L’esprit de prophétie dans la théologie biblique

L’esprit de prophétie dans la théologie biblique

Nicolas FARELLY*

Qu’appelle-t-on l’Esprit de prophétie ?

Le lien entre l’Esprit de Dieu et la prophétie est intrinsèque dans la littérature biblique et dans les traditions influencées par cette littérature. Ainsi, dans le Judaïsme, notamment dans les Targoums[1], l’Esprit de Dieu est souvent appelé « Esprit de prophétie » ou « Esprit prophétique ». Dans l’Ancien Testament, en particulier dans les traductions des Septantes, les prophètes sont décrits comme étant ceux qui ont l’Esprit de Dieu (Nb 11.29 ; 4 R 2.9, 15; Ne 9.20 ; Za 1.6, 7.12). On se demande aussi, par exemple, si le roi Saül est un prophète, puisqu’il a reçu l’Esprit de Dieu comme les autres prophètes (1 R 10.10-12, 19.23-24). Osée utilise le titre d’« homme de l’Esprit » comme synonyme de « prophète » (Os 9.7). Pour un certain Judaïsme du temps de Flavius Joseph, l’interruption de la lignée des prophètes canoniques depuis les temps d’Antaxerxès s’explique par le fait que « l’Esprit Saint a déserté Israël[2]. » Pareillement, l’Oracle de Joël 3.1 annonce qu’une nouvelle effusion de l’Esprit se manifesterait par un renouveau de la prophétie.

Le christianisme reprendra, bien évidemment, à son compte ce lien entre Esprit et prophétie, aboutissant, par exemple, à la déclaration du Symbole de Nicée-Constantinople : « Je crois à l’Esprit Saint, qui est Seigneur et qui vivifie, … qui a parlé par les prophètes. » Dans le Nouveau Testament lui-même, Jésus est le prophète par excellence parce que Dieu lui donne l’Esprit sans mesure (Jn 3.34). De même, pour Paul, le « mystère » de la volonté divine, qui a été porté à sa connaissance, fut révélé par l’Esprit aux « apôtres et prophètes » (Ep 3.5).

Bien d’autres exemples pourraient être donnés, mais le lien entre Esprit de Dieu et prophétie est clairement et suffisamment établi par ces références. Nous pouvons parler, bibliquement, de l’Esprit de Dieu comme de l’Esprit de prophétie. Dieu est celui qui, par son Esprit, anime ses prophètes pour que ceux-ci communiquent son message. Ainsi, force est de constater que la littérature biblique lie étroitement la notion d’Esprit de Dieu et cette forme d’expérience et de ministère qu’est la prophétie.

Après ces quelques remarques introductives, essayons de suivre comment cet Esprit de prophétie s’est manifesté à travers le récit biblique, notamment et à travers l’histoire du peuple de Dieu. Une quelconque recension exhaustive de ce phénomène serait impossible, mais nous tenterons de donner un large aperçu de certaines dimensions importantes du prophétisme biblique, en nous appuyant sur quelques figures marquantes. Nous partirons de la figure fondatrice du prophète, Moïse, pour aller jusqu’au « prophète comme Moïse », Jésus, en passant par, et en essayant de distinguer, les nombreux types de prophètes qui ont jalonné l’histoire d’Israël. Finalement, nous conclurons par quelques remarques sur le phénomène de la prophétie dans l’Eglise primitive, vivant sa foi après l’effusion de l’Esprit lors de la Pentecôte.

Une figure fondatrice : Moïse

Qu’est-ce qu’un prophète ? Un prophète est, de manière tout à fait basique, un porte-parole de Dieu. Le message du prophète, quelle que soit sa forme, ou son caractère spécifique, est une prophétie en ce que ce message est porteur d’une parole venant de Dieu lui-même. Dieu place ses paroles sur sa bouche (Dt 18.18 ; Jr 1.9). Mais plus qu’un simple réceptacle, plus qu’un simple porteur de message divin, le prophète porte sur lui l’autorité divine, le sceau de garantie sur ses paroles, ce qui explique d’ailleurs pourquoi Dieu prenait personnellement le refus ou l’ignorance du peuple face au message des prophètes. Refuser ou ignorer le message du prophète, c’est refuser ou ignorer la parole de Dieu lui-même.

