Le royaume de Dieu : L’attente et la venue du Messie dans la foi d’Abraham

Le royaume de Dieu :
L’attente et la venue du Messie dans la foi d’Abraham

Ronald BERGEY*

I. L’attente messianique dans les sources judaïques

Les sources judaïques extrabibliques présentent des images messianiques qui diffèrent considérablement les unes des autres. Par exemple, le Talmud de Jérusalem ne connaît que le Messie royal, fils de David (Ber 5a), tandis que le Talmud de Babylone en voit encore un autre, d’un rang inférieur, le Messie ben Josèphe ou d’Ephraïm (Sanh 97-98, Suk 52a). Ce Messie mourra. Le Messie royal souverain sauvera et protégera son peuple et il soumettra d’autres peuples à sa domination. Il fondera un royaume où il n’y aura pas d’injustice et où tous ses sujets seront saints.

Les rouleaux de la mer Morte révèlent, avec le Messie davidique, un Messie aaronide et un Messie prophète, comme Dieu avait envoyé Moïse, Aaron et David, prophète, prêtre et roi. Les variations sur ces thèmes se trouvent dans les Targums, de Genèse 49, d’Esaïe 42, 49, 50 et 52.13-53.12, et de Zacharie 12.9-13.1, ainsi que dans les écrits apocryphes ou les pseudépigraphes de l’Ancien Testament, notamment dans les Psaumes de Salomon 17-18 (christos kuriou, « Christ le Seigneur », 17.32, 18.5, 7), les Paraboles d’Enoch, 4 Esdras 7.26-44, 11.37-12.1, 31-34, 2 Baruch et les Oracles Sibyllins 3.46-62.

Les évangiles, eux aussi, montrent que, chez le peuple, l’attente messianique avait plusieurs facettes. Les controverses sur l’identité du Messie sont connues des Synoptiques. Serait-il un descendant de David ou non (Mt 22.41-46; Mc 12.35-37; Lc 21.41-44)? Ailleurs, au septième chapitre de l’évangile de Jean, l’opinion des uns à l’égard de la provenance du Messie était: « … personne ne saura d’où il est » (v. 27). Pour d’autres, sur cette même question, la réponse était plus claire: « … il naîtra à Bethléhem, le village où David a vécu » (v. 42). Ce même chapitre divulgue des divergences d’opinion relatives à son ministère et les œuvres qu’il accomplirait: « Quand le Christ viendra… accomplira-t-il plus de signes miraculeux qu’en a déjà fait cet homme-là? » (v. 31) Face à cet embarras, le constat de l’évangéliste au sujet de Jésus est: « Ainsi le peuple se trouva de plus en plus divisé à cause de lui. » (v. 43)

En fin de compte, le judaïsme ancien s’est forgé plusieurs notions assez différentes et parfois contradictoires quant à la venue du Messie, à ses œuvres, au royaume qu’il instaurerait et à sa personne. Il y a un Messie laïque et un Messie divin, un Messie guerrier et un Messie pacifique, un Messie victorieux et un Messie vaincu, ainsi qu’un Messie royal, un Messie prophétique et un Messie sacerdotal.

Trouver, dans les sources anciennes judaïques, une réponse à la question « attente messianique » n’est pas évident, vu les diverses provenances et la nature disparate de ces textes, ainsi que les opinions très divergentes qu’ils contiennent. En conséquence, le lecteur est laissé sur sa faim.

C’est pourquoi je me suis efforcé de traiter ce sujet en ajoutant au titre « dans la foi d’Abraham ». Jésus, Paul et l’auteur de l’épître aux Hébreux parlent de sa foi et présentent Abraham, non seulement comme le croyant modèle par rapport à cette attente, mais encore, comme l’exemple à suivre à cet égard (cf. Rm 4.12).

II. L’attente messianique dans la foi d’Abraham selon le Nouveau Testament

L’auteur de l’épître aux Hébreux dit sans équivoque que la réalisation des promesses faites à Abraham et à ses héritiers, l’objet de leur foi, a été « vue et saluée de loin, en confessant qu’ils étaient étrangers et résidents temporaires sur la terre. » (11.13; cf. Gn 23.4) Il s’avance en notant que: « C’est par la foi qu’il [Abraham] vint s’établir dans la terre promise comme en un pays étranger… car il attendait la cité qui a de solides fondations, celle dont Dieu est l’architecte et le constructeur. » (11.9-10) Ailleurs, cette cité à venir est qualifiée de permanente, la Jérusalem céleste, la montagne de Sion et un royaume inébranlable (11.14, 16, 12.22, 28, 13.14).

