Vieillissement et dignité de la personne : représentation de la vieillesse et fin de vie

VIEILLISSEMENT ET DIGNITÉ DE LA PERSONNE :

REPRÉSENTATION DE LA VIEILLESSE ET FIN DE VIE

Marie-Jo THIEL*

Qu’est-ce que vieillir? Les uns disent que c’est avancer de ride en ride, de perte en perte, vers la mort inéluctable. D’autres affirment que c’est s’affaiblir, dépérir, avant la chute finale; d’autres, à l’inverse, pensent que c’est acquérir la sagesse, apprendre à miser sur l’essentiel. Pourtant, la manière de se représenter individuellement et collectivement le vieillir n’est pas sans influence sur celui-ci. Les images véhiculées autour du vieillissement conditionnent la relation à nos aînés; elles déterminent aussi notre relation à nous-mêmes, confrontés aux limites de l’âge avançant; elles modulent le sentiment de dignité à l’heure des aléas; elles contribuent finalement à assumer ou non cet âge singulier de l’existence.

Cette contribution ne vise pas à définir le vieillissement1, ni même à le décrire, médicalement par exemple, mais simplement à éclairer quelques enjeux éthiques dans la perspective des représentations et croyances liées au vieillir. Ce faisant, il ne s’agit ni de noircir ni d’embellir le tableau, mais de mettre à jour un aspect qui contribue au sentiment de dignité et à la possibilité de bien ou mal vivre cette dernière étape de l’existence.

1. Les représentations contemporaines autour du vieillir

Tout être humain cherche, à sa manière, à vivre le mieux possible. Cette exigence rationnelle est décisive, mais il ne suffit pas de vouloir rationnellement quelque chose pour que cela s’accomplisse. Bien ou mal vieillir dépend aussi de perspectives plus souterraines, infra- et méta-rationnelles. Plus encore, ces différents niveaux sont indissociablement liés. Je ne veux quelque chose qu’à partir de l’image que je m’en fais. Je veux ou non aller en maison de retraite selon l’idée que j’ai de ce type d’institutionnalisation. J’accepte ou non des examens médicaux selon que je crois ou non à leur efficacité. Ce travail des images en amont de tout agir humain revêt donc une pierre de touche pour l’éthique.

Qu’est-ce qu’une représentation mentale?

Etymologiquement, une représentation, c’est ce qui se tient à la « place de », ou « tient lieu de », ce qui rend à nouveau présent quelque chose. E. Durkheim désigne par là l’ensemble des images, schèmes, modèles, symboles, idéaux véhiculés par une société. De fait, les représentations sont le fruit de l’immersion culturelle, langagière, sociale, religieuse d’un sujet, mais elles sont tout autant liées à son expérience historique, sensorielle, affective… Elles désignent ainsi des images mentales, visuelles, auditives, tactiles, aromatiques, des traces langagières, psychiques et corticales, encodées dans la mémoire humaine jusque dans son support neurobiologique. Elles sont des archives des manières de connaître et d’habiter le monde, des modèles d’humanisation… qu’elles re-présentent, c’est-à-dire rendent au temps présent, présentent à l’intellect et transforment en présents: véritables cadeaux puisqu’elles contribuent à décrypter l’environnement, à orienter les conduites, juger d’un agir, anticiper une décision, à expliquer un comportement, légitimer des pratiques, à se justifier et, finalement, à agir tout simplement.

Cependant, le représentant n’est pas le représenté… Les représentations sont des médiations2 par rapport au réel, elles interdisent donc la connaissance absolue sans intermédiaire. Cinq caractéristiques peuvent être retenues:

– Les représentations sont incontournables, nul n’y échappe.

– Elles nous tiennent à distance du réel, annihilant toute certitude, mais interpellant, de ce fait, la responsabilité de l’être humain dans la mesure où il n’y a pas de responsabilité sans risque.

– Elles ont un pouvoir extraordinaire de présentation, et donc de facilitation ou, à l’inverse, de résistance par rapport à ce qu’il convient de faire ou d’éviter.

