Face au traumatisme
Egbert BRINK
Pasteur et professeur d’Ancien Testament et de théologie biblique à la Faculté de théologie réformée de Kampen (TUK) aux Pays-Bas, ainsi que professeur associé de théologie pratique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence et à la Faculté de théologie évangélique de Bangui
I. Blessures visibles et invisibles
Traumatique, traumatisme, traumatisé… ces mots sont utilisés de plus en plus souvent et sont devenus communs dans le langage contemporain, sans qu’on se rende toujours compte que le mot grec trauma signifie, à l’origine, blessure. Il y a bien sûr les blessures corporelles visibles. Celles-ci exigent des soins particuliers et personne ne doute de la nécessité de les prendre en charge. Ces soins demandent en général du temps et de la patience, et les blessures les plus graves laissent des cicatrices qui peuvent rester sensibles très longtemps.
Mais comment traiter les blessures invisibles, celles de l’âme ? À chaque blessure extérieure, comme par exemple chez les victimes d’une guerre, correspond une blessure intérieure. Aujourd’hui, on est de plus en plus conscient des blessures intérieures, des dégâts psychiques et spirituels dont souffrent les personnes qui ont été victimes de chocs ou d’abus.
Pour être plus exact, les blessures intérieures ne sont pas entièrement invisibles. Il peut y avoir des symptômes extérieurs. J’aimerais aborder ce sujet dans cet article. Faute de place, je me limiterai aux traumatismes familiaux et mettrai l’accent sur les victimes et les personnes vulnérables, plutôt que sur les auteurs des actes coupables. Je présenterai quelques symptômes typiques des dégâts psychiques, dans le syndrome de stress post-traumatique (SSPT). Mais j’examinerai surtout la dimension spirituelle, les répercussions des blessures intérieures sur la relation avec Dieu et la manière d’accompagner les personnes blessées.
Une longue histoire
Quand une famille se retrouve au milieu d’une guerre civile, chaque membre sera traumatisé par ce qu’il a vu. Mais certaines personnes sont plus sensibles que d’autres. Peut-être ont-elles vu de très près des choses horribles et terrifiantes (assassinats, actes terroristes, personnes brûlées vives, cannibalisme). Ces images sont tellement vives qu’on peut difficilement les écarter. Et cela peut gravement briser la vie émotionnelle et produire toutes sortes d’angoisses.
Mais imaginez que le comportement violent se produise dans la famille elle-même. Cela est encore plus traumatisant, parce qu’on se trouve dans un cercle qui devrait être sûr et sécurisant. Même dans la longue histoire biblique, on trouve des personnes qui ne respectent pas les membres de leur propre famille. Les membres d’une même famille peuvent se montrer violents les uns à l’égard des autres, que ce soit en paroles ou en actes. On estime qu’il y a dans le monde plus d’actes de violence à l’intérieur des familles qu’à l’extérieur !
La Bible est un ensemble de livres qui décrivent la réalité de façon honnête et authentique. Elle parle ouvertement de la violence et des abus familiaux : Abel et Caïn (Gn 4.8), la famille de Jacob (Gn 37), Amon et sa sœur Tamar, Absalom tuant son frère (2S 13). Et ce qui est choquant, c’est qu’à toutes les époques de l’histoire humaine et quel que soit le pays, on trouve des maris violents avec leur propre femme ! Déjà dans la Genèse, Dieu avait prédit cette conséquence de la chute : l’homme dominera sur sa femme (Gn 3.16). Ainsi, dans les familles, beaucoup souffrent de souvenirs oppressants et de profondes blessures intérieures.
Le secret et la honte
Ce qui rend les choses encore plus complexes dans le contexte familial, c’est la honte et le sentiment de culpabilité. On peut avoir honte de sa faiblesse comme de sa faute. Le coupable et la victime (chacun à sa manière) font souvent tout leur possible pour que les autres ne découvrent pas les fautes ou les crimes. L’auteur se cache, surtout lorsqu’il s’agit de péchés sexuels. Mais la victime aussi peut se cacher et avoir peur des conséquences d’un coming-out, d’une révélation de la situation.
