Livre à lire : Michel Henry: « C’est moi la vérité », un Christ d’éclat (Paris: Seuil, 1996)
Philosophe et romancier dont l’oeuvre est peu prisée du grand public, Michel Henry prolonge sa Phénoménologie en un livre de fulguration et de rupture. Le Christ dit, ose affirmer: « C’est moi la vérité ». Les stupéfiantes paroles du Nouveau Testament donnent alors lieu à une philosophie du christianisme, où l’intention persiste tout au long d’un texte de vigueur, d’éclat, de laisser se manifester en la pureté d’un effet spécifique, la plénitude de vérité, annoncée par Christ. On est prévenu dès la préface. Raison et expérience humaines congédiées, on n’examinera pas des hypothèses philosophiques dans le style « le christianisme est vrai ou faux ». La foi dispose d’un genre de vérité inaccessible à nos principes logiques, à nos procédés de vérification, à nos esprits expérimentalistes rivés sur les catégories de « l’être au monde ». Référence sera faite à une rencontre en des textes-paroles où Dieu s’atteste comme vie, force, action, visage. Nos modestes lumières deviennent noirceur, opacité âcre face à la lumière du Christ qui ne cesse de nous provoquer: « C’est moi la vérité », « Avant qu’Abraham fut, je suis! »
Le monde et la foi
L’ouvrage conjoint ainsi un glorieux commentaire des dits de Jésus et une phénoménologie de la rencontre; très exactement une phénoménologie cassée, brisée, mise en miettes, car le manifeste de Dieu en son auto-révélation, relève d’un don céleste, d’une luminosité qui ne sera jamais celle des êtres du monde. L’auteur parle donc le langage technique d’une certaine école philosophique et ce qui se donne à voir fait parfois l’objet d’une description quelque peu spéculative[1]. Mais le christianisme raisonnable, apologétique de saint Anselme à Hegel via Leibniz, est abandonné. Vérité propre au monde et propre à la foi sont opposées[2]. Henry, qui contredit le thème de l’expérience du monde, ne prononce guère celui de la création divine, ce qui peut conduire alors à quelque critique…
A propos des détails historiques
Quant à la Bible, on renverra dos à dos le critique sourcilleux, sceptique, et le spécialiste ou bibliste orthodoxe… L’histoire ne tranche pas la vérité absolue du Christ. Comme tous les existentialistes chrétiens, l’auteur montre à l’égard de l’histoire, de la véracité des textes, de leur référence au réel, une profonde indifférence. De même, les vérités du style 2 + 2 = 4, connaissances utiles, sont indifférentes au spirituel, d’un autre ordre. Et, cependant, on notera que les rédacteurs du Nouveau Testament n’ont pas manqué de se préoccuper des petites choses matérielles. Est-il indifférent au propos que les récits de miracle comptent les pains et les poissons, discernent des effets de guérison précis, annotent et chiffrent des « kilogrammes » de poissons rapportés en plus? Ces réalités matérielles comptent alors que l’auteur est avant tout soucieux de montrer le lien de Christ à la sphère céleste (le Verbe est-il alors réel, en chair, tabernaclant parmi nous? La forme lumineuse est-elle « incarnée », inscrite dans le temps de notre historicité, impliquée dans cet espace qui est le nôtre?)
M. Henry loue Kierkegaard, auteur original, pour quelques propositions anti-exégétiques qui pourfendirent, à l’époque moderne, l’assurance des critiques. Mais en ces néo-orthodoxies pieuses (voir le jeune Karl Barth), les vérités célestes croisent les aspects mondains sans les toucher… et le risque n’est-il pas alors de faire basculer le christianisme dans une grandiose, lumineuse mythosophie?
Le Christ et la pensée occidentale
Le christianisme, selon l’auteur, tourne le dos à ce qui fait le prestige de la « pensée occidentale ». Celle-ci séduite par « l’être » et « l’étant » aboutit à la philosophie de la représentation, dénoncée par A. Schopenhauer; à l’époque des conceptions du monde. Monde, idée, objet manipulables, messages à décoder, spots d’un instant, nous privent de la vie précieuse d’un Dieu vivant qui ne se laissera jamais assigner à nos concepts réducteurs.
Des sujets ou prétendus tels, qui se croient encore vivants et sont obnubilés par le problème théorique des origines de la vie, sont incapables de s’appréhender et vont se rattacher aux formes apparentes – protozoaires, larves, insectes, castors, jusqu’à l’anéantissement de la vie en ses bases physico-chimiques. L’auteur montre de façon excellente à quel point l’homme technicien a désertifié la planète et abandonné la source de vie! Il prolonge les analyses de Jean Brun qui constatait que la prolifération des signes et des moyens de communiquer avait anéanti l’écoute du Verbe.
On ne ménagera pas sa sympathie à une pensée qui ose proclamer que l’habitant terrestre du premier siècle en savait peut-être plus sur la réalité de la vie que l’homme actuel.
Une formule christo-moniste
La phénoménologie de M. Henry, exposée dans des oeuvres antérieures[3], délivrée des obligations posées par les fondateurs Husserl et Heidegger, a été consacrée à la vie, au concret.
Une philosophie descriptive a-t-elle le pouvoir de manifester, comprendre en son schème conceptuel originaire, en son présupposé, le fait primordial de l’auto-révélation de Dieu en Christ?
