Jean Huss
Une réforme avant la Réforme
Daniel Bergèse1
INTRODUCTION
Le 6 juillet 1415, il y a donc exactement six siècles, mourait sur le bûcher maître Jean Huss2, prêtre et ancien recteur de l’université de Prague. En ces années qui voyaient s’achever peu à peu, et dans les douleurs, la grande civilisation médiévale, ce n’était plus Jérusalem qui mettait à mort les prophètes, mais Rome. Jean Huss, en effet, n’avait-il eu que le tort de trop parler, ou peut-être celui de n’être que trop entendu ? Car les propos qu’il tenait dans ses prêches à la chapelle de Bethléem, à Prague, rejoignaient très largement les attentes et les contestations étouffées de milliers de chrétiens, y compris parmi les prêtres. Dans la lignée d’un François d’Assise, d’un Pierre Valdo, d’un John Wyclif et de tant d’autres, et avant le bouillant Jérôme Savonarole3, il dénonçait les richesses scandaleuses de l’institution romaine et les taxes éhontées que le pape imposait à toute l’Europe. Dans l’Église, tout s’achète, tout se vend, et cela pour le plus grand profit de ceux qui sont aux commandes. En Bohême, l’Église possède près de la moitié des terres (alors que le roi n’en a qu’un sixième). Et au-delà de la simonie qui régnait en maître, Jean Huss osa également mettre le doigt sur l’hypocrisie de nombreux prélats (le pape y compris) assoiffés de pouvoir et de plaisirs coupables. À Constance, pour bien accueillir le concile (qui a siégé de 1414 à 1417), il fallut non seulement créer de nouvelles maisons closes, mais aussi disposer d’un bon nombre de prostituées privées pour le bien-être des membres du concile4. Devant de tels scandales, de partout en Europe s’élevait un appel en faveur d’une réforme de l’Église. Ainsi, dans ces premières années du xve siècle, Jean Huss va, en Bohême, incarner cette revendication. Cependant, à Constance, Huss a été condamné pour « hérésie ». On comprend que ses nombreuses diatribes contre l’immoralité du clergé ont joué en sa défaveur, mais cela ne suffit pas pour justifier une accusation en hérésie. En quoi Jean Huss a-t-il été hérétique aux yeux de Rome ? Ou, formulé autrement, en quoi a-t-il été un précurseur de la Réforme du xvie siècle, puisqu’il est commun de voir en lui un préréformateur ? Une présentation du contexte et un regard sur son œuvre devraient nous aider à répondre à cette question.
I. LE CONTEXTE
a) L’émergence d’un nationalisme tchèque
Jean Huss est né en Bohême, un petit royaume d’Europe centrale, vers 1369. Depuis le règne de Venceslas Ier (1230-1253), le pays a été une terre d’accueil et d’immigration pour les voisins allemands. Ceux-ci apportèrent avec eux des connaissances et des savoir-faire plus avancés qui furent bénéfiques sur le plan économique, mais qui mirent les autochtones (les Tchèques) sous une certaine domination culturelle et sociale, d’autant que la Bohême faisait partie du Saint-Empire qui devenait de plus en plus germanique. À partir de 1346, la Bohême eut à sa tête un souverain très énergique en la personne de Charles IV. Celui-ci, originaire de Prague, avait à cœur de faire de cette ville un grand centre de rayonnement intellectuel. Il y fonda donc rapidement une université (1348), qui fut la première dans le monde germanophone (au départ, tous les professeurs étaient Allemands). Élu empereur en 1355, il fit de Prague la capitale de son empire. La ville prit ainsi une grande importance et, avec 80 000 habitants à la fin du siècle, elle comptait parmi les cités les plus peuplées d’Europe.
Mais sous cette apparente réussite, une atmosphère de tension sociale grandissait chez les Tchèques, lesquels prenaient conscience qu’ils avaient été « colonisés » par les Allemands, et que ceux-ci, désormais, se maintenaient aux postes clés et dans les fonctions les mieux rétribuées. Cette revendication nationaliste s’exprimait, bien sûr, par le désir de voir la langue tchèque prendre toute sa place dans la vie du royaume, et jouait aussi contre l’institution romaine. Celle-ci faisait lourdement sentir son pouvoir, comme partout en Europe5.
Après la mort de Charles IV, la situation devint encore plus explosive, car la couronne impériale fut convoitée par plusieurs, notamment par ses deux fils, Sigismond et Venceslas. C’est ce dernier qui, après avoir hérité du trône de Bohême, devint empereur en 1378 sous le nom de Venceslas IV. Hélas, ce personnage était loin d’avoir l’envergure de son père et se révéla incapable d’asseoir son autorité, si bien que Sigismond, devenu roi de Hongrie, lui disputa la place impériale. Il s’ensuivit des guerres qui mirent face à face des armées allemandes (du côté de Sigismond) et tchèques (du côté de Venceslas). En 1400, les Allemands firent même le siège de Prague, ce qui, on s’en doute, ne fera qu’augmenter le nationalisme tchèque. La même année, les grands électeurs destituèrent Venceslas IV de son titre impérial et mirent à sa place le comte Robert du Palatinat.
Jean Huss grandit et fit ses premières armes à l’université dans cette atmosphère chaotique où se mêlent toutes les revendications : sociales, nationales et religieuses. Ainsi, lorsque ce Tchèque de naissance, de plus issu d’une pauvre famille de paysans du sud de la Bohême, accéda au poste de recteur de l’université, il devint l’emblème et la fierté de tout un peuple. Cette situation est à prendre en compte lorsqu’on examine les raisons qui ont poussé le concile à condamner Huss pour hérésie. En effet, ni l’empire, ni l’Église ne pouvait supporter l’extrême indépendance qui se manifestait en Bohême. Ainsi, on estima qu’en frappant la tête symbolique, en déclarant Huss hérétique, on refroidirait l’ardeur des catholiques de Bohême qui, jusque-là, l’avaient soutenu. Le calcul se révéla faux, mais il était bel et bien dans l’esprit de plusieurs.
Évidemment, ce contexte explique aussi les événements qui se sont produits après la mise à mort de Jean Huss. Le mouvement hussite en Bohême devint une force politique et leva des armées qui, à plusieurs reprises, affrontèrent victorieusement les troupes coalisées du pape et de l’empereur. Les guerres hussites durèrent en effet de 1419 à 1434.
b) Le « grand schisme » d’Occident
Mais la volonté du concile de Constance d’en finir avec Jean Huss s’éclaire aussi par la situation interne de l’Église catholique romaine, confrontée de plus en plus à la peur d’un éclatement. En effet, l’Église vit depuis 1378 avec, à sa tête, deux papes rivaux. Déjà, l’exil de l’évêque de Rome en Avignon, en 1309, avait jeté un certain trouble dans la chrétienté ; déjà, le comportement scandaleux de certains pontifes était connu et avait sali l’image du chef de l’Église ; et déjà, bien des chrétiens s’interrogeaient sur la légitimité des guerres que le pape pouvait mener pour défendre le domaine de saint Pierre ou ses intérêts ailleurs en Europe6. Mais, comme si cela ne suffisait pas, alors que le pape (Grégoire XI) venait de regagner Rome depuis quelques mois, sa mort soudaine impliqua une nouvelle élection. Celle-ci se passa dans de mauvaises conditions et aboutit à la désignation d’Urbain VI. Ce fut un choix contestable, et très contesté, si bien que les cardinaux se réunirent à nouveau, déclarèrent nulle la précédente élection et installèrent sur le trône pontifical Clément VII, pensant bien sûr qu’Urbain serait obligé de se retirer. Mais les choses ne se passèrent pas ainsi. Les deux papes se sont affrontés, deux partis se sont constitués, si bien qu’Urbain VI a pu garder son siège de Rome et que Clément VII a dû regagner Avignon. C’est ce qu’on appelle habituellement le « schisme » d’Occident. Car ces deux têtes se disputant l’ensemble du corps s’excommunient réciproquement et constituent leur propre synode pour les soutenir.
