Souveraineté de Dieu et combat spirituel
Méditation introductive
Michel JOHNER
Professeur d’éthique et d’histoire
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence
Comment s’articulent, en théologie chrétienne, la souveraineté de Dieu et le combat spirituel ?
Dans la conception du monde qui est celle des écrivains bibliques, la souveraineté de Dieu est une notion fondamentale : Dieu est libre et souverain. Il ne doit rien à personne, il ne dépend que de lui-même. Tout-puissant, il est le maître de l’histoire. Son plan pour le monde s’accomplit inéluctablement. Ni les hommes, ni les anges n’ont la capacité de le tenir en échec.
Il est bien survenu dans l’histoire une révolte, une « chute » que ce Dieu souverain a, non pas voulue, mais pour le moins permise. Une guerre lui a été déclarée, mais qu’il a ensuite gagnée. Au terme de ce combat, il a défait toutes les puissances ennemies. En Jésus-Christ, « Chef [Tête] de toute principauté et de tout pouvoir », Dieu a « dépouillé les principautés et les pouvoirs et les a publiquement livrés en spectacle, en triomphant d’eux par la croix » (Col 2.15). Il a « écrasé la tête du serpent » (Gn 3.15). La prière que Jésus enseigne à ses disciples : « c’est à toi [désormais] qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire » (Mt 6.13), fait écho au « tout est accompli » (Jn 19.13) qu’il prononce sur la croix. Il n’y a rien à y ajouter.
De la souveraineté au déterminisme ?
De l’idée de souveraineté divine, considérée de manière superficielle, la raison humaine pourrait déduire une spiritualité fataliste ou déterministe : dans un monde où rien ne peut survenir sans que Dieu ne l’ait permis, où sa victoire sur le mal est acquise et son triomphe inéluctable, les croyants ont-ils encore un rôle décisif à jouer ?
Dans l’histoire du christianisme, ce fut le dérapage d’un courant mystique du xviie siècle appelé « quiétisme » que de faire sur cette base l’éloge de la passivité, considérant que les chrétiens sont les spectateurs passifs d’une histoire qui, de toutes manières, avec ou sans eux, doit s’accomplir. La spiritualité, de ce point de vue, ne peut que porter le croyant à s’incliner devant les événements dirigés par la providence comme l’expression brute et immédiate de sa volonté. On est à l’opposé de l’idée d’un combat spirituel !
Il fut notamment reproché au quiétisme de mettre en question l’utilité de la prière : le chrétien, par sa prière, n’ayant pas le pouvoir de changer le dessein de Dieu, ni par son absence de prière, ou ses paresses de prière, le pouvoir de retenir son intervention, il peut tout au plus dire à Dieu « que ta volonté soit faite », sans même penser que l’accomplissement de cette volonté puisse en dépendre. La prière, ici, n’est pas directement utile à Dieu ou à l’histoire, mais au confort psychologique de celui qui prie. Elle lui permet de se mettre personnellement en phase avec les événements qui doivent survenir. La souveraineté de Dieu et le combat spirituel sont conçus comme des réalités mutuellement exclusives : ce qui appartient à l’un échappe à l’autre.
Que ton règne vienne !
Dans l’Ecriture, toutefois, un premier indice met à mal la logique quiétiste : la dimension eschatologique de la royauté du Christ et de sa victoire, et le rôle spécifique dévolu à l’Eglise dans cette attente.