Dans la plupart des cultures, les formes les plus habituelles de violence sexuelle dans la famille sont les relations sexuelles d’un père avec sa fille, d’un oncle avec sa nièce ou d’un frère avec sa sœur (moins souvent entre un homme et un garçon de la famille). Plus rares sont les relations sexuelles entre une femme (mère ou tante) et un garçon de la famille. Ces pratiques ne sont pas seulement des péchés sexuels, elles sont aussi des péchés violents. Un jeune garçon ou une jeune fille est contraint d’avoir des relations sexuelles avec un autre membre de sa famille.
Bien souvent, dans ces situations, les autres membres de la famille savent ce qui se passe. Mais personne n’ose en parler, que ce soit au sein de la famille ou au-dehors. Cela reste caché, comme un secret de famille, avec des conséquences désastreuses pour la victime. Tout le monde fait comme si de rien n’était.
On découvre ce genre de violence lorsqu’une jeune fille, par exemple, se retrouve enceinte et qu’on se demande alors qui est le père de l’enfant. Ou bien lorsqu’un avortement a eu lieu en secret. Parfois, on prend conscience de la situation lorsque la jeune fille ou le garçon s’enfuit de la maison pour échapper à cette violence sexuelle. Il arrive même que les enfants abusés sexuellement soient tellement prisonniers d’un cercle vicieux qu’ils finissent par se suicider. Même si ces enfants ne sont pas coupables de ce qui leur est arrivé, ils se sentent coupables, et la honte qu’ils éprouvent est tellement forte que la vie leur devient insupportable. La prostitution ou l’adultère sont des péchés graves, mais la violence sexuelle au sein de la famille l’est encore plus.
Lutter contre l’abus familial
La tâche principale des responsables chrétiens dans l’Église et dans la société est de prendre conscience de ces situations et d’en parler. D’abord, il s’agit de reconnaître les symptômes et de créer un climat de confiance qui aidera les victimes à exposer leur drame. Ensuite, il conviendra de protéger les personnes vulnérables, soigner leurs blessures et se battre contre les abus. Il est extrêmement important d’assumer cette responsabilité et de développer une approche évangélique et libératrice.
Une personne qui fait du mal à une autre porte atteinte à l’image de Dieu qui se trouve en elle. En tant que chrétiens, par la grâce de Dieu, nous sommes appelés à panser les blessures liées à la honte. Nous sommes appelés, dans des conversations personnelles, à aider ceux qui ont été victimes de violence à évoquer leurs souvenirs tristes et oppressants, et à soigner leurs blessures intérieures. Ceux qui ont été blessés et déshonorés par un membre de leur famille sont souvent remplis de colère, de honte ou d’angoisse. Ils ont besoin de partager ces sentiments avec quelqu’un de compréhensif, d’apprendre à vivre avec ces émotions ou d’en être libérés (partiellement). Ils pourront connaître une nouvelle liberté, après s’être débarrassés de leur joug et de leur secret, et retrouver une certaine joie de vivre, même si leur mémoire reste marquée.
Le trouble de stress post-traumatique (TSPT)
Comment identifier et reconnaître les personnes traumatisées ? Les victimes de violence ou d’abus sexuels peuvent développer ce qu’on appelle un trouble de stress post-traumatique. Il s’agit d’un type de trouble dû à une sévère anxiété qui se manifeste à la suite d’une expérience vécue comme étant traumatisante. Cet état est défini par des conditions très précises.
On parle de stress post-traumatique lorsqu’une personne a été confrontée à un ou plusieurs événements à l’occasion desquels son intégrité physique ou psychique, ou celle de son entourage, a été menacée ou effectivement atteinte (mort, menace de mort, blessures graves, notamment). La réaction immédiate face à l’événement a été une peur intense, un sentiment d’horreur.
Un autre facteur essentiel est le sentiment d’impuissance éprouvé durant l’expérience traumatisante, l’impossibilité de se défendre contre le danger. Ce sentiment d’impuissance produit une grande frayeur chez la victime. Lorsqu’elle se remémore la scène, elle peut être submergée par l’angoisse et la tristesse.
L’événement traumatique hante la personne et reste présent, car il est vécu de manière persistante d’une ou plusieurs manières, et cela parfois pendant toute la vie. Une des réactions logiques de la victime est de tenter d’oublier, de passer sous silence, de ne pas vouloir se souvenir, de se replier sur elle-même en cachant ses sentiments.
On observe aussi chez la victime des signes d’hyperactivité du système nerveux, signes qui n’existaient pas avant le traumatisme.
