La délivrance du péché des ancêtres
Jugements et grâces collectives
à travers la Bible
Michel Johner
Professeur d’éthique et d’histoire
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence
1. Introduction
De la vision fragmentée et atomisée de la condition humaine, qui est celle de l’individualisme moderne, le texte biblique se démarque par une vision anthropologique plus large, où le groupe compte autant que l’individu, où la personnalité de chaque individu inclut de profondes solidarités spatiales et transgénérationnelles. La personne humaine n’est jamais regardée comme un électron libre, désaffiliée ou déconnectée de son groupe. Que ce soit dans l’espace ou dans le temps, elle est toujours enracinée, héritière de ses ascendants et génératrice de ses descendants, maillon d’une chaîne transgénérationnelle. L’individu ne serait pas lui-même en dehors de nombreux liens de solidarité qui l’unissent à la famille, au clan, à la nation, à l’Eglise dont il est en partie solidaire, dans le bonheur comme dans le malheur, dans le péché comme dans la grâce.
Il existe aussi une idée largement répandue selon laquelle prévaudrait dans l’Ancien Testament une conception collective de la responsabilité et de la justice, à laquelle viendrait se substituer, dans le Nouveau Testament, une notion de responsabilité individuelle. Mais une lecture plus attentive de l’Ecriture donne-t-elle raison à cette opposition ? Le chrétien est-il, par l’Evangile, délivré des péchés de ses ancêtres, auxquels les enfants d’Israël, dans l’ancienne économie, étaient restés asservis ?
2. Jugements et grâces collectives dans l’Ancien Testament
a. Les jugements collectifs
Dans le texte de la Genèse, sitôt après le récit de la création (chap. 1 et 2) se trouve celui de la chute par laquelle le péché est entré dans le monde (chap. 3). Or, le péché du premier homme a des retombées négatives sur l’ensemble de la descendance qui va naître de lui. Au travers de la faute d’Adam, c’est toute l’humanité qui pèche et se trouve par avance chassée du paradis terrestre (3.23-24). Après la faute, Dieu dit au serpent : « Je mettrai l’inimitié entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance : celle-ci t’écrasera la tête, et tu lui écraseras le talon. » (Gn 3.15)
Ce « péché originel » restera présent en filigrane derrière tout le discours de l’AT sur le péché et la miséricorde divine, sans plus de précisions sur la manière dont le péché de tous s’articule avec le péché du premier homme, avant que l’apôtre Paul, dans le NT, en fasse une exposition dogmatique plus explicite et développée dans son prolongement sotériologique (Rm 5.12-21).
Mais on note déjà, dès la Genèse, que selon la promesse mystérieuse de Gn 3.15 (appelée « protévangile »), c’est aussi par la descendance de la femme que le serpent sera écrasé. C’est par le lien généalogique entre Eve et son lointain descendant que la séduction du péché sera « vengée » pour l’humanité bénéficiaire (cf. 1Tm 2.15).
Dans l’AT se trouvent plusieurs autres exemples où les fils portent les conséquences des péchés de leurs pères. Lémek, en particulier, descendant de Caïn au cinquième degré, dit avoir « hérité dans sa chair une blessure, une meurtrissure » pour laquelle « il a à son tour tué un homme et un enfant », avant de conclure : « Caïn sera vengé sept fois, et Lémek soixante-dix-sept fois. » (Gn 4.23-24)
Il existe en outre dans l’AT plusieurs exemples, devenus emblématiques, d’une justice d’apparence collective qui heurtent la sensibilité du lecteur moderne par le fait qu’elle frappe des familles entières, femmes et petits enfants compris. On peut mentionner notamment la punition des fils de Qoré, Datan et Abiram (Nb 16), de la famille d’Akan (Jos 7.1-26), la mort du fils de David pour la faute de son père (2S 12.13-14), le recensement de David puni par la mort de 70 000 hommes frappés de la peste (2S 24.11-15), et ainsi de suite.
b. La responsabilité individuelle
Une première limite est toutefois perceptible au « collectivisme » de ces jugements : dans plusieurs cas, il apparaît que le jugement n’est pas prononcé avant qu’une forme d’appel ait été lancée par le porte-parole de Dieu aux individus présents, appel à « se séparer des coupables », à « sortir du milieu d’eux » (Nb 16.26-27). « Echappez-vous pour sauver votre vie » avant que Sodome et Gomorrhe ne soient détruites (Gn 19.17). « A moi, ceux qui sont pour l’Eternel ! » crie Moïse avant que la punition divine ne s’abatte sur les adorateurs du veau d’or (Ex 32.26). « Partez, partez, sortez de là ! Ne touchez rien d’impur ! Sortez du milieu d’elle ! Purifiez-vous […] ! » dit Esaïe (Es 52.11). Ou encore, selon la formule célèbre : « Sortez du milieu d’elle [de Babylone], mon peuple, et que chacun sauve sa vie » (Jr 51.45), qui résonne jusque dans l’Apocalypse (Ap 18.4).
L’individu, ici, n’est pas totalement fondu dans la masse, il garde une personnalité distincte. Une première règle morale se dessine en pointillés, qui pourrait éclairer en partie ce que plusieurs des récits de jugements collectifs ne disent pas, et qui trouve écho dans nombre de cultures antiques :
1) La faute du groupe devient celle de tous ses membres tant qu’ils n’ont pas fait l’acte de s’en désolidariser. On peut passivement devenir complices de fautes ou de crimes que l’on n’a pas commis soi-même, mais que l’on n’a pas eu la lucidité ou le courage de dénoncer. Ne rien dire, ou « s’en laver les mains » (à la manière de Pilate), c’est prendre sur soi la faute de l’autre, la faire sienne, la reproduire en quelque sorte. De tout ce que l’on couvre, activement ou passivement, consciemment ou inconsciemment, on devient responsable.