Dès lors, chaque évêque, mais aussi chaque souverain, chaque prince, doit décider à quel pape il prête allégeance. Ce qui donne lieu à des tractations, à des arrangements qui n’ont plus grand-chose à voir avec les dimensions religieuses. Chacun vise avant tout à conforter ses intérêts personnels ou politiques, quitte à changer d’alliance lorsque le vent tourne, voire à exercer quelque chantage. Les historiens auront remarqué aussi que durant cette période – comble du grotesque – chaque chrétien s’est trouvé à la fois maudit et béni, maudit par un pape et béni par l’autre, bénéficiaire de la grâce et excommunié !
C’est peu dire que, dans ce contexte, l’institution romaine est fragilisée, objet de nombreuses critiques. Des voix de plus en plus nombreuses demandent une réforme de l’Église « dans sa tête et dans ses membres ». Mais, jusque-là, la seule réponse qu’apporte le magistère consiste en un durcissement de la répression. On observe en effet que, parallèlement à la montée des contestations, notamment à la suite du phénomène cathare, l’Église accroît son arsenal répressif. Si, au xie siècle, l’évêque Wason pouvait encore rappeler qu’il n’appartient pas aux pasteurs de l’Église de faire appel au glaive séculier pour contrer l’hérétique7, les choses basculent nettement au siècle suivant. En 1231, le pape Grégoire IX fonde l’Inquisition, c’est-à-dire la recherche systématique des hérétiques. Dès lors, les mutilations et les condamnations à mort (utilisées dans le droit commun) se multiplient à l’encontre de tous ceux que l’on considère comme les ennemis de la foi catholique.
Mais face à ce divorce au sommet de la hiérarchie, on comprend rapidement que les mesures coercitives se révèlent impossibles ou inefficaces. La menace d’un effondrement complet du système semble donc se rapprocher. Mais comment résoudre cette difficulté que le droit canon n’a pas anticipée ? Lors de la mort de Clément VII d’Avignon (en 1394), on tenta d’empêcher l’élection d’un successeur, mais les Avignonnais ont été rapides et Benoît XIII fut sur le trône pontifical avant qu’on ait eu le temps de dire ouf !
La solution, prônée notamment par l’université de Paris, était que les cardinaux des deux bords, affligés par cette situation, convoquent un concile général qui détrônerait les deux papes en place et en élirait un nouveau. Sans trop le dire, cette solution était en fait non conforme à la Tradition, parce qu’elle faisait du concile l’autorité ultime dans l’Église, capable de faire et défaire des papes à sa guise. À un moment de son procès, Jean Huss mit le doigt sur cette problématique pour embarrasser ses accusateurs, mais d’une manière générale ce ne fut pas sur ce terrain que s’exprimaient les convictions du professeur de Prague.
On parvint donc à réunir un concile à Pise, en 1409 – sans la présence des deux papes qui ne voulaient pas se rencontrer. On déposa les deux pontifes en question et on en nomma un nouveau. Mais au lieu de résoudre la crise, cette décision ne fit que l’aggraver, puisque les deux anciens papes contestèrent la validité de ce concile, et restèrent en fonction. Dès lors, il y avait trois papes, qui tous se pensaient légitimes ! L’incapacité de l’institution était patente. L’Église ne pouvait pas à elle seule résoudre la crise dans laquelle elle était plongée. C’est alors que mourut l’empereur Robert et que fut désigné à sa place le roi de Hongrie, Sigismond, lequel était prêt à donner son concours pour sortir l’Église romaine de l’impasse dans laquelle elle était8.
On convoqua un nouveau concile général, dans la ville de Constance, pour la fin de l’année 1414. L’empereur, très présent dans les travaux conciliaires, obtint la destitution effective des trois papes et l’élection d’un nouveau (Martin V). L’objectif principal était donc de rétablir la paix et l’unité de l’Église en mettant un terme au schisme qui perdurait depuis trop longtemps. C’est à la lumière de ce projet – dans lequel se jouait la survie de l’institution romaine – qu’il faut aussi considérer le procès de Jean Huss. Il était impossible, en effet, au moment où l’Église catholique venait de traverser la crise la plus grave de son histoire et tentait de se relever, qu’un homme et a fortiori un pays derrière lui continuent de mettre en doute l’autorité de l’Église dans la personne de ses représentants. Mais quelle était exactement la pensée de Jean Huss à ce sujet ?
II. LA RÉFORME SELON JEAN HUSS
a) La source wyclifite
Jean Huss a démontré par son engagement, ses prédications à Prague et durant tout son procès qu’il était un homme de foi, profondément attaché aux Saintes Écritures et à la notion de vérité. Cependant, il n’a pas été un « découvreur » sur le plan spirituel ou théologique. Il a marché sur des sentiers que d’autres avaient ouverts avant lui. Pour l’essentiel, il fut un vrai catholique, mais sa recherche de vérité et d’authenticité, dans le contexte qui était le sien, l’a amené à s’ouvrir aux idées du professeur d’Oxford John Wyclif, mort en 1384.
Wyclif est connu pour avoir initié la traduction de la Bible (la Vulgate) en anglais, ce qui en soi révèle déjà trois points importants de sa pensée :
1. l’Écriture Sainte est la véritable autorité en matière de foi ;
2. l’accès à la Bible doit être aussi large que possible, ce qui signifie que les laïcs ont autant le droit d’y recourir que les clercs et les universitaires ;
3. le latin n’est plus la langue de l’Église, mais seulement celle de l’Église de Rome.
Mais, au départ, Wyclif était avant tout, en Angleterre, le fer de lance de la contestation largement répandue contre les abus et les dérives morales qui foisonnaient dans l’Église de son temps. En cela, il agaçait, bien sûr, tous ceux qui profitaient de cet état de fait, mais on ne pouvait guère le lui reprocher. Après tout, il était la voix (mais pas toujours l’exemple !9) d’un christianisme vrai, qui a toujours été celui des grands saints que l’Église vénère. Cependant, parvenu à l’âge mûr (vers 45 ans environ), sa lecture de la Bible va le pousser dans un radicalisme antiromain et anticlérical qui s’exprime également dans une contestation de nombreuses croyances et pratiques cérémonielles. Il critique ou rejette la plupart des sacrements, conteste le trop-plein des cérémonies et jours de fête, rejette le culte des saints, l’adoration des images et des reliques. Tout cela lui vaut un premier procès en 1377, mais, protégé par le comte de Lancaster, sa condamnation par le pape Grégoire XI restera sans effet.
