La guérison des souvenirs, mythe ou réalité ? Un point de vue de psychologue et théologien

La guérison des souvenirs, mythe ou réalité ?1
Un point de vue de psychologue et théologien


Paul Millemann
Psychologue, formateur auprès de travailleurs sociaux,
chargé de cours à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence
et à l’Institut biblique de Genève, doctorant en théologie.


Souviens-toi de ton créateur durant ta jeunesse, avant l’arrivée des jours mauvais, avant d’atteindre les années où tu diras : « Je n’y prends aucun plaisir. » (Ecclésiaste 12.1)

Dans les textes bibliques, la question des souvenirs et du devoir de mémoire est importante. Nous sommes appelés à nous souvenir des bonnes choses que Dieu a faites pour nous ou à considérer l’importance que Dieu se souvienne de ses promesses et de son alliance. Une telle réalité s’exprime par exemple sous la forme d’une prière comme l’a fait Néhémie (1.8). Le souvenir à garder comme un trésor est quelque chose d’essentiel, d’encourageant, une bénédiction ou une promesse.

Les « mauvais souvenirs » malheureusement existent aussi. Sont-ils voulus par Dieu ? Sont-ils simplement permis pour nous aider à apprendre quelque chose sur Dieu ou sur nous-mêmes ? La deuxième affirmation nous semble plus pertinente à retenir. Hébreux 10.33ss évoque l’importance des souvenirs de la persécution, non pour se plaindre, mais pour y voir tout le soutien de Dieu dans ces moments si difficiles.

Un souvenir peut être considéré comme un fait, une action, un événement ou un phénomène inscrit dans nos mémoires qui revient à l’esprit, soit de façon fortuite, soit sous l’effet d’un rappel. Notre conscience reconnaît donc un souvenir comme quelque chose de passé dans un contexte donné. Le souvenir fait appel à la mémoire, aux émotions, aux traces laissées en nous par tel ou tel événement et aux indices qui existent pour effectuer un rappel des informations stockées en mémoire. Un souvenir se décline sous la forme d’un rappel d’informations enregistrées dans notre mémoire. Or l’événement qui donne lieu au souvenir par la suite n’est jamais enregistré de façon neutre. Le stockage en mémoire va associer une émotion à l’information factuelle, ce qui rendra le rappel plus ou moins difficile à vivre. Ainsi, après un accident, une catastrophe naturelle, un « stress post-traumatique » peut se produire, ce qui induit des souvenirs pénibles. Il suffira simplement d’un bruit ou d’une odeur pour déclencher chez la victime une véritable attaque de panique. Notons enfin que la mémoire n’est pas une entité uniforme et que toutes les études relatives à son fonctionnement en définissent différentes formes. Certaines sont implicites, d’autres explicites, certaines concernent des faits précis, alors que d’autres relèvent plus de la culture générale, indépendamment des faits et de leur inscription dans le temps et l’espace.

Parler de guérison des souvenirs suppose donc de prendre en considération plusieurs aspects :

  • la notion même de guérison ;
  • les données des neurosciences sur la mémoire ;
  • la force des émotions associées aux souvenirs ;
  • l’élaboration d’une perspective à la fois théologique et clinique incluant aussi l’importance de l’accompagnement.

1. Définir la notion de guérison

a. Guérir, est-ce effacer ou oublier le traumatisme ?

La guérison correspond-elle à la nécessité d’effacer ou d’oublier un traumatisme subi ? Un traumatisme va nous marquer au fer rouge. Avec chaque événement, nous enregistrons non seulement le fait lui-même, mais aussi les émotions associées, le contexte dans lequel l’événement a pu se produire. Un traumatisme laisse comme une empreinte dans notre tête. Plus le traumatisme est fort, plus l’émotion associée sera importante. Or effacer un souvenir ou oublier un souvenir est difficile à faire et ne dépend pas de nous. Certains souvenirs (ceux qui nous ont le moins marqués) ont tendance à disparaître naturellement. D’autres, en revanche, sont stockés et peuvent être modifiés sans pour autant disparaître. Plus une émotion associée à un souvenir est forte, plus le souvenir restera gravé fortement et sera difficile à oublier. Mais s’il n’est pas possible d’oublier un souvenir par nos propres forces, celui-ci peut se transformer, se modifier pour être moins pénible. Du coup, guérir ne consisterait-il pas en fait à faire face aux émotions ?

b. Guérir, est-ce la capacité à faire face aux émotions ?

