Le récit du Royaume de Dieu dans l’évangile selon Saint Luc
« Son règne sera sans fin » (Lc 1.33)
W. Gordon CAMPBELL*
Introduction
Selon une perspective commune aux trois évangiles synoptiques, c’est dès le début de son ministère que Jésus, faisant preuve de beaucoup d’originalité, a mis en mots et en gestes pour ses contemporains le « royaume de Dieu »1 (Mc 1.15; Mt 3.22), avec ses implications pour leur vie. Luc, tout en s’y prenant de manière particulière, partage ce point de vue et narre à sa façon le discours et l’« agir » teintés de royauté de Jésus de Nazareth (cf. Lc 4.433, 8.1, 9.11). A l’intérieur des récits évangéliques, la tâche dévolue aux autres personnages, qu’ils soient simples auditeurs ou spectateurs, disciples de Jésus ou, encore, ses adversaires, c’est en somme d’observer, de comprendre et d’accueillir comme ils peuvent le règne que, par son obéissance à la volonté du Père, Jésus inaugure. Le rôle qui revient aux lecteurs d’évangile que nous sommes n’est pas fondamentalement différent.
Si par ses « dits » et ses « faits », Jésus donne au règne de Dieu un contenu d’une extraordinaire variété en l’investissant d’une importance sans précédent, l’idée d’un Dieu qui règne ne lui est pourtant pas originale; aussi cette idée est-elle fortement enracinée dans deux contextes dont Jésus a dû amplement se nourrir: celui d’abord de la révélation antérieure, dans les Ecritures juives, où une place importante est réservée au concept et aux enjeux de la royauté divine. S’il est vrai que la locution « royaume de Dieu » en tant que telle y fait défaut, on peut dire néanmoins que le récit de la souveraineté de YHWH dans ses relations avec Israël et avec le monde, sous l’ancienne disposition de l’alliance, y connaît bien des méandres4. Le deuxième contexte est celui du judaïsme du Second Temple: divers points de vue sur le « royaume de Dieu », repérables dans le judaïsme du Ier siècle de notre ère, renvoient, en effet, à certains développements survenus en grande partie sous l’influence du livre canonique de Daniel, avec son intérêt pour l’idée d’un royaume et d’un âge messianiques.
Le règne de Dieu selon Luc
A priori, on devrait pouvoir étudier sans peine la mise en récit, par le troisième évangéliste, de l’idée du royaume de Dieu. Car on est allé jusqu’à proposer pour thème principal du troisième évangile le règne du Christ, la manière de son établissement et les modalités de sa pérennisation5. Si majorer de cette manière l’importance de la place que prend le royaume dans Luc relève d’une exagération6, il reste néanmoins vrai que, dès le début, cet évangile accentue le royaume du « Fils du Très-Haut », caractérisé comme un règne qui n’aura pas de fin (1.31-33)7, et que le Jésus de Luc est conscient d’avoir reçu de son Père et de pouvoir ensuite léguer8 aux siens (22.29-30). Dans le récit de Luc, le règne de Dieu constitue une réalité qui, petit à petit, prend de l’ampleur à travers la prédication et l’action de Jésus; l’évangéliste s’emploie à en raconter l’inauguration, puis le progrès. Ensuite, dans le second tome de son diptyque, les Actes des Apôtres, Luc réservera au même thème un développement qui prendra pour point de départ la phase ultime du premier volume, à savoir l’ascension par laquelle, à la différence des autres évangiles, Jésus accède au trône de sa royauté et de sa gloire. Dans le premier tome, c’est la parabole des mines, avec son notable qui part pour se faire roi (19.12, 14-15, 27), qui paraît anticiper cet événement9.