Un rôle paradigmatique

Si le premier personnage à recevoir le titre de « prophète » dans les Ecritures est Abraham (Gn 20.7), la grande figure faisant référence, la figure fondatrice du prophétisme d’Israël, n’est autre que Moïse[3]. Léon Ramlot parlera de lui comme ayant un « rôle paradigmatique[4]. » Et, comme le remarque également J. Alec Motyer, « chaque caractéristique du vrai prophète de Yahvé dans la tradition classique de la prophétie vétérotestamentaire se trouva en premier lieu en Moïse[5]. » Quelles sont ces caractéristiques ? Trois, au moins, semblent particulièrement saillantes.

Tout d’abord, comme pour tout véritable prophète après lui, c’est bien de Dieu qu’est venue la vocation prophétique de Moïse. C’est que nul autre que Dieu ne peut prendre l’initiative de dire sa Parole, si ce n’est le faux prophète (Jr 14.14 ; 23.21). Moïse a reçu un appel personnel et spécifique de la part de Dieu en Exode 3.1-4.17. Dieu s’est montré à lui lors de l’épisode du buisson-ardent, Moïse est entré dans la présence de Dieu, puis il a été placé devant les hommes pour parler de la part de Dieu. Ainsi, contrairement aux dieux des nations païennes, le Dieu d’Israël prend l’initiative de sa Parole. Il révèle et se révèle quand il le veut. Nul ne peut le forcer à parler comme on irait faire parler les oracles. Et si on peut venir le consulter (Am 7.14-15), Dieu se réserve le droit de répondre ou non. A l’instar de Moïse, les prophètes vétérotestamentaires communiquent donc le message divin, à l’initiative de Dieu lui-même.

Deuxièmement, Moïse est paradigmatique du prophétisme vétérotestamentaire par la manière avec laquelle il sut interpréter l’histoire. Les prophètes bibliques avaient effectivement une conscience de l’histoire bien plus large que des simples événements localisés et contemporains, compris comme une succession fragmentaire. Non, Moïse et ses successeurs pensaient l’histoire, ils la comprenaient dans son ensemble, passée, présente et future, ayant ainsi une vision de ce que certains appellent le « devenir historique[6]. » Plus encore, avec les prophètes bibliques, l’histoire devient révélation parce que Dieu équipe les prophètes d’indices nécessaires à l’interprétation des événements auxquels ils ont à faire face. Ainsi, Moïse a su interpréter les dix plaies d’Egypte, préparé qu’il avait été par Yahvé. Il n’a pas eu besoin de rechercher la signification de ces événements puisqu’il avait été prévenu auparavant de leur sens[7]. De même, les prophètes vétérotestamentaires avaient cette capacité à proclamer un message pour une situation donnée en utilisant, pour faire passer ce message, le récit d’événements encore à venir. Entre proclamation et prédiction, le lien était souvent complexe, mais surtout profond, dans le prophétisme vétérotestamentaire.

Une troisième caractéristique du prophétisme vétérotestamentaire, trouvant son point d’ancrage en Moïse, est le souci éthique et social du prophète. Moïse n’est-il pas le créateur du code civil et éthique le plus « social » du monde ancien ? La Torah démontre effectivement, encore et encore, un souci profond pour les faibles, les pauvres et les opprimés. C’est un code traitant également très sévèrement l’injustice des oppresseurs et des petits tyrans. Cette dimension éthique et sociale, les devins des religions païennes y étaient, généralement, tout à fait indifférents. Mais pour les prophètes bibliques, elle était fondamentale (pensez, par exemple, au prophète Michée). Ce phénomène remontait à Moïse lui-même.