Les six émotions principales, repérables en fonction des expressions faciales, sont la joie, la tristesse, le dégoût, la peur, la colère et la surprise. Certains ont peut-être vu le film d’animation Vice versa qui donne des clés de compréhension sur le fonctionnement des émotions et leur lien avec le processus de mémorisation. Des études récentes ont montré que le développement du cerveau se fait de façon progressive et que la maturité cérébrale nécessaire pour analyser et s’adapter à ses émotions ne vient pas avant l’âge de 7 ans. Catherine Gueguen précise : 

Tant que le cerveau n’a pas atteint sa pleine maturité, les processus de gestion des émotions, des affects ne sont pas totalement fonctionnels. Cela explique les difficultés que l’enfant peut avoir pour contrôler, maîtriser ses réactions émotionnelles ou affectives. Les expériences que vit l’enfant ont un impact sur le développement de son cerveau et influencent ses réactions psychoaffectives et sociales lorsqu’il est enfant, mais aussi quand il sera devenu adulte2.

Nos émotions ne sont, par définition, pas contrôlables. Elles expriment quelque chose d’essentiel sur notre compréhension de certaines choses. La force de l’émotion associée au souvenir va jouer sur la manière de stocker le souvenir et sur la capacité à le récupérer. Un indice émotionnel pourra réactiver un souvenir. Un simple bruit pourra provoquer une attaque de panique chez une personne. La seule manière de faire face à l’ébranlement que peut susciter un souvenir, c’est notre capacité de comprendre et de vivre ses émotions. Comme celles-ci ne sont pas gérables autrement, il n’est pas possible de comprendre la guérison, ni comme oubli, ni comme remplacement d’une émotion par une autre. Sur le fond, cela ne marche pas. Il peut y avoir des nuances, des atténuations, des reconstructions de souvenirs, mais pas de changement d’émotions. Ce qui peut en revanche avoir une influence sur la capacité à gérer nos émotions, c’est la qualité de la relation entre parent et enfant définie par John Bowlby sous le terme d’« attachement »3. Catherine Gueguen précise à ce propos :

Chaque fois que l’adulte rassure, sécurise, console, câline l’enfant en le prenant dans les bras avec une attitude douce, chaleureuse, en prodiguant des gestes tendres, en adoptant un ton de voix calme, apaisant, en ayant un regard compréhensif, il aide l’enfant à faire face à ses émotions et à ses impulsions. Un comportement parental affectueux a un impact positif considérable sur la maturation des lobes frontaux de l’enfant. Il parviendra alors plus rapidement à gérer les émotions envahissantes et les impulsions de son cerveau émotionnel4.

Si la guérison n’est pas l’oubli ni le changement d’émotions, la guérison pourrait être le fait de donner du sens au traumatisme.

c. Guérir, est-ce donner un sens au traumatisme individuel ?

Donner du sens au traumatisme, ce peut être une démarche individuelle ou bien s’inscrire dans une culture collective. Quoi qu’il en soit, cette démarche peut favoriser une guérison ou, tout au moins, un apaisement des émotions. C’est un point largement développé par Anne-Marie Sirakorzian :

Nous pouvons alors nommer nos blessures profondes, le plus souvent identitaires et/ou affectives (manque affectif, perte de l’amour) sans les minimiser ou les déformer : traumatismes, accidents, diverses formes d’abus, fusion, emprise, rôles de survie, place dans la famille, manque ou perte de l’amour, rivalité dans la fratrie, être un enfant de remplacement, dysfonctionnements familiaux, secrets de famille, non-dits, vœux, malédictions familiales, péchés personnels […] Nos blessures ont façonné notre vécu émotionnel, nos croyances et nos comportements […] Pour qu’une âme meurtrie s’apaise, il lui faut mettre des mots sur ses blessures, parler de sa souffrance, dévoiler l’impensable, donner un sens au vécu et retrouver la continuité psychique entre le passé, le présent et l’avenir5.

Dans la pensée biblique, la compréhension de la souveraineté de Dieu est une aide essentielle pour donner du sens au traumatisme individuel. Les épreuves ou les difficultés qui nous touchent seront vécues différemment en fonction de notre manière de compter sur l’aide de Dieu pour comprendre le sens qui devra être donné au souvenir. Quand nous nous demandons pourquoi telle difficulté survient, nous n’avons généralement pas de réponse. En revanche, si nous cherchons à comprendre ce que Dieu peut nous apprendre dans cette situation, la perspective sera différente. Le problème ne disparaît pas pour autant, mais notre manière de le vivre peut changer. En 2 Corinthiens 5.17, Paul insiste pour dire que si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature, que les choses anciennes sont passées. Nous pouvons vivre en tenant compte des effets de cette nouvelle identité en Christ, qui nous a été donnée par le salut. Cela ne veut pas dire que tout disparaît, mais il semble qu’il y a là une clé pour comprendre la guérison des souvenirs : donner du sens aux événements traumatiques en plaçant les choses dans la perspective que Dieu donne.

d. Guérir, est-ce comprendre l’incidence culturelle et le traumatisme collectif ?