Il se positionnera également, dans un ouvrage paru en 1381, comme un adversaire de la doctrine de la transsubstantiation, ce qui le mettra sérieusement en difficulté. Il affirme en effet que, contrairement au dogme établi lors du 4e concile du Latran en 1215, le pain n’est pas transformé lors de l’eucharistie, il reste du pain. La présence du Christ est spirituelle. C’est cette position en particulier qui le fit accuser d’hérésie et lui fit perdre l’appui de certains qui le soutenaient jusque-là. Mais, en fait, sa doctrine de l’Église, elle aussi, s’était complètement éloignée de celle de Rome. Pour lui, l’Église au sens strict, c’est la communauté des élus, ou des sauvés, et non pas l’Église historique qui s’atteste premièrement au moyen de sa hiérarchie. Très concrètement, cela veut dire que les gestes sacramentels du prêtre ou de l’évêque (en somme la médiation de la grâce) ne sont valables que s’ils émanent d’une personne qui donne des signes de salut, c’est-à-dire qui soit moralement digne. De même, le peuple de Dieu ne doit obéissance qu’aux clercs qui ne se trouvent pas en état de péché mortel. Autrement dit, le diable est dans l’Église de Rome tout autant que le Christ. Wyclif va d’ailleurs considérer le schisme de 1378 comme un jugement de Dieu, ce qui, à ses yeux, confirme que le pape est l’Antichrist.
Le docteur Wyclif sera finalement démis de son poste de professeur à Oxford, mais, grâce aux protections dont il a toujours bénéficié, il échappera jusqu’à son dernier jour au bûcher. S’il n’a pas entraîné des foules derrière lui, s’il n’a pas été un homme d’action, il laisse cependant à sa mort un héritage qui va fructifier. Tout d’abord s’est constitué, en Angleterre même et déjà de son vivant, un groupe de disciples qui vont tenter de mettre en pratique ses idées. On les appellera les « lollards ». Ceux-ci seront durement persécutés de telle sorte que le mouvement paraît s’éteindre dans les années 1420-1430. Quelques cellules clandestines se maintiendront malgré tout jusqu’au xvie siècle. Mais, plus important encore, il y a les livres que Wyclif a rédigés. La plupart d’entre eux ont pu être conservés, notamment à l’université d’Oxford, où ils pourront être consultés… et recopiés !
Or, dans les dernières années du xive siècle, la sœur du roi Venceslas, ayant épousé Richard III d’Angleterre, souhaita vivement que des échanges aient lieu entre l’université de Prague et celle d’Oxford. De jeunes Tchèques vinrent donc étudier en Angleterre et y découvrirent les œuvres de Wyclif. Ils ramenèrent ensuite quelques-uns de ses écrits à Prague. C’est ainsi que la pensée d’un professeur hérétique d’une université d’Angleterre va connaître une seconde vie en Europe centrale, dans le royaume de Bohême.
b) Le parcours de Jean Huss
C’est en 1391 que, pour la première fois, le nom de l’élève Huss apparaît sur le registre de l’université. Il n’est alors qu’un pauvre étudiant qui se bat pour vivre, pour étudier et pour s’arracher ainsi à la condition très modeste de son milieu. Ses études se passent bien puisque, deux ans plus tard, il reçoit le grade de bachelier ès arts et, au bout de cinq ans, en 1396, celui de maître ès arts. À ce moment, il se décide à entreprendre des études de théologie. On ne discerne pas bien les raisons de cette dernière orientation puisque jusque-là le jeune Jean Huss n’avait pas manifesté un intérêt particulier pour la religion. Cependant, dès 1398, alors qu’il débute dans l’enseignement, on s’aperçoit qu’il commence à estimer nécessaire une réforme de l’Église. Est-ce déjà le contact avec les écrits de Wyclif ? Toujours est-il que les premiers ouvrages ramenés à Prague sont l’objet d’une grande attention de sa part puisqu’il se met lui-même à les recopier, et plus tard à les traduire en tchèque.
En 1400, il est ordonné prêtre et, deux ans plus tard, prédicateur à la chapelle de Bethléem. Notons, parce que c’est un indice significatif du contexte, que cet édifice avait été construit une dizaine d’années auparavant pour qu’il y ait un lieu dans Prague où l’Évangile puisse être prêché dans la langue du peuple. Jean Huss devint rapidement le prédicateur tchèque le plus écouté. Il va faire de cette chapelle un haut lieu de l’identité nationale et un centre de rayonnement des idées réformatrices.
En même temps, Huss entretient de bonnes relations avec ses collègues allemands à l’université, ainsi qu’avec l’archevêque de la ville. Dans une période où les tensions communautaires devenaient vives, c’est sûrement cette attitude conciliante qui lui valut d’être nommé d’abord doyen de la faculté des arts, puis, en 1402, recteur de l’université (pour une année seulement). Relevons également qu’en 1406 Huss est encore honoré en étant nommé chapelain de la cour et confesseur de la reine. Si le roi Venceslas (qui est alcoolique) se révélera un protecteur peu fiable, la reine en revanche, qui vient fréquemment l’écouter à la chapelle de Bethléem, lui gardera toujours son estime.
Mais, parallèlement à cette ascension sociale, les esprits s’échauffent autour des écrits de Wyclif. Parmi les nombreux articles de foi extraits de ses ouvrages – et qui avaient été déjà dénoncés en Angleterre –, 45 furent sélectionnés que l’université se proposa d’examiner au mois de mai 1403. D’emblée, il apparaît que les Allemands se révèlent en accord avec l’Église d’Angleterre qui a rejeté ces thèses, tandis que les Tchèques se trouvent être beaucoup plus favorables. Huss, lui, est resté assez neutre, notant simplement qu’il ne fallait pas sortir les phrases de Wyclif de leur contexte, ne pas se méprendre sur leur signification précise, et signalant aussi les lieux où la traduction qui en avait été faite ne paraissait pas fidèle. À partir de là,
le roi Venceslas, l’archevêque de Prague Zbynek, le haut clergé de Bohême, les maîtres de l’université de Prague, la noblesse, la bourgeoisie et le peuple chrétien vont se déchirer autour de questions théologiques, qui laisseraient aujourd’hui indifférents la plupart d’entre nous. Et, pour aggraver encore les affrontements, l’honneur de la natio bohemica, traitée d’« hérétique » par ses ennemis allemands et par la papauté elle-même – la plus grave injure qui puisse être adressée alors à un peuple –, soulèvera dans toute la Bohême des réactions passionnelles qui conduiront aux pires excès10.