2) A l’inverse, la communauté est également appelée à dénoncer et sanctionner les fautes des individus qui la composent. Le groupe, pourrait-on dire, est « pollué » par le péché d’un membre qui refuse de se repentir, tant qu’il n’a pas « extrait le mal du milieu de lui », « détruit l’interdit qui est au milieu de lui » (Jos 7.12). L’exercice de la discipline ici disculpe la communauté. C’est même leurs frères, amis, parents infidèles, que les lévites reçoivent ordre de sanctionner (Ex 32.27-28), dans une parole qui n’est pas sans préfigurer celle du Christ : « Celui qui aime ses parents ou ses enfants plus que moi n’est pas digne de moi […]. Je ne suis pas venu mettre la paix sur la terre, mais l’épée […]. Je suis venu mettre la division entre l’homme et son père […] et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison. » (Mt 10.34-37)
c. Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob
L’alliance de grâce par laquelle, dans un second temps, Dieu initie en faveur des hommes l’histoire du salut (Gn 13-17), n’est pas non plus dépourvue de dimensions collectives.
Concrètement, son œuvre de rédemption est inaugurée dans l’histoire, après quelques signes avant-coureurs1, par les promesses que Dieu adresse à Abraham, dont on trouve la mention de manière répétitive au fil des chapitres 11 à 18 de la Genèse, le développement le plus magistral de celles-ci étant le grand chapitre 17 sur l’établissement par Dieu d’une « alliance éternelle » : « J’établirai mon alliance avec toi et ta descendance après toi, dans toutes leurs générations : ce sera une alliance perpétuelle, en vertu de laquelle je serai ton Dieu et celui de tes descendants après toi. » (17.7) A ces promesses s’ajoute l’institution de la circoncision pour sceller sa dimension transgénérationnelle et perpétuelle, « signe dans la chair d’une alliance éternelle » (17.13).
S’il est individuel, cet appel divin est donc aussi collectif. Il engage tous les individus qui composent le groupe, il devient la consécration d’un « peuple », d’un corps social auquel on appartient normalement par naissance. Abraham est choisi, « lui et sa maison » (Gn 17.7), et la circoncision obligatoire des nouveau-nés mâles confirme que toute la lignée est englobée par avance dans cet appel divin.
De toute évidence, la manière moderne de distinguer (voire d’opposer) l’individuel et le collectif est inconnue à ce stade de l’histoire de la révélation.
De même, quatre siècles plus tard (cf. Ga 3.17), devant le buisson ardent, Dieu, en réponse à la question de Moïse, « Quel est ton nom ? », décline son identité non seulement en lui révélant le fameux tétragramme (traduit habituellement dans nos Bibles par « l’Eternel »), mais aussi en ajoutant plus concrètement :
Tu parleras ainsi aux Israélites : l’Eternel, le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob m’a envoyé vers vous. Voilà mon nom pour l’éternité, voilà comment je veux être invoqué de générations en générations. (Ex 3.15)
Dans l’alliance de grâce, il appartient à l’identité même de Dieu d’être celui qui s’est lié à une famille, qui deviendra un peuple, en suivant le fil des générations.
d. Le second commandement du Décalogue
Ainsi, il ne surprend pas Moïse que, dans le Décalogue dont il va ensuite porter la connaissance aux enfants d’Abraham, soit aussi exprimée une notion de solidarité transgénérationnelle dans la bénédiction comme dans la malédiction. A la suite du second commandement : « Tu ne te feras pas de statue, ni de représentation quelconque […] de ce qui est dans les cieux, tu ne te prosterneras pas devant elles […] », Dieu grave dans la pierre le commentaire : « car moi, l’Eternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punit/visite la faute des pères sur les fils jusqu’à la troisième et à la quatrième [génération] de ceux qui me haïssent, et qui use de bienveillance jusqu’à mille [générations] envers ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements. » (Ex 20.4-6 ; Dt 5.9-10)
i. Malédiction jusqu’à trois et bénédiction jusqu’à mille
Dans le Décalogue, ce commentaire a pour premier effet de souligner la gravité et la portée du péché. A celui qui aurait du péché une vision minimaliste, ce précepte oppose que le péché engendre une onde de choc qui est si grande que les enfants peuvent porter pendant plusieurs générations les conséquences du péché de leurs parents.
La solidarité transgénérationnelle est un sujet sur lequel les sciences humaines, aujourd’hui, s’expriment abondamment. Il est largement reconnu par la psychologie, psychanalyse et nouvelle « psychogénéalogie » qu’une partie de la vie de chacun se joue avant qu’il ne vienne au monde, dans l’histoire de sa famille et les circonstances de sa naissance. On le dit aussi dans un dicton populaire : « Les parents boivent et les enfants trinquent. » Il n’est pas nécessaire de chercher longtemps pour se convaincre, par exemple, que le meurtre, le viol, l’inceste, l’alcoolisme, la violence physique, l’abandon, parfois le divorce, peuvent laisser des plaies ouvertes, par ricochet, sur plusieurs générations. Le préjudice est parfois si grand pour la famille que, pour espérer survivre et se reconstruire, un changement de région et de nom s’impose à elle. Plus mystérieuse encore est la façon paradoxale dont un individu, dans son rapport à ses propres enfants, est capable de reproduire les comportements abusifs dont il a lui-même souffert dans son enfance. La logique voudrait que la leçon de l’histoire ait été prise, et qu’il soit prémuni, mais la réalité est plus complexe.
L’engrenage de la violence, le cercle infernal de la vengeance dans lequel on est si rapidement enfermé, le conflit des pères qui devient après eux celui des fils, génération après génération, sans que personne puisse encore se souvenir de l’origine du conflit, l’inclination naturelle au mimétisme, le poids de l’éducation et de l’exemple parental, les atavismes familiaux ou régionaux, l’omerta et le sentiment de « malédiction collective » qui peut peser sur certains lieux reculés sont autant de réalités que la parole du Décalogue prend au sérieux et couvre en partie.
Toutefois, dans le Décalogue, il y a davantage que le simple constat des conséquences naturelles de nos actes. Le texte exprime aussi l’idée d’un jugement divin. N’est-ce pas « Dieu qui punit la faute des pères sur les fils » ?
ii. Un exorcisme transgénérationnel ?