Le patient souffrant d’un TSPT se plaint d’un sentiment de désespoir ou d’horreur associé à une triade de symptômes persistants1 :
1) L’intrusion
La personne revit l’événement traumatisant. Il ne s’agit pas de vagues souvenirs, mais de véritables flash-backs qui reviennent sans cesse avec force. La victime peut éprouver la même angoisse qu’au moment des faits. Les cauchemars en sont une autre manifestation.
2) L’évitement
L’individu tente d’éviter les situations et les facteurs déclenchants qui pourraient lui rappeler l’événement traumatisant. Il aura aussi tendance à éviter d’en parler pour éviter d’y être confronté directement. Cela peut conduire à une amnésie partielle ou totale de l’événement. Un autre aspect de l’évitement est l’émoussement des émotions qui peut aller jusqu’à une insensibilité émotive (« le traumatisme fait geler les émotions »). La personne se désintéresse des activités qui autrefois la passionnaient, se replie sur elle-même et fuit ses proches. Le sujet évite les situations susceptibles de l’exposer à de fortes émotions, comme les disputes, les films d’horreur, notamment. L’évitement affectif peut prendre la forme de l’isolement des affects et de l’isolement social. L’évitement physiologique est une sorte de torpeur des sensations ou indifférence sensorielle. Les traumatisés rapportent avoir une atténuation des sensations de plaisir ou de douleur. L’évitement physiologique s’observe également dans l’annulation ou l’atténuation des sensations liées à l’expérience du traumatisme chronique2. L’évitement comportemental consiste à s’éloigner de tout ce qui peut rappeler le drame, comme les conduites, les personnes, les endroits et les situations associées au drame. L’évitement est une manière de fuir le drame et de sous-estimer ses blessures intérieures.
3) L’hyperstimulation
Le patient souffrant de TSPT manifeste une vigilance extrême (hypervigilance) et a par conséquent de la difficulté à se concentrer et à mener à terme ses activités. Il peut notamment souffrir d’insomnie et de nervosité, s’effrayer facilement, avoir une impression constante de danger ou de désastre imminent, une grande irritabilité ou même un comportement violent. Chez les enfants, on constate un comportement désorganisé ou agité. Un sentiment intense de détresse psychique peut survenir lorsque la personne est exposée à des éléments qui évoquent l’événement traumatisant.
Ces troubles s’accompagnent parfois de dépression, de conduites pathologiques (alcoolisme, toxicomanie, tendance suicidaire) et peuvent entraîner une grande fragilité sociale (perte d’emploi, conflits familiaux). Faute de prise en charge, l’état anxieux peut persister.
Dans ce cadre, on peut trouver deux autres phénomènes : la dissociation mentale et l’automutilation.
La dissociation est un processus mental complexe permettant à des individus de faire face à des situations douloureuses et/ou traumatisantes. Elle est caractérisée par une désintégration de l’ego. L’intégrité de l’ego peut être définie comme la capacité d’incorporer les événements externes ou expériences sociales à la perception, et d’agir en conséquence. Une personne incapable de faire cela avec succès peut connaître des dérèglements émotionnels ainsi que l’écroulement potentiel de l’intégrité de l’ego. En d’autres termes, cet état de dérèglement émotionnel peut être si intense qu’il peut produire, dans les cas extrêmes, une « dissociation ». La dissociation décrit un écroulement de l’ego si intense que la personnalité est considérée comme littéralement cassée en morceaux. Alors que le psychotique rompt avec la réalité, une partie du dissociatif y reste connectée3.
C’est comme si la personne subissait à nouveau la situation anxiogène, la faisant partiellement sortir de la réalité dans une sorte d’échappatoire. Voici ce qui distingue la fugue psychotique et la dissociation : dans la fugue psychotique, le psychotique se détache entièrement de la réalité, tandis que, dans la dissociation, une partie de la personne reste connectée à la réalité, bien qu’elle essaie de se détacher d’une situation qu’elle ne peut pas gérer.
L’automutilation consiste à s’infliger délibérément des blessures sur soi-même. Le but de l’automutilation est de se punir ou de trouver un soulagement face à des problèmes personnels ou professionnels.
Pour le traitement d’un TSPT, nous avons besoin des professionnels qui sont formés pour bien gérer ce phénomène. Le but du traitement4 proposé au patient traumatisé est de favoriser :
-
L’expression libre, fluide et sécuritaire des sentiments.
-
Le soulagement des symptômes et des comportements post-traumatiques les plus dérangeants.