Paul à son tour, en Galates 3, prétend que la promesse faite à Abraham, « toutes les nations seront bénies en toi » (Gn 12.3), est non seulement l’Evangile qu’il prêche, mais aussi la bonne nouvelle annoncée d’avance à Abraham. De plus, la bénédiction attachée à cette promesse découle de la personne et de l’œuvre de Jésus-Christ, qui « est devenu malédiction afin que, pour les païens, la bénédiction d’Abraham se trouve en Jésus-Christ » (Ga 3.8, 13, 15).

Mais le commentaire de Jésus au sujet d’Abraham va encore plus loin. En Jean 8.56, nous lisons ses propos: « Abraham… a tressailli d’allégresse (à la pensée) de voir mon jour: il l’a vu et il s’est réjoui. »

Ces constats relatifs à la foi d’Abraham en rapport avec le Christ m’ont poussé à me poser la question suivante: qu’est-ce qu’Abraham croyait au sujet du Messie? Je suis parti de l’idée que si on pouvait savoir à quoi se référait Jésus en disant « mon jour » qu’Abraham a vu et qui était pour lui un « sujet de joie », on trouverait des éléments de réponse à la question de son « attente messianique ».

L’hypothèse de travail est que les interlocuteurs de Jésus avaient une idée de ce jour particulier qu’Abraham a vu. Autrement, la remarque de Jésus n’aurait pas de sens et ne trouverait pas de réponse. Si l’hypothèse est juste, ce jour serait en rapport avec une chose qu’Abraham a vécue, connue et qui est donc attestée dans l’Ecriture.

III. L’attente messianique dans la foi d’Abraham selon l’Ancien Testament

Trois passages principaux dans l’Ancien Testament peuvent avoir trait à ce jour et à ce qu’Abraham a vu en ce jour-là concernant la venue du Messie. Il s’agit, successivement, dans la Genèse, du chapitre 15 – l’établissement de l’alliance abrahamique -, du chapitre 18 – la visite des trois hommes – et du chapitre 22 – le sacrifice d’Isaac. Nous verrons que ces récits, bien que fort différents, ont des traits remarquablement communs: dans chacun, il y a un jour particulier, une chose qu’Abraham a vue et la promesse d’une bénédiction, à travers Abraham, pour les nations.

Dans le premier texte, Genèse 15, il est question d’un jour particulier: « Ce jour-là, le Seigneur fit alliance avec Abram… » (v. 18) Cette alliance a solennellement ratifié les promesses faites à Abraham concernant le pays, la postérité et la bénédiction, à travers cette descendance, de toutes les nations de la terre (Gn 12.2-3). Mais qu’a-t-il vu ce jour-là? Même si Abraham fut accablé de sommeil (v. 12), il était conscient: il entend, il a peur, il voit. Il a entendu la voix du Seigneur, parce que le Seigneur s’adresse à lui pour prononcer un discours prophétique et une promesse (vv. 13-16, 18-21). Le verset 12 dit qu’Abraham fut saisi de frayeur. Qu’est-ce qui lui a fait peur? Apparemment, c’est le rite des animaux partagés qu’il venait de préparer sur l’ordre de Dieu (vv. 9-11). Il savait ce que signifiait ce rite imprécatoire: que son sort serait comme celui de ces animaux partagés s’il ne respectait pas les clauses de l’alliance (cf. Jr 34.18-19). Chose étonnante. A cause de sa transe ou de sa torpeur, Abraham a été empêché de passer entre les bêtes découpées. Le soleil s’est couché et il y eut une obscurité profonde. A ce moment-là, une torche de feu, une théophanie, passe entre les morceaux sanglants des animaux (v. 17). C’est ce qu’Abraham a vu ce jour-là, jour où le Seigneur a conclu une alliance tout en assumant unilatéralement le poids de la sanction de l’alliance rompue, la malédiction, figurée par ce rite sanglant.

Pour Paul, en Galates 3, l’Evangile prêché d’avance à Abraham passe par cette imprécation. Le Christ a été maudit, mis à mort, afin de racheter son peuple de la malédiction et de devenir la source de la bénédiction dont Abraham et ses descendants seraient tributaires (v. 13).