La Seigneurie du Christ fut certes manifestée de manière éclatante et universelle le jour de la Résurrection. Mais ce jour-là, toute langue ne l’a pas encore confessée, tout genou n’a pas encore fléchi pour faire allégeance devant lui (Ph 2.10). Sa victoire est proclamée, mais tous ses ennemis n’ont pas encore été mis sous ses pieds (1Co 15.24-28). On pourrait dire, avec une métaphore militaire, que, dans la foi, la guerre est déjà gagnée, même si toutes les batailles ne sont pas encore finies1. Du Christ il est dit, dans l’épître aux Hébreux : « En lui soumettant ainsi toutes choses, Dieu n’a rien laissé qui reste insoumis. Cependant, nous ne voyons pas encore maintenant que toutes choses lui soient soumises. » (Hé 2.8)
Un premier espace de combat spirituel apparaît ici. Dans la « tension eschatologique » (entre ce qu’il est convenu d’appeler « le déjà et le pas encore » de la royauté du Christ), la première mission confiée à son Eglise-ambassadrice est d’appeler l’avènement du règne de Dieu de ses prières. Le Christ n’enseigne pas à ses disciples à prier : « C’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire », sans ajouter dans le même souffle : « Que ton règne vienne ! », que cette puissance, aujourd’hui, se manifeste dans sa plénitude, que ta volonté soit faite, qu’elle soit accomplie, qu’elle soit respectée sur toute la terre comme elle est déjà respectée dans les cieux ! (Cf. Mt 6.9-13) La première forme de « collaboration » de l’Eglise à la venue du règne de Dieu est, sur le plan vertical, d’appeler de ses prières le plein accomplissement qui n’est pas encore survenu, avant d’y ajouter, sur le plan horizontal, au travers de sa prédication, la proclamation de cette victoire, ou son annonce prophétique.
Vers une spiritualité combative
Ceci dit, le rôle des apôtres ne se limite pas à ces deux premières missions prophétiques. Parlant du « combat spirituel » qui leur échoit, ils ne décrivent pas seulement le rôle détaché de celui qui, se tenant en dehors de la mêlée, tel le héraut avec sa trompette, sonnerait prophétiquement la victoire, ou le rôle de l’huissier de justice qui, sans être impliqué personnellement dans l’affaire, notifierait au prévenu la décision de justice qui le concerne. Dans l’Ecriture, il n’est pas seulement question d’un combat dont les disciples du Christ seraient les spectateurs passifs (regardant de loin le Christ et le diable en découdre), mais aussi en partie les acteurs. A la manière de véritables soldats, ils sont appelés à entrer dans le combat et à apporter à la victoire de leur Seigneur une contribution active, non par le recours à la force physique ou la coercition, comme l’ont pensé dans l’histoire différentes formes d’extrémismes et terrorismes religieux, mais par l’usage de la puissance spirituelle que Dieu leur donne. Dans la mouvance charismatique, aujourd’hui, plusieurs courants font la promotion de formes de spiritualités combatives, qui ne se limitent pas à la prière (un dialogue vertical avec Dieu), mais se déploient aussi sur un champ de bataille horizontal, à la manière d’un exorcisme, contre tous les adversaires du Christ encore insoumis (que ceux-ci soient humains ou démoniaques, infra).
Quelle peut être la part des croyants dans ce combat horizontal ? La question ne va pas de soi dans la tradition protestante du Christ seul. Tout n’a-t-il pas été accompli ? Manquerait-il quelque chose à la victoire du Christ pour la rendre opérationnelle ? L’Eglise a-t-elle un rôle supplémentaire à jouer (une parole à dire, un acte à accomplir) qui n’ait pas déjà été réalisé par Dieu au travers des événements de Pâques et de la Pentecôte ?
Le combat apostolique2
Dès l’Ancien Testament, les interventions de Dieu dans l’histoire se déploient sur un double front. Parlant de ses adversaires, il dit : « Comme j’ai veillé sur eux pour arracher, abattre, détruire, faire périr et mettre à mal, ainsi je veillerai sur eux pour bâtir et pour planter. Oracle de l’Eternel. » (Jr 31.28) Compte tenu de l’étendue reconnue au péché et à la corruption humaine dans le monde, cette ambivalence reste, jusqu’à la parousie, caractéristique de l’action de Dieu envers les hommes.