Résumons donc le reste de la vie de Jean Huss avant d’en venir précisément à ses points de désaccord avec l’Église romaine. En 1407, Venceslas, espérant prendre le pouvoir en Allemagne, se doit de donner des gages d’orthodoxie de son pays. Parmi les mesures prises, Jean Huss est démis de sa fonction de prédicateur du synode (qui se réunit régulièrement à Prague). L’année suivante, avec l’accord de l’université, les œuvres de Wyclif sont reconnues indésirables, ce qui aura pour effet de faire apparaître au grand jour un parti « wyclifite ». Plusieurs de ses leaders ayant été expulsés de Prague, Jean Huss sort de sa réserve et, dans un sermon prononcé le 14 juillet 1408 à la chapelle de Bethléem, il va réfuter les accusations que l’on porte contre les wyclifites. Ce sera une ligne de défense constante chez lui. Il ne cherchera pas tant à mettre en lumière les divergences – et à les soutenir par l’Écriture – qu’à remettre en cause ce qu’il estime être des caricatures injustes de ses propres positions ou de celles des autres protestataires.
Après le concile de Pise, qui a mis en place un troisième pape (Alexandre V, puis Jean XXIII), la situation devient très confuse. Le roi en profite pour affirmer plus nettement l’indépendance de la Bohême : il change le règlement intérieur de l’université pour donner plus de pouvoir à la représentation tchèque face à celle des Allemands. Il s’ensuit rapidement un départ de tous les maîtres allemands (qui fonderont leur propre université à Leipzig), et Huss se retrouve à nouveau au poste de recteur, mais d’une université qui a fortement décliné, de nombreux étudiants ayant également quitté les lieux. De plus, sa personne cristallise maintenant toutes sortes d’oppositions (on lui reproche notamment d’avoir fait partir les Allemands). L’archevêque, fort de sa nouvelle allégeance au pape élu à Pise et croyant le moment favorable pour l’éradication définitive de l’hérésie wyclifite, fait brûler les livres qu’il avait réquisitionnés, ce qui entraîna des émeutes qui l’obligèrent à fuir pour sauver sa vie. Du coup, l’université devenue cent pour cent tchèque, réhabilite les écrits de Wyclif (sans déclarer toutefois qu’il ne s’y trouve pas d’hérésie).
Alors que Venceslas cherche à prendre la main sur l’Église de Bohême, le nouvel archevêque et d’autres opposants fidèles à Rome en appellent au pape contre Jean Huss. Ce dernier reçoit alors une convocation pour comparaître devant Jean XXIII à Bologne, sous peine d’excommunication en cas de refus. Convaincu qu’il devait rester à Prague pour maintenir le combat de la vérité, il refuse d’obtempérer et finira, après plusieurs rappels, par être excommunié. Malgré une déclaration de foi faite le 1er septembre 1411 dans laquelle il présenta sa position de la manière la plus catholique possible11, il ne parvint pas à être lavé du soupçon d’hérésie. D’autant que l’année suivante un nouveau scandale éclate : ce même pape, ayant besoin de financer une guerre contre le roi de Naples, promulgue une vente d’indulgences plénières. Jean Huss ne peut rester silencieux, il faut dénoncer le mensonge : le pape n’a pas le pouvoir de lier le sort éternel d’un homme, encore moins contre une somme d’argent. Et, d’autre part, le pape n’a pas le droit de déclarer et de mener une guerre. La réplique fut très sévère. Jean Huss fut solennellement déclaré anathème dans les Eglises de Bohême et la ville de Prague mise sous interdit12 tant que Huss y demeurerait. Cette situation plaça maître Huss devant un grave cas de conscience. Il s’aperçut que le petit peuple, qu’il aimait et sur lequel il comptait, ne résisterait pas longtemps à « ce filet serré de l’Antéchrist ». Le roi lui-même lui demanda de quitter la ville pour un temps. Il s’exila donc à la fin octobre 1412 et, après quelques semaines d’errance, trouva un refuge chez le baron de Lefl.
Toutefois, n’étant pas très éloigné, Huss fit de fréquents passages à Prague, et c’est ainsi qu’au cours de l’un d’entre eux il afficha sur le mur de la chapelle de Bethléem le « Traité des six erreurs », sur lequel nous reviendrons. Ce temps de retraite forcé fut productif au niveau de sa pensée et de sa production littéraire. Jean Huss y écrivit notamment son œuvre la plus emblématique : le De Ecclesia. Et c’est du sein de cet exil qu’il reçut la convocation à se rendre au concile de Constance. Contrairement au précédent appel du pape auquel il ne voyait aucune perspective positive, Huss vit immédiatement dans cette comparution une opportunité pour présenter et défendre ses vues devant toute la chrétienté réunie en la personne des délégués au concile. Il se doutait bien que cela pouvait lui être fatal, mais le sauf-conduit reçu de l’empereur Sigismond constituait un signe favorable.
c) Le procès
En octobre 1414, Huss se met en route pour Constance avec quelques-uns de ses amis. Le concile fut déclaré ouvert le 5 novembre. Huss trouva un logement dans la ville et pendant quelques semaines put aller et venir librement, assister aux offices religieux, le pape ayant levé l’anathème et l’interdit. Il se préparait à comparaître devant cette impressionnante assemblée en rédigeant quelques sermons qu’il espérait pouvoir prononcer. Il fut cependant arrêté sous un faux prétexte, et d’autant plus facilement que l’empereur n’était pas encore à Constance. Celui-ci n’arriva que pour Noël. Apprenant l’arrestation de Huss, il fut tout d’abord en colère et bien décidé à le faire libérer. Mais, le 1er janvier, soit à peine une semaine après, il se ravisa et le livra de fait entre les mains du concile. Assurément, des considérations stratégiques ont dû être dépeintes devant ses yeux, lui faisant comprendre qu’il était de son grand intérêt que Huss soit jugé et condamné.
Mais l’affaire Huss ne constituait pas le centre de préoccupation du concile. Il fallait en urgence résoudre le problème épineux de la direction de l’Église. Le pape, craignant d’être déposé comme les deux précédents le furent à Pise, se débattait en manœuvres diverses, expliquant qu’il n’y avait pas de problème en fait puisque les deux précédents avaient été déclarés illégitimes et que lui-même avait été régulièrement élu. Cependant, beaucoup de membres du concile estimaient que l’immoralité notoire, pour ne pas dire le comportement sulfureux, de ce Jean XXIII13 le discréditait d’emblée. Ce n’était pas sur son nom que pouvait se rassembler l’Église. Il fallait commencer une ère nouvelle sur des bases neuves.
C’est ainsi que notre Jean Huss passa de longs mois en prison14 sans qu’aucune occasion ne lui soit donnée de rencontrer le concile. Ce n’est pas à dire qu’il ne se passait rien, car une commission avait été chargée de collecter toute information pouvant permettre de monter le dossier d’accusation. Celle-ci, bien sûr, passa au crible ses écrits, mais reçut aussi le témoignage d’opposants tchèques qui furent particulièrement virulents, l’accusant de toutes sortes de choses, mélangeant sans vergogne le vrai et le faux. Parallèlement, Huss fut mis sous pression par des visites régulières où l’on chercha, tantôt à recueillir des aveux, tantôt à lui faire abjurer des hérésies, dans lesquelles d’ailleurs il ne se reconnaissait pas.