– Elles ne sont pas en soi vraies ou fausses, mais elles sont ou non pertinentes pour l’humanisation et doivent donc se gérer.

­ – Enfin, les représentations ne se régulent pas par suppression mais par remplacement, déplacement… A une représentation peu pertinente peut se substituer progressivement une image plus juste – si du moins la première n’est pas enracinée dans les couches les plus archaïques de la personnalité.

Le vocabulaire occidental contemporain

Le vocabulaire occidental contemporain autour du vieillir s’avère paradoxal, mais seulement en apparence. Si tout individu vieillit depuis qu’il est au monde, le mot « vieux » est progressivement passé du côté de ce que l’on ne veut surtout pas devenir, il est teinté de rejet, de précarité, de mort… Combien de personnes de plus de 80 ans ont pu dire à propos d’un placement institutionnel: « Je ne veux pas aller chez les vieux. »

Alors, on invente un vocabulaire nouveau, d’autant que les premières années de la retraite se passent souvent bien: la santé reste encore à peu près au rendez-vous, c’est le temps de la disponibilité à la famille, aux associations, le temps des voyages… On parle des « jeunes retraités », du troisième âge, des seniors, de l’âge d’or… Autant d’images qui veulent inviter à un dynamisme nouveau et rendent cette période très attractive, désirable… Autant de représentations utiles qui peuvent favoriser la transition de la retraite, mais qui tombent quand apparaissent les premiers problèmes sérieux de santé. Ceux qu’on appelait amicalement les « petits vieux » deviennent alors « les vieux » ou le quatrième, voire le cinquième âge, tant l’allongement de l’espérance de vie est décisive; mais, déjà, ce vocabulaire croise celui de l’enfance avec son alimentation premier âge, deuxième âge… et le risque de considérer que la personne âgée « retombe en enfance », voire « devient légume »; des images terribles qui disent que la personne âgée effectue un chemin d’enfance inversée, qu’elle quitte l’humanité et va vers le néant… Des représentations qui justifient le tutoiement, un peignage fantaisiste et, surtout, le fait de décider pour l’autre, pour « son bien »… Dérives d’autant plus fréquentes que les personnes âgées sont à l’abandon en maison de retraite (un tiers seulement reçoivent des visites régulières).

En se déployant en diverses directions, les représentations déplacent le point d’impact et d’efficacité de l’agir. Les mêmes pertes (de mobilité, de fonctionnement organique, de relation à autrui…), la même apparence physique peuvent ainsi donner lieu, selon la grille herméneutique de l’observateur, à des interprétations très diversifiées et, partant, des conduites fort divergentes.

Le regard du regardant

Quand le sage oriental ou africain parle de son aïeul, il évoque la maturité féconde et infiniment respectable. Quand un visiteur entre dans un long séjour et découvre son voisin atteint d’une démence sénile du type maladie d’Alzheimer, il peut être désarçonné, voire prendre peur. Cependant, quand bien même cet autre revêt peu à peu le voile d’un apparent délabrement, si son visiteur est son fils ou son conjoint, il demeure assez souvent le « papa » ou le « papy » et non pas « le vieux », dans son appellation péjorative. Les liens personnels ont ainsi pouvoir de modifier pour partie des représentations collectives au pouvoir considérable.

Le « pouvoir » des représentations collectives

Ces représentations collectives, si l’on en croit les sondages d’opinion ou la difficulté à recruter des personnels en service de gériatrie, sont résumées par ce propos d’un médecin: « Le corps vieux, du moins à partir d’un certain âge, évoque la déchéance, la mort, le sale, le froid, l’inutile… »3 En somme, l’exact contraire de l’idéal social commun. Au point qu’on peut se demander si les représentations collectives autour du vieillir ne sont pas devenues parfois tyranniques et déshumanisantes.