Puis Dieu engage ses porte-parole à lui emboîter le pas. Au fondement du mandat des prophètes se retrouve une pluralité d’impératifs analogues. Dieu dit à Jérémie : « Je t’établis aujourd’hui sur les nations et contre les royaumes, pour que tu arraches et que tu abattes, pour que tu fasses périr et que tu détruises, pour que tu bâtisses et que tu plantes. » (Jr 1.10) On notera que cette mission prophétique s’exprime de manière négative (arracher, abattre, ruiner, détruire) avant de s’exprimer de manière positive (planter, dresser, bâtir), et que les deux impératifs ne vont pas l’un sans l’autre3.
Dans le Nouveau Testament, les mandats donnés aux apôtres du Christ s’inscrivent dans la continuité de ce double mandat vétérotestamentaire. Si, dans leurs ordres de mission, il n’est plus question de déraciner, détruire et abattre (à la manière de Gédéon, Josias ou Elie), il ne leur est pas moins ordonné de chasser, de lier ou d’arracher, des injonctions qui expriment toujours ce qui peut être ressenti par les hommes comme étant le plus brutal, radical, douloureux et définitif (Mt 16.19). Outre les marchands du Temple, Jésus chasse aussi avec autorité les démons et les mauvais esprits (Mt 8.16 ; 9.34) et engage ses disciples à faire de même en son nom, partout où ils sont envoyés (Mt 7.22 ; 10.1-42 ; 17.19 ; Mc 9.38 ; 16.17).
Parmi les apôtres du Christ, il y a aussi place pour des battants, des tempéraments conquérants, des « arracheurs de vignes », à l’exemple du réformateur Guillaume Farel dont la combativité a marqué la mémoire protestante : Farel qui, dit-on, « pénétrait dans la forêt la hache à la main ». Rentrant dans les églises, il « tournoyait le glaive flamboyant de la Parole » sans aucune modération, contre ce qu’il appelait les « égarements papistes ». Farel ne craignait pas d’attaquer, même d’outrager parfois. Ce sont des personnalités que « le zèle de la maison de Dieu dévore » (Jn 2.17 ; Ps 69.9), souvent difficiles à supporter pour tous les « moyenneurs » et autres « nicodémites » qui les entourent, mais qui jouent un rôle essentiel dans l’histoire et la mission de l’Eglise.
Dans le Nouveau Testament, l’ordre d’arracher s’applique également aux combats intérieurs du croyant contre les parties de lui-même qui demeurent des occasions de chute :
Si ta main est pour toi une occasion de chute, coupe-la ; mieux vaut pour toi entrer manchot dans la vie, que d’avoir les deux mains et d’aller dans la géhenne, dans le feu qui ne s’éteint point. Si ton pied est pour toi une occasion de chute, coupe-le ; mieux vaut pour toi entrer boiteux dans la vie, que d’avoir les deux pieds et d’être jeté dans la géhenne, dans le feu qui ne s’éteint point. Et si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le ; mieux vaut pour toi entrer dans le royaume de Dieu n’ayant qu’un œil, que d’avoir deux yeux et d’être jeté dans la géhenne, où leur ver ne meurt point, et où le feu ne s’éteint point. (Mc 9.43-48)
Dans le domaine spirituel, comme dans la médecine, certains renoncements ou amputations sont salutaires. Ne pas vouloir couper par peur de la violence du geste ou de la douleur serait laisser la gangrène gagner tout le corps. Au motif de ne pas vouloir perdre une partie, ce serait courir le risque de perdre le tout.
De manière surprenante, le combat a aussi sa place dans l’accession au royaume de Dieu et l’appropriation de la grâce divine. Jésus dit : « Depuis Jean-Baptiste, le royaume des cieux se fraie un passage avec violence, et ce sont les violents qui s’en emparent. » (Mt 11.12) « Jusqu’à Jean c’étaient la loi et les prophètes ; depuis lors, le royaume de Dieu est annoncé comme une bonne nouvelle, et chacun use de violence pour y entrer. » (Lc 16.16) Le sens du texte peut se discuter4, mais on peut assurément y lire l’éloge d’une certaine combativité dans la foi. Ce que Dieu donne se prête aussi à être saisi, voire arraché (Mt 7.7-11 ; 11.11-15 ; Jc 4.2). La grâce peut requérir pugnacité et opiniâtreté, comme si Dieu attendait de ses enfants cette attitude volontaire et revendicatrice qui l’honore et le réjouit, sur la voie ouverte par Jacob qui, dans l’Ancien Testament déjà, avait lutté avec Dieu pour lui arracher sa bénédiction (Gn 32.28)5.