La question de l’incidence culturelle est également importante. Il existe de réels traumatismes collectifs, tels que les guerres, les génocides ou les questions d’esclavage, qui marquent terriblement des populations. De plus, l’héritage culturel qui se transmet aux générations suivantes continue de marquer tous les individus d’une même culture. Là aussi la guérison du traumatisme collectif suppose de comprendre les effets d’une nouvelle identité en Christ, pour ne pas rester bloqué dans un positionnement de victime. Quand nous sommes victimes d’une injustice, naturellement nous souhaitons nous défendre et réagir en retour. De là, une tendance à rechercher notre propre justice va alors émerger, ce qui ne laissera aucune place à la possibilité d’accueillir la grâce ou de pardonner. Pourtant, cette étape est nécessaire pour apprendre à marcher dans la vraie liberté, sans être lié par les chaînes du passé.

2. Définir la réalité des souvenirs – un regard avec l’appui des neurosciences

Pour effectuer un enregistrement en mémoire, différents processus favorisent la construction d’une trace mnésique qui sera réactivée lors de la recherche ou de la production d’un souvenir. A ce niveau, il y a des apprentissages qui se font de façon implicite, pour lesquels nous n’avons aucune maîtrise, et des apprentissages explicites. Les apprentissages implicites se font de façon automatique. C’est par exemple le principe du conditionnement avec lequel un stimulus va induire une réponse. C’est aussi le cas des réflexes que nous allons acquérir ou des processus ou techniques pour faire quelque chose, comme de conduire une voiture, qui mobilise notre mémoire procédurale. Avec l’apprentissage explicite se rajoute la conscience de la nécessité d’apprendre et la volonté de le faire. Un autre phénomène est celui de l’amorçage qui est un effet facilitateur de la récupération d’information stockée en mémoire. L’amorçage est, pour faire simple, une forme d’indice utilisé à notre insu pour faciliter la restitution.

a. Mécanismes de mémorisation

Dans le principe de mémorisation explicite, avant de parler d’enregistrement et de stockage en mémoire, il faut parler du contexte qui facilite ou non l’acquisition de l’information. Des facteurs tels que la qualité de l’attention mobilisée, la motivation à apprendre des choses, les émotions qui se manifestent au moment de l’apprentissage et même la qualité de notre sommeil ont une incidence sur l’apprentissage. En effet, il existe un stade de sommeil, le sommeil paradoxal, qui se produit une fois dans un cycle de sommeil durant lequel nous rêvons et les données de notre mémoire sont organisées ou réorganisées. Ces quatre éléments : attention, motivation, émotion et sommeil vont favoriser ou non les conditions d’apprentissage. Vient ensuite dans le processus l’enregistrement de l’information, que des spécialistes ont appelé « encodage », qui peut être visuel ou verbal. Avec un bon encodage, l’accès à l’information sera plus facile. Puis l’information est stockée en mémoire.

Pour solliciter l’information, il existe ensuite deux processus : le rappel, qui vise à rechercher l’information en mémoire, et la reconnaissance, qui se base sur le principe de familiarité et qui permet de trouver l’information au milieu d’autres, comme la reconnaissance d’un mot ou d’une image dans une liste. L’oubli est défini comme une incapacité à retrouver l’information. Ne perdons pas de vue que l’oubli fait partie de la mémoire normale.

b. Comprendre comment se développent des « faux souvenirs »

Pour comprendre comment s’effectue la récupération des souvenirs, Christine Bastin et Martial Van der Linden notent trois stades à la récupération d’une information stockée en mémoire : la description du souvenir cible, la production de critères de vérification (par la confrontation du souvenir cible avec les autres souvenirs stockés) et la recherche de la concordance entre le souvenir récupéré et ce qui est réellement recherché6.

c. Les faux souvenirs chez les personnes amnésiques

Les études qui postulent que les faux souvenirs existent chez les amnésiques se sont faites par le biais d’observations et d’analyses fines. Il s’avère que des personnes qui présentent des lésions dans les lobes frontaux vont avoir un déficit dans le contrôle et le traitement de l’information, ce qui génère une production plus fréquente de faux souvenirs. Ce n’est pas le même phénomène qui se produit avec des personnes présentant des oublis importants qui peuvent aussi conduire à une reconstruction de la réalité. Les données de la neuropsychologie en rapport avec ces questions nous permettent d’affirmer que des faux souvenirs se produisent quand il y a oubli ou perte de l’information stockée ou quand il y a déficit d’analyse et de traitement de l’information qu’une personne veut récupérer.