Le texte charte : Deutéronome 18

Ainsi, Moïse est bien le prophète par excellence, la figure fondatrice et paradigmatique du prophétisme vétérotestamentaire. Mais s’il est la figure référence en la matière, le texte charte sur lequel se base toute l’institution prophétique est Deutéronome 18.9-22 (en particulier les versets 15-19). Dans ce passage bien connu, Dieu, par l’intermédiaire de Moïse, institue le ministère prophétique dans un contexte où de nombreuses pratiques païennes auraient pu attirer le peuple d’Israël : la divination, la sorcellerie, le fait d’interroger les spirites ou les médiums, ou encore de consulter les morts. Or, toutes ces pratiques sont « abomination » pour le Seigneur, et le peuple d’Israël n’a pas besoin de se livrer à celles-ci puisque le Seigneur lui donnera des prophètes. Pour le peuple de Dieu, les pratiques superstitieuses ou occultes, que le Seigneur abhorre, ne seront d’aucune utilité. Ils auront en leur sein des prophètes.

Dans le contexte plus large de ce texte charte, nous réalisons, en effet, que la fonction prophétique acquerra permanence en Israël puisque cette fonction n’est pas la seule à être instituée. Ce texte se trouve dans un ensemble commençant en Deutéronome 16.18, où diverses fonctions importantes pour la vie du peuple d’Israël en terre promise sont décrites : les fonctions de juges (16.18-17.7), de prêtres (17.8-13), de rois (17.14-20), de prêtres et lévites (18.1-8), et donc de prophètes (18.9-22). Comme ces autres fonctions instituées par Dieu pour le peuple d’Israël, le ministère prophétique est compris ici comme une fonction continuelle en Israël : l’institution du ministère prophétique prévoit implicitement que des prophètes se succéderont au sein du peuple pour remplir ce rôle de porte-parole de Dieu.

Comme évoqué, c’est Moïse qui sera le critère du prophète du Seigneur. Le texte répète à deux reprises que c’est « un prophète comme [Moïse] » (Dt 18.15, 18) que le Seigneur suscitera pour Israël et que le peuple devra écouter. Certes, aucun prophète ayant succédé à Moïse n’aura réellement été « comme Moïse ». C’est que le rôle fondateur joué par Moïse ne pouvait être égalé, si bien que la comparaison ne se réfère qu’au rôle prophétique joué par Moïse[8]. Plus encore, c’est lui qui a institué la première alliance et qui a donné la Loi la régissant. Sur ce fondement repose toutes les institutions de l’ancienne alliance. Les prophètes qui ont pris sa suite construiront donc sur cette fondation, faisant constamment appel à la Loi, développant et actualisant son apport pour la vie du peuple, mais ils n’ont jamais pu réellement se targuer d’être « comme Moïse ». La fin du Deutéronome explicitera même qu’Israël n’a plus connu après Moïse de prophète comme lui (Dt 34.10).

En même temps, le texte du Deutéronome 18 annonce bien la venue d’un individu qui, lui, sera, « un prophète comme Moïse[9]. » Notre texte institue donc un ministère permanent en Israël, une fonction dans laquelle se succèderont de nombreux prophètes prenant pour exemple Moïse, tout en insistant aussi sur la promesse selon laquelle « un prophète comme Moïse » lui succéderait un jour. Pour le christianisme, ce prophète n’est bien évidemment pas autre que Jésus (cf. infra).

Plusieurs types de prophètes vétérotestamentaires

Il semble important, à ce stade de notre étude, de faire quelques distinctions au sein de l’institution prophétique en Israël. Si tous les (vrais) prophètes prenaient appui sur Moïse, tous ne se ressemblaient pas dans leur mode de fonctionnement. Certes, le rôle des prophètes bibliques, dans leur ensemble, était d’appeler le peuple à l’obéissance, selon les clauses de l’Alliance instituée par Moïse. A travers l’histoire d’Israël, les prophètes n’auront de cesse de rappeler les sanctions pouvant s’abattre sur le peuple en cas de désobéissance (ex. Dt 28), sanctions pouvant aller jusqu’à l’exil. Dieu envoie donc ses prophètes pour dénoncer les fautes de son peuple et les prévenir du jugement encouru. Mais au-delà de ce rôle de trouble-fêtes, le but recherché par les prophètes, et par Dieu, était que le peuple apprenne à vivre avec son Dieu, que le peuple trouve la vie avec lui et qu’il puisse ainsi être la lumière que Dieu l’avait appelé à être pour les nations.