D’abord, parce qu’elles incitent à partir d’un certain stade à un faire excessif (chirurgie esthétique pour correspondre à l’idéal social), soit, à l’inverse, à un laisser-aller pour échapper à la pression sociétale. N’interdisent-elles pas parfois (souvent?) d’imaginer qu’on puisse encore, à partir d’un certain âge, goûter aux joies de la vie? Ne déstabilisent-elles pas dès qu’une affection un peu sérieuse se présente: on se laisse aller aux clichés du « vieux », on n’a plus la force de se battre, on se plie à l’image que la société cultive du vieux, comme pour être tranquille.

Ensuite, parce que, dans une société où l’on est en manque de mondes symboliques de référence, ces images très sombres apparaissent, souvent, comme les seules alternatives, quand les premières images autour du jeune retraité perdent leur consistance. Sexagénaires et septuagénaires sont souvent des personnes en pleine forme, au point d’être devenus la cible privilégiée des voyagistes. Et c’est tant mieux. Mais quand ça va moins bien, quand il s’agit, non seulement d’accompagner les parents, mais aussi les petits enfants aux parents divorcés, les modèles que propose notre société autour du corps, de l’habillement, du rendement, à travers la publicité par exemple, ne permettent plus d’assumer véritablement les épreuves inhérentes au vieillissement. Plus encore, ses idéaux types relèguent la personne âgée, qui entre dans une phase plus accentuée de « pertes » en porte-à-faux, dans l’« a-normal » (Canguilhem), l’inutile, le déjà inexistant… Celui qui ne dispose pas, psychiquement, d’autres représentations pour « recadrer » son image du soi, pour se ressaisir dans son identité, dans son rôle social, entre dans une crise existentielle redoublée.

Or, comme en d’autres secteurs de la médecine, l’accomplissement de la personne âgée, la réussite ou l’échec des soins, la fécondité de l’accompagnement ne dépendent pas que des aptitudes rationnelles et de l’efficacité technique, mais aussi de la perception que chacun a de ce travail commun, de l’image qu’il a de l’autre et de lui-même, du sens qu’il donne à ses efforts, de la représentation que la société, l’institution, le corps de métier ou l’Eglise confèrent à ce travail… Si l’aîné se croit et se voit seulement marqué par la déchéance, si le professionnel imagine consciemment ou inconsciemment que sa tâche est superflue, si le visiteur s’oblige à des visites de courtoisie par pure abnégation, sans accepter d’y trouver la moindre gratification, cette relation est vouée à l’échec.

2. La dignité humaine

Il n’est donc pas étonnant que la dignité4 soit aussi, depuis près de quarante ans, à l’ordre du jour. Dès 1948, elle est inscrite par l’Assemblée générale des Nations Unis au frontispice de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Expression du « Plus jamais ça », elle est cette qualité humaine inaliénable dont est doté tout être humain de par sa nature. Elle n’est liée à aucun critère d’aptitude, à aucune condition, sinon l’appartenance à l’ordre humain. Elle est ineffaçable et inamissible, ni quantifiable ni comparable. Elle fonde des droits fondamentaux que nul ne saurait remettre en question. Relevant de l’être humain en tant que tel, on pourrait, à ce titre, la qualifier d’« ontologique »5.

Dignité et perte de dignité

Avant Mai 1968, avant l’émergence de la bioéthique, ce terme était cependant peu usité, seulement par les soignants quand le respect n’allait plus de soi et qu’il fallait susciter un sursaut.