Se basant sur ce commentaire du Décalogue, il est des Eglises chrétiennes qui, dans leur relation d’aide et « ministère de délivrance », sont tentées par la pratique d’une forme d’« exorcisme transgénérationnel ». Lorsque perdurent chez un croyant des problèmes spirituels lourds (paraissant à ses yeux des « liens démoniaques »), le pasteur en cherche les causes dans les péchés de ses ancêtres qui n’auraient pas été confessés (notamment des péchés d’occultisme sur lesquels se focalise souvent ce type de pastorale). Le pasteur conduit alors sa brebis dans une enquête introspective sur l’histoire passée de sa famille, sur la durée de trois ou quatre générations. Et lorsqu’il fait des découvertes (aidé parfois par quelque « don de discernement »), il prononce une prière solennelle de demande de pardon et de libération qui doit affranchir sa brebis.
Mais est-ce la bonne interprétation du Décalogue ? Quatre remarques mettent en question la « littéralité » de cette lecture.
1) Dans la phrase « Moi, l’Eternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui visite la faute des pères sur les fils », le verbe utilisé en hébreu (pakad), qui est assez imprécis, est traduit dans nos Bibles de diverses manières, entre lesquelles il serait bien difficile de trancher. Le terme « visitation » peut effectivement exprimer les jugements les plus sévères : Dieu, dans l’expression de sa jalousie, punit, sanctionne, impute, venge, poursuit les torts des pères sur les fils…2 Mais le terme peut aussi exprimer une forme de solidarité objective (les fils « subissent les conséquences » du péché des pères), qui, à ce stade, n’impliquerait pas encore de jugement moral. Avec une autre idée de ce que serait la « jalousie divine », on pourrait aussi, en extrapolant quelque peu, entendre cette « visitation » comme l’établissement d’une relation de type pastoral : Dieu, dans cette visitation, parlerait aux fils de la faute de leurs aïeux, les avertirait que leur vie croise celle de leurs ancêtres et qu’elle peut être impactée par leurs péchés.
2) Dans la lecture du second commandement, la proposition négative (« moi, l’Eternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui visite la faute des pères sur les fils jusqu’à la troisième et à la quatrième [génération] de ceux qui me haïssent ») ne doit pas être interprétée sans intégrer la suite de la phrase : « et qui use de bienveillance jusqu’à mille [générations] envers ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements ». Or, qu’est-ce qu’une bénédiction « jusqu’à mille générations » ? Si les paléontologues ont aujourd’hui une vision de l’âge de l’humanité qui se décline en millions d’années, ce n’était pas le cas du temps des écrivains bibliques, qui en avaient une vision beaucoup plus courte (entre cinq mille et six mille ans tout au plus). Et si on évalue la durée d’une génération à vingt ans (l’option la plus courte), on aboutit à poser une opération mathématique simple : six mille ans correspondent à 300 générations. L’histoire de l’humanité tout entière, depuis Adam, ne dépasserait pas 300 générations ! Que signifie donc la promesse d’une « bénédiction jusqu’à mille générations » aux oreilles des premiers auditeurs juifs de Moïse, au pied du mont Sinaï, sinon une bénédiction dont l’étendue enveloppe l’histoire de l’humanité entière, qui dépasse très largement ses limites connues et imaginables, une bénédiction dont aucune génération en Israël ne pourra jamais dire : « J’en ai été exclu. » En d’autres termes : dans toute l’histoire de l’humanité, il n’y a pas de générations (pas même trois ou quatre) qui soient soustraites au bénéfice de cette bénédiction.
3) Dans le texte hébraïque du Décalogue, le terme « génération » manque. Il n’est qu’implicite pour relier les autres mots de la phrase (et pour cette raison mis entre crochets dans plusieurs de nos versions). Littéralement, le texte parle du « Dieu jaloux, qui visite la faute des pères sur les fils jusqu’à trois ou quatre, et qui bénit ceux qui l’aiment jusqu’à mille ». La pointe du discours n’est donc pas d’appeler ses auditeurs à compter les générations pour savoir s’il y a prescription, mais de souligner la démesure symbolique entre les nombres trois et mille, et d’attirer par là leur attention sur la surabondance de la bénédiction sur la malédiction, sur la fidélité éternelle de Dieu à son alliance de grâce. La solidarité des générations dans la faute est une réalité que l’Ecriture reconnaît largement. Mais, comme on pourrait dire aujourd’hui, si elle attribue à cette hérédité le coefficient trois ou quatre (à l’échelle des « déterminismes »), le poids de la promesse de grâce faite à chacune des générations successives, quant à lui, serait de coefficient 1000, c’est-à-dire 300 fois supérieur.
4) Dans cette lecture, il apparaît aussi que les expressions « ceux qui haïssent Dieu » et « ceux qui l’aiment » ne sont pas faites pour diviser les auditeurs de Moïse en deux catégories, séparées par une cloison imperméable, la première durant trois ou quatre générations et la seconde durant mille (c’est-à-dire pour toujours, au-delà des limites de la vie terrestre). Il convient plutôt d’entendre que toutes les générations héritières des promesses faites à Abraham sont, de manière perpétuelle, doublement appelées par le second commandement à demeurer dans la communion de leurs aïeux qui ont aimé Dieu, ou à y retourner promptement, si leurs aïeux, par malheur, les en avaient détournés.
En accord avec la structure générale de l’alliance dans l’AT3, le message du second commandement peut se résumer ainsi : au sein de l’alliance de grâce, personne n’est condamné à reproduire la faute de ses pères. Chaque maillon de la chaîne généalogique est appelé par la parole divine à la repentance et à la libération, qu’aucune hérédité ou forme d’atavisme ne pourrait tenir en échec.
e. Ezéchiel et l’individualité du jugement de dieu
l’interprétation du décalogue présentée ci-dessus est peut-être inhabituelle, mais elle présente l’avantage d’introduire de manière naturelle ce qui suit dans l’histoire de la révélation : l’enseignement des prophètes, comme ezéchiel chapitre 18, sur le rapport entre l’individu et le groupe dans l’alliance de grâce.
voici les circonstances : parmi les fils d’israël en exil, les enfants de la seconde génération murmurent à l’idée que dieu leur ferait payer des fautes qu’ils n’ont pas eux-mêmes commises. ils expriment leur mécontentement en diffusant un slogan cynique : « les pères mangent des raisins verts et les dents des fils sont agacées » (18.2)4, et répètent à qui veut l’entendre que « la voie du seigneur n’est pas normale » (18.25).