Pour atteindre ce but, différents types de prophètes, des hommes et des femmes (ex. Myriam, Déborah) ont vu le jour en Israël pour y exercer un ministère. Un aperçu chronologique du ministère prophétique dans l’Ancien Testament serait probablement trop long pour la place impartie à cette étude[10]. Or, David Aune, auteur d’une somme importante sur le prophétisme dans le monde méditerranéen ancien, distingue quatre types de prophètes ayant exercé en Israël[11], et il nous semble pertinent de mentionner ici ces quatre types de prophètes.

La première catégorie de prophètes est pour lui celle des prophètes shamanistes. Ce type de prophètes est exemplifié par des figures importantes telles que Samuel, Elie et Elisée. Ils combinaient les caractéristiques d’hommes saints, de sages, de faiseurs de miracles et de devins[12]. Ces prophètes étaient souvent associés aux lieux saints et aux rites religieux, et, comme Samuel, pouvaient combiner les rôles de prophètes et de prêtres. Ils étaient itinérants, vivant apparemment de la générosité des gens qu’ils servaient.

La deuxième catégorie est plus discutée : c’est celle des prophètes cultuels. Selon Aune, il existait, probablement dans la période préexilique, une relation formelle entre certains prophètes et le temple de Jérusalem. Il semble, en effet, que certains prophètes aient été membres du « personnel » du temple, placés sous l’autorité des prêtres. Ainsi, des prophètes comme Jérémie étaient associés au culte dans l’exercice de leur fonction prophétique. D’autres, comme Joël, Nahum ou Habakkuk semblent avoir utilisé des formes liturgiques dans leurs écrits prophétiques. Nous savons également que des prophètes comme Aggée et Zacharie ont œuvré avec Zérubbabel et le prêtre Josuée ben Jozadak dans la reconstruction du temple (Esd 5.1-2).

Troisièmement, les prophètes de cour. Il existe effectivement de nombreux exemples de prophètes qui communiquaient des messages de la part de Dieu aux monarques régnant en Israël. Ceci était particulièrement vrai quand une guerre était imminente. Les prophètes n’hésitaient pas alors à venir délivrer leur message, même sans avoir été sollicités, devant le roi. Mais les prophètes étaient tout de même très souvent sollicités par les rois. Gad, par exemple, est désigné en 2 Samuel 24.11 comme étant « le visionnaire de David », un titre qui semble indiquer une fonction officielle à la cour du roi. L’auteur des Chroniques nomme également Asaph, Heman, et Jeduthun comme visionnaires du roi David. Nathan, lui, semble carrément avoir fonctionné comme prophète officiel de David (2 S 7.4-17, 12.1-17), même si l’expression « prophète du roi » n’est jamais utilisée pour lui comme pour n’importe qui d’autre dans l’Ancien Testament.

Finalement, Aune nomme une quatrième catégorie de prophètes, peut-être la plus connue : les prophètes libres. Ceux-ci sont désignés ainsi car ils ne furent liés ni au roi, ni au temple. Effectivement, à partir de la moitié du VIIIe siècle avant Jésus-Christ, la menace de l’expansion assyrienne dans la région apporta une période trouble lors de laquelle d’autres grandes puissances ont essayé, tant bien que mal, de prendre le contrôle du Moyen-Orient. La localisation d’Israël étant ce qu’elle est (centrale), le pays se trouvait au cœur des intérêts politiques et militaires de ces grandes puissances. Cette situation conduisit à la chute du Royaume du Nord (Israël) aux mains des Assyriens en 721, et à celle du Royaume du Sud (Juda) aux mains des Babyloniens en 586. Bien évidemment, la vie de ces peuples changea dramatiquement à partir de ces moments-là. De libres qu’ils étaient, ils se retrouvaient de nouveaux esclaves, exilés, sous le joug d’oppresseurs païens. Ce n’est pourtant pas faute de les avoir avertis : la désobéissance du peuple conduirait à sa chute. Tel fut, en grande partie, le message des prophètes libres. Alors que les rumeurs de guerres, les jeux diplomatiques et les déploiements militaires allaient bon train, ce phénomène prophétique n’eut de cesse d’appeler le peuple et les autorités à l’obéissance à Dieu et à la Loi. Amos et Osée, en Israël, Michée et Esaïe, en Juda, furent les premiers à exercer ce nouveau type de prophétie. Ils se tenaient à la périphérie des sphères d’influences et de la société en général, ce qui leur permettait d’appeler les institutions et le peuple tout entier à changer, tant dans le domaine social que religieux, afin de ne pas être punis. Ces prophètes étaient en quelque sorte des réformateurs, agissant indépendamment des structures d’autorité. Equipés de leur simple vocation divine, ils rappelaient sans cesse le peuple à ses racines alliancielles et à son devoir d’obéissance.