Le développement biotechnologique et biomédical le porte sur le devant de la scène, mais contribue aussi, depuis quarante ans, à le modifier assez radicalement. Il le renforce, lui reconnaît un caractère matriciel et, en même temps, l’ébranle assez profondément si l’on en croit la vogue de l’expression « perte de dignité ». Avec l’émergence de la bioéthique, en effet, surgissent des inquiétudes nouvelles, en particulier autour de l’acharnement thérapeutique, de l’expérimentation médicale. Les personnes âgées ou malades craignent d’être l’« objet » d’une médecine excessivement technicienne, la « chose » de la réanimation. Dans un contexte de promesses scientifiques nouvelles et de délitement des grands systèmes symboliques porteurs de sens, l’opinion publique est hantée par la dépendance, la perte d’utilité sociale, la dégradation de son apparence physique…, une défiguration « inacceptable » qui prend nom de « perte de dignité », c’est-à-dire de mort avant terme invitant à devancer celle-ci grâce au « sommeil »6 de l’euthanasie. Pour la personne âgée, ce sentiment peut même être redoublé en raison d’une certaine dissolution du lien social. C’est alors moins l’acharnement qu’on craint que l’abandon, qui pourrait être pire encore, mais aboutit au même sentiment de « perte de dignité ». L’été caniculaire de 2003 a, sur ce plan, été une terrible mise en scène publique de l’abandon vécu dans le silence par des milliers de personnes âgées. Un « spectacle » renforcé parfois… Témoin, par exemple, ce surprenant échange entre l’économiste Alain Cotta et le généticien Albert Jacquard:

A.C.: « Le nombre de personnes du quatrième âge en situation de dépendance va être considérable. […] Ce sera intenable! »

A.J.: « Si on ne fait rien, c’est vrai, on va droit dans le mur. Mais on ne peut pas tuer tous ces vieux quand même! […] »

A.C.: « C’est une sorte d’autorégulation qu’il faudra que la société organise. On va vers une fonction sociale qui sera de donner la mort… »

A.J.: « … mais une mort qui sera reçue cette fois comme un don. »7

On s’éloigne ainsi du concept de dignité des droits de l’homme. On s’appuie sur des philosophies contradictoires. Pourtant, bien avant le succès de l’idée de « perte de dignité », et sans lien avec les associations porteuses de revendications autour de l’euthanasie, naissait aussi, dans l’ombre et le silence, au nom d’une dignité donnée comme « inaliénable », cette prise de conscience active qui va engendrer progressivement le mouvement des soins palliatifs.

Quoi qu’il en soit, les attitudes issues de ces mouvements de l’histoire s’avèrent paradoxales: au nom de la commune dignité humaine, on exige le meilleur de la médecine, de ses plateaux techniques, mais au nom d’une perte de dignité potentielle, on exige aussi de pouvoir s’en défaire quand on l’a décidé, parce qu’on ne veut pas devenir son cobaye, qu’on ne veut pas d’acharnement thérapeutique, qu’on ne veut pas mourir abandonné… On veut mourir en beauté, dans un acte choisi, préparé, responsable. On veut vieillir avec panache et en finir avec la « déchéance ». La dignité humaine n’exige-t-elle pas cela? Mais comment satisfaire de telles requêtes?

La dignité humaine: un don et une tâche

Si les différents usages du substantif « dignité » ou de l’adjectif correspondant révèlent des perspectives anthropologiques différentes, ils expriment aussi des sollicitations diversifiées nous conduisant à les articuler plutôt qu’à les séparer. Plus précisément, l’analyse de la complexité de l’être humain nous amène à reconnaître trois niveaux8 de compréhension de la dignité, inextricablement liés et en interaction systémique: une dignité ontologique, inaliénable, liée à l’appartenance à l’ordre humain, une dignité subjective ressentie, phénoménologique, et, enfin, une dignité objective déployée dans le vécu et évaluée à partir des règles morales en vigueur dans le milieu d’appartenance.

Dignité

La dignité ontologique

C’est la perspective de la Déclaration universelle des droits de l’homme, celle aussi du judéo-christianisme quand il relie la dignité à la création de l’être humain à l’image de Dieu.

La dignité ontologique est un don fait à tout être humain, quels que soient sa pathologie, son handicap, son âge, ses ressources. Elle ne se prouve pas, elle s’accueille. Elle ne se possède pas comme un bien auquel on s’agrippe, elle s’offre comme un visage à la reconnaissance de l’autre autant qu’à celle de soi à travers cet autre. Elle appelle donc également une responsabilité coextensive. Nul ne saurait être reconnu dans sa propre dignité, nul ne saurait poser celle-ci comme exigence pour tout autrui, sans reconnaître dans le même temps la dignité d’autrui.