d. Les confabulations et les hallucinations

La notion de confabulation décrit un processus narratif de faits ou d’épisodes incohérents avec l’histoire passée ou la situation présente de la personne. Celle-ci peut mêler des événements autobiographiques ou des connaissances sémantiques7 dans le passé (lointain ou proche, dans le présent ou le futur). Une hallucination décrit de son côté une perception sensorielle qui produit la même sensation de réalité qu’une stimulation sensorielle, bien que cette dernière soit absente. Autrement dit, il s’agit de la perception d’une image ou d’un son par une personne alors que l’image ou le son ne sont pas présents dans la réalité. Les confabulations et les hallucinations peuvent également induire de faux souvenirs. Les unes comme les autres mettent en jeu la physiologie et la chimie de notre cerveau. Au regard de ces données de neuroscience, il est extrêmement difficile de faire la part des choses et d’avoir une compréhension précise des faux souvenirs. Or comme ils existent et sont bel et bien réels chez la personne, nous pouvons nous demander quel intérêt il y a à vouloir guérir de faux souvenirs…

3. Que faire des émotions associées ?

Les émotions qui accompagnent certains souvenirs peuvent, quant à elles, influer sur notre comportement. Toute la question est de savoir comment nous les laissons agir. Est-ce qu’elles nous guident ou nous dirigent ? Est-ce qu’elles nous paralysent ? Faut-il les bloquer ou les valider ? Que faire de l’association des émotions au péché ?

a. Laisser nos émotions nous guider ou nous diriger ?

Ces dernières années, une tendance naturelle se manifeste dans nos Eglises, avec une volonté de laisser nos émotions nous guider ou nous diriger. Ce phénomène concerne généralement toutes nos émotions et pas seulement celles liées à un souvenir. Combien de fois avons-nous entendu : « Je sens la présence de Dieu, alors tout va bien. » Ou encore : « Si je ressens un calme intérieur, tout va bien. » Mais pour autant la position de Dieu à mon sujet ne change pas au gré de mes émotions ou sentiments. Nous n’avons pas besoin de ressentir tel ou tel bien-être intérieur pour savoir que Dieu agit. Dieu est souverain et il agit, mais pas forcément de la manière attendue. Néanmoins son action est manifeste dans ce monde. Plutôt que de laisser les émotions nous guider ou nous diriger, il est juste de les écouter et d’en tenir compte, mais sans forcément se laisser asservir par elles.

b. Laisser nos émotions nous paralyser ?

Une autre tendance naturelle est de laisser nos émotions nous paralyser. Quand la peur domine, par exemple, ou nous paralyse, nous pouvons nous trouver dans une situation dans laquelle les émotions nous bloquent complètement. Nous nous trouvons alors incapables de faire quoi que ce soit. Il serait donc important d’apprendre à pouvoir passer au-dessus. Mais peut-on stopper l’émotion avant qu’elle ne nous domine ou ne nous paralyse ?

c. Bloquer complètement nos émotions ?

Malheureusement, c’est quelque chose d’impossible. Cela a été tenté dans l’Antiquité avec les stoïciens, qui pensaient que la raison devait dominer les passions. Ce fut repris par la suite par certains théologiens, dont les moines du désert, qui ont cherché à faire une synthèse entre les données de la philosophie et la pensée biblique. Mais c’est une voie sans issue. Nous ne pouvons anesthésier nos émotions ou les bloquer, car les émotions arrivent comme un processus automatique.

d. Valider nos émotions et vivre avec ?

Une quatrième option consiste à valider les émotions pour ce qu’elles sont et à apprendre à vivre avec. Dans le fond, cela nous permet de considérer l’être humain comme une personne à part entière, qui vit aussi avec ses émotions. Si l’être humain a été créé « image de Dieu », il reflète les qualités que Dieu a mises en lui. Même si la chute a induit des modifications importantes, l’image de Dieu n’a pas disparu, elle est devenue « caricature », selon les propos d’Henri Blocher8. Pour le dire autrement, l’homme est centré sur lui-même et non plus sur Dieu et le service des autres et de la nature. Nos émotions ne peuvent pas être déconnectées de nos croyances et de nos valeurs, même si elles expriment quelque chose de différent.

e. Les émotions positives ou négatives associées au péché

Il s’ensuit une nécessaire réflexion sur le lien qu’il peut y avoir entre nos émotions et le péché. Est-ce qu’une émotion perçue comme négative ou au contraire une émotion perçue comme positive me permet de déterminer qu’il y a, ou non, péché ? La réponse sera négative : le ressenti n’est pas un guide fiable. Certaines personnes se complaisent dans le péché, alors que d’autres le vivent mal. Il n’y a pas de règles qui permettent de faire des liens entre le péché et les émotions, quelle que soit leur nature et notre manière de les percevoir.