Mais avec l’arrivée du printemps 1415, l’imbroglio concernant la papauté va se dénouer partiellement et de manière inattendue. En effet, le pape, sentant chaque jour un peu plus son siège lui échapper, lança sur la table son dernier atout. Le 20 mars, il s’enfuit subrepticement, quitte Constance, pensant que le concile ne pourrait pas se poursuivre en son absence. Cette dernière initiative n’eut pas l’effet escompté. Non seulement le concile continua de siéger, mais ce fut l’occasion d’une victoire pour le parti conciliaire. En effet, le 6 avril, le concile général s’autoproclame l’instance suprême de la chrétienté, ce qui constitue une volte-face assez spectaculaire par rapport à la croyance en la succession de saint Pierre dans la personne des papes. Jean XXIII, finalement rattrapé, fut solennellement déposé le 29 mai, tandis que les deux autres papes seront mis dans l’impossibilité de maintenir leur pouvoir. Ainsi, l’Église catholique, en attendant l’élection de Martin V, à la fin de l’année 1417, va vivre plus de deux ans sans pape, une situation totalement inédite !
La crise se dénouant, le concile peut en venir à la question de l’hérésie qui la menace. Il le fera d’abord en revenant sur la personne et l’œuvre de John Wyclif. Bien que lui-même et ses écrits fussent déjà condamnés par diverses instances, le concile a estimé qu’il était de son devoir de se prononcer sur ce cas, et de frapper fort ! Le 5 mai, l’assemblée condamne 305 articles de Wyclif (!). Il s’ensuit que tous les livres qui demeurent devront être brûlés et que le corps de l’ancien professeur devra être déterré et ses restes dispersés.
En ce qui concerne Huss, contrairement à ce qu’il espérait, il n’était pas dans l’intention du concile de l’entendre longuement, et encore moins de le laisser développer sa pensée dans un ou plusieurs sermons. L’instruction pouvait avoir lieu sur la base de ses écrits et des témoins (à charge !). Autrement dit, sa comparution ne devait avoir lieu que lorsque le dossier serait bien ficelé. En définitive, la seule chose importante qui était attendue de cette rencontre avec Huss, c’était son éventuelle abjuration, la conviction d’hérésie étant déjà établie.
Cependant, la noblesse de Bohême, déjà remontée par le parjure de Sigismond, demanda instamment que le concile donne à Jean Huss la possibilité d’exprimer librement et complètement ses vues. Pour ne pas envenimer encore les relations, le concile céda sur la forme et consacra trois séances en présence de l’accusé. Mais c’est beaucoup dire qu’il put y formuler librement sa pensée. Le 5 juin, lors de la première comparution, ce fut un tel défoulement, un tel tohu-bohu, que Huss ne pouvait même pas se faire entendre. La séance fut abrégée car, à l’évidence, il était impossible d’en tirer quelque chose de constructif, dans un sens ou dans l’autre. Les deux séances suivantes, les 7 et 8 juin, seront plus disciplinées. Dans la seconde en particulier, Huss a pu bénéficier d’un certain temps pour pouvoir s’expliquer sur deux points sensibles : le statut du prêtre indigne et la présence du corps du Christ dans l’eucharistie. Malheureusement, le lendemain, on le somme de répondre très brièvement aux questions qui lui seront posées. Dans ces conditions, on comprend bien que toute nuance devient impossible. À la fin, il lui est signifié à nouveau qu’il doit abjurer ses erreurs s’il veut éviter les flammes du bûcher. Huss restera ferme, ne pouvant renier, d’une part, des propos qu’on lui attribue mais qu’il n’a jamais tenus15 et, d’autre part, des enseignements qu’il a professés mais dont il demeure convaincu qu’ils sont dans la droite ligne de la foi catholique.
Jean Huss sera donc jugé coupable d’hérésie. Le 23 juin, tous ses livres sont condamnés à être brûlés. Le 6 juillet, après une cérémonie dans laquelle sont prononcés l’acte d’accusation, la sentence et une solennelle mise hors de l’Église, il est immédiatement conduit au lieu du supplice.
d) Les véritables points litigieux
Au cours de ce résumé historique, certaines positions théologiques de Jean Huss ont été évoquées. Il convient maintenant de rassembler les éléments épars et d’essayer ainsi de mettre en lumière les véritables points de rupture avec la doctrine officielle de l’Église. Pour ce faire, il faut d’abord écarter les accusations fantaisistes qui n’ont été écoutées à Constance qu’en raison d’une volonté préétablie d’en finir avec cet agitateur tchèque. On doit reconnaître ensuite qu’en ce qui concerne les dogmes des quatre premiers conciles, au sujet de la nature de Dieu et de celle du Fils incarné – et comme ce sera le cas chez les réformateurs du xvie siècle –, Jean Huss se révèle parfaitement orthodoxe. Il confesse la Trinité comme elle a été définie à Nicée et Constantinople et la double nature du Christ selon l’enseignement des conciles d’Éphèse et de Chalcédoine. Il croit également à la vérité des Saintes Écritures, sans pour autant rejeter certaines croyances traditionnelles qui manquent de fondement scripturaire, comme le purgatoire ou l’Assomption de Marie. Rappelons également que si ses attaques ont été souvent sévères envers le clergé, elles visaient avant tout des comportements qu’il jugeait scandaleux, mais elles ne mettaient pas en question l’institution elle-même. Au contraire de Wyclif – et bien que, comme lui, il osât qualifier le pape d’antichrist – Huss resta persuadé que le droit ecclésiastique était une bonne chose et que l’Église romaine pouvait à juste titre se dire universelle.
Mais, il faut le reconnaître, il est souvent difficile de mettre au clair très précisément sa pensée sur tel ou tel sujet, car, selon les circonstances, son discours peut être assez différent. Dans quelques cas, on peut même se demander si sa volonté de toujours s’affirmer bon catholique ne l’amène pas à trahir certaines affirmations qu’il a pu énoncer ou écrire lorsqu’il endossait devant le peuple le costume de leader de la contestation. Cette tension est très sensible si l’on prend comme base le fameux « Traité des six erreurs » qu’il afficha à Prague en 1413. La première sentence concerne l’eucharistie et dénonce l’idée que le prêtre à l’autel créerait le corps de Christ. En la lisant, on semble y retrouver la position de Wyclif. C’est d’ailleurs bien ainsi que les pères du concile ont compris la chose : Huss reprendrait à son compte la grave hérésie enseignée par l’ancien professeur d’Oxford. Mais, tout au long de son procès, que ce soit dans les interrogatoires en prison ou bien devant la grande assemblée conciliaire, Huss eut sans cesse à cœur de se démarquer de cette réputation. Lors de sa deuxième comparution et lorsqu’il put s’exprimer sur le sujet, il va le faire en utilisant le langage même du concile du Latran de 1215 : il reconnaît que, lors de sa consécration, le pain disparaît, « transsubstantié » dans le corps du Christ. Surpris, un membre du concile demande confirmation : « Voulez-vous dire que le corps du Christ est là, totalement, réellement et de façon multipliable ? » La réponse est sans ambiguïté : « Vraiment, réellement et totalement ; le corps du Christ est dans le sacrement de l’autel, ce corps né de la Vierge Marie, qui a souffert, est mort, est ressuscité et se tient à le droite du Père. » Comme le dit Jean Puyo : « Jan Hus pouvait-il être plus orthodoxe ? » Et on comprend la prudence d’André Vauchez lorsqu’il écrit, à propos de l’ensemble de l’œuvre de Huss, que ce dernier est « probablement » plus orthodoxe que Wyclif !