Hannah Arendt évoque cela à partir des régimes de terreur dans lesquels certains ont choisi de mourir à partir du moment où on les a obligés à participer. « Pour le dire de manière brutale, suggère-t-elle, s’ils ont refusé de commettre des meurtres, ce n’est pas tant qu’ils tenaient à observer le commandement ‹tu ne tueras point›, mais c’est qu’ils n’étaient pas disposés à vivre avec un assassin: leur propre personne. » Or, ajoute-t-elle, nous savons que, « quoi qu’il arrive par ailleurs, nous sommes condamnés, aussi longtemps que nous vivons, à demeurer en compagnie de nous-mêmes »9.

Décider que des vieillards ne méritent plus de vivre parce qu’ils sont vieux, dépendants, parce qu’ils coûtent cher à la société serait donc négateur et de leur dignité et de la nôtre. Réciproquement, pouvoir se rappeler ce don premier quand on est âgé, en chaise roulante, c’est pouvoir trouver là des ressources pour mieux lutter, pour s’humaniser malgré tous les aléas de l’existence. Savoir, enfin, que cette dignité ne peut « se perdre », c’est être convoqué à mettre en œuvre ce don à travers les actes et les attitudes qui caractérisent le vivre-au-monde et la détermination de soi. Une mise en acte qui ne fera que renforcer cette dignité ontologique comme source où se puisent et le sentiment de dignité et la dynamique de son déploiement objectif dans le vécu.

Le sentiment de dignité

Certains jours, pourtant, en particulier quand on a mal vécu une rencontre, quand on a eu besoin d’autrui pour des gestes banals du quotidien, on peut avoir parfois le sentiment d’une certaine déchéance de son corps, et partant de son existence. Et certains, tout en ayant conscience de leur dignité fondamentale, parleront aussi d’un sentiment d’indignité… A l’inverse, un autre jour, on a réussi à faire trois pas hors de son lit, on s’est montré à la hauteur dans un dialogue et on est fier d’être un homme, une femme, on a le sentiment d’avoir fait ce qu’il fallait… Enfin, une autre fois encore, on a l’impression de n’avoir pas fait « son devoir humain », l’impression de s’être montré indigne, et on est envahi par un sentiment de remords, de honte… Cette indignité subjective ressentie peut être ajustée au vécu effectif, c’est-à-dire liée à une faute réelle, reconnue par tous (indignité objective déployée), mais cela n’est pas toujours le cas, loin s’en faut: le sentiment de culpabilité n’est pas toujours proportionné à la gravité de la faute incriminée; souvent même, il n’y a aucune faute. On peut se sentir « indigne » sans vivre dans une indignité de fait. « Ma fille a tellement fait pour moi et moi je ne peux rien pour elle. » Terrible sentiment de culpabilité pour cette grand-mère et pourtant il n’y a point de faute… Réciproquement, l’impression de « mériter » ne concorde pas nécessairement avec un acte vertueux; on peut se sentir très digne en transgressant des interdits plus ou moins fondamentaux. La connexion de la dignité subjective ressentie aux deux autres niveaux peut alors se révéler précieuse…