4. Une perspective théologique

a. Dieu ne « nous rend pas » amnésiques

L’amnésie est clairement une maladie qui ne se choisit pas. Elle est subie par ceux qui en souffrent. Il existe différentes formes d’amnésie, liées à des atteintes spécifiques de l’un ou l’autre des systèmes de mémoire. La mémoire ne fonctionne jamais comme un muscle qu’il faut stimuler. Les choses sont bien plus complexes. Faire des exercices ne va pas forcément constituer une aide pour faire face aux difficultés de mémoire. Mais travailler sur la qualité de l’enregistrement sera bénéfique. De même, développer des stratégies de compensation et utiliser des « béquilles cognitives », comme un agenda, sera utile pour des personnes souffrant de déficits mnésiques. Si Dieu ne nous rend pas amnésiques, la vraie guérison de souvenirs pénibles n’est pas leur disparation et leur oubli, mais plutôt la capacité d’apprendre à vivre avec.

b. L’importance des « souviens-toi ! »

Faire mémoire est un acte spirituel important dans la Bible. Remarquons la fréquence des « souviens-toi » ou « souvenez-vous ». Le fait de se souvenir nous invite en général à compter les bienfaits de Dieu, à garder dans nos mémoires des manifestations concrètes de l’action de Dieu en faveur de son peuple. Même les moments difficiles, les épreuves et les persécutions, quand nous sommes invités à nous en souvenir, c’est aussi pour nous rappeler que Dieu n’était pas absent et qu’il peut y avoir une vision bien plus globale de l’action de Dieu. Nous sommes appelés à découvrir qu’il y a quelque chose de l’ordre de la volonté permissive de Dieu (tolérance d’un mal pour qu’un bien plus grand puisse émerger).

c. Dieu présent au moment du traumatisme subi ?

En relation d’aide, les personnes blessées par la vie se demandent souvent si Dieu était présent au moment où elles ont vécu leur traumatisme. Pourquoi a-t-il laissé faire ? Pourquoi avoir subi une telle détresse : un abus, un viol, des temps de maltraitance ? Il n’existe aucune réponse satisfaisante à de telles questions. Néanmoins, Dieu était présent et a vu l’horreur du mal commis et les détresses que cela peut engendrer. C’est difficile quand nous subissons des traumatismes importants de pouvoir y faire face, mais ce n’est pas impossible. Quand nous regardons à Christ et à la douleur de la croix, nous comprenons mieux que nos souffrances ne sont pas grand-chose face à cela. Evidemment, c’est facile à dire ou à écrire et tellement plus difficile à vivre.

d. Notre compréhension de la souffrance

Le regard que nous portons sur notre propre souffrance nous donne une possibilité d’y faire face ou non. Un des grands défis, même quand nous subissons un mal, est de ne pas rester dans une position de victime. Pourtant il arrive que nous soyons réellement victimes d’un mal subi. Mais si nous nous considérons comme une victime, nous nous fermons à toute idée de changement, car le changement sera toujours attendu du côté des autres. La souffrance est un non-sens, selon une formule développée par Paul Wells9. Comment comprendre un non-sens ? Ce n’est pas possible si nous n’inscrivons pas cette souffrance dans une histoire, si nous ne considérons pas ce que Dieu a fait pour nous. Seul ce regard pourra nous aider à comprendre que les épreuves sont là pour nous permettre d’avancer sur le chemin de la vie, même quand cela nous semble parfois bien pénible.

e. Notre vision biblique de l’anthropologie10 détermine les modalités de guérison

Notre vision de l’homme, de sa nature et de son fonctionnement détermine notre approche de la guérison ou de l’accompagnement. Dans une vision qui découpe l’homme en trois entités, corps, âme et esprit, certains défendent l’idée que la raison doit dominer les passions. D’autres au contraire, dans cette même division en trois, considèrent que la spiritualité doit dominer sur la raison (dans ce cas, le baromètre de la spiritualité est souvent le niveau émotionnel). Nous considérons plutôt que l’être humain est une personne globale à part entière, malgré une distinction à opérer entre l’être intérieur et l’être extérieur. En outre, l’action de Dieu en nous par son Esprit Saint est un changement de cœur, qui a une incidence sur nos comportements et nos réactions. Changer de comportement par simple décision de la raison ou sous l’effet d’une vague émotionnelle ne dure jamais. Mais la transformation du cœur produit des changements durables sur les comportements.

f. Les émotions… un « baromètre » de la vérité ?

