitres 40-66, a-t-il réfléchi à un accomplissement de la vision d’Esaïe dans sa propre mission? A-t-il conçu sa propre mission parmi les païens de manière géographique? A ce sujet, la note de Romains 15:19b intrigue: “A partir de Jérusalem jusqu’en Illyrie, en rayonnant en tous sens, j’ai fait partout retentir le message du Christ.” L’arc du rayonnement de la mission paulinienne, d’est en ouest, correspond assez bien au programme géographique d’Esaïe 66:18ss, et on a vu des traces d’une exégèse de ce texte en Romains 15:16-24 (R. Riesner):

les signes (Rm 15:19; Es 66:18 LXX); l’annonce du nom (Rm 15:20, le Christ; Es 66:19, l’Eternel);

Paul, apôtre des païens, se voit reflété dans les envoyés/apôtres d’Esaïe 66:19 comme dans les rescapés (ou survivants: Es 66:19; Rm 5:9);

– la tâche d’un prêtre et l’offrande agréable à Dieu (Rm 15:16; Es 66:20,1);

Jérusalem comme point de départ (Rm 15:19; Es 66:18, sous-entendu) et comme destination ultime (après la mission occidentale, Rm 15:25-28; Es 66:20).

M) Un message à caractère universel: aux Juifs d’abord, puis aux Grecs

Aux Juifs d’abord, puis aux Grecs33: énoncé théologique sous forme de slogan qui résume puissamment pour Paul la lancée de son Evangile. Luc traduit ce programme missionnaire en récit: dans les Actes, Paul et ses coéquipiers essaient d’abord à la synagogue (Antioche de Pisidie, Corinthe, Ephèse), pour intégrer ensuite la salle publique avoisinante lorsque les Juifs les rejettent.

Mais prêcher aux païens ne signifie pas, pour Paul, négliger les Juifs, toujours inclus dans sa visée comme corollaire même de sa mission auprès des Gentils. L’unité de l’Eglise composée de Juifs et de païens d’origine s’enracine dans l’alliance, dans les promesses faites jadis à Abraham d’une famille universelle caractérisée par la foi. Toutefois, l’étroite relation entre Juifs et non-Juifs reste paradoxale, car l’incorporation des nations est à la fois une espérance liée au retour de l’exil et au renouvellement de l’alliance34, mais en même temps au rejet de l’alliance par Israël infidèle35.

Dans son souci des communautés composées d’hommes, de femmes et d’enfants de toutes races et de toutes strates sociales, Paul cherche, selon Tom Wright, à éviter deux écueils: a) l’oubli d’une continuité avec le peuple de Dieu depuis Abraham, car ce serait le néopaganisme; et b) l’erreur de se prendre pour un sous-groupe du judaïsme racial, car ce serait pervertir le message de l’Evangile. L’auteur des Actes partage cette conception double de l’Eglise comme enracinée dans la terre d’Israël et s’épanouissant dans le monde. Il l’a bien exprimé: Luc intègre et réconcilie “les promesses de salut faites à un peuple particulier, Israël, et l’universalité de Dieu que la mission chrétienne entend proclamer, dans et grâce à l’Empire” (D. Marguerat).

N) Un auditoire cible réceptif: les craignant-Dieu

“Les prosélytes et, surtout, les craignant-Dieu étaient présents en nombre suffisant partout dans les provinces de l’Empire romain pour fournir le noyau des Eglises implantées par Paul de ville en ville.” (F.F. Bruce.) Fréquentant les synagogues, connaissant les Ecritures et, sous une forme ou sous une autre, l’espérance messianique, les craignant-Dieu sont au bénéfice d’une grande improvisation créative, où Paul adapte un message juif à leurs oreilles païennes: Jésus n’est pas seulement le Christ, Messie juif, mais le dernier Adam; une figure nationale devient universelle. “Ou bien, Dieu est-il seulement le Dieu des Juifs? Ne l’est-il pas aussi des païens?”36 En effet. De même, Jésus n’est pas que le Messie des Juifs, mais également le Seigneur universel. La Bonne Nouvelle, c’est de découvrir que l’espérance messianique a pris chair et os en Jésus, que la vieille distinction entre Juifs et païens est abolie, que l’intégralité des bénédictions de la grâce du Dieu-qui-sauve vient aux Juifs comme aux païens indifféremment!