Et ce qui vaut pour soi vaut pour l’autre: j’éprouve en moi le sentiment que l’autre vit son âge avec une grande dignité; au contraire, je peux avoir le sentiment qu’il a « perdu » sa dignité; ou encore qu’il se montre « indigne » de ses enfants… Cela ne dit pas encore le sentiment qu’éprouve effectivement cet autre. On sait, cependant, que les représentations de soi se nourrissent des représentations collectives, à l’aune de l’idéal lentement mûri au contact des diverses cultures et religions d’appartenance. Le sentiment de dignité s’y étaie tout en se jouant dans l’échange des regards, la confrontation des apparences, la comparaison des attitudes et des manières d’agir. Il y a des regards qui tuent et d’autres qui font vivre. Il y a des apparences qui trompent et d’autres qui révèlent. Il y a des attitudes qui rendent ridicules, qui font perdre la face, et d’autres qui ennoblissent, qui permettent de tenir debout, alors que le corps s’est vidé de sa substance… Il y a des personnes qui, par leur humour et leurs ressources spirituelles, savent ne pas se crisper sur les « pertes » de l’âge, sur leur handicap, et d’autres qui se dévalorisent elles-mêmes…

La dignité objective déployée

La dignité objective déployée désigne la mise en œuvre concrète de son humanité; elle est toujours à distance de l’idéal, toujours « seulement » humaine. S’il y a objectivement eu faute, on parlera d’« indignité objective » vécue; cependant, toute personne est toujours bien plus que la somme de ses actes, a fortiori des actes indignes de son humanité…

Cette dignité objective déployée est solidaire des deux autres perspectives de dignité, mais sans se confondre avec elles. Celui qui se sait/se sent digne, essaie de poser des actes objectivement conformes à cette dignité. Il se situe donc au niveau de l’exercice effectif de la liberté tel qu’il se laisse appréhender par le discernement éthique dans sa requête d’objectivité. Il y a, en effet, des gestes qui, en toute société ou presque, sont considérés comme aliénant plus ou moins gravement la dignité humaine. Il y a des actes, comme la barbarie de la Seconde Guerre mondiale, les agressions sexuelles sur les enfants qui constituent universellement un désaveu d’humanité. A l’inverse, il y a des valeurs comme le respect de la conscience, la paix, la justice, la véracité… qui traduisent tellement les aspirations les plus constitutives de l’être humain qu’elles peuvent être considérées comme des valeurs matricielles de la dignité ontologique.

L’évitement des gestes coupables, le respect des valeurs nommées comme telles représentent par suite des éléments tangibles qui permettent à un sentiment de dignité de s’ajuster: c’est-à-dire de sortir d’une culpabilité malsaine ou à l’inverse de comprendre qu’il y a vraiment eu faute et de pouvoir ainsi s’amender…

Processions au cœur de la dignité

Ces trois perspectives représentent trois pôles de compréhension possible de la dignité dont la richesse se situe dans leur articulation. Détachés de cette régulation systémique, déniés dans leurs liens réciproques, ces trois niveaux se dystrophient et ouvrent la porte à toutes les dérives.

Ainsi le sentiment de dignité laissé à lui-même, déconnecté du pôle de résistance de la dignité ontologique, peut, dès les premiers aléas de la vieillesse, divaguer dans le sens des représentations les plus sombres du vieillir, d’autant que celles-ci sont partagées par l’entourage, lui-même souvent submergé par le trouble suscité par la souffrance d’un être cher: « C’est vrai, ta/ma vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Il vaut mieux en finir. » L’acte euthanasique trouve presque toujours sa motivation dans un tel engluement de détresse et de pitié. Alors qu’il « suffirait » d’un regard reconnaissant véritablement la dignité inaliénable de ce proche pour que cette source jaillissante imprègne à nouveau son sentiment de dignité et lui donne de tenir debout dans l’épreuve qu’il traverse.

La dignité ontologique s’avère plus robuste, mais dévoile néanmoins aussi une certaine vulnérabilité quand elle est laissée à elle-même. En effet, à l’instar des droits de l’homme qu’elle appuie, elle revêt en elle-même un caractère formel ou quasi formel qui lui confère sa force, mais aussi une certaine faiblesse10. Elle justifie certes le respect inconditionnel de tout être humain quel qu’il soit. Impossible d’y soustraire autrui. Impossible de s’y dérober personnellement. Mais déliée d’une anthropologie élaborée de la personne appuyant ce caractère formel de la dignité ontologique, asseyant ses principes matriciels et nourrissant le sentiment de dignité, elle devient abstraite, théorique… L’être humain a besoin de la sentir à travers son corps cherchant à s’effectuer et de la vérifier objectivement par ses actes.