Enfin, dans l’épître aux Ephésiens (6.10-20), les disciples du Christ sont représentés par l’image de soldats équipés de toute une panoplie d’armes, non seulement défensives (« afin de pouvoir tenir ferme contre les manœuvres du diable » [v. 11], et « résister dans les mauvais jours après avoir tout surmonté » [v. 13], « éteindre les traits enflammés du malin » [v. 16]), mais aussi offensives, avec toutefois la précision importante que c’est sur le plan spirituel qu’ils sont appelés à mener leur combat : « Car nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les principautés, les pouvoirs, les dominateurs des ténèbres d’ici-bas, contre les esprits du mal dans les lieux célestes » (v. 12), et avec d’autres armes que celles du monde, à savoir « l’épée de l’Esprit qui est la Parole de Dieu » (v. 17).
Deux convictions s’expriment ici. Premièrement, derrière les ennemis humains se dissimulent dans le monde spirituel des forces et puissances qui les gouvernent et les manipulent, dont le soldat du Christ doit discerner la présence. S’il ne le faisait pas, il se tromperait d’ennemi. Sa stratégie serait inadaptée : il perdrait son temps et son énergie à se battre contre des lampistes. Se gardant de plonger aveuglément dans l’agitation fébrile du combat, il conserve toujours à la main le « périscope spirituel » de la Parole, qui lui permet d’identifier, par-delà la mêlée, qui sont les puissances qui orchestrent la bagarre, et de leur opposer l’autorité du Christ.
Deuxièmement : le soldat du Christ ne doit pas se tromper d’arme. Seule l’« épée de l’Esprit qui est la Parole » convient à son combat. Il ferait erreur s’il se plongeait dans la lutte les mains nues, ou se battait comme si le combat dépendait de ses forces humaines. Il est appelé à se placer derrière un écran qui est celui du Christ révélé dans sa Parole, qui s’est déjà battu et qui a déjà vaincu. Il doit agir en son nom (à la manière d’un ambassadeur, ou porte-parole) et proclamer partout, au travers de l’Evangile, la victoire qui est celle du Christ, de manière sereine et confiante.
Les soldats du Christ ne sauraient davantage utiliser les armes de l’ennemi ! Ce n’est pas par Béelzébul qu’ils chasseront Béelzébul (Mt 12.22-30). A l’identique de Jésus lors de sa tentation (Mt 4.3), ce n’est pas par les moyens tactiques utilisés par le diable qu’ils pourront faire triompher leur combat. Le royaume de Dieu ne peut pas être divisé contre lui-même.
L’harmonie des fins et des moyens à laquelle le missionnaire est attaché s’explique ici : contrairement aux libertés prises par ses adversaires (qui se satisfont de considérations purement utilitaristes et pragmatiques), tous les moyens ne lui sont pas permis. Les armes de l’ennemi (la manipulation, la désinformation, l’argent, le mensonge, la corruption, le machiavélisme qui utilise la ruse et la mauvaise foi, l’usage de la force et de la coercition, le terrorisme…) sont incompatibles avec la nature de sa mission. S’il arrive à l’Esprit Saint, a posteriori, de pouvoir transformer un mal en bien, il n’appartient pas à l’Eglise de recourir délibérément à des stratégies ou des forces que l’Evangile condamne. La seule épée qui lui soit permis de saisir, c’est l’épée de la Parole : l’annonce de l’Evangile de la grâce6.