le seigneur, loin de donner raison aux plaignants, réfute leurs accusations de manière vive : « je suis vivant – oracle du seigneur, l’eternel –, vous ne direz plus ce proverbe en israël ! » (v. 3) puis il rappelle aux enfants d’israël oublieux la règle éternelle de l’individualité de son jugement : « voici, toutes les âmes sont à moi ; l’âme du fils comme l’âme du père […] ; l’âme qui pèche est celle qui mourra. » (v. 4)
jérémie, dans des circonstances analogues, oppose à l’adage blasphématoire un contre-adage, qui veut être, lui, la juste traduction de la pensée du seigneur de l’alliance : « chacun mourra pour sa propre faute ; c’est celui qui mangera des raisins verts qui aura les dents agacées. » (jr 31.30) aux enfants d’israël qui s’imaginaient, à tort, être héritiers d’une malédiction collective consécutive aux péchés de leurs ancêtres dont ils sont innocents, ezéchiel et jérémie opposent qu’ils ne moissonnent que ce qu’ils ont semé (cf. ga 6.7).
certains exégètes voient en l’adage des raisins verts la juste expression de ce que fut l’« ancienne alliance », et considèrent que « l’âme qui pèche est celle qui mourra » (v. 4) ou la version de l’adage révisée par jérémie (31.30) sont des affirmations qui appartiennent au régime eschatologique de la « nouvelle alliance » annoncée par les prophètes. parmi les appuis qui les y portent : le fait qu’ezéchiel et jérémie, à deux reprises, s’expriment au futur (ez 18.3 et jr 31.30) et que l’« adage révisé » soit juxtaposé par jérémie à sa promesse qui parle de la nouvelle alliance (jr 31.30-31).
toutefois, la perspective générale d’ezéchiel 18 est bien différente. c’est dans le cadre de l’ancienne dispensation de l’alliance de grâce, dont ils faisaient déjà partie, que le prophète développe sa casuistique (ci-dessous) et accuse les fils d’israël de trahison. l’adage des raisins verts, de son point de vue, est une insulte autant pour l’« ancienne » que pour la « nouvelle » alliance. quant à la petite phrase « l’âme qui pèche est celle qui mourra » (v. 4), elle n’appartient pas à la prophétie d’un nouvel âge. elle est pour lui la traduction de ce qui est déjà inscrit depuis des siècles au cœur de la loi de moïse : « on ne fera pas mourir les pères pour les fils, et l’on ne fera pas mourir les fils pour les pères, mais on fera mourir chacun pour son péché. » (dt 24.16) cette loi est citée à plusieurs reprises dans l’at (2ch 25.4 et 2r 14.6), puis rappelée par ezéchiel (18.3-4) et jérémie (31.30), sans jamais entrer en contradiction avec le principe de solidarité du décalogue, qui sera rappelé une nouvelle fois par jérémie après l’annonce de la « nouvelle » alliance (jr 32.18-19)5. manifestement, si l’alliance prophétisée par jérémie est qualifiée de « nouvelle », ce n’est pas pour désigner une innovation, mais plutôt un renouvellement et un développement.
Dans la section des versets 4 à 20, Ezéchiel, pour illustrer cette vérité éternelle (« l’âme qui pèche est celle qui mourra », citée deux fois, en début et en fin de section), développe une subtile casuistique. Il parle tout d’abord des situations individuelles : « L’homme […] qui pratique le droit et la justice […] vivra à coup sûr – oracle du Seigneur, l’Eternel. » (V. 5-9) Puis : « Si le méchant se détourne de tous ses péchés […] assurément il vivra, il ne mourra pas. » (V. 21-22) Puis il nomme les diverses mutations croisées possibles entre les générations : l’homme qui pratique la justice, dit le Seigneur, « assurément il vivra », quand bien même il aurait un père rebelle (v. 16-17). Et l’homme rebelle, celui qui pratique l’injustice, « il ne vivra pas », quand bien même il aurait un père juste (v. 13). « L’âme qui pèche, c’est celle qui mourra. Un fils ne supportera pas le poids de la faute de son père, et un père ne supportera pas le poids de la faute de son fils. » (V. 20) Nous dirions aujourd’hui que, face à la justice de Dieu, nul ne peut se réfugier sous le parapluie de la religion de sa famille ou de son Eglise. Nul n’est condamné ou justifié par héritage ou par procuration. Comme l’a écrit un pasteur : « A ce rendez-vous, Dieu n’a pas de petits-fils, il n’a que des fils ! » Ultimement, c’est le positionnement spirituel de chacun qui est déterminant.
Par cette casuistique, méthodiquement développée, Ezéchiel veut confondre ses interlocuteurs et leur ôter tout alibi : non, vous n’êtes pas les innocentes victimes d’un Dieu arbitraire et injuste. Nul n’a les dents agacées qu’il n’ait lui-même mangé des raisins verts ! Vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-mêmes6.
Enfin, on retrouve en conclusion de ce long chapitre la dissymétrie des deux volets de l’alliance (bénédiction et malédiction) déjà évoquée dans le Décalogue : « Pourquoi devriez-vous mourir, maison d’Israël ? dit l’Eternel. Car je ne désire pas la mort de celui qui meurt, mais qu’il se détourne de sa voie et qu’il vive. » (18.31-32, 23) Le discours d’Ezéchiel se termine par un rappel de la fidélité éternelle de Dieu à ses promesses, qui débouche sur un appel solennel à la conversion. Dans l’alliance de grâce, il n’existe pas de fatalisme dans l’héritage du péché des pères : « Revenez donc, détournez-vous de tous vos crimes » (v. 30-31) ; « Faites-vous un cœur nouveau et un esprit nouveau » (v. 31) ; « Convertissez-vous donc et vivez » (v. 32).