Quant à la dignité objective déployée, la dénégation de son lien avec la dignité ontologique et un sentiment conséquent lui ferait perdre toute signification. Au mieux, elle désignerait des actes conformes à un certain idéal social, mais sans rapport avec la noblesse d’être du sujet qui les pose. Dans une société hypertechnicisée, la dignité objective déployée pourrait alors désigner la performance. La personne en coma végétatif chronique ou atteinte de la maladie d’Alzheimer11 serait donc un « légume » pour la collectivité…

C’est au cœur d’une articulation systémique que ces trois niveaux de compréhension de la dignité donnent toute leur mesure. Et la société n’est pas quitte de ce travail au service du respect de ses membres. Le déploiement et le sentiment de dignité dépendent aussi d’elle. Elle a un devoir et une responsabilité qui engage sa propre reconnaissance et celle de la dignité de chaque citoyen(ne). Mais c’est dire aussi que tous les soubassements anthropologiques ne se valent pas, que certains s’avèrent plus féconds que d’autres.

Les religions – et le christianisme, en particulier – ont ici un rôle décisif à jouer. Précisément parce qu’elles désignent des mondes symboliques, susceptibles d’accueillir les vécus individuels et collectifs et de leur donner sens. Si tous les grands monothéismes s’avèrent ainsi des trésors de représentations, le christianisme12 pourrait cependant jouer là un rôle singulier. Sa structure trinitaire, la médiation qu’il nous propose en Christ, ce Dieu fait homme, conjoignant l’humanité et la divinité aussi bien pour nous les hommes que pour Dieu lui-même, tout cela est une invitation à articuler jusqu’aux réalités paradoxales de la complexité humaine. Les images qu’il véhicule autour de la vieillesse sont particulièrement intéressantes. Ce ne sont justement pas des clichés figés, ce sont des représentations symboliques impliquant des régulations, des représentations encadrées, portées par des récits, des rites qui en précisent les limites et les rendent interdépendantes… Ainsi, le christianisme ne vise pas, en ce qui concerne notre sujet, à abolir la négativité des aléas de la vieillesse, de la souffrance, de l’échec et de la mort, mais à les vivre autrement. Il n’idéalise pas la vieillesse en tant que telle, mais reconnaît à celles et ceux qui traversent cette étape singulière de leur existence, quelles que soient les pertes subies, un rôle propre et une fécondité singulière.

En conclusion: l’invitation du Psaume 92

« Vieillissant, il fructifie encore. Il reste plein de sève et de verdeur, proclamant la droiture du Seigneur: il est mon rocher! En lui pas de détours! » (Ps 92.15-16)

La Bible connaît les problèmes que peut susciter le vieillissement. Avec l’image de l’arbre du Psaume 92, elle les articule avec une fécondité nouvelle à promouvoir. La représentation proposée peut surprendre: arbre qui parle et qui est utile! Le bon sens hésite d’autant plus à consentir qu’un vieil arbre est feuillu et qu’il ne produit plus guère de fruits.

En fait, le paradoxe n’est là que pour provoquer à une attention renouvelée. Le vieil arbre, dit le texte, ne porte certes plus les fruits de sa jeunesse, mais il demeure fécond: « Il reste plein de sève et de verdeur… » Voilà le secret! L’arbre vieillissant entre dans une nouvelle utilité: la sève intérieure ne produit plus les fruits de la jeunesse mais permet un feuillage d’une belle verdure. Un tel arbre procure finalement à celui qui s’assied à ses pieds une ombre à l’avantage considérable si on restitue l’image à son contexte des pays orientaux chauds… L’arbre de la maturité produit davantage de fruits extérieurs, mais peu d’ombre; l’arbre de la vieillesse produit moins de fruits extérieurs, mais on peut venir s’y reposer, s’y rafraîchir et refaire ses forces…