Le mystère de la prière
Au cœur de ce combat apostolique se découvre dans l’Ecriture la théologie et le mystère de la prière, déjà évoqués sous plusieurs aspects, qui contredit également l’opposition dans laquelle notre rationalisme voudrait enfermer la souveraineté de Dieu et le combat spirituel.
Lue rapidement, la parole de Jésus en Matthieu contre les « vaines redites »7 pourrait sembler démobilisatrice :
En priant, ne multipliez pas de vaines paroles comme les païens, qui s’imaginent qu’à force de paroles ils seront exaucés. Ne leur ressemblez pas, car votre Père sait de quoi vous avez besoin avant que vous le lui demandiez. (Mt 6.7-8)
Le croyant pourrait en déduire que, dans la spiritualité, moins il en dit mieux il se porte ; que Dieu connaissant tous ses besoins, et ayant décidé de les exaucer avant même qu’il lui en ait parlé8, la verbalisation même de la prière apporte peu. Mais Jésus corrige cette impression lorsqu’il dit au chapitre suivant : « Demandez, et l’on vous donnera, frappez et l’on vous ouvrira, car quiconque demande reçoit, et on ouvrira à celui qui frappe ! » (Mt 7.7-9) Manifestement, la verbalisation de la prière reste à ses yeux importante. Au final, c’est elle qui semble même faire la différence.
Bien que dans le langage courant on utilise souvent une expression pour l’autre, « penser à quelqu’un » ou « prier pour quelqu’un » désignent deux actions différentes. Tant que le croyant n’a pas verbalisé sa requête, tant qu’il n’a pas eu une conversation personnelle avec Dieu sur la question qui le préoccupe, sa position sur le sujet reste indéterminée. Elle vagabonde, pourrait-on dire, elle oscille entre plusieurs options : elle ne sait pas si elle veut espérer ou désespérer. Mais dès l’instant où il formalise sa requête, celui qui prie prend position, il choisit, il s’engage et n’est plus tout à fait le même qu’avant. Sa prière est l’acte transformateur par lequel il dit « amen » à l’œuvre de Dieu dans sa vie et en appelle l’accomplissement. L’apôtre Jacques, à ses frères désabusés, dira aussi cette parole forte : « Vous convoitez, mais vous ne possédez pas. Vous êtes envieux, sans rien pouvoir obtenir… » Pour quelle raison ? « Parce que vous ne demandez pas ! » (Jc 4.2-3) Celui qui est envieux n’a pas encore prié, pas plus que celui qui convoite. Avant même que la prière ne soit dite, elle est déjà connue et entendue par Dieu, et pourtant, peut-on lire dans l’Ecriture, il reste important aux yeux de Dieu qu’elle soit formulée.
Dernier aspect de ce combat : les apôtres exhortent les disciples du Christ à la persévérance, à l’endurance et à la pugnacité dans la prière (1Th 5.17 ; 3.10 ; 2Th 1.11). Ce que Jésus critique en Matthieu 6, ce n’est pas le fait de répéter la prière, mais de répéter la même requête « comme le font les païens », c’est-à-dire avec une idée païenne de Dieu (l’idée qu’il n’est ni présent, ni attentif, ni bien disposé), ou avec une idée païenne du mode de fonctionnement de la prière (penser que c’est à force de répétitions de « formules magiques » qu’on finira par obtenir un résultat). Ce n’est pas dans la prière elle-même que le croyant met sa confiance, mais en la personne à laquelle la prière s’adresse. Si la prière doit être répétée, si elle doit être persévérante, ce n’est pas afin d’être entendue, mais parce que, sur le sujet, l’endurance de la conversation avec Dieu est elle aussi prometteuse. Elle permet de développer une relation, elle est de nature à élever l’esprit et porter à des découvertes spirituelles et formes de dénouement inattendues.