Mais là où, indubitablement, la pensée de Jean Huss s’affirme régulièrement et se révèle problématique pour Rome, c’est en ce qui concerne la doctrine de l’Église. Quand bien même son attitude a été dans l’ensemble respectueuse vis-à-vis de la hiérarchie de l’Église, quand bien même il n’aurait jamais adopté la vision wyclifite de la soumission complète de l’Église visible à l’Église invisible, il n’empêche que de nombreux indices indiquent une ecclésiologie différente de celle qui a été mise en forme avec saint Augustin et durant tout le Moyen Âge. Plusieurs postulats annonçaient une nouvelle façon de voir les choses, une façon incompatible, et même dangereuse, pour le système romain.
D’abord, et dans la ligne de la mystique christocentrique de la via moderna, colportée notamment par les Frères de la vie commune, Huss considère que la relation du croyant au Christ ne dépend plus exclusivement de la médiation de l’Église. Elle se vit et s’exprime aussi dans une démarche personnelle et intérieure. Ainsi, pour le pardon des péchés, il croit beaucoup plus à la valeur de la repentance sincère qu’à l’efficacité des indulgences. De même, il ose séparer l’absolution qui vient de Dieu de l’acte liturgique opéré par les clercs. Il le dit sans détour :
Que chacun, quel qu’il puisse être, pape, évêque ou n’importe quel autre prêtre, proclame : homme, je pardonne tes péchés, je te délivre de tes péchés et de toutes les souffrances de l’enfer, c’est une clameur vide et vaine. Elle ne confère rien si Dieu ne pardonne lui-même au pécheur qui renie ses péchés de tout son cœur16.
La portée d’une telle attitude est considérable. Elle signifie que l’autorité ecclésiastique ne tient pas dans ses mains la destinée éternelle des croyants17. L’Église est dépossédée de son pouvoir des clés, tant en ce qui concerne le salut que la damnation. Ceci est d’ailleurs nettement appuyé dans le « Traité des six erreurs » puisque la troisième sentence rejette le prétendu pouvoir des prêtres de remettre les péchés et leur châtiment, tandis que la sixième rejette le trop célèbre pouvoir d’excommunier.
Une des conséquences de ceci – que Huss a pleinement assumée –, c’est la minimisation de la distance qui sépare les clercs des laïcs. En définitive, l’autorité ultime dans l’Église étant le Christ, et la hiérarchie n’étant pas propriétaire exclusive du lien au Christ, il n’est pas naturel que le clergé seul soit juge de tout et ne soit lui-même jugé par personne. Les laïcs doivent au contraire être intégrés dans la marche de l’Église, non pas comme un simple troupeau que l’on conduit, mais comme membres à part entière du corps de Christ. Jean Huss, quand il prêchait à la chapelle de Bethléem, aimait interpeller ses auditeurs et leur demander leur avis ! Il fut constamment celui qui rendit au peuple chrétien un droit à la parole. Plus encore, il avait la conviction que les autorités civiles avaient le devoir de mettre de l’ordre dans l’Église, c’est-à-dire de sanctionner éventuellement les clercs qui se comportaient mal18.
Et puis, cet appel direct au Christ, cette capacité à « entendre » la voix de Dieu indépendamment de la médiation de l’Église va avec un mouvement de fond de la pensée occidentale de cette époque, à savoir une affirmation de plus en plus forte de la personne individuelle ; on parlera de l’émergence du « moi ». Ce n’est pas à dire que celui-ci n’existait pas dans les temps anciens. La conscience de soi en tant que personne unique fait partie de la nature humaine. D’autre part, le message de l’Évangile met particulièrement en évidence la valeur de la personne individuelle puisqu’il s’adresse au cœur et invite à des décisions personnelles. Néanmoins, il est vrai que l’Église, en construisant puis en imposant une uniformisation du croire, a pour longtemps renvoyé les questions religieuses du domaine du choix personnel à l’adhésion simple au discours dominant. Remarquons que cela n’est pas allé sans contestation. L’« hérésie » n’a pas attendu le xive siècle pour se manifester. Or, l’hérétique, c’est justement celui qui oppose un choix individuel face à une identité religieuse collective et instituée. Mais ce qui est en train de changer, c’est le poids respectif des deux instances, collective et individuelle. Jean Huss ne veut pas contester le droit de l’Église à dire le contenu de la foi ; il n’est pas à proprement parler un rebelle, mais il ne peut plus accepter le simple argument d’autorité. Tout au long de son procès, il explique à ses adversaires qu’il est disposé à revoir ses positions si on lui donne de bonnes raisons pour cela. Dans son œuvre majeure, le De Ecclesia, il écrit : « Qui peut interdire à un homme de juger selon sa raison ? » Ainsi, après avoir été dépossédée de son privilège des clés en ce qui concerne l’administration de la grâce, l’Église l’est également en ce qui concerne l’énoncé de la vérité. Son autorité en cette matière s’arrête aux portes de la conscience. Autrement dit, le discours de l’Église n’est pas nécessairement infaillible ; la conscience peut exiger de lui qu’il présente ses lettres de créance.
Dès lors se pose la question : sur quelle base la conscience peut-elle reconnaître la voie juste si celle-ci n’est pas nécessairement présente dans le discours de l’Église ? Comme on l’a vu dans la citation précédente, Huss invoque la raison. Mais celle-ci ne constitue pas une norme pour la foi. Elle est seulement un moyen d’enquête. Elle est utile et nécessaire, mais elle ne saurait à elle seule être le guide qui conduit à la vérité. Car la vérité, Huss en est persuadé, gît en la révélation de Dieu, c’est-à-dire en définitive dans les Saintes Écritures. Jean Huss, très clairement, est un des premiers à énoncer ce qu’on appellera plus tard « la méthode d’examen », c’est-à-dire le droit et le devoir pour tout chrétien de tester l’enseignement de l’Église à la lumière de la Bible. Après la publication pontificale annonçant la vente d’indulgences en Bohême (1412), Huss s’exprime ainsi :
C’est pourquoi un disciple du Christ doit examiner de près les bulles papales, et si elles sont conformes aux lois du Christ, ne s’opposer à elles en aucune manière. Mais si elles sont contraires aux lois du Christ, il doit se joindre au Christ lui-même pour les combattre. […] L’Écriture Sainte est la loi du Christ, c’est pourquoi rien ne doit y être ajouté ou retranché, car la loi du Christ suffit ; seule elle peut conduire et gouverner l’Église militante19.