Le second passage, Genèse 18, narre l’épisode du jour où trois hommes rendent visite à Abraham. Ce récit débute par l’expression surprenante: « Le Seigneur apparut » ou « se fit voir » (le Niphal du verbe « voir ») à Abraham pendant la chaleur du jour (v. 1). Dès le début, le lecteur connaît l’identité de l’un de ces visiteurs, ce qu’Abraham va découvrir progressivement. D’abord, il y a la question posée par ces étrangers: « Où est Sara, ta femme? » Ensuite, l’un d’eux, qui s’avère être le Seigneur, promet: « L’an prochain, au temps fixé, je reviendrai vers toi et Sara aura un fils. » (versets 9-10, 13) Puis, le même étranger sait que Sara, se cachant dans la tente, a ri en elle-même au sujet de sa promesse et a menti (vv. 12 et 15). Lorsque les trois visiteurs se lèvent pour se remettre en route, l’un d’eux, de nouveau le Seigneur, s’adresse à Abraham et dit: « Cacherai-je à Abraham ce que je vais faire? Il deviendra certainement une grande nation… et en lui seront bénies toutes les nations de la terre. » (vv . 17-18) En clair, Abraham a vu le Seigneur, sous la forme d’un homme, qui lui a révélé les choses à venir et réitéré la bénédiction qui s’étendrait, à travers lui, à toutes les nations de la terre.

Le troisième texte, Genèse 22, raconte l’épreuve d’Abraham, Isaac lié sur l’autel et la délivrance de ce dernier de la main de son propre père qui, sur l’ordre de Dieu, allait le sacrifier. Ce fils héritier est aussi le fils unique, le fils bien-aimé (vv. 2, 12), appellations qui font déjà songer au Christ, le Fils unique, bien-aimé du Père. En revanche, la vie d’Isaac, contrairement à celle du Messie, sera épargnée par un sacrifice substitutif pourvu par le Seigneur lui-même (vv. 8, 13-14).

Qu’est-ce qu’Abraham a vu? Le verbe ra’ah, « voir », revient plusieurs fois. Le verset 4 dit, en un terme évoquant la montagne, le lieu du sacrifice: « Le troisième jour… il vit l’endroit de loin. » En réponse à l’interrogation d’Isaac: « où est l’agneau pour l’holocauste? », il répond que « Dieu va se pourvoir lui-même de l’agneau pour l’holocauste » (vv. 7-8). L’expression « Dieu va se pourvoir lui-même » traduit bien l’hébreu yir’eh lô, qui signifie « Dieu le verra », ou plus précisément « Dieu s’en pourvoira », ou encore « Dieu s’en occupera ». Après que l’ange du Seigneur fut intervenu pour arrêter Abraham qui était sur le point d’égorger son fils, on lit: « Abraham… vit… un bélier… et l’offrit en holocauste à la place de son fils. » (v. 15) Après cette expérience, Abraham a donné à cet endroit le nom de « le Seigneur verra ». Ainsi nommé, il est dit ensuite: « C’est pourquoi l’on dit aujourd’hui: sur la montagne du Seigneur, il sera vu (ou pourvu). » (v. 14) Puis l’ange du Seigneur appelle Abraham une seconde fois et lui dit: « … parce que tu n’as pas refusé ton fils, ton unique, je te comblerai de bénédictions… Toutes les nations de la terre seront bénies par ta descendance parce que tu as écouté ma voix. » (Versets 15-18)

La montagne du Seigneur restera à jamais un lieu par excellence du point de vue de la foi, car elle est l’endroit où le temple a été construit (Ps 24.3; Es 2.3, 30.29; Za 8.3), avec tout ce que représentaient celui-ci et la cité qui l’abritait. L’ensemble, y compris la montagne, est le miroir d’images et de réalités spirituelles (Hé 12.22).

Cette montagne ne cessera pas de croître. Dans le mystère que Dieu a révélé à Daniel, il y a une grande montagne, qui grandit à partir d’une pierre qui s’est détachée sans le secours d’aucune main et qui va écraser la statue représentant les royaumes du monde. Cette montagne « remplit toute la terre » (2.35, cf. vv. 44-45, 7.13-14). C’est l’image de l’instauration du règne du Messie et de l’avancement de son royaume. Au sujet de cette montagne, le prophète Esaïe dit: « Il arrivera, à la fin des temps, que la montagne de la maison du Seigneur sera fondée sur le sommet des montagnes… et que toutes les nations y afflueront » pour adorer le Seigneur et y être instruites dans sa loi (2.2-3 = Mi 4.1-2; Es 11.9; Jr 31.6; Za 14.16; Ps 98.8). Cette montagne, celle de la maison du Seigneur, qui est plus haute que les autres, est une figure de la suprématie de ce royaume et de la soumission des nations à la loi divine (Dn 2.35, 45; Es 40.4, 42.15, 64.1-2; Jr 51.25; Mi 7.12 ).