La puissance de la prière : l’intercession d’Abraham
Pour illustrer l’extraordinaire puissance de la prière, il y a peu de textes plus marquants, dans le récit biblique, que l’épisode de l’intercession d’Abraham en faveur de Sodome et Gomorrhe (Gn 18.20-33)9. Dans ce qui prend ici l’apparence d’une véritable négociation avec Dieu, Abraham, par son intercession, parvient-il à infléchir la volonté de Dieu et à l’amener à changer de projet ?
Conscient que la faute de Sodome est gravissime, « si énorme » (v. 20), Abraham, timidement, pose un premier jalon : « Seigneur peut-être y a-t-il cinquante justes au milieu de cette ville, les feras-tu succomber ? Ne pardonneras-tu pas à cette localité à cause des cinquante justes qui sont au milieu d’elle ? » Et après que le Seigneur eut élevé son seuil de tolérance au chiffre proposé par son serviteur, Abraham revient à la charge, tout en s’excusant de le faire, conscient d’avoir déjà obtenu plus que ce qu’il était permis d’espérer : « Comment oserais-je interpeller à nouveau le Seigneur, moi qui ne suis que poussière et cendre, et pourtant… mon Dieu, je t’en prie, écoute-ceci : Peut-être, des cinquante justes, en manquera-t-il cinq ? Pour cinq, détruirais-tu toute la ville ? » Et l’Eternel répondit : « Je ne la détruirai pas, si j’en trouve quarante-cinq ! » Et c’est ainsi qu’au fil de la « négociation » le seuil d’indulgence du Seigneur s’élève progressivement en même temps que le nombre de justes requis s’abaisse : 50, 45, 40, 30, 20 et puis finalement 10 !
On semble bien éloigné ici du « Dieu en qui il n’y a pas ombre de changement et de variation » dont parlera l’apôtre Jacques (Jc 1.17). Mais que le lecteur se méfie des apparences : car s’il y a quelqu’un qui croit à la toute-puissance de Dieu et à l’immutabilité de son dessein, c’est bien Abraham !10 Et si Abraham avait continué sa négociation jusqu’au chiffre un, il n’est pas défendu de penser que le Seigneur, dans une perspective prophétique et christologique, aurait encore pu se ranger à sa proposition (cf. Rm 5.12-21 : par la vertu d’un seul…)
Il est remarquable, dans l’épisode, que la certitude de la toute-puissance et de l’immutabilité de Dieu n’a pas pour effet de démobiliser Abraham dans l’exercice de sa volonté ou dans sa capacité d’initiative ! Au contraire, pourrait-on dire, elle l’y pousse, elle l’y engage ! Le « père des croyants » (Rm 4.11) ose. Le Saint-Esprit éveille en lui jusqu’aux audaces qui vont faire de lui le « collaborateur de Dieu » (1Co 3.9), celui par l’intermédiaire duquel une partie du plan de Dieu va se réaliser dans l’histoire.
Une alliance interpersonnelle
Si l’intercession d’Abraham témoigne de la qualité tout à fait exceptionnelle de sa relation avec Dieu (il est parlé de lui, dans les Chroniques, comme étant l’« ami » de Dieu, 2Ch 20.7), elle éveille aussi à la conscience d’un Dieu tout-puissant qui, bien que parfaitement souverain et autonome dans ses interventions, choisit dans son amour d’associer des partenaires humains à son œuvre. Aux termes de l’alliance interpersonnelle qu’il a contractée avec ses enfants, il n’entre pas dans sa volonté de bénir les hommes malgré eux et sans eux ! Les bénédictions qu’il a préparées d’avance à leur intention, il n’est pas dans son projet de les faire tomber sur eux de façon mécanique et impersonnelle, comme un éclair peut s’abattre sur une maison et foudroyer ceux qui l’occupent.