Mais cette relativisation des barrières constitue une pierre d’achoppement pour la majorité des Juifs, une offense contre leur sensibilité de peuple distinct. Vient la rupture avec la synagogue, comme à Antioche de Pisidie ou à Iconium, et Paul détache les païens croyants, ainsi qu’une minorité de Juifs, pour les constituer en une congrégation nouvelle où la distinction entre Juifs et païens ne jouera plus aucun rôle. De cette manière, les pagano-chrétiens, tête de pont mise en place par la Providence, deviennent le moyen d’atteindre les païens tout court, afin que ceux-ci se détournent de leurs idoles pour servir le vrai Dieu vivant37.

O) Une adaptation au contexte social: l’Eglise et le monde

La mission paulinienne a une grande capacité d’adaptation aux conditions sociales d’alors, favorisant son développement. Pensons à la ville: “L’Eglise chrétienne primitive… se métamorphosait, quittant ses origines rurales et palestiniennes pour devenir un mouvement païen et urbain… les villes… comportaient en elles des personnes plus indépendantes d’esprit, plus ouvertes au message novateur de l’Evangile de Jésus-Christ.” (D. Tidball.)

Dans les villes de l’Empire, plusieurs institutions des sphères publique et privée sont apprivoisées par les communautés pagano-chrétiennes:

  • L’ekklesia: E. et W. Stegemann voient dans l’ekklesia populaire réunissant le demos l’analogie institutionnelle la plus proche de l’organisation des communautés chrétiennes urbaines.
  • La synagogue: à la synagogue, l’Eglise paulinienne emprunte lecture et exposition des Ecritures, prières, repas en commun, absence de sacrifices; appareil juridique pour les disputes internes; offrandes et entraide; anciens et patrons; en revanche, la race ne compte plus, le baptême remplace la circoncision, le culte incorpore prophétie et glossolalie, les femmes ont un plus grand rôle à jouer.
  • La maisonnée (l’oikos): le noyau communautaire des communautés chrétiennes, la cellule reproductive, la composante de base pour bâtir de nouvelles communautés. Les premiers convertis en Achaïe, c’était la maisonnée de Stéphanas38. Les Eglises se réunissaient dans les maisonnées de bienfaiteurs convertis, sans doute plusieurs à Corinthe ou à Rome.
  • Les associations volontaires (collegia et d’autres termes): associations fraternelles festives, souvent religieuses, organisées par métier ou autre objectif commun, tolérées par Rome; les premiers chrétiens innovent avec égalité et mixité homme-femme, parité esclave-homme libre, engagement conséquent et exigences éthiques demandés aux membres.

P) Une “resocialisation”: l’identité nouvelle en Christ

La croissance connaît des obstacles et des difficultés; un conflit avec l’extérieur, à condition d’être bien géré, peut édifier un groupe, redéfinir ses frontières, renforcer sa cohésion. Le don du salut en Christ reçu par les convertis galates se distingue de la soteria ambiante, définie en termes de réciprocité et d’échange et octroyée contre l’accomplissement d’actions rituelles prescrites (sacrifices, augures, astrologie, festivités…). Pour ces païens d’origine, circoncision et soumission au joug de la Torah peuvent paraître comme le nécessaire à faire en échange de leur salut. Céder à ces pressions, ce serait leur annuler les bénéfices de l’Evangile, et Paul réagit avec virulence.