Clairement, à travers l’histoire d’Israël, Dieu fut donc présent avec son peuple par l’intermédiaire des prophètes. Animés de son Esprit, ces derniers annoncèrent la Parole de Dieu dans des contextes multiples et sous des formes variées.

La prophétie dans le Nouveau Testament

Continuité avec l’Ancien Testament

L’opinion selon laquelle, entre le Ve siècle avant Jésus-Christ et les débuts du christianisme, la prophétie aurait cessé en Israël, est très répandue. Certains parlent carrément de « 400 ans de silence » pour ce qui est de la période intertestamentaire. Or, tout n’est pas si simple, et il est, au regard des évidences, très difficile d’être aussi catégorique[13]. En effet, pour appuyer une telle thèse, il n’est pas rare de citer quelques textes rabbiniques se référant à la cessation de la prophétie pendant cette période. Mais ces textes sont loin d’être clairs. Un de ces textes est Tosephta Sotah 13.2 :

Quand les derniers prophètes – Aggée, Zacharie et Malachie – sont morts, le Saint-Esprit cessa en Israël. Malgré cela, ils étaient informés par le moyen d’oracles [bat qol]. 

Un autre texte rabbinique souvent utilisé est Seder Olam Rabbah 30 :

Jusqu’alors, les prophètes ont prophétisé par le moyen du Saint-Esprit. Mais à partir de maintenant, prête l’oreille et écoute le message des sages.

Sans vouloir entrer dans trop de détails, il semble bien que ces deux passages, qui identifient le rôle joué par le Saint-Esprit dans l’activité prophétique des prophètes, se concentrent avant tout sur l’activité des prophètes dits canoniques, ceux dont nous retrouvons les écrits dans l’Ancien Testament. Ce n’est donc pas forcément la prophétie en général qui aurait cessé. D’ailleurs, le premier passage que j’ai lu souligne l’idée selon laquelle la révélation divine a tout de même continué dans le Judaïsme, malgré la cessation de l’Esprit, et ce à travers le bat qol, une voix céleste ayant des fonctions oraculaires et divinatoires. 

Mais au-delà de ces textes, il existait une grande variété de vues sur la question de la prophétie et de sa cessation ou non dans la période intertestamentaire. Les passages mentionnés ci-dessus, malgré leur intérêt, ne représentent qu’une position parmi tant d’autres. Par exemple, les sectes juives pendant la période du Second Temple ne semblent pas avoir considéré que la prophétie avait cessé. L’Esprit de Dieu était compris comme un don eschatologique, mais ceci ne signifiait pas son absence avant l’eschaton. A Qoumrân, par exemple, on était persuadé que l’Esprit était présent et actif dans la communauté, si bien que la prophétie et la présence de l’Esprit étaient probablement regardées comme des phénomènes normaux dans ces communautés.