L’auteur ne tient guère compte du procès intime à l’auto-révélation. On ne trouve que peu d’Ancien Testament dans l’ouvrage et les étapes de la révélation donnée sont à peu près entièrement effacées: Dieu, origine, création, ex nihilo, ordres de la création, alliances, harmonie primitive, chute de l’homme, loi, histoire du salut, événements rédempteurs… Comment proposer une philosophie du christianisme en dehors d’une explication précise des épisodes relatés en Genèse 1 à 11? Ainsi, le statut de l’homme pécheur, déchu, n’est guère traité pour lui-même et le mal se dilue en « fausse orientation », thème fréquent du christianisme philanthropique du XXe siècle.
Les développements portant sur l’engendrement du Verbe ne peuvent nous distraire du fait qu’un Christo-monisme de l’apparaître en vient à absorber le plan trinitaire du salut. La concentration sur le Christ unique (heureuse insistance) ne renforce-t-elle pas la suite de l’Evangile de l’événement de Noël à la prédication de Jésus avec peu d’appuis pour le reste, l’essentiel, le sacrifice de la croix et la résurrection finale? De même, le lien actuel de Christ à Dieu ne fait pas toute la place à la présence du Verbe dans l’histoire de l’ancienne Alliance – le phénomène de la prophétie – l’annonce messianique dans les Ecritures étant négligée.
Le « dit » de Matthieu 16
La phénoménologie en son motif conceptuel dit vérité-vie. Or, le « dit » de Matthieu 16:21 enseigne, après la profession de foi de Pierre, passion, souffrance, mort et résurrection. « Alors, Jésus commença dès lors à montrer à ses disciples qu’il lui fallait aller à Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des principaux sacrificateurs et des scribes, être mis à mort et ressusciter le troisième jour. » La Parole vive, vivante ne peut faire oublier l’organisation des faits rédempteurs dans l’histoire réelle.
Sur le nominalisme dialectique
Une philosophie de l’origine, de la création et de la Loi permettent mieux que la phénoménologie d’éviter la ruineuse antinomie des univers logiques, rationnels et de la foi. Point n’est alors besoin de discréditer la représentation, de dévaluer le langage, ce que dit l’ordre naturel et rationnel de la création, l’in der welt sein, n’est pas « en soi » opposé au message de Christ. L’antithèse nature-grâce aboutit, quand elle est menée aux extrêmes, à une dévaluation du créé (raison, ordre, aspect logique, langage) et seul un nominalisme dialectique, qui offusque le motif trinitaire et créationiste de la Révélation, permet alors de « dire la foi »: ce nominalisme présent chez Barth et P. Maury affecte également le livre de M. Henry. Ce nominalisme place hors perspective la seule antithèse scripturaire qui est celle du péché humain, ses corrélats noétiques, opposés à la justice-pléniture de vérité en Dieu!
Dévaluation des Ecritures
L’antithèse de la création (ou natura) et de la grâce, qui déprécie, en son motif, l’angage, expression, formes communicationnelles, en ne distinguant pas les belles possibilités de l’outif linguistique ou conceptuel et le mauvais usage qu’en fait l’homme déchu, conduit nécessairement à la ruineuse conception « actualiste » de la Parole de Dieu. Ainsi l’auteur délaisse la Parole de Dieu comme lettre, écriture, au profit d’une « ineffable » vérité placée au-delà, par-delà le texte de la Bible. En ce sens, pour lui, l’Ecriture n’est que Parole de Dieu « dans le devenir »(dandum et non pas datum, dirait K. Barth) et ceci provient de la fausse philosophie du langage directement oblitérée par l’antinomie (non biblique) de la création (ou « nature » ou « monde ») et de la réalité surnaturelle.
Critique de la raison identitaire
De même, l’auteur oublie (en félicitant son collègue J.-L. Marion) que « Dieu sans l’être » n’est qu’une nouvelle idole, représentation peu utile, fantastique, d’une divinité « amante » sans attribution métaphysique.
Le livre de l’Exode, opérant après révélation d’une belle multiplicité de noms divins (v. Genèse), nous délivre la Révélation d’un Seigneur qui tout à la fois parle aux humains, se manifeste, communique son nom et agit en personne illustrée au plus haut degré. Il est « celui qui est » (« Ego sum qui sum », « Qui est ») avec le comble de la personnalité. Nulle contradiction dans la Bible entre existence et vérité, individualité et généralité, contenu concret et caractère formel, vie et être, nom propre et universalité. Dans le Dieu, trinité, éternel réside en harmonie ultime le degré le plus haut du facteur individuel-personnel, de même que celui le plus élevé du fait universel.
Et c’est de cette lumière inaccessible (et cependant révélée!) qu’il faut partir pour saisir Jésus le Christ, et non de la raison identitaire de la phénoménologie.
La phénoménologie contre la transcendance biblique
La difficulté du livre de Henry provient de cette trop grande soumission de l’auteur à une certaine lumière de la philosophie (autonome!) qui n’est que la très grande illumination du soleil grec. « C’est moi la Vérité » en figure grecque, en unité grecque, en une hélioarchie qui est celle du transcendantal de la phénoménologie.
Un infini reste à franchir qui fait passer de ce transcendantal à l’authentique transcendance de la Parole biblique où réside Jésus, le Christ, notre Seigneur, avec cette réelle alternative du vrai et du faux, écartée par l’auteur, et qui ne cesse d’être affirmée tout au long des Ecritures.
Alain PROBST
professeur de philosophie à Paris
1 Voir pp. 36, 39 sur la « phénoménalité »; p. 69 sur « génération originelle en Dieu ».
2 Voir pp. 34-38s.
3 L’essence de la manifestation, Phénoménologie matérielle.