-
La restauration du sentiment de maîtrise de sa vie.
-
La correction des malentendus et de la culpabilité.
-
La restauration de la confiance en soi et dans le futur.
-
Le détachement et la mise en perspective du drame.
-
L’atténuation des cicatrices du drame.
II. Apprendre de Job et de ses traumatismes
Le livre de Job peut très bien nous aider à reconnaître et à traiter les traumatismes en considérant les situations effrayantes et choquantes à la lumière de la providence divine. La figure de Job invite à s’identifier avec lui (sans nier le caractère unique de son expérience) et aide ainsi à exprimer, surtout dans la relation avec Dieu, les sentiments qui surgissent dans un contexte traumatisant.
La conclusion du livre est remarquable. Les amis de Job ont constamment défendu la position de Dieu, en jouant le rôle d’avocats du Tout-Puissant. Job, par contre, s’est opposé à Dieu, a protesté, et était même en révolte contre lui. Pourtant Dieu lui-même défend Job contre ses amis. Dans l’arbitrage, il se montre favorable à Job, déclarant que celui-ci avait parlé avec droiture à son endroit :
Ma colère est enflammée contre toi [Éliphaz] et contre tes deux amis, parce que vous n’avez pas parlé de moi avec droiture comme l’a fait mon serviteur Job. (42.7)
La leçon est rude : nous ne sommes pas appelés à défendre Dieu dans ses mystères. L’expérience de Job, une expérience de foi dans la souffrance, est cruciale. Il perçoit quelque chose du mystère de Dieu en le rencontrant comme adversaire et partenaire en même temps. Une pareille rencontre ou confrontation avec Dieu pourrait aider dans le processus de guérison des blessures traumatiques et dans le traitement des cicatrices.
Permettre la plainte
Job se plaint sans cesse. Il n’arrive pas à comprendre pourquoi Dieu a permis de tels désastres dans sa vie. Il a tout perdu : ses biens, ses enfants, sa santé… Et il n’en connaît pas la cause, puisqu’il ne voit aucun rapport entre ce qui lui est arrivé et ses propres actes, bien qu’il reconnaisse ne pas être sans faute. Dieu lui-même reconnaît que le mal qui a frappé Job est sans raison évidente (2.3), mais il ne l’a pas encore révélé à Job ! Or, Dieu lui permet de se plaindre, comme on peut le voir ailleurs avec le prophète Jérémie (12.1) et dans les Psaumes (22 et 88). Job fait usage de cet espace de liberté pour exprimer sa souffrance et ses incompréhensions. En général, les traumatisés en ont besoin aussi. Ne les corrigez pas et n’étouffez pas leurs plaintes, même lorsqu’elles sont dirigées contre Dieu ! Pour citer une personne que j’ai accompagnée :
Comment peux-tu permettre ce qui se passe et ce qui s’est passé ? Tu vas très loin avec moi, mais jusqu’où puis-je aller avec toi ? Je ne veux pas rompre notre relation. Je veux me battre, donner des coups, te demander une explication, mais je n’ose pas, je ne veux pas te fâcher.
Les plaintes permettent à la douleur de s’exprimer (9.28 et 16.6). En fait c’est la douleur qui décide où la plainte doit aller. Elle a fortement besoin d’une destination. Dieu le permet et encourage à le faire. Il nous permet d’exprimer notre déception et notre sentiment d’injustice criante. Celui qui fait l’expérience de la douleur comprend ce que dit Job, mais celui-ci nous montre aussi comment nous lamenter et crier notre douleur.
La cour suprême de justice
Job a une énorme soif de justice. Pourquoi ? Parce qu’il croit fortement en Dieu, le Dieu juste qui mesure toute chose équitablement. Le fait qu’il ose se défendre devant Dieu montre sa foi vivante en lui et sa justice. Comme Jérémie, qui s’exprimait ainsi :
Tu es trop juste, Éternel, pour que j’entre en procès avec toi ; je veux néanmoins te parler sur tes jugements : Pourquoi la voie des méchants est-elle une réussite ? Pourquoi vivent-ils tous tranquillement, les traîtres qui trahissent ? (Jr 12.1)
Job se rend bien compte qu’il ne pourra jamais gagner contre Dieu : « Il n’est pas un homme comme moi, pour que je lui réponde, pour que nous allions ensemble en justice. Il n’y a pas entre nous d’arbitre qui pose sa main sur nous deux. » (9.32-33) Pourtant, Job ose faire le pas et se défendre : « Mais moi je vais parler au Tout-Puissant, je veux défendre ma cause devant Dieu. » (13.3) « Même, s’il voulait me tuer, je m’attendrais à lui, oui, devant lui je veux défendre ma conduite. » (13.15)
Job se présente devant la cour suprême de justice dans le ciel. Il défend sa propre cause et aspire à être conforté dans son sentiment de douleur et d’injustice. Dieu seul est capable de restaurer la justice suprême.