Dans le cadre de son alliance, sa grâce ne se saisit pas de l’homme comme d’un objet ou « troncs et souches de bois », comme le dit la formule célèbre des Canons de Dordrecht :
De même que par la chute, l’homme n’a pas cessé d’être homme, doué d’entendement et de volonté, et que le péché, qui s’est répandu dans tout le genre humain, n’a pas aboli la nature du genre humain, mais l’a dépravée et tuée spirituellement ; de même cette grâce divine de la régénération n’agit point dans les hommes comme dans des troncs et des souches de bois ; elle n’annihile pas davantage la volonté et ses propriétés, ni ne la force ou contraint contre son gré. Au contraire, elle la vivifie spirituellement, la guérit, corrige et fléchit, aussi doucement que puissamment, afin que là où dominait pleinement la rébellion et la résistance de la chair commence à régner désormais la prompte et sincère obéissance de l’esprit en quoi consiste le véritable et spirituel rétablissement et la liberté de notre volonté11.
La régénération a aussi pour caractéristique de rétablir les croyants dans la position de sujet, de « vis-à-vis » créé à son image. Selon les écrivains bibliques, il est Notre Père et traite avec nous comme avec ses enfants : ses fils et ses filles. Il rétablit le croyant dans la position de partenaire. L’œuvre du Saint-Esprit dans sa vie ne tend pas seulement à faire de lui un instrument, mais également, à l’exemple d’Abraham, un moteur ; un moteur secondaire certes, mais un moteur tout de même. Et le moyen privilégié par lequel le Saint-Esprit l’associe, au plus haut niveau, à la direction de l’œuvre de Dieu, c’est la prière ! C’est elle qui fait la différence entre le serviteur et l’ami, entre l’esclave et le fils. Dans la relation du chrétien avec Dieu, la prière est une des manifestations les plus tangibles de sa liberté et de son engagement personnel, en un mot de son « amitié » pour le Christ ! Le Saint-Esprit crée en leurs cœurs jusqu’au vouloir qui leur fait naturellement défaut (Ph 2.13), et par lequel ils sont faits, selon la belle expression de Paul, « collaborateurs de Dieu » (1Co 3.9).
Synthèse
Touchant aux rapports entre la souveraineté de Dieu et le combat spirituel, la théologie de la prière introduit assurément dans les plus grands mystères de la foi.
Celui qui grandit en maturité spirituelle ne peut que développer la conviction que si la prière est nécessaire, ce n’est pas parce que Dieu en aurait besoin, mais parce qu’il plaît à Dieu, dans sa bienveillance, d’accorder l’heure de son intervention dans la vie des hommes, ou pourrait-on dire de la « retenir », jusqu’à l’heure où, par leur intercession, que lui-même leur inspire par son Esprit (Rm 8.26-27), ils s’approprient le dessein qu’il avait conçu à leur égard de toute éternité, appelant son accomplissement, lui disant : « Amen, amen, ainsi soit-il. »
Dans cette nouvelle perspective, ce n’est pas à l’extérieur de Dieu, dans ce qui lui manquerait ou serait ses limites (dans une forme de synergisme), que se trouve la raison qui rend la prière nécessaire, mais à l’intérieur même de Dieu, de son bon vouloir, de son caractère : la manière relationnelle dont il entend agir. C’est Dieu lui-même qui choisit de lier inclusivement une partie de ses interventions aux prières de ses enfants, de sorte que son intervention dans leur vie, toute souveraine soit-elle, prenne en même temps la forme d’un exaucement personnel.