3. Jugements et grâces collectives dans le Nouveau Testament
On dit généralement du NT qu’il fait une place plus large à l’individu qu’au groupe. Mais toute notion de jugement collectif est-elle écartée pour autant ? Toute notion de vocation et de responsabilité collective devant Dieu est-elle désavouée ? Dans le jugement comme dans la grâce, n’existe-t-il, dans le NT, aucune structure qui encadre les individus ? L’Eglise et les familles, en particulier, à la suite d’Israël, ne forment-elles pas un peuple porté par des promesses et des responsabilités collectives spécifiques ? Le baptême n’a-t-il pas pris la place de la circoncision pour en perpétuer le signe ?
a. La généalogie de Jésus-Christ et la filiation d’Abraham
Sur l’articulation des deux testaments, les premiers signes indicateurs parlent de continuité. Le thème de la descendance est, dans l’AT, la colonne vertébrale de l’histoire du péché et de la grâce, et le récit des premiers évangiles (Mt 1.1-17 ; Lc 3.23-38) commence par écrire la « généalogie de Jésus-Christ », comme pour établir avant toutes choses, et avec toute la précision requise, la filiation dont il est issu, de manière à l’identifier comme le descendant d’Eve, puis d’Abraham (Lc 1.55), puis de David, qui, selon la prophétie de Gn 3.15, devait écraser la tête du serpent.
C’est aussi dans le NT, faut-il le rappeler, que le péché originel trouve sa formulation dogmatique la plus explicite et élaborée (Rm 5.12-21). Sous la plume de Paul, d’une manière qui peut surprendre, Adam devient la préfiguration typologique du Christ (5.14) : si tous les hommes sont morts des conséquences de la faute du seul Adam, « à combien plus forte raison » (5.15, 17), tous ceux qui croiront seront-ils sauvés par l’imputation des mérites du seul Jésus. Il y a derrière ces deux liens un type de solidarité analogue (« par les vertus d’un seul »), qui, s’il a, dans le premier cas, entraîné le groupe représenté dans le péché et la mort, lui apporte, dans le second, le salut.
Ce n’est pas par hasard si l’Eglise, de manière générale, est présentée par l’apôtre Paul comme l’héritière directe des promesses faites à Abraham et à sa descendance : « Et si vous êtes à Christ, alors vous êtes la descendance d’Abraham, héritiers selon la promesse. » (Ga 3.29)
b. Le péché des pharisiens : la récapitulation du péché des pères
Sur le plan de la responsabilité individuelle, la loi morale qui s’est dévoilée progressivement au fil de cette étude (l’individu est complice du groupe auquel il appartient tant qu’il ne se désolidarise pas de lui par un acte personnel et volontaire) ne perd rien de son autorité dans le NT. Et l’appel vétérotestamentaire à « sortir de Babylone » (Jr 51.45) résonne avec une puissance croissante jusque dans l’Apocalypse (Ap 18.4).
Ne pouvant évoquer ici les multiples données du NT qui donnent corps à cette idée de vocation et de responsabilité collective, je propose au lecteur, dans la dernière partie de ce survol, de fixer son attention sur un passage de l’évangile particulièrement significatif et rarement commenté (Mt 23.29-32 et Lc 11.50-51), dans lequel Jésus apporte un éclairage important sur la notion de jugement collectif et transgénérationnel.
En Matthieu 23, Jésus prononce plusieurs malédictions contre les scribes et les pharisiens : « Malheur à vous […] parce que vous bâtissez les sépulcres des prophètes et ornez les tombeaux des justes, et que vous dites : Si nous avions vécu au temps de nos pères, nous ne nous serions pas associés à eux pour répandre le sang des prophètes […], alors que les prophètes et les sages que Dieu vous envoie aujourd’hui, vous les crucifiez et vous les flagellez dans vos synagogues. » (V. 29, 30, 34) Ce faisant, dit-il, « vous manifestez que vous êtes les fils de ceux qui autrefois ont tué les prophètes » (v. 31). Plus encore, « vous mettez le comble à la mesure du péché de vos pères », de telle sorte « que retombera sur vous tout le sang innocent répandu sur la terre, depuis la fondation du monde, depuis le sang d’Abel le juste [le premier crime], jusqu’au sang de Zacharie [le dernier prophète], que vous avez tué entre le temple et l’autel. Tout ce sang innocent répandu, depuis la fondation du monde, j’en demanderai compte à cette génération-ci. » (V. 35-36)
Comment s’articulent le péché des pharisiens opposés à Jésus et celui de leurs pères ? En crucifiant les envoyés de Dieu, ils reproduisent les comportements coupables des générations qui les ont précédés. Ils n’ont pas pris les leçons de l’histoire. C’est pourquoi, dit Jésus, à cette génération-ci sera demandé compte par Dieu de tout le sang versé dans l’histoire du monde, depuis le premier crime, qui fut le meurtre d’Abel. Dans leur culpabilité actuelle, telle que Dieu la voit, la culpabilité de tous les crimes analogues commis par leurs ancêtres est comme récapitulée et incluse. De plus, « ils mettent le comble à la mesure du péché de leur père » : crucifiant le Messie, ils porteront à leur paroxysme les libertés coupables qu’avaient prises leurs ancêtres. Dans cet acte ultime, la culpabilité de tous les crimes déicides de l’AT sera portée à son comble.
Ainsi, le rapport de la faute actuelle des interlocuteurs de Jésus aux fautes antérieures de leurs ascendants est autre que la simple ressemblance ou répétition : c’est comme de l’intérieur, de manière organique, que leur faute actuelle, tout en se distinguant des précédentes, les récapitule et les dépasse.
4. Synthèse biblique
a. Confesser conjointement « ses fautes et les fautes de ses pères »
De ce premier survol biblique, même succinct, se dégage une vision de la responsabilité dans laquelle les péchés des pères et des fils peuvent s’entremêler, parfois jusqu’à la confusion. Dans la culpabilité de l’homme devant Dieu, il y a à la fois une dimension collective et une dimension individuelle. Le croyant n’a donc pas à jouer l’un contre l’autre, ni à choisir entre les deux, mais à les assumer ensemble, dans une expression de repentir complète et équilibrée. En écho à cet enseignement, le croyant trouvera naturel d’exprimer sa demande de pardon en confessant conjointement « ses fautes et les fautes de ses pères » (Lv 26.40). Il utilisera aussi avec aisance le « nous collectif » des prophètes, à l’exemple de Daniel qui, dans une prière en nom collectif, confesse, alors qu’il est peut-être à titre personnel le moins coupable des Israélites :
Ah ! Seigneur, Dieu grand et redoutable, qui garde ton alliance et ta bienveillance envers ceux qui t’aiment […], nous avons péché, nous avons commis des fautes, nous avons été méchants et rebelles, nous nous sommes détournés de tes commandements […], nous n’avons pas écouté tes serviteurs […]. (Dn 9.4-6, avec un clin d’œil au Décalogue !)7
En Jean 9.2-3, face à l’aveugle-né, on interroge Jésus : « Pour qu’il soit né aveugle, est-ce lui qui a péché ou ses parents ? » Jésus répond (de manière décalée, comme il le fait parfois) en ne réfutant aucune des deux options, mais en appelant ses interlocuteurs à les dépasser. Vouloir démêler la part de responsabilité qui incomberait à la faute personnelle du malheureux, à celle de ses parents ou, pourrait-on ajouter, à celle d’Adam, ne mènerait à rien. La chose qui compte, dans le cas présent, c’est ce qui va advenir de l’événement : de quelle manière la guérison miraculeuse de l’infirme par les mains du Christ va glorifier le Dieu de toutes grâces.