Une autre personne traumatisée exprimait ces mêmes sentiments :
Je crie très fort que j’ai le droit de réagir de cette manière, d’être tellement en colère contre Dieu et dépité, mais en fait je pense que je ne devrais pas réagir ainsi. Si j’y réfléchis logiquement, je n’en ai pas le droit. Pourtant je ne veux pas renoncer à ma colère. Parce que j’aspire à être écouté. Le problème est peut-être au fond que je pense que je ne mérite pas cela, que je suis victime d’une injustice. Il est injuste que Dieu m’ait perturbé avec cette souffrance. Que dois-je faire avec un tel Dieu ? Mais je ne me suis pas permis de le dire. Je peux difficilement discuter avec Dieu comme Job l’a fait. Il n’y a pas la moindre chance que mes plaintes soient entendues.
Les traumatisés peuvent avoir ce fort sentiment d’injustice et avoir le droit d’aspirer à ce que la situation soit rectifiée, restaurée et corrigée. Mais ils aspirent avant tout à la reconnaissance et à l’approbation. « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés ! » (Mt 5.6)
Connaître Dieu comme adversaire
Sa colère (me) déchire et s’attaque à moi, il grince des dents contre moi. Mon adversaire aiguise ses regards vers moi. (16.9) C’est lui, le Dieu très grand, qui vient me terrifier. (23.16b)
Voilà une expression qui va très loin. Les amis de Job, et la plupart des chrétiens, corrigeraient de tels propos ! Comment ? Dieu ne peut pas être en même temps ton adversaire et ton partenaire. Pourtant, de manière paradoxale, Job voit les choses ainsi. Après avoir exprimé sa douleur et l’injustice qu’il a soufferte, il expose maintenant ses sentiments d’angoisse et d’insécurité. Job décrit son Dieu comme quelqu’un qui l’attaque, comme un animal sauvage qui se jette sur lui (30.21). Cette métaphore est très connue dans le cadre traumatique (l’incident grave figuré comme un animal sauvage5). Pourquoi s’exprime-t-il de cette manière ? En fait, Job refuse d’exclure du gouvernement de Dieu la réalité douloureuse qu’il vit. Job n’accepte pas l’idée que son Dieu se serait retiré au moment où le mal l’a atteint. Il met sa souffrance en rapport direct avec Dieu.
Une troisième personne accompagnée s’expliquait de la manière suivante :
Je considère Dieu différemment des chrétiens qui m’entourent. Je vois Dieu comme mon adversaire qui fait (à mes yeux arbitrairement) ce qu’il veut. Je me sens abandonnée dans tous les sens. Dieu ne s’intéresse pas à moi, sinon il aurait empêché ce qui m’est arrivé, il n’aurait pas supporté ni admis tout cela. Il m’aurait protégée et défendue contre toutes les attaques. Dieu est plutôt celui qui rejette, qui invente sans cesse de nouveaux malheurs. Que dois-je penser d’un Dieu qui me frappe et puis m’invite à venir chercher en lui le secours ? Comment me confier en quelqu’un qui m’a privée de mes sentiments de sécurité ? Comment me réfugier auprès de celui qui m’a frappée et brisée ? Je ne puis qu’attendre les coups suivants, ainsi que le coup ultime et définitif. Je ne me sens pas du tout en sécurité auprès de Dieu.
Dans la réalité pastorale, j’ai régulièrement observé que le fait de connaître Dieu comme adversaire aidait dans la pratique à prendre conscience des émotions perturbées. Aussi les traumatismes peuvent-ils mieux être reconnus et traités comme blessures concrètes. En revanche, le refoulement de l’angoisse et de la douleur peut rendre malade et conduire à l’autodestruction. Cela peut avoir des conséquences désastreuses. Surtout quand la douleur, l’angoisse, la tristesse et la déception ne sont pas mises en rapport avec Dieu lui-même. Pour le dire paradoxalement : celui qui fait l’expérience de Dieu comme adversaire croit en lui comme partenaire (cf. la fin de Rm 8).