Il n’est donc pas surprenant, dans le Nouveau Testament, de lire dans les récits évangéliques que la prophétie était bien active en Palestine. Par exemple, le Père de Jean-Baptiste (Zacharie), Anna, Siméon, et même Marie au début de l’évangile de Luc montrent tous que le phénomène n’avait pas cessé (Lc 1.46-55, 67-69, 2.26-38). De plus, et ceci est d’une importance capitale pour comprendre le ministère de Jésus, Malachie n’est pas considéré par le Nouveau Testament comme le dernier prophète à avoir parlé avant la venue du Messie. Non, Jésus lui-même déclare que l’ultime prophète n’est autre que Jean-Baptiste : « car les prophètes et la Loi ont parlé en prophète jusqu’à Jean » (Mt 11.13). Cette réalisation poussera Motyer à parler de Jean-Baptiste comme étant le dernier maillon d’une chaîne remontant à Moïse ! La prophétie forme ainsi, pour lui, la ligne de continuité la plus importante entre l’Ancien et le Nouveau Testament[14].

Jésus : le prophète eschatologique 

Mais si Jean-Baptiste est, pourrait-on dire, le dernier des prophètes vétérotestamentaires, Jésus est aussi prophète, un prophète d’un autre ordre, même si son statut n’est pas sans lien avec l’Ancien Testament. En effet, dans l’évangile de Jean notamment, mais aussi dans les Actes des Apôtres, Jésus semble clairement identifié comme le prophète eschatologique, Moïse redivivus : le prophète « comme Moïse » annoncé en Deutéronome 18.

La désignation « le prophète », trois fois dans le quatrième évangile, va dans ce sens. Tout d’abord, on vient demander à Jean s’il est le prophète, ce qu’il nie (1.21). Puis, à deux reprises, les foules s’exclament devant Jésus « C’est vraiment lui, le prophète qui vient dans le monde » et « Vraiment, c’est lui le prophète » (6.14-15, 7.40). Ces exclamations sont importantes, puisqu’elles interviennent toutes deux après des événements rappelant le ministère de Moïse. En Jean 6, Jésus vient de multiplier des pains pour 5 000 personnes, ce qui n’est pas sans rappeler la manne du temps de Moïse. En Jean 7, il vient de faire référence aux fleuves d’eau vive qui couleront de son sein, ce qui, là encore, n’est pas sans rappeler Deutéronome 17.1-7, l’épisode du rocher d’Horeb que Moïse frappa avec son bâton pour en faire jaillir de l’eau. Ceci semble, au moins, indiquer qu’il existait en Israël une forte attente pour ce « nouveau Moïse », et que certains l’avaient trouvé en Jésus. Mais ceci semble aussi refléter la perspective de l’évangéliste pour qui Jésus était le prophète, celui par qui le salut eschatologique arriverait[15].

Luc, dans les Actes des Apôtres, vient sceller cette idée. A deux endroits (3.22, 7.37), Deutéronome 18.15-18 est appliqué à la personne de Jésus. Ainsi, pour les premiers disciples, il ne faisait aucun doute que Jésus était bien ce « prophète comme Moïse » que Dieu enverrait. Il est d’ailleurs très intéressant que, dans le diptyque Luc-Actes, Luc mentionne un nombre important de prophètes avant et après le ministère de Jésus, alors que pendant son ministère, il est le seul prophète sur la scène[16] !

Mais en quoi Jésus est-il prophète, qui plus est « prophète comme Moïse » ? Jésus est ce prophète, un prophète plus grand encore que Moïse (Hé 3), en ce qu’il a, comme son prédécesseur, posé les fondations d’une nouvelle alliance pour le peuple. Plus encore, il a énoncé une nouvelle loi, la loi du Royaume de Dieu pour réguler cette alliance (voir Mt 5-7). En cela, Jésus est l’aboutissement, l’achèvement du prophétisme d’Israël. Dans sa personne, il récapitule non seulement le ministère des prophètes, mais aussi leurs attentes. Tel semble être le sens de l’ouverture magnifique de l’épître aux Hébreux 1.1-2 :

« Après avoir autrefois, à bien des reprises et de bien des manières, parlé aux pères par les prophètes, Dieu nous a parlé, en ces jours qui sont les derniers, par un Fils qu’il a constitué héritier de tout et par qui il a fait les mondes. »

Jésus était bien plus qu’un prophète, mais il était aussi le prophète par excellence, celui qui avait reçu l’Esprit sans mesure : « Car celui que Dieu a envoyé dit les paroles de Dieu, parce qu’il donne l’Esprit sans mesure » (Jn 3.34 ). Alors que l’Esprit était auparavant donné aux prophètes avec mesure, Jésus, lui, énonce la Parole de Dieu continuellement. Il représente Dieu pleinement et constamment, rempli qu’il est du Saint-Esprit.