L’Evangile leur a donné une identité nouvelle, effectuée par Dieu dans son Messie crucifié, identité établie à contre-courant par rapport à la société environnante. L’apôtre doit donc renforcer cette “resocialisation”, afin de sauvegarder la cohésion sociale de la communauté galate si récemment fondée. Pour cela, Paul retravaille avec eux une vision du monde avec des idées et des valeurs fondées sur le Christ, et par une expérience de la grâce impartie par le seul Esprit. Paul rejoint et fortifie ses convertis galates en quatre étapes39:

  • Tout d’abord, en leur inculquant des croyances non négociables, par exemple la justification par la grâce au moyen de la foi, marcher selon l’Esprit, ne pas se soumettre à la circoncision – doctrines étonnamment ouvertes, visant l’inclusion de toute l’humanité, car le rapport des Eglises pauliniennes au monde est ouvert mais critique.
  • Deuxièmement, en leur dessinant, autour de ces croyances, ce que W. Meeks, de l’Université de Yale, appelle des symboles performants au niveau émotif: au-delà des différences de race ou d’ethnie, de sexe, de statut, tous se rassemblent dans le baptême, rite d’entrée, rupture dramatique avec un ancien mode de vie, pour revêtir une identité nouvelle; et dans la cène, rite de maintien dans la communauté, participation de tous au Christ mort et ressuscité. Les communautés pauliniennes favorisent la participation active, si on s’en tient au culte, au partage des grâces de l’Esprit, à l’offrande pour les frères pauvres, à la pratique de l’hospitalité.
  • Troisième étape, en les atteignant avec des symboles et un langage plutôt familier, mais au contenu nouveau: assemblée de Dieu40, le Christ comme sperma d’Abraham41, les pagano-chrétiens comme fils de Dieu42, la “loi du Christ” pour dire autre chose que la Torah. Notons le langage des liens de parenté: frères, enfants, un seul corps (langage également politique), car la famille chrétienne remplace la famille naturelle. L’idée d’une communion des croyants de type familial remonte tout droit à Jésus lui-même43.
  • Dernière étape, enfin, en leur demandant un engagement exclusif et intense, sans rival aucun. Galates 5:6 et 6:15 insistent: en Christ, il n’y a ni circoncision, ni incirconcision, se décider pour la croix du Christ et ses bénéfices exclut la possibilité de se définir par la Torah ou la circoncision. En un mot, Paul demande une conversion; l’adhésion ou l’allégeance partielle ne suffit pas, il faut une identité nouvelle en Christ.

Conclusion

Nous avons cherché à présenter une sorte de cartographie de l’Eglise pagano-chrétienne des origines, du point de vue de sa croissance. D’autres pistes d’exploration existent, toutes nécessaires à une compréhension nuancée de la croissance de l’Eglise pagano-chrétienne dans le Nouveau Testament, à savoir:

– un examen de la stratégie, mise en œuvre par Paul dans la lettre aux Galates, pour structurer l’Eglise, la protéger de ce qui menace son existence et lui assurer une existence dans la durée, approche qui fait grand cas de la conversion;

– une attention prêtée au caractère eschatologique du message de Paul, marqué par l’urgence et, de ce fait, particulièrement audible par des gens insatisfaits de leur vie actuelle;

– une plus grande précision concernant le contenu et, particulièrement, la pointe de l’Evangile que Paul a prêché en vue de l’obéissance des nations;

– un regard sur Paul comme modèle ou exemple à suivre, en particulier comme doulos, esclave;

– un survol du rôle et de la contribution considérables des nombreux coéquipiers ou délégués de Paul, tels Timothée ou Tite, Prisca et Aquilas, Epaphras, Silvanus…;

– une prise en compte du partenariat des communautés dans l’extension de la mission paulinienne, notamment celle de Philippes;

– une étude des grâces et dons que l’Esprit de Dieu suscite et dispose, selon Paul, pour l’utilité commune44, dans l’Eglise comprise comme corps de Christ;

– une prise en considération de l’exigence éthique plaçant la vie chrétienne dans l’Esprit et sous la “loi du Christ”45;

– une réflexion sur le progrès de la mission paulinienne conçue comme lutte spirituelle contre les puissances avec les armes et l’armure de Dieu46.

Il nous a été à peine possible d’explorer ou, tout juste, d’évoquer les principales données néotestamentaires ayant trait à notre sujet. Nous offrons néanmoins ce survol comme incitation à une réflexion, bibliquement nourrie, sur la croissance de l’Eglise dans notre société néopaïenne, au seuil du IIIe millénaire chrétien.