Interprétation impossible : Dieu contre Dieu
Tandis que mes amis me traitent sans respect, je regarde vers Dieu, les yeux remplis de larmes. Ah ! puisse-t-il être l’arbitre entre Dieu et moi, comme on le fait sur terre entre un homme et un autre ! (Job 16.21-22)
Une accompagnée traumatisée réagissait ainsi à ce texte :
C’est comme s’il y avait deux Dieux, le Dieu du passé et le Dieu du présent. Comme le dit Job : « C’est Dieu que j’implore avec larmes. Puisse-t-il être l’arbitre entre Dieu et l’homme. » D’un côté je me sens attirée, je veux me diriger vers Dieu, mais d’un autre côté je me sens rejetée, je veux m’en aller le plus loin possible, m’opposer à lui parce qu’il était là et qu’il a tout permis.
Job se montre incapable de se défendre contre Dieu. Il ne voit pas d’autre issue que de demander à Dieu de considérer sa justice et de le défendre contre Dieu. Cet incroyable paradoxe exprime la complexité de ce qu’il vit et l’incapacité dans laquelle il se trouve de résoudre ses problèmes. Job s’adresse à Dieu tout en reconnaissant qu’il a été témoin des choses graves et blessantes qui se sont passées, sans qu’il se soit interposé ! Voilà le paradoxe de la foi. Malgré tout, Job s’efforce de ne pas perdre sa confiance en Dieu comme Dieu de justice et d’amour. Il demande alors l’impossible : un Dieu qui défend ses droits et le protège contre Dieu. Il exprime la même idée à un autre endroit : « Sois donc mon garant auprès de toi-même ; qui d’autre prendrait des engagements pour moi ? » (17.3)
Perspectives christologiques
On peut ainsi identifier dans les discours de Job des perspectives christologiques sur la souffrance et l’injustice subies. Les traumatisés sont alors invités à s’identifier avec le Christ, qui est plus grand que Job.
Premièrement, Jésus est la personne ultime qui souffre comme le juste par excellence. Il est désigné en Ésaïe 53 comme l’homme de douleur, frappé par Dieu et humilié. Il est aussi question de son sang innocent qui parle mieux que celui d’Abel, le premier juste victime de violence. La manière dont Job parle de son angoisse, de son insécurité et de sa douleur évoque les cris de douleur de Jésus sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » C’est ici une épreuve comparable à l’expérience de Dieu comme adversaire.
Deuxièmement, Job aspirait à ce que quelqu’un défende sa position misérable et impossible. Job estimait que Dieu lui-même, ou bien un être divin, devait défendre son cas. Qui est capable de connaître l’injustice que Job a subie, et de le défendre, sans nier la justice de Dieu (40.8) ? Cela échappe à toute logique. La sagesse de la croix dépasse toute sagesse humaine. Le désir de Job et son aspiration sont accomplis dans la venue du Médiateur : « Car il y a un seul Dieu, et aussi un seul médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ-Jésus homme. » (1Tm 2.5) Il est notre témoin-arbitre, dans le procès de Dieu contre Dieu.
Le Christ nous invite à nous identifier à lui, car il est plus que Job. L’union avec le Christ, crucifié malgré sa justice, mais aussi ressuscité, peut constituer un traitement précieux de n’importe quel trauma. Ses mains percées le prouvent : il a gardé ses traumatismes en tant que Ressuscité, et prend tout trauma au sérieux. Le Christ compatit à toute douleur et à toute injustice, et permet à la souffrance de s’exprimer. Son Esprit intercède par des soupirs inexprimables, de même que la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement (Rm 8.22, 26). Mais ces soupirs ne sont pas sans espoir, puisqu’ils sont éclairés par l’attente de la libération de toute la création.
III. Démarche pastorale
Pour terminer, j’aimerais présenter une démarche pastorale, fondée à la fois sur la Bible, les sciences humaines et mon expérience pastorale.
L’accompagnement dans une situation de stress post-traumatique demande beaucoup de patience, de prudence et de réserve. Il est important de comprendre que l’accompagné est propriétaire de sa propre problématique. L’accompagnant doit s’abstenir de toute curiosité malsaine.