On reconnaîtra, notamment dans la dernière phrase, le fameux sola Scriptura, un des deux principes fondateurs de la Réforme du xvie siècle. Bien entendu, pour lui, il s’agit surtout de faire entendre « la loi du Christ » dans ce qui constitue son actualité, c’est-à-dire par rapport aux décisions et aux comportements de l’Église de son temps. Il n’y a pas encore une volonté de confronter l’ensemble de la Tradition avec l’enseignement de l’Écriture. Néanmoins, affirmer que l’Écriture Sainte « seule peut conduire et gouverner l’Église militante » ouvre bien sûr la porte à une critique des croyances et des usages établis par la Tradition. Sans trop s’avancer sur cette voie, Huss a cependant posé quelques jalons significatifs. Le plus symbolique d’entre eux est sans nul doute la restitution de la coupe (ou du calice) aux laïcs. Depuis deux siècles déjà, la coutume s’était établie que seul le prêtre devait avoir accès au calice, le peuple devant se contenter de recevoir l’hostie. Or, en plusieurs chapelles et églises de Bohême, Huss avait réussi à rendre la coupe au fidèle. Le concile de Constance le lui reprocha et qualifia cette initiative d’« hérétique ». « Quelle folie, répond Huss dans une de ses lettres, de condamner comme une hérésie l’Évangile du Christ, les épîtres de saint Paul, les actions du Christ, de ses apôtres et de ses saints. »20
Après la mort de Huss, la communion sous les deux espèces devint l’emblème du mouvement hussite. Un héritage que la Réforme, unanimement, reprit à son compte.
CONCLUSION : DE JEAN HUSS À MARTIN LUTHER
Indéniablement, avec les Vaudois, avec Wyclif et d’autres, Jean Huss a été un précurseur du grand mouvement réformateur qui va se déployer au xvie siècle. Des ressemblances étonnantes peuvent d’ailleurs être relevées entre le parcours de Huss et celui de Martin Luther.
On remarquera d’abord que tous deux sont nés et ont grandi dans le cadre du Saint-Empire, et tous deux ont été des figures d’une revendication nationale, identitaire. Huss a largement contribué à faire émerger la conscience d’une appartenance à la nation tchèque – face à l’Allemagne et face à Rome –, tandis que Luther s’est vu lui-même comme un prophète de la nation allemande, face à l’hégémonie de Rome. Tous deux ont d’ailleurs contribué à l’émancipation de leur langue, Huss travaillant sur l’écriture tchèque et Luther magnifiant l’allemand par ses écrits théologiques, et surtout par sa remarquable traduction de la Bible.
Tous deux furent des universitaires confrontés à un même contexte global : d’une part, la domination de l’érudition scolastique dont ils ont cherché à se dégager ; et, d’autre part, une Église catholique qui n’a rien appris en un siècle et qui continue, à l’époque de Luther, de créer scandales sur scandales par le comportement de ses autorités, les guerres du pape, et ainsi de suite. D’ailleurs, on va les voir, à un moment clé de leur vie, face au problème posé par la publication des indulgences. Celle de 1517 sera l’étincelle qui allumera le feu de la Réforme, mais celle de 1412 avait déjà provoqué une indignation aussi vive, non seulement chez Huss, mais aussi dans une bonne partie de la population de Bohême. Le rejet fut si passionnel que des étudiants de l’université de Prague brûlèrent publiquement la bulle papale qui contenait (entre autres) la promulgation de cette indulgence. L’épisode peut rappeler le geste de Luther brûlant, en 1520, la bulle qui condamnait tous ses écrits.
Et ce qui frappe sans doute le plus, quand on met en parallèle l’histoire de ces deux hommes, c’est la convocation de Luther à la diète de Worms. En effet, cet épisode évoque immédiatement la convocation de Huss à Constance. Certes, à Worms, il ne s’agit pas d’un concile, mais l’objectif poursuivi par les autorités ecclésiastiques est le même : il s’agit d’enrayer au plus vite un mouvement de contestation, soit en obtenant une abjuration, soit en éliminant physiquement son leader. Luther, qui était déjà excommunié (comme Huss), reçut de l’empereur Charles Quint un sauf-conduit qui devait assurer sa sécurité lors de son voyage et pendant la diète. À l’époque déjà, les ressemblances avec l’histoire tragique de Huss venaient à l’esprit. Devant ses amis qui lui déconseillaient de se rendre à Worms, Luther eut ce mot : « Oui, j’irai à Worms même s’il y avait autant de diables que de tuiles sur les toits. On a pu brûler Jean Huss, on n’a pas pu brûler la vérité. » L’empereur, lui aussi, avait en mémoire les événements de Constance. Alors que certains prélats lui conseillaient vivement de lever la protection qu’il accordait à Luther par son sauf-conduit, il leur répondit : « Je ne veux pas avoir à rougir comme mon prédécesseur Sigismond. » Comme quoi, le martyre de Huss a sans doute été la chance de Luther.
Mais au-delà des comparaisons historiques, il est intéressant de relever également les avancées majeures dans la pensée théologique de Huss, qui préfigurent la doctrine et la spiritualité de la Réforme du xvie siècle.
Il faut noter d’emblée ce rapport direct au Christ, si cher à Luther, cette revendication des droits de la conscience et finalement, comme nous l’avons vu, la définition d’une autorité ultime qui n’est plus celle de l’Église, mais celle de l’Écriture. En ces domaines, il est facile de constater la grande proximité de pensée.
En ce qui concerne l’Église, la réflexion de Huss n’est sûrement pas achevée, mais c’est dans sa recherche même qu’on peut y discerner une attente à laquelle semble répondre la doctrine de l’alliance développée plus tard en milieu réformé. En effet, entre la position de Wyclif – dont on peut dire qu’elle préfigure l’ecclésiologie anabaptiste – et l’enseignement catholique romain, Huss s’avance en direction d’une troisième voie. Il ne s’agit pas pour lui de rejeter d’emblée l’Église historique, l’Église institutionnelle avec ses prérogatives, mais il ne s’agit pas non plus de la confondre avec le peuple des élus que Dieu seul connaît. La doctrine de l’alliance de grâce permettra de poser les bases de cette troisième voie. En somme, l’ecclésiologie réformée va rendre manifestes les intuitions de Jean Huss. En outre, sa revalorisation du laïcat sera reprise pleinement par Luther, à qui l’on doit l’affirmation du sacerdoce de tous les croyants, et donc la fin de l’institution sacerdotale en tant que médiation entre Dieu et les hommes.