Petite bibliographie

(a) en français:

  • J. Becker, “La vocation à l’apostolat des nations”, in Paul: L’Apôtre des nations (Paris, 1995).
  • D. Marguerat, “Un christianisme entre Jérusalem et Rome”, in La première histoire du christianisme (Paris/Genève, 1999).
  • E. Trocmé, “Paul : les premiers pas et Paul: la fuite en avant”, in L’enfance du christianisme (Paris, 1997).

(b) en anglais:

  • C.K. Barrett, “Paul: Missionary and Theologian” et “The Gentile Mission as an Eschatological Phenomenon”, in Jesus and the Word and Other Essays (Edimbourg, 1995).
  • F.F. Bruce, “The Gentile Problem”, in Paul: Apostle of the Free Spirit (Exeter, 1977).
  • idem, “Early Gentile Christianity”, in New Testament History (Londres, 1982).
  • P.F. Esler, “Glossolalia and the Admission of Gentiles into the Early Christian Community”, in The First Christians in their Social Worlds (Londres/New York, 1994).
  • J. Murphy-O’Connor, “Conversion and its Consequences”, in Paul: A Critical Life (Oxford, 1997).
  • P.T. O’Brien, Gospel and Mission in the Writings of Paul (Grand Rapids/Carlisle, 1995).
  • R. Riesner, “Mission to the Gentiles and Persecution” et “The Beginning of the Mission”, in Paul’s Early Period: Chronology, Mission Strategy, Theology (Grand Rapids/Cambridge, 1998).
  • B. Witherington, les excursus “A Conversation on Conversion”, “The Agony of an Agonistic Culture” et “Dissecting a Millenarian Conversionist Sect”, in Grace in Galatia (Grand Rapids/Carlisle, 1998).
  • N.T. Wright, les nombreuses références aux païens (“Gentiles”), in The Climax of the Covenant (Edimbourg, 1991).

* G. Campbell est professeur de Nouveau Testament à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 Mt 28:19.

2 Mc 13:7-10.

3 Mc 1:15.

4 Mt 8:5-13.

5 Mt 15:21-8.

6 Lc 2:14, 32; 3:4-6; 4:26-27; 7:1-10; 10:29-37; 13:29; 17:11-19; 24:47.

7 Es 2:2-4; Mi 4:1-3.

8 Ga 2:1-10, 15-21; 3:6-9, 28. Cf. Gn 12 et 17.

9 Ac 6:9.

10 Ac 8:4-25.

11 Ac 8:26-39.

12 Ac 8:26.

13 Ac 8:40.

14 Guerre juive, vii 45.

15 Ac 11:21.

16 Ac 9:3; 22:6; 26:13.

17 Antiquités juives, v 86.

18 Es 49:6.

19 Jr 1:5.

20 Rm 11:25.

21 Rm 11:26.

22 Gn 12, 15 et 18.

23 2 Co 10:16; Rm 15:20-21, 23, cf. 1 Co 1:17; Rm 1:14s.

24 1 Co 9:16.

25 2 Co 10:14ss.

26 Ac 14:21-23; 15:36, 41; 16:1-5; 18:23; 20:1,2.

27 1 Th 2:11, 12.

28 Rm 1:8-15; 15:14-33; 1 Co 4:12-21; 2 Co 12:14-13:13; Ga 4:12-20; Ph 2:19-24; 1 Th 2:17-3:13.

29 1 Co 4:19; Ph 1:24-25.

30 2 Co 10:11; 13:1-4.

31 Dans 1 Co 4:14-21.

32 Es 66:18-21.

33 Rm 1:16.

34 Par exemple, Es 2:2-4.

35 Dt 32; Es 65.

36 Rm 3:29.

37 1 Th 1:9.

38 1 Co 16:15.

39 Nous réunissons, ici, les travaux de B. Witherington et de D. Tidball.

40 Ga 1:13.

41 Ga 3:16.

42 Ga 3:26.

43 Mc 3:31ss.

44 1 Co 12:7.

45 Ga 6.

46 Ep 6.

Les commentaires sont fermés.