L’accompagnant et l’accompagné cheminent ensemble, guidés par l’Esprit Saint, à l’écoute de la Parole vivante qui se fait entendre dans ce cadre précis. Un pasteur, ou un responsable chrétien, intervient avec sa propre compétence herméneutique. Il interprète les textes bibliques et il essaie, avec prudence, de les appliquer à la situation concrète de l’accompagné, petit à petit, pas à pas. Il prend en compte la contribution professionnelle des psychologues et des psychiatres, mais il reste maître dans son propre domaine religieux. Il faut veiller en particulier aux cinq paramètres suivants :
1) Un environnement qui permet la confidence
La relation entre l’accompagné et l’accompagnant doit être sûre et « sans danger ». La victime doit se sentir à l’abri, dans un environnement bien protégé. Cela demande un strict respect de la confidentialité. Mais la relation elle-même doit aussi être sécurisante. C’est-à-dire que l’accompagnant ne doit jamais prendre l’initiative d’aborder les événements traumatiques. L’accompagné a besoin d’un environnement dans lequel il se sentira libre de choisir lui-même de parler de ce qui s’est passé, plutôt que d’être forcé à le faire. Les expériences traumatiques peuvent être présentes, mais pas clairement énoncées. Elles doivent se dévoiler au fur et à mesure et prendre place au rythme du discours de l’accompagné. Cela demande de la part de l’accompagnant une écoute réelle et patiente, une observation de la communication non verbale et la capacité d’instaurer un climat de confiance et d’intimité. Le rythme du processus de traitement des blessures doit surtout être déterminé par l’accompagné, l’accompagnant faisant tout son possible pour le respecter. En bref, l’accompagné doit avoir la maîtrise de ce qu’il veut partager ou non.
2) Un sentiment de sécurité
Sécurité avant tout ! Un traumatisme consiste en des blessures sérieuses, à l’extérieur comme à l’intérieur. L’intention doit toujours être de traiter les blessures consciemment et prudemment, tenant compte de leur gravité. Hélas, le traumatisme est souvent aggravé par les réactions froides, négligentes et malsaines des autres. Trop souvent la personne blessée entend ce genre de propos : « Oublie, n’en parle plus, concentre-toi sur les bonnes choses de la vie, il y a des choses plus graves… En réalité, la personne a vraiment besoin d’un lieu de parole. Le sentiment de sécurité facilite l’expression des émotions confuses et permet à l’accompagné de poser des questions pertinentes et profondes à propos de Dieu. Mais l’accompagnant doit en être conscient : les cris de douleur ne sont presque jamais nuancés !
3) L’autonomie de la personne
Même lorsqu’il s’agira d’aider le patient à combattre l’impuissance ressentie au moment du drame, impuissance qu’il a étendue à beaucoup d’autres aspects de sa vie, il est impératif que l’accompagnant, dans son intervention, laisse l’initiative au sujet. Laisser l’initiative à l’accompagné demande, toutefois, une souplesse et un équilibre fragiles, en raison de sa tendance à éviter tout ce qui lui rappelle le drame. L’accompagnant aura besoin de guider le patient, à la fois fermement et avec douceur, en sorte qu’il reconnaisse son moi traumatisé et change de regard sur son drame6. Stimuler l’autonomie est important, parce que l’environnement de sécurité a été brisé par le traumatisme vécu et se laisse difficilement restaurer. La confiance en soi doit être réparée, petit à petit. Et cela correspond à une confiance en Dieu qui est ébranlée et qui, elle aussi, doit être rétablie.
4) Une attitude empathique
L’accompagnant a besoin de créer un espace pour une transformation, sans dominer ni intervenir brusquement. Il doit toujours chercher son rôle dans le suivi et l’accompagnement. Il lui faut une attitude d’écoute attentive, avec une approche empathique, sans pour autant se noyer dans une identification excessive et perdre toute distance. Dans ce cas, il serait envahi par ses propres émotions et ne serait plus capable de servir. Il faut, en effet, garder une saine distance. Avant tout, il s’agit de prendre la mesure de ce qui s’est passé. Job demande à ce qu’on « pèse » son exaspération et ses malheurs (6.2). Mieux vaut prendre le temps de mesurer le poids du traumatisme que de tenter de donner rapidement des contrepoids.