La Pentecôte : l’Esprit de prophétie est déversé sur les disciples

Or, Christ avait promis à ses disciples qu’après son ascension, il enverrait son Saint-Esprit, qui les rendrait capables de témoigner dans le monde, et qui, d’ailleurs, témoignerait à leurs côté (e.g. Jn 14.26, 15.26-27 ; Ac 1.8). Que ce témoignage inclut l’inspiration prophétique provient, même si c’est implicitement, de Jean 16.12-15. Ainsi, les apôtres qui, les premiers, témoignèrent de Jésus-Christ, le firent par le même Esprit qui avait inspiré les prophètes de l’Ancien Testament avant eux, et qui avait habité en Jésus-Christ. Il ne faut donc pas être surpris quand, lors de la Pentecôte, le Saint-Esprit est déversé sur les apôtres réunis dans la chambre haute, qu’une des manifestations premières soit la parole prophétique, parlée en langues variées (Ac 2.1-12). Pierre expliquera ce phénomène en utilisant le prophète Joël 2.28-32 :

Dans les derniers jours, dit Dieu, je répandrai de mon Esprit sur tous ; vos fils et vos filles parleront en prophètes, vos jeunes gens auront des visions et vos vieillards auront des rêves. Oui, sur mes esclaves, hommes et femmes, en ces jours-là, je répandrai de mon Esprit, et ils parleront en prophètes (Ac 2.17-18).

Si les apôtres sont les premiers réceptacles de l’Esprit à la Pentecôte, si c’est sur eux que se concentre alors le don de l’Esprit, il ne fait aucun doute qu’à partir de ce moment, tout chrétien est un prophète en puissance. L’Esprit qui est donné à l’Eglise est l’Esprit de prophétie. Paul dira d’ailleurs aux Corinthiens, quelques années plus tard « Aspirez aux pratiques spirituelles, surtout à celles qui consistent à parler en prophètes » (1 Co 14.1). De fait, quand les chrétiens recevaient la puissance de l’Esprit, une des manifestations fréquentes d’un tel don était la capacité de parler en langues et de prophétiser (Ac 2.4, 17-18, 10.44-48, 19.6 ; 1 Co 1.5-7). Le Nouveau Testament ne dit pas si cette capacité a perduré chez ces nouveaux convertis. Mais force est de constater que telle fut, au moins, une des manifestations de la réception de l’Esprit chez les chrétiens. Comme les prophètes de l’Ancien Testament prenaient appui sur Moïse (sa parole prophétique et son code alliancielle), les chrétiens sont maintenant prophètes à la suite de Jésus-Christ, prenant appui sur son enseignement et sa Loi du Royaume[17].

Bien évidemment, ce don de prophétie n’était pas sans poser de problème dans les

Eglises. Certains prophètes, notamment à Corinthe, semblent être tombés dans des transes incontrôlées, si bien que la communauté fut encouragée, non à interdire la prophétie, mais à vérifier la véracité et la fiabilité des paroles déclarées par les prophètes, parfois devant des non-chrétiens. L’ordre dans l’Eglise devait être maintenu à tout prix, pour Paul, afin que la prophétie ne devienne pas un contre témoignage. Paul exhortera ailleurs les Thessaloniciens à aller dans le même sens : « N’éteignez pas l’Esprit, ne méprisez pas le message des prophètes ; examinez tout, retenez ce qui est bien ; abstenez vous du mal sous toutes ses formes » (1 Th 5.19-20).