Dès lors, les émotions ne peuvent constituer un « baromètre » de la vérité. Elles donnent des informations importantes sur notre état intérieur et sur le climat qui règne en nous. Toutefois, les variations de nos émotions ne nous indiquent pas que nous sommes dans la vérité. Seule la paix que Dieu donne nous permettra de comprendre que nous pouvons faire face aux difficultés ou aux circonstances tragiques de façon différente. Les émotions restent le baromètre de notre état intérieur et pourront nous pousser à chercher la face et la paix de Dieu, quelles que soient les circonstances et en particulier dans l’accompagnement de situations traumatiques et difficiles.

5. Accompagnement des situations traumatiques

L’accompagnement de situations traumatiques nous situe dans le champ de la clinique et de la relation d’aide dans un contexte spécifique.

a. L’importance de la résilience

Boris Cyrulnik a défini la notion de résilience comme la capacité à faire face à des chocs traumatiques et à rebondir pour s’inscrire dans de nouveaux projets. Il note en effet :

Nos souffrances nous contraignent à la métamorphose et nous espérons toujours changer notre manière de vivre. C’est pourquoi une carence précoce crée une vulnérabilité momentanée, que nos rencontres affectives et sociales pourront restaurer ou aggraver. En ce sens, la résilience constitue un processus naturel où ce que nous sommes à un moment donné doit obligatoirement se tricoter avec ses milieux écologiques, affectifs et verbaux. Qu’un milieu seul défaille et tout s’effondrera. Qu’un seul point d’appui soit offert et la construction reprendra11.

Il ne s’agit pas de nier ou de mettre de côté le choc traumatique, mais de l’intégrer dans son parcours de vie pour aller plus loin et se projeter dans de nouvelles expériences. Ceux qui connaissent le processus de perte et de deuil savent que, lorsqu’une situation de perte ou de deuil a été bien gérée, nous sommes mieux préparés aux deuils ou pertes à venir. C’est en quelque sorte une illustration de ce phénomène de résilience. Alors faut-il revivre et « revisiter » l’expérience traumatique ?

b. Revivre et « revisiter » l’expérience traumatique

Une telle thèse a été défendue par David Seamands dans un livre intitulé La guérison des souvenirs, approche pratique, publié en 1990. Il affirme en effet :

La spécificité de la guérison des souvenirs, c’est ce retour à notre passé en compagnie de Dieu, afin qu’il apporte la guérison dans le lieu et le temps où les blessures se sont produites12.

Une telle démarche trouve aussi quelques fondements dans la psychanalyse, qui considère qu’une parole peut libérer des traumatismes du passé. L’approche de David Seamands a le mérite de replacer l’œuvre de Christ pour la guérison des personnes. Néanmoins, la question que nous devons examiner est la suivante : faut-il revivre la scène traumatique pour s’en affranchir ? N’est-ce pas illusoire ? Si nous ne nions pas qu’il puisse y avoir, avec une telle méthode, un bénéfice et un apaisement pour des personnes traumatisées, cela peut aussi générer d’autres difficultés. En particulier, les sentiments de honte et de culpabilité ne disparaissent pas et peuvent, au contraire, être réactivés. Dans le cas où il s’agit de réactualiser une expérience vécue en tant qu’enfant, comme si nous étions toujours un enfant, cela suppose de nous projeter à nouveau dans la peau d’un enfant alors que nous sommes adultes. Ceci risque de susciter des faux souvenirs, des imprécisions et, aussi et surtout, un débordement émotionnel qui peut nous dépasser et nous empêcher de trouver un sens au traumatisme. De plus la mémoire d’un adulte et celle d’un enfant n’est pas la même. L’enfant s’attache aux détails, alors que l’adulte a des souvenirs beaucoup plus construits. Boris Cyrulnik indique en effet :

Les adultes inventent le passé, puisqu’ils ont des idées à la place des yeux, alors que la mémoire de l’enfant… est plus précise que celle des adules, piégés par leurs théories. Simplement, elle ne porte pas sur les mêmes domaines. La mémoire des adultes s’enrichit avec l’âge, grâce aux reconstructions sociales dans lesquelles l’événement prend sens, alors que les enfants gardent en mémoire un détail qui, pour eux, signifie quelque chose13.

Créer des conditions particulières pour revivre un traumatisme et espérer ainsi s’en libérer ne nous paraît pas opportun. La présence de faux souvenirs ou de reconstruction de souvenirs va obligatoirement altérer la réalité vécue à l’origine. Dès lors revisiter l’événement ne permettra pas de le résoudre ni même de donner du sens à ce qui s’est réellement passé. Même si David Seamands défend l’idée d’une « reconstruction » pour donner un sens, se projeter dans le passé ne constituera pas une aide, car il y aura réactivation des émotions qu’il faudra gérer.

c. « Positiver » ou neutraliser les émotions ?