Enfin, c’est aussi à la première personne du pluriel que le Christ apprend à ses disciples à prier : « Notre père qui es aux cieux […], pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. » (Mt 6.9, 12) Qui est ce « nous » ? Le cercle des disciples ? l’Eglise ? l’humanité tout entière avec laquelle celui qui prie se solidarise ? Ou tous ces cercles à la fois ? En tous les cas : une profonde expression d’humilité et de solidarité. Celui qui prie à l’école du Christ ne se croit pas meilleur que les autres. Dans les différentes familles dont il fait partie, il sait que le péché des autres est aussi en partie le sien, et inversement.
b. Imputation du péché d’Adam et visitation du péché des pères
La ressemblance qui existe entre l’héritage général du péché d’Adam et l’hérédité particulière du péché des pères plus directs ne doit pas cacher leurs différences, qui, dans cet exposé, nous ont fait prendre le parti de les présenter comme distincts et impactant la vie des fils d’Abraham à deux niveaux différents.
En premier lieu, l’amplitude de ces deux interpellations varie : étendue à toute l’humanité dans le premier cas, et limitée à trois ou quatre générations dans le second.
Adam, ensuite, reçoit dans l’histoire biblique un statut spécifique qui donne à sa faute ses conséquences universelles. La seule circonstance qu’Adam ait été le père naturel de l’humanité, ou le premier maillon de sa chaîne biologique (primus inter pares), ne suffit pas à expliquer les conséquences de son acte. De toute évidence, un principe de solidarité juridique s’y ajoute, qui lui confère un statut particulier, désigné par l’expression « chef d’alliance » dans le calvinisme classique8, tout comme le sera, dans l’histoire ultérieure du salut, le statut du Christ, le second Adam, dont le premier Adam fut la préfiguration typologique (Rm 5.14). L’imputation du péché d’Adam à tous les êtres humains outrepasse la simple application de la règle ordinaire de la visitation du péché des pères sur les fils, de même que l’imputation de la justice du Christ à tous les croyants ne se réduit pas à la bénédiction des enfants de tous ceux qui l’aiment promise par le Décalogue.
Troisièmement, il n’est pas établi dans l’Ecriture que les conséquences de la visitation du péché des pères soient nécessairement la mort de ceux qu’elle touche, comme elle le dit de ceux à qui le péché d’Adam a été imputé (Rm 5.12). L’Ecriture ne parle du péché originel qu’après que celui-ci a emporté toute l’humanité dans son sillage. Les exhortations de Moïse ou Ezéchiel, par contre, interpellent les fils directs dans une situation floue, où la possibilité de ne pas reproduire les péchés des pères immédiats semble encore ouverte. A ce niveau, visiblement, Dieu leur parle de la même manière qu’il a parlé à Caïn avant son meurtre : « Le péché est tapi à ta porte, et ses désirs se portent vers toi. Mais toi, domine sur lui ! » (Gn 4.7)9
Le point de contact entre l’héritage du péché des pères et l’héritage du péché d’Adam, quant à lui, est perceptible en théologie a posteriori : au sein de l’alliance, la punition de ceux qui haïssent Dieu peut être considérée comme une retombée lointaine de la punition du péché d’Adam, et la bénédiction surabondante de ceux qui l’aiment comme une émanation anticipée de l’œuvre du salut que le Christ accomplira en faveur de son peuple (cf. 1Co 10.4).
5. Considérations pastorales : la demande de pardon pour les péchés des ancêtres, légitimité et limites
Il peut arriver qu’un croyant découvre tardivement que sa famille a trempé dans des péchés lourds (crime odieux, inceste, règlement de comptes, viol et assassinat, crime de guerre, tortures, gestapo, crimes mafieux, occultisme, trahisons, mensonges, pillages, escroquerie, omerta…), une découverte qui éclaire des zones restées obscures de l’histoire de sa famille, et qu’il éprouve le besoin d’en demander pardon à Dieu dans une prière spécifique.
Lorsqu’un homme se convertit au christianisme, il peut aussi éprouver le besoin de déposer devant le trône de la grâce son histoire familiale, communautaire (locale, tribale, régionale), nationale, les marques négatives que celle-ci a pu laisser sur lui, les fautes qu’il a lui-même reproduites, les complicités actives ou passives qui l’ont flétri.
Mais la prière de repentir qui marque l’engagement dans la vie chrétienne est par nature un acte global et définitif, qui ne doit pas obligatoirement être détaillé et exhaustif (d’ailleurs comment le pourrait-il ?) pour être efficace. Le pardon que le croyant reçoit par la foi en Jésus-Christ est un pardon qui couvre l’ensemble de ses péchés présents, passés et à venir. Il ne doit pas en douter.
Qui accusera les élus de Dieu ? Dieu est celui qui justifie ! Qui les condamnera ? Le Christ-Jésus est celui qui est mort, bien plus, il est ressuscité, il est à la droite de Dieu, et il intercède pour nous ! (Rm 8.33)
Il est dans la nature même de la nouvelle naissance du croyant de le libérer de « la vaine manière de vivre héritée de ses pères » (1P 1.18), et d’opérer dans sa vie une forme d’exorcisme global qui annihile toutes les puissances du diable auxquelles il pouvait être soumis. Dans les liturgies les plus anciennes du baptême des adultes, il était demandé au catéchumène, dans l’« exomologèse », de déclarer solennellement vouloir « renoncer à Satan et à ses pompes ». Le baptême était conçu comme un acte d’exorcisme, qui, pour tous, avait lieu une fois, au début de la vie chrétienne, de manière globale et définitive. Mais le baptême étant administré, et la libération proclamée, il eut été inconvenant que le baptisé ou son pasteur veuille y revenir, ou laisse entendre que des détails auraient pu échapper à cette délivrance. Le croyant ne doit pas douter que le pardon qui lui a été signifié le jour de son engagement recouvrait déjà toutes les fautes dont sa vie était entachée, y compris celles dont il n’avait pas momentanément conscience, et qui ont été révélées ultérieurement. Le pardon de Dieu, dans sa vie, n’a pas attendu leur confession pour les couvrir.