Tous ces éléments rassemblés confirment l’impression première : oui, il y a bien une filiation entre l’œuvre de Jean Huss et la Réforme du xvie siècle. Martin Luther l’a lui-même affirmé en disant : « Nous sommes tous hussites sans le savoir. » Et, cependant, il faudra rendre au réformateur de Wittemberg la paternité d’une découverte théologique de premier plan, sans laquelle le mouvement de la Réforme n’aurait sûrement pas eu l’ampleur qui fut le sien. Cette découverte, Jean Huss ne l’avait pas initiée, ni même pressentie. Il s’agit de la doctrine du salut par la seule grâce de Dieu, et par le moyen de la foi seule (sola gratia, sola fide). Chez Huss, comme dans toute l’Église médiévale, et aussi au sein des autres mouvements que l’on qualifie de préréformateurs, la grâce n’est jamais le pivot de la relation de l’homme à Dieu. Elle n’est qu’une aide et une consolation dans un système qui reste profondément légaliste, c’est-à-dire dans la logique du donnant-donnant. Martin Luther va faire éclater tout cela ! Ce qui va faire la puissance de sa pensée, c’est la (re)découverte de cet Évangile de grâce qui désormais n’est plus confondu avec la loi. Luther redécouvre la glorieuse liberté des enfants de Dieu. À l’évidence, tel n’était pas le langage de Huss. Très significative est sa dernière lettre rédigée en prison. Alors qu’il se prépare à l’ultime sacrifice, il écrit ces mots : « J’ai écrit cette lettre dans l’attente de ma condamnation à mort, en prison, dans les chaînes que je souffre, je l’espère, pour la loi divine. »21
Nul doute que, dans des circonstances similaires, Luther ne se serait pas exprimé de cette manière. Faut-il voir dans cette obscurité qui demeurait en Huss les raisons profondes qui ont limité l’impact de son action ? Luther n’a-t-il pas embrasé l’Europe justement parce qu’il a ouvert d’une manière radicalement nouvelle le chemin vers Dieu ? Ce serait excessif de l’affirmer. Entre les deux hommes, il y a l’espace d’un siècle durant lequel les mentalités ont pu évoluer, il y a eu les progrès de l’humanisme, il y a eu Érasme. Cependant, une lecture chrétienne de l’histoire ne nous interdit pas de penser que l’action de l’Esprit Saint aura été d’autant plus sensible que l’Évangile aura été à nouveau proclamé dans sa pureté.
Pour terminer, j’aimerais rassembler ces deux belles figures de l’histoire de l’Église qu’ont été Jean Huss et Martin Luther, en soulignant combien ils ont été des passionnés de la vérité. Ils l’ont désirée, ils l’ont recherchée, ils ont voulu la déterrer là où elle avait été ensevelie par des siècles de traditions humaines. Elle a été le point de mire qui ne les a pas quittés dans les pires moments de la tourmente. Elle fut pour eux un appel si pressent qu’aucune autre considération ne put infléchir la ligne de leur combat, quitte à y laisser la vie. En 1410, alors que la situation à Prague devient très difficile, alors que Huss est interdit de prêche, il brave néanmoins l’interdiction et prononce ces paroles remarquables :
Afin que, par mon silence, je ne puisse m’exposer au reproche d’avoir abandonné la vérité pour un morceau de pain ou par peur des hommes, je défendrai jusqu’à la mort la vérité que Dieu m’a confiée, spécialement la vérité des Saintes Écritures. Je sais que la vérité demeure, qu’elle est forte et qu’elle gardera la victoire d’éternité en éternité22.
De son côté, Luther introduit ses fameuses 95 thèses par ces quelques mots : « Par amour pour la vérité et dans le but de la préciser, les thèses suivantes seront soutenues à Wittemberg […]. »
Si Christ lui-même est venu dans le monde « pour rendre témoignage à la vérité »23, reconnaissons que ces deux témoins ont été d’admirables suiveurs de leur Maître. Aujourd’hui, où cette notion évoque peut-être plus de questions que de passion, c’est l’essence même du combat et du sacrifice de Jean Huss qui est perpétuée par la devise pleine d’espérance de la République tchèque : « La vérité vainc. » Et s’il nous fallait définir ce qui est au cœur de toute vraie réforme de l’Église, il serait juste de dire qu’il s’agit d’une avancée du peuple de Dieu dans la voie de la vérité. En ce sens précis également, Jean Huss mérite bien le titre de réformateur d’avant la Réforme.
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Daniel Bergèse est pasteur retraité et chargé de cours d’histoire et de théologie systématique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩
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J’utilise ici l’orthographe francisée. On trouve fréquemment la version originelle tchèque « Jan Hus ».↩
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Exécuté en 1498.↩
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Parmi la documentation consultée, voir le passionnant livre de P. Roubiczek et J. Kalmer, Jean Hus, guerrier de Dieu, Delachaux et Niestlé, 1951.↩
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Les États acceptaient de moins en moins la sujétion fiscale de Rome. En 1365, l’Angleterre refuse de payer des redevances au pape. John Wyclif, alors porte-parole du Parlement, donna les fondements juridiques de ce refus.↩
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Et encore, le peuple ne devait pas savoir qu’en ce xive siècle les sommes affectées à la guerre dépassaient fréquemment 60% des recettes !↩
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« Nous n’avons pas reçu pouvoir de retrancher de cette vie par le glaive séculier ceux que notre créateur et rédempteur veut laisser vivre afin qu’ils s’arrachent aux embûches du démon […]. Ceux qui aujourd’hui sont nos adversaires dans la voie du Seigneur peuvent, avec la grâce de Dieu, devenir nos supérieurs dans la céleste patrie […]. Nous que l’on dit évêques, nous avons reçu l’onction du Seigneur, non pour donner la mort mais pour apporter la vie. » Cité dans Jean Comby, Pour lire l’histoire de l’Église, Cerf, Paris, 1984, tome I, p. 173.↩
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Sigismond avait bien compris que s’il parvenait à ramener l’Église dans une situation normale son trône impérial serait solidement établi.↩
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En effet, tout en s’insurgeant contre les abus du clergé en matière de revenus, il a lui-même collectionné les bénéfices et prébende tout au long de sa vie.↩
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Jean Puyo, Jan Hus, Desclée de Brouwer, Paris, 1998, p. 58-59.↩
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À la demande du roi Venceslas, qui cherchait l’apaisement avec Rome.↩
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L’interdit comporte, entre autres, une sorte de grève des clercs. Les services religieux, mariages, baptêmes, enterrements ne sont plus assurés.↩
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Rappelons que le cardinal Giuseppe Roncalli, devenu le pape Jean XXIII du xxe siècle, a voulu effacer de la mémoire ce prédécesseur – considéré aujourd’hui par l’Église catholique comme un antipape – en reprenant son nom et son numéro.↩
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Dans des conditions parfois très dures où il faillit perdre la vie.↩
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Certains étaient carrément aberrants : on lui reprocha, par exemple, d’avoir prétendu être la quatrième personne de la Trinité ! Malgré le caractère invraisemblable d’une telle accusation, celle-ci fut retenue contre lui et mentionnée lors de la condamnation solennelle du 6 juillet.↩
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Cité in Roubiczek et Kalmer, Jean Hus, guerrier de Dieu, Delachaux et Niestlé, 1951, p. 120. C’est moi qui souligne.↩
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Au grand dam des membres du concile, Jean Huss affirma qu’à son avis, et malgré les multiples condamnations prononcées contre lui, John Wyclif était au ciel avec les « bienheureux ».↩
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Il nia ce point dans sa déclaration de foi officielle du 1er septembre 1411. Mais ce texte, trop politique, ne peut guère donner le change. Le mouvement hussite, par la suite, restera fermement attaché à cet usage puisqu’il figure dans les « quatre articles de Prague ».↩
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Cité in Roubiczek et Kalmer, op. cit, p. 123.↩
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Ibid., p. 204.↩
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Cité in Jean Puyo, op. cit, p. 154. C’est moi qui souligne.↩
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Cité in Roubiczek et Kalmer, op. cit., p. 99.↩
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Jean 18.37.↩