Conclusion

Evidemment, bien davantage aurait pu être dit sur la manifestation de l’Esprit prophétique à travers l’histoire du peuple de Dieu. De même, bien des nuances seraient nécessaires à ce traité d’ordre général. Mais ce qui, nous l’espérons, ressort d’une telle étude, est à quel point l’Esprit de prophétie est resté très actif tout au long de cette histoire : avec Moïse et ses successeurs, aboutissant au paroxysme de l’histoire d’Israël en Jésus-Christ, qui déversera son Esprit de prophétie sur ses apôtres et son Eglise. La prophétie est sans nul doute un aspect primordial du rôle et de l’activité de l’Esprit de Dieu dans la Bible. La présence de la prophétie, tout au long de l’histoire du peuple de Dieu, indique la continuité de la présence de Dieu avec ce peuple. Dieu est présent, il prend soin de son peuple, le rappelle à lui, l’encourage, et il le fait, en particulier, par ses prophètes qui le représentent et qui témoignent de lui.


* Nicolas Farelly est professeur associé en Nouveau Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

[1] Voir, en particulier, A.W.D. Lui, « The Spirit of Prophecy and Pauline Pneumatology », Tyndale Bulletin, 50.1, 1999, 94-95.

[2] Contre Apion 1.8, et auparavant I Macc. 4.46, 9.27. Voir H. Blocher, « La place de la prophétie dans la pneumatologie », Hokhma 72 (1999), 94-95.

[3] Certains font, à juste titre, remarquer que Moïse n’est jamais lui-même appelé explicitement « prophète » dans la Torah. Voir J.H. Tigay, The JPS Torah Commentary : Deuteronomy, Philadelphie/Jérusalem, The Jewish Publication Society, 1996, 175 : « Apparemment, le statut du prophète comme messager de Dieu, le titre ‘prophète’ était considéré comme trop étroit et trop restreint […] pour être appliqué à une figure aussi exaltée et compréhensive que Moïse ».

[4] L. Ramlot, « Prophétisme », Supplément au Dictionnaire de la Bible, t. 8, Paris, Letouzey & Ané, 1972, col. 1211.

[5] J.A. Motyer, « Prophecy, Prophets », in New Bible Dictionary, ed. I.H. Howard, A.R. Lillard, J.I. Packer, D.J. Wiseman, 3ème éd., Downers Grove, IL, IVP, 1996, 964.

[6] S. Romerowski, « La Prophétie dans l’Ecriture », Hokhma 72 (1999), 37.

[7] Motyer, op. cit., 964.

[8] Tigay, op. cit., 175.

[9] Contra Tigay, op. cit., 175, pour qui le singulier doit exclusivement être compris de manière collective, se référant à une succession de prophètes.

[10] On pourrait alors distinguer les périodes suivantes : (1) d’Abraham à Elie, (2) la prophétie classique, (3) la prophétie de l’Exil et (4) la prophétie post-exilique. Voir par exemple, C.E. Armerding, « Prophecy in the Old Testament », in Dreams, Visions, & Oracles : The Layman’s Guide to Biblical Prophecy, ed. C.E. Armerding et W.Ward Gasque, Grand Rapids, MI, Baker, 1977, 62-69.

[11] D.E. Aune, Prophecy in the Early Christianity and the Ancien Mediterranean World, Grand Rapids, MI, Eerdmans, 1983, 83-85.

[12] 1 S 9 ; 1 R 17 ; 2 R 1.2-17, 6.1-10 , 13.14-21, 20.1-11.

[13] Pour cette section, je suis redevable à l’argumentation de D.E. Aune, op. cit., 103-104.

[14] Motyer, op. cit., 972.

[15] Bien sûr, Jésus était aussi et surtout le Christ, Fils de Dieu, pour l’évangéliste, mais ceci ne rend pas inadéquate sa désignation en tant que prophète. Voir, F. Schnider, Jesus der Prophet, Orb. Bibl. et Orient. 2, Fribourg, Schweiz,1973, 214-21.

[16] Aune, op. cit., 155.

[17] En se basant sur ce même parallèle, il serait tout à fait approprié de dire, bibliquement, que les chrétiens sont également prêtres et rois, à la suite de Christ. 

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