Dans la grâce, il est aussi des « vieilles marmites » dont le croyant doit apprendre à refermer le couvercle définitivement. Ce serait faire offense à la croix du Christ que de fouiller perpétuellement dans la vase de son passé à la recherche de détails qui lui auraient échappé. Dans la Genèse, la femme de Loth en est le symbole : se retournant, malgré l’interdiction divine, pour contempler la destruction de ce qu’elle devait laisser derrière elle, elle montrait qu’elle en restait prisonnière. Cette fascination morbide lui fut fatale : elle en fut littéralement « pétrifiée » (Gn 19.17, 27). Dans la grâce, il est aussi des situations dans lesquelles le croyant doit apprendre, comme dit Paul, à « oublier ce qui est en arrière, et tendre vers ce qui est en avant » (Ph 3.13). Jésus n’a-t-il pas dit : « Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas bon pour le royaume de Dieu » (Lc 9.62) ?
Que ferons-nous donc vis-à-vis des péchés de nos ancêtres ? Dans la religion mormone, il est possible de demander un « baptême pour les morts »10, et dans la confession catholique d’obtenir par une indulgence la rémission partielle ou plénière des peines encourues par un parent qui est au purgatoire, pour la rémission de ses péchés11. Mais pour celui qui est de confession protestante, l’espace qui peut être légitimement consacré à une demande de pardon pour le péché des pères est plus étroit. L’enseignement de l’Ecriture, auquel il veut soumettre sa doctrine et sa pratique, lui interdit toute prière pour les morts12. Il ne fait pas davantage place à l’idée de purgatoire, d’indulgence ou d’absolution qui puissent être requises en faveur d’une personne défunte. « Il est réservé aux hommes de mourir une seule fois, après quoi vient le jugement. » (Hé 9.27) Ici, c’est au positionnement spirituel de l’homme dans la temporalité présente (fût-il in extremis comme celui du bon larron) que s’attache le jugement divin. Entre la mort et le jugement dernier, il n’existe pas de nouvel espace probatoire dans lequel une prière d’intercession pourrait encore entraîner la révision de la sentence divine. Vue de l’extérieur, cette conception protestante peut sembler sévère et restrictive, car, de ce point de vue, il n’est pas donné à l’homme de pouvoir récupérer dans l’au-delà les grâces qu’il aurait délibérément refusées dans le temps de sa vie (cf. la parabole du riche et de Lazare en Lc 16.19-31). Mais, positivement, il en découle aussi une valorisation infinie du temps vécu : l’homme n’a qu’une vie et, dans cette vie unique, se joue pour lui l’éternité.
Quel espace reste-t-il donc, en spiritualité protestante, pour une demande de pardon pour les péchés des pères ? Sept remarques permettront de baliser ce terrain :
1) S’il s’agit, comme indiqué précédemment, de confesser conjointement « ses fautes et les fautes de ses pères », il doit être souligné que ce n’est pas la prière d’un vivant innocent en faveur d’un mort coupable. C’est autant pour son péché que pour celui de son père que l’intercesseur prie.
2) Ce n’est pas tant pour la personne de l’aïeul que l’on prie que pour ses actes et leurs conséquences négatives dans l’histoire. L’intercesseur demande avant tout à Dieu de bien vouloir intervenir, dans sa grâce, pour limiter les conséquences négatives de ce comportement coupable, retenir l’escalade de la vengeance, protéger les victimes…
3) Demander pardon pour les péchés d’un aïeul décédé ne décide pas du pardon que Dieu veut ou non lui accorder, pas plus que cela ne force les victimes survivantes à le faire, mais c’est faire un premier pas (la petite part qui est la nôtre) dans cette direction et créer des conditions favorables à l’apaisement du conflit. Ce n’est pas tout, mais c’est déjà beaucoup.
4) Si je suis solidaire du péché de mes pères, je peux aussi leur en vouloir, éprouver de la honte, de l’amertume, de la colère pour la façon dont ils se sont comportés, pour les préjudices qu’ils ont fait subir à leur famille. Dans ce cas de figure, demander pardon pour leurs péchés, c’est aussi vouloir mettre de côté ces ressentiments, et décider de se mettre vis-à-vis d’eux dans les dispositions qui sont celles du pardon, que l’Evangile commande aux chrétiens. Le pardon de Dieu, et le pardon de tous ceux qu’ils ont lésés, que j’espère pour mes pères, je veux être le premier à le leur donner (cf. « pardonne-nous comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés »).
5) Demander pardon pour le péché de ses pères peut aussi désigner une demande de pardon en nom collectif pour les péchés d’un groupe, de la « personnalité corporative » qu’est la famille, la tribu, la nation, l’Eglise. Les premiers coupables ne sont plus, mais l’institution est une personne morale qui leur survit, et qui, par la bouche de ses porte-parole, peut reconnaître les fautes qu’elle a commises. Celui qui prie, ici, c’est au nom de sa famille entière qu’il demande pardon (les morts et les vivants) et non de lui en particulier. Ce type de demande de pardon institutionnelle, qui est de plus en plus courant aujourd’hui dans la sphère publique13, joue un rôle important, à la fois pour favoriser le rétablissement des liens de confiance qui ont été rompus et redonner à l’institution déshonorée une forme de crédibilité. C’est un pas décisif qui, avec l’aide de Dieu, peut renverser le cours de l’histoire.
6) Cette demande de pardon collective est aussi de nature à interpeller les autres membres survivants du groupe incriminé, et les appeler à joindre leur voix à cette prière de repentir.