Un dernier passage, qui n’a pas Abraham comme personnage, met en lumière l’attente messianique de sa descendance et parle non seulement d’un jour particulier, mais aussi d’un jour qui est source de joie: le Psaume messianique 118. Au verset 24, il est dit: « C’est ici le jour que le Seigneur a fait. A cause de lui, soyons dans l’allégresse et la joie! » De quel jour s’agit-il? La réponse est donnée. C’est le jour où « la pierre qu’ont rejetée ceux qui bâtissaient est devenue la pierre principale, celle de l’angle » (v. 22). Ce verset est cité au sujet de Jésus dans les Synoptiques (Mt 22.42; Mc 12.10; Lc 20.17), en Actes 4.11 et dans deux épîtres, l’une de Paul (Ep 2.20) et l’autre de Pierre (1P 2.1, 7). Ce Psaume fait partie des Psaumes de louange, le Hallel (Ps 113-118, 136), et figure dans la liturgie juive de Pâque. Ce Psaume, y compris les versets cités plus haut, ont été chantés par Jésus et ses disciples lors du repas pascal (Mt 26.30; Mc 14.28). Ce Psaume se termine par une bénédiction prononcée depuis la maison du Seigneur: « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! » (v. 26) Qui est cette personne qui vient? Selon Jésus, c’est lui-même (Mt 23.39, cf. 21.9; Lc 13.35). Il vient pour régner (Mc 11.9; Jn 12.13).

En guise de conclusion

Les trois passages de la Genèse forment un triplet dont les éléments se complètent. Le jour, dans ces récits, est un jour où Abraham a vu quelque chose d’étonnant. Abraham a vu la fondation du royaume de Dieu à la conclusion de l’alliance. Cette alliance est le sceau des promesses faites à lui-même et à ses descendants. Ce même jour, Abraham a vu une théophanie à travers laquelle le Seigneur seul a signé, avec du sang, la garantie territoriale, la terre promise, signe de la patrie céleste. Il a aussi vu une manifestation, sous la forme d’un homme, du Seigneur, l’auteur et le garant des promesses. Grâce à cette visite, la promesse d’une descendance véritable a été scellée et, par elle, toutes les nations de la terre seront bénies. Abraham a vu les signes et les œuvres de grâce. Il a vu la grâce divine dans le rite auto-imprécatoire et dans la victime substitutive par laquelle sa descendance serait rachetée, afin que la promesse de bénédiction se réalise et qu’elle se répande sur les nations. Il a vu la montagne sur laquelle, un jour à venir, une cité et un temple seraient bâtis, Sion, sur laquelle, un jour même lointain, un autre Fils, comme le sien, le Fils unique et bien-aimé, ne serait pas épargné grâce à un sacrifice substitutif, mais serait lui-même le sacrifice ultime.

La foi d’Abraham est fondée sur les choses vues et saluées de loin. Pour Abraham, la promesse, vue et saluée de loin par les yeux de la foi, représentait des réalités spirituelles inébranlables. Sa foi a été fortifiée par ce regard de loin sur son héritage, la patrie céleste, sur ses héritiers, la véritable postérité, et sur la bénédiction, le bien ultime du salut, qui se répandrait sur toutes les nations. Pour voir ces choses de façon claire, il a fixé son regard sur la patrie, la cité et la montagne célestes, le royaume inébranlable (Hé 11.1, 8-9, 13-16, 12.22, 13.14). Pour les voir, sa foi a dû passer par les figures et les symboles des promesses de l’œuvre de Dieu en son Messie. Ce pont de la foi, jeté sur le fossé le séparant des temps à venir, a été le moyen par lequel Abraham a vu le jour du Messie, source ultime de la bénédiction, qui viendrait pour instaurer son royaume éternel. Le peuple béni de ce royaume, dont il est le père, comprendra tous ceux qui ont été rachetés de la malédiction par le sacrifice substitutif suprême (Rm 4.12; Ga 3.7).

Le meilleur résumé de l’attente messianique d’Abraham est celui de Jésus: « Abraham… a tressailli d’allégresse [à la pensée] de voir mon jour: il l’a vu et il s’est réjoui. » (Jn 8.56) La joie d’Abraham a jailli de l’attente du jour où Dieu accomplirait définitivement son projet de salut par son oint, Yeshua hammashiah, le Sauveur oint, Prophète, Prêtre et Roi.

* R. Bergey est professeur d’hébreu et d’Ancien Testament à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

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