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Pour illustrer dans la pédagogie ce « déjà et pas encore » de la victoire du Christ, on pourrait dire aussi, avec une métaphore juridique, que le Christ est déjà entré dans son droit, mais que tout ce que son droit lui vaut ne lui a pas encore été donné, ou encore avec un langage emprunté à la littérature fantastique (qui connaît un certain succès chez les jeunes aujourd’hui) que la bête (l’ennemi du Christ) a été frappée à mort, mais qu’elle n’est pas encore morte. Elle gesticule, par terre, dans son sang, très agressive et dangereuse, mais elle ne se relèvera pas, son sort est joué.↩︎
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Le texte de cette section est partiellement repris de Michel Johner, « L’Evangile et la violence : du pacifisme à la guerre juste », La Revue réformée 282 (2017/2-3), p. 99-160.↩︎
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Pour Jérémie, ce serait trahir sa mission que d’être unilatéralement un agent de destruction, qui ne tendrait pas ensuite une main secourable à ses interlocuteurs. Mais ce serait aussi la trahir (devenir faux prophète) que d’avoir un discours unilatéralement positif, qui ne serait pas exclusif de son contraire.↩︎
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La violence désignée est-elle positive : celle de l’irruption du royaume de Dieu dans l’histoire par la venue de Jésus, ou de la foi qui s’en empare sans attendre ? Ou négative : celle des extrémistes qui veulent instaurer le royaume de Dieu par la force, ou s’opposent à Jésus ou à Jean ? Ou positive et négative à la fois : le royaume avance avec puissance, malgré l’opposition qu’il suscite ? Lc 16.16 donne l’avantage à la première option.↩︎
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Dans le récit des évangiles, plusieurs personnalités incarnent cette combativité positive, comme l’« ami sans gêne » (Lc 11.5-13), les quatre porteurs du paralytique de Capernaüm (Mc 2.1-5) et la femme cananéenne, qui, pour sa fille tourmentée par le démon, arrache au Christ une délivrance à laquelle ni les lois religieuses du temps ni Jésus lui-même ne lui avaient spontanément reconnu droit (Mt 15.21-28).↩︎
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Ceci ne signifie pas que les ressources de la sociologie et des sciences humaines (étude de marché, techniques modernes de communication, voire pratique d’un certain lobbying), ne puissent être intégrées dans le développement d’une œuvre missionnaire, mais dans les limites qui sont celles du respect des fondamentaux de l’éthique chrétienne, et de la nature spécifique de la mission.↩︎
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Cf. Mt 6.5-13 ; 7.7-11 ; 1R 18.25-39.↩︎
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Dieu dit à Daniel son prophète : « Sois sans crainte, car dès le jour où tu as eu à cœur de comprendre (et de t’humilier devant Dieu), dès le premier jour, tes paroles ont été entendues, et je suis venu. » (Dn 10.12)↩︎
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Pour rappeler le contexte : l’épître de Pierre parle de Loth comme d’un homme pieux et profondément affligé par la conduite déréglée et criminelle de ceux avec lesquels il vivait dans les villes de Sodome et Gomorrhe, du juste dont l’âme était torturée, jour après jour, par l’iniquité qu’il voyait et entendait. C’est la raison pour laquelle, conclut l’apôtre, Dieu a su le délivrer ! (2P 2.6-10) Il n’entre pas dans le dessein de Dieu de faire « succomber le juste avec le méchant » (Gn 18.23 ; cf. Dt 24.16). C’est pourquoi le Saint-Esprit met sur pied, à l’intention de Loth et de sa famille, une véritable opération de sauvetage par l’intermédiaire des envoyés qu’il dépêche sur place, et dont le poste de commandement, à l’arrière, est l’extraordinaire intercession d’Abraham.↩︎
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Cf. Michel Johner, « Aux fondements de l’alliance de grâce : la promesse faite à Abraham – essai de conceptualisation », La Revue réformée 277 (2016/1). Abraham a compris d’emblée que la parole divine lui promet un héritage qui n’est ni à portée des hommes ni de ce monde (Hé 11.10, 13). L’exaucement de cette promesse exige de lui une foi indéfectible en la toute-puissance de Dieu, et va au-delà des limites du temps présent, « une espérance qui, telle une ancre solide et ferme, pénètre au-delà du voile, là où Jésus est entré comme précurseur » (Hé 6.19). L’héritage qui lui est promis engage Abraham à croire que Dieu ira jusqu’à « donner la vie aux morts et appeler à l’existence ce qui n’existe pas » (Rm 4.17).↩︎
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Canons de Dordrecht, Aix-en-Provence, Kerygma, 1988, III-IV, xvi, p. 71-72.↩︎