7) Suivant les termes du Décalogue, si cette confession promet le pardon à celui qui prie, elle préserve également ses propres enfants de la tentation de la reproduire. Elle rompt la chaîne de la transmission et substitue l’héritage de la bénédiction à celui de la malédiction.
6. Conclusion
Les textes bibliques parcourus, de l’AT comme du NT, ne mettent pas en doute la possibilité d’un héritage dans la faute, ou d’une solidarité transgénérationnelle dans le péché. Mais quel qu’en soit le poids, il n’existe pas de déterminisme ou de nécessité dans la reproduction de la faute des pères, dont Dieu, au travers de son alliance de grâce, ne veuille libérer leurs fils. Selon le message de la Bible, cette libération est rendue accessible à tous, dans le temps présent, au travers d’une démarche de repentir qui englobe à la fois le péché des fils et le péché des pères.
« Par le sang précieux du Christ […],
vous avez été rachetés de la vaine manière de vivre héritée de vos pères. »
(1 Pierre 1.18)
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Les promesses adressées à Eve (chap. 3) puis à Noé (chap. 9).↩︎
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« Qui punit » (Second, Semeur, Jérusalem), « qui sanctionne les torts des pères sur les fils » (Chouraki), « qui poursuit les crimes des ancêtres sur les enfants » (Rabbinat), « qui poursuit la faute des pères chez les fils » (TOB), « qui visite l’iniquité des pères sur les fils » (Darby).↩︎
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L’alliance de grâce, dès l’AT, comprend toujours deux volets : promesse et avertissement, bénédiction et malédiction. Mais ceux-ci ne sont pas symétriques : il y a toujours prépondérance du premier sur le second. Dans l’alliance, Dieu ne « place pas la vie et la mort » (Dt 30.15,19) devant les fils d’Abraham de manière égale. Tout y est fait par Dieu, qui n’est pas en position de neutralité, pour qu’ils choisissent la vie et s’écartent de la mort. Loin d’une position de « liberté indifférente », les enfants d’Abraham naissent déjà engagés par Dieu sur la voie d’un salut dont l’accomplissement leur est promis dans la foi, et sur le trajet duquel se trouve déjà inscrite la croix, l’œuvre d’un divin Médiateur qu’ils sont appelés à s’approprier. Les menaces et avertissements divins viennent se déployer ensuite « à droite et à gauche » de cet axe unique (Dt 5.32 ; Es 30.21), comme autant d’avertissements de ne pas se détourner, ne pas s’écarter ou se défausser de « la voie (de l’Eternel) » (Gn 18.19 ; cf. Ac 19.9 ; 24.22) sur laquelle ils ont été engagés. Cf. Michel Johner, « Aux fondements de l’alliance de grâce : la promesse faite à Abraham », La Revue réformée 277 (2016/1), p. 3-30.↩︎
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On trouve au livre des Lamentations (5.7) un autre adage approchant : « Nos pères ont péché, mais ils ne sont plus, et c’est nous qui portons le fardeau de leurs péchés. »↩︎
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« Seigneur Eternel, […] tu fais grâce jusqu’à la millième génération, et ce qui est dû pour la faute des pères tu le rends à leurs fils après eux […]. Tu as les yeux ouverts sur toutes les voies des êtres humains, pour rendre à chacun selon ses voies, selon le fruit de ses agissements. » (Jr 32.17-19)↩︎
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Comme il est déjà écrit des exilés en Lv 26.39 : « Les survivants se consumeront dans le pays de leurs ennemis à cause des fautes de leurs pères, mais aussi à cause de leurs propres fautes. »↩︎
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Cf. Esaïe qui, face à la sainteté de Dieu, s’écrie : « Malheur à moi ! car je suis un homme aux lèvres impures et qui habite au milieu d’un peuple dont les lèvres sont impures. » (Es 6.5)↩︎
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Calvin, par exemple, donne à ce concept de chef d’alliance le sens suivant : « Le Seigneur avait mis en Adam les grâces et les dons qu’il voulait conférer à la nature humaine, et partant, quand il les a perdus, il ne les a point perdus seulement pour soi, mais pour nous tous […]. La souillure ne provient pas de la substance de la chair ou de l’âme, mais de l’ordre établi par Dieu : que les dons confiés au premier homme soient considérés communs entre lui et les siens, soit pour les conserver, soit pour les perdre. » (Institution de la religion chrétienne, Aix-en-Provence/Charols, Kerygma/Excelsis, 2009, p. 196). Comme le précise F. Turrettini en 1688 : « Adam a été uni à nous par un double lien : d’abord naturel, dans la mesure où il est le père et nous sommes ses fils, puis politique et judiciaire, dans la mesure où il fut le chef représentatif de tout le genre humain. » (Institutio Theologiae Elencticas, Genève, Samuel de Tournes, 1688, locus IX, p. 679)↩︎
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Vouloir assimiler totalement ces deux interventions divines (imputer, visiter) serait courir le risque soit de donner aux paroles de Moïse et d’Ezéchiel une portée qu’elles n’ont pas, soit, en sens inverse, de donner raison aux arguments que la rationalité pélagienne a opposés à la doctrine du péché originel.↩︎
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Cf. James E. Talmage, L’œuvre vicariale des vivants pour les morts (Articles de foi, Salt Lake City, 1890) ; Henri Blocher, « Le baptême ‹pour les morts› (1Co 15.29) », Fac-réflexion, no 53, 2000/4, p. 61.↩︎
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Cf. Pierre Bühler, Le protestantisme contre les indulgences. Pour un jubilé de la justification par la foi en l’an 2000, Genève, Labor et Fides, 2000.↩︎
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Généralement le protestant ne fait pas la distinction entre « la prière des morts » (l’invocation des morts) et la prière ou l’intercession « en faveur du mort ». Seule la première est formellement interdite dans l’Ecriture (Dt 18.11 ; 1S 28.1-25 ; 1Ch 10.13), mais ses enseignements sur la mort et le jugement dernier (cf. Lc 16.19-31 et Hé 9.27) frappent indirectement la seconde d’inutilité, voire d’impiété.↩︎
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Pour une réflexion catholique sur le sujet, cf. Commission théologique internationale, Mémoire et réconciliation. L’Eglise et les fautes du passé, Paris, Cerf, 2000.↩︎