5) Une présence non anxiogène
Des angoisses de toutes sortes jouent un rôle important. Dans ce contexte, l’attitude recommandée par Edwin Friedman peut être fructueuse. Il parle de la présence non anxiogène de l’accompagnant. Il ne faut pas se laisser diriger par l’angoisse, mais rester patient et ne pas se précipiter, comme si quelque chose devait être résolu. Il ne s’agit jamais de résoudre le traumatisme. Il reste toujours des cicatrices. Il est préférable de parler de savoir vivre avec, de traiter les traumatismes ou de porter ce qu’on a vécu. Le but est d’aider l’accompagné à se connecter à son incident traumatique et à développer un nouveau regard sur son drame. Ceci pour éviter qu’il reste dans un huis clos, ou enfermé dans un pays où il ne se trouve personne d’autre que lui-même (no man’s land). L’isolement peut ressembler à un enfer d’angoisses. Le partage peut ventiler les angoisses, les atténuer, les tempérer.
Après une longue démarche d’accompagnement, un patient s’est exprimé ainsi :
Pendant des années je me suis éloigné de Dieu. Du Dieu que je pensais connaître. Je ne pouvais plus être auprès d’un Dieu qui avait permis tout cela. C’était le désert. Un désert bien angoissant. Je ne lisais plus la Bible, je ne priais plus, je n’allais plus à l’église. Grâce aux entretiens que j’ai eus avec mon pasteur et à la lecture du livre de Job, j’ai pu retrouver un chemin vers Dieu, petit à petit. Maintenant, c’est devenu un va-et-vient : un jour je sens que Dieu est près de moi et je veux me consacrer à lui et passer du temps avec lui, un autre je ne peux rien supporter (sauf Job ou les Psaumes 88 et 142). Mais la différence est que je m’autorise à vivre ces extrêmes. Je sais que Dieu ne me lâchera pas, même si je devais le lâcher. La révélation et l’expérience sont deux choses bien différentes ! Et je sais que Dieu est avec moi (en Christ), même si je le perçois plus comme un adversaire. Je sais que mon rédempteur est vivant (Job 19) : c’est le langage de la foi, contre toute expérience.
Pour conclure
Se connecter avec la souffrance ne se fait pas sans l’œuvre du Christ. L’accompagnant ne doit pas se prendre pour le Messie, mais conduire vers le Messie. Seul le grand Berger, Jésus-Christ, le Fils de Dieu, est capable de comprendre nos douleurs. Il a porté toute culpabilité, toute honte et toutes nos peines. Par ses souffrances et sa mort, il peut être en communion avec la personne blessée. Dans le traitement des blessures, Jésus se comporte comme le bon Samaritain qui se donne lui-même pour bien soigner l’homme blessé. De plus, il nous appelle à suivre son exemple, avec patience et compassion.
Un jour, une ouverture apparut à l’extrémité d’un cocon. Un homme s’assit et observa le jeune papillon se démener pour sortir de son abri en élargissant le trou. Mais bientôt l’homme eut l’impression que l’insecte ne progressait plus. Il était allé aussi loin que possible, mais maintenant il ne bougeait même plus. L’homme prit alors une paire de ciseaux et découpa délicatement le cocon, afin de permettre au papillon de s’en extraire. Le papillon réussit à sortir mais ses ailes étaient atrophiées et froissées. L’homme se dit qu’elles finiraient par se développer mais il n’en fut rien. Le papillon passa le reste de sa vie à ramper, incapable d’utiliser ses ailes. Ce que l’homme n’avait pas compris, malgré ses bonnes intentions, c’est que le papillon avait besoin de sortir lui-même de son étroit cocon pour fortifier ses ailes et pouvoir voler.
-
https://stressposttrauma.wordpress.com/sspt-definition.↩︎
-
Judith L. Herman (1997) [1992], Trauma and Recovery : the Aftermath of Violence‒from Domestic Abuse to Political Terror, New York, BasicBooks.↩︎
-
https://fr.wikipedia.org/wiki/Dissociation (psychologie).↩︎
-
C. Monahon, Children and Trauma : A Parent’s Guide Helping Children Heal, New York, Guilford Press, 1993.↩︎
-
P.A. Levine, Waking the Tiger-Healing Trauma, Berkeley, North Atlantic Books, 1997.↩︎
-
Gaston, L. (1995), “Dynamic Therapy for Post-Traumatic Stress Disorder”, in J.E. Barber and P. Crits Christoph (ed.), Dynamic Therapies for Psychiatric Disorders (Axis I), New York, Basic Books.↩︎