Nos émotions, quand elles sont codées dans notre mémoire comme négatives, pourraient-elles être recodées de façon positive ou même neutralisées pour devenir complètement neutres ? Une telle approche est défendue par la pensée positive. Nous l’avons déjà évoqué : prétendre que la guérison des souvenirs est une démarche visant à penser de manière positive n’a aucun sens. Par définition, nos émotions fonctionnent comme un signal avertisseur pour nous aider à agir différemment. Lorsqu’un signal lumineux apparaît sur le tableau de bord d’une voiture – c’est un peu cela, une émotion – est-ce utile de donner un coup de marteau sur celui-ci pour le faire disparaître ? Le problème est-il définitivement réglé ? Malheureusement non.

d. Interpréter autrement le traumatisme

La dernière option consiste à comprendre le sens du traumatisme en tenant compte de la souveraineté de Dieu. Si nous nous plaçons dans une perspective qui considère que Dieu est juste dans sa manière d’agir, que son dessein est bien plus grand que ce que nous pouvons percevoir à notre niveau, notre regard sur l’expérience traumatique va changer et ne sera plus le même. Cela ne veut pas dire que le traumatisme va disparaître, encore moins ses effets. Cependant, notre manière de le vivre sera différente. Car si nous sommes victimes d’un mal profond et que nous cultivons parfois des racines d’amertume, qui donnent naissance à des fruits pourris, la Bible nous apprend que ce n’est pas le meilleur chemin que nous sommes invités à suivre (voir par exemple Hébreux 12.14-15). Il s’agit d’avancer en tenant ensemble ces deux propositions :

Oui le traumatisme fait partie de nos vies.

Non Dieu n’était pas absent.

Peut-être ne saurons-nous jamais pourquoi le Tout-Puissant a permis cette épreuve, mais nous sommes invités à sortir de nous-mêmes en regardant vers le Fils de Dieu ; invités à comprendre que Christ a souffert pour nous et qu’il a porté et enduré des traumatismes plus importants que les nôtres. Cela n’enlèvera rien à nos peines ou à nos douleurs. Toutefois, en nous posant la question de ce que nous pouvons apprendre sur Dieu et sur nous-mêmes au travers du traumatisme et en reconnaissant ensuite que cette expérience nous prépare à vivre d’autres choses, cela va réellement nous aider à y faire face. Ce qui n’est pas simple à réaliser dans la complexité de nos vies !

De telles pensées ne viennent jamais de prime abord quand nous sommes au cœur de la tourmente. Chacun d’entre nous a des combats à mener pour comprendre et interpréter les traumatismes dans une perspective plus large que celle qui est la nôtre. Ce parcours difficile, ce fut aussi celui de Job. Après le discours de Dieu, aux chapitres 38 et 39, Job prend la parole, reconnaît son ignorance et découvre cette vérité fondamentale : son chemin de souffrance lui a donné l’occasion de mieux connaître son Créateur.

e. Au bout du chemin, la croix et le pardon

Et qu’en est-il du pardon ? Précisons d’emblée une chose : pardonner ne veut jamais dire « excuser le mal ou la faute », mais clairement « renoncer à son droit à la vengeance et à la réparation et les confier à Dieu ». Vivre avec ses griefs, aussi légitimes qu’ils peuvent être, risque de nous pousser dans une impasse. Déposer ses fardeaux aux pieds de la croix semble bien plus pertinent. Boris Cyrulnik ajoute :

Un malheur n’est jamais merveilleux. C’est une fange glacée, une boue noire, une escarre de douleur qui nous oblige à faire un choix : nous y soumettre ou le surmonter. La résilience définit le ressort de ceux qui ayant reçu le coup, ont pu le dépasser. […] Dire à une victime qu’il est possible de s’en remettre n’est pas relativiser le crime de l’agresseur. Mais quand la victime cicatrise et parvient à transformer sa douleur en combat, l’agresseur risque de paraître un peu moins monstrueux. Ce raisonnement émotionnel n’est pas rare14.

L’action de Dieu dans nos vies peut nous permettre d’expérimenter le pardon comme un premier pas libérateur. L’action du salut accomplie par Christ est d’ores et déjà une œuvre de guérison pleine et entière, même s’il peut être difficile d’en saisir tous les effets ici-bas.

Conclusion

La guérison des souvenirs, est-ce un mythe ou une réalité ? Nous avons découvert la difficulté à définir le processus de guérison, la confrontation de nos émotions et de nos questionnements, quelques éléments sur la mémoire et son fonctionnement, la réalité des traumatismes et l’importance de l’accompagnement. Un traumatisme n’est pas une fatalité. Il peut être difficile et blessant comme une marque imprimée au fer rouge sur notre peau. Mais il est réel. Nous n’avons pas le pouvoir en tant qu’êtres humains de remplacer une expérience négative par une expérience positive ni de revisiter le passé pour y changer quelques éléments de contexte, afin de mieux le vivre. Toutefois, Dieu appelle des blessés de la vie, des gens incompétents, usés, abîmés, pour faire de grandes choses avec eux en les équipant et les rendant compétents pour sa seule gloire.