L’image répond donc à la difficile question de l’« utilité » des aînés. Et elle s’adresse autant aux personnes âgées qu’à leur entourage, soignant ou familial. Elle leur rappelle qu’il serait importun de venir auprès des aînés pour trouver des fruits qu’ils ont donnés hier, à la mi-temps de leur vie. Elle les invite, au contraire, à accueillir la fécondité propre à l’âge vieillissant actuel, une richesse qui n’est pas liée au dernier savoir-faire technologique, mais à cette sagesse humaine, fruit de l’expérience de la vie (Si 25.3-6) et destiné au bien-être, voire à la survie de celles et ceux qui savent s’asseoir auprès de cette source. Les enfants le sentent quasiment d’instinct quand ils viennent chez leurs grands-parents demander et redemander des récits, des explications, quêter cette proximité que ne peuvent leur donner leurs parents stressés…

Cette fécondité, continue le psaume, n’atteint cependant son authentique envergure que dans la mesure où elle est accueillie comme don gracieux et indéfectible de Dieu. Elle ne tombe pas du ciel en même temps que les cheveux blancs: « Etre ancien ne rend pas sage », est-il rappelé dans le livre de Job. Elle est liée à la confiance en Dieu, rocher sur lequel on peut s’appuyer, secours toujours offert.

Plus encore, elle est liée à la confession de ce Dieu. Et voilà l’annonce de l’arbre qui parle, plus exactement qui « proclame » les bienfaits du Seigneur. Il ne suffit donc pas d’écouter les préceptes divins, il faut encore s’en nourrir, les intérioriser jusqu’à en vivre, s’en souvenir jusqu’à les proclamer (cf. Psaume 71), non seulement des lèvres mais avec son cœur. Et quand les racines de l’être ont puisé en profondeur l’eau de la Source de Vie, jusqu’à rayonner les bienfaits du Seigneur tant dans les situations joyeuses que dans les épreuves douloureuses, tout est déjà transfiguré, même si tout n’est pas achevé…

* M.-J. Thiel est médecin, professeur d’éthique et de théologie morale à la Faculté de théologie catholique de l’Université Marc-Bloch, à Strasbourg.

1 Je me suis déjà souvent exprimé sur ce thème: cf. par exemple, M.-J. Thiel, Avancer en vie (DDB, 1993, rééd. 1998).

2 Voir l’introduction de M.-J. Thiel (dir.), Où va la médecine? Sens des représentations et pratiques médicales (PUS, 2003).

3 P. Guillet, « Soigner », in B. Veysset-Puijalon (dir.), Etre vieux, autrement (série Mutations, no 124), 96.

4 Je reprends ici de façon libre certains aspects d’un article: M.-J. Thiel, « La dignité humaine – Perspectives éthiques et théologiques », in Gilbert Vincent (dir.), Corps: le sensible du sens (PUS, 2004), 123-191.

5 Ce faisant, nous ne faisons pas référence pour autant aux débats philosophiques autour de l’ontologie ou de l’existentialisme.

6 Ce fut le terme employé par le professeur Schwartzenberg, député européen, dans le projet de rapport « Sur l’assistance aux mourants » (1991).

7 Journal du Dimanche du 7 septembre 2003.

8 Dans le chapitre précité, je développe largement ces trois niveaux.

9 Penser l’événement (Belin, 1989), 102-103.

10 Celle-là même des droits de l’homme… Cf. M.-J. Thiel (dir.), Le pouvoir de maîtriser le vivant (Ed. Ami Hebdo Médias 2003, introduction).

11 D.A. Shewmon évoque la personne démente comme étant un « animal humanoïde ». « The Metaphysics of Brain Death, Persistent Vegetative State and Dementia », The Thomist, vol. 49, no 1, 1985 (1), 60.

12 Voir la contribution que je consacre à ce thème dans M.-J. Thiel (dir.), Où va la médecine? (PUS, 200)

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