Si nous comprenons et reconnaissons que ce que Dieu dit est vrai, nous pouvons apprendre à vivre avec nos peines, car l’œuvre de Christ est suffisante pour guérir les cœurs blessés et meurtris. La seule guérison des souvenirs possible est une compréhension de ce que nous vivons dans la perspective du dessein bien plus grand de Dieu. Nos expériences difficiles et nos traumatismes forment notre caractère et nous aident à tourner les regards vers celui qui est notre espérance, comme le rappelle Paul Wells :

La douleur invite le croyant souffrant à changer de programme. Sa priorité ne doit plus être le confort maximal ou un simple soulagement, mais une sécurité fondée sur une espérance qui lui est extérieure. « La souffrance rend patient… et l’espérance ne trompe pas (car) Dieu a répandu son amour dans nos cœurs par l’Esprit Saint qu’il nous a donné. » (Rm 5.3-5)15

L’espérance offre une perspective nouvelle, qui ne nie pas le passé, mais permet de vivre dans le présent en changeant de perspective pour se projeter dans l’avenir. Sans excuser ou justifier l’attitude des agresseurs, la résilience consiste à dépasser nos traumatismes en nous donnant la possibilité de trouver un sens à ce qui est de l’ordre du non-sens, et à construire de nouvelles relations. Avec le pardon et la réconciliation qui en découle, une véritable guérison se développe de façon durable.


  1.  Première partie d’une conférence à deux voix avec le professeur Emile Nicole, donnée le 20 novembre 2017 au Centre évangélique de Dammarie-les-Lys. Pour la seconde partie, voir l’article suivant, « La guérison des souvenirs : origine et développements d’une pratique chrétienne ».↩︎

  2.  Dr Catherine Gueguen, Pour une enfance heureuse, repenser l’éducation des enfants à la lumière des découvertes récentes sur le cerveau, collection Réponses, Paris, Robert Laffont, 2014, p. 36.↩︎

  3.  John Bowlby définit l’attachement ainsi : « La carence de soins maternels… donne lieu ultérieurement à des relations affectives superficielles, à une absence de concentration intellectuelle, à une inaccessibilité à l’autre, au vol sans but, à l’absence de réaction émotionnelle. » Cité par Antoine et Nicole Guedeney, L’attachement, approche théorique, du bébé à la personne âgée, collection Les Ages de la Vie, Paris, Elsevier-Masson, 4e édition, 2016, p. 46.↩︎

  4.  Dr Catherine Gueguen, op. cit., p. 48.↩︎

  5.  Anne-Marie Sirakorzian, Un chemin de libération, se réconcilier avec son héritage familial, culturel et spirituel, Marseille, Compassion, 2009, p. 250.↩︎

  6.  Christine Bastin et Martial Van der Linden, « Neuropsychologie des faux souvenirs », in Serge Brédart et Martial Van der Linden (sous dir.), Souvenirs récupérés, souvenirs oubliés et faux souvenirs, collection Neuropsychologie, Marseille, Solal, 2004, p. 158.↩︎

  7.  Les connaissances sémantiques renvoient à un type de mémoire (la mémoire sémantique) dans laquelle sont stockées les connaissances générales, propres à une culture et indépendamment de toute notion contextuelle d’apprentissage.↩︎

  8.  Voir l’article d’Henri Blocher, « L’homme », Le grand dictionnaire de la Bible, Charols, Excelsis, 2010, p. 726.↩︎

  9.  Paul Wells, « La souffrance physique a-t-elle un sens ? », La Revue réformée 234 (2005/4), p. 32-47.↩︎

  10.  Pour plus de détails, il est possible de consulter le livre de Paul Millemann, La relation d’aide, vocation de l’Eglise ?, Charols, collection Diakonos, Excelsis, 2014, chap. 17 à 21 (p. 315-385).↩︎

  11.  Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Paris, Poches Odile Jacob, 2002, p. 13.↩︎

  12.  David Seamands, La guérison des souvenirs, approche pratique, collection Psychologie, Empreinte, 1990, p. 118.↩︎

  13.  Boris Cyrulnik, op. cit., p. 26.↩︎

  14.  Ibid., p. 21-22.↩︎

  15.  Paul Wells, « La souffrance physique a-t-elle un sens ? », En toute occasion, favorable ou non. Positions et propositions évangéliques, Aix-en-Provence, Kerygma, 2014, p. 434.↩︎

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