Au début du récit des Actes, le règne de Dieu constitue le leitmotiv de l’enseignement de Jésus ressuscité, avant que celui-ci ne monte auprès du Père (Ac 1.3), pour devenir, ensuite, dans le discours de Pierre à la Pentecôte, une proclamation de Jésus-Roi ayant pour principal appui des Psaumes royaux (dont le Ps 110, cf. Ac 2.29-36). Dans la seconde partie du livre, c’est Paul qui en devient le principal héraut dans une histoire qui s’achèvera à Rome sur sa proclamation à la fois audacieuse et persévérante du royaume de Dieu ou, plus exactement, de la bonne nouvelle concernant Jésus-Roi (Ac 28.31)10. De toute évidence, la thématique du royaume prête à l’œuvre de Luc, dans son ensemble, une certaine cohérence11. Les lignes qui suivent tentent de mettre en lumière cette dynamique du double récit Luc-Actes, tout en se limitant à suivre la trajectoire qu’emprunte le royaume à travers le premier tome, l’évangile de Luc. Par une lecture de type synchronique, nous nous emploierons, en priorité, à délinéer les principaux traits du portrait que brosse cet évangile de Jésus-et-le-royaume.
Jésus, le roi messianique promis
C’est dès le récit de l’annonciation angélique faite à Marie, dont l’époux Joseph a pour ascendant le roi David (1.27), que commence à se faire préciser l’identité de Jésus comme roi messianique: il est fait mention de sa vie, des titres qui lui reviennent et de son règne (1.32-34)12. L’ange qui parle du fils promis que Marie mettra au monde donne déjà à celui-ci une caractérisation très précise: il sera « grand »; on l’appellera « Fils du Très-Haut »; le Seigneur Dieu lui accordera « le trône de son ancêtre David »; il « régnera » à tout jamais sur la maison de Jacob; enfin, son « règne » (ou, sa « royauté ») ne connaîtra jamais de fin. Dans cette ouverture d’évangile qui respire une attente messianique nourrie par les Ecritures, comment ne pas penser à la promesse faite à David en 2 Samuel 7.12-13, ou encore à celle du Psaume 132.11, psaume royal? Et comment ne pas entendre, ici, un écho des prophéties du fils à qui reviennent, selon le texte grec d’Esdras 9.6-7, « grandeur », « trône de David » et « règne à tout jamais » ou, encore, un rappel du fils d’homme qui, selon Daniel 7.13-14, doit recevoir une souveraineté ou royauté sans fin et sans limites?
Au lecteur de comprendre que cet enfant promis, prénommé Jésus, sera le Messie et de voir qu’encore enfant, il aura d’ores et déjà conscience d’une intimité avec son Père (2.49). Au seuil du ministère public de Jésus (3.2ss), le peuple d’Israël se prépare à la venue de Dieu – fût-elle dans la colère – par une repentance profonde et l’accueil du pardon prêchés par Jean-Baptiste; aux quelques individus pieux qui attendaient ardemment cette venue (chapitres 1-2) s’ajoute maintenant le peuple entier pour partager la même espérance et se demander si Jean ne serait pas lui-même le Messie attendu (3.15). Mais Jean n’est que le dernier héraut d’un Roi qui approche (cf. 16.16): la descente de l’Esprit et la voix céleste qui retentit lors du baptême de Jésus (3.22) témoigneront que c’est Jésus le Roi-Messie. Selon la leçon textuelle qu’on retiendra, la version lucanienne de l’histoire rappellerait, avec Marc 1.1113, le plaisir de Dieu devant son serviteur, doté de l’Esprit, comme devant son Fils (réunissant Es 42.1 et le Ps 2.7), ou alors – et ceci serait conforme à la perspective du troisième évangéliste14– appuierait la royauté de Jésus par une citation plus complète du Psaume 2.715, en évoquant l’intronisation du roi messianique. En outre, en pleine possession de l’Esprit (4.14), Jésus est aussi un Roi-Prophète, revendiquant l’héritage d’un Elie ou d’un Elisée (4.24-27) et suscitant, par les signes qu’il opère, le sentiment que Dieu est à nouveau en train de se rendre présent parmi son peuple (7.16).
Jésus-Messie détrône le satan
Le règne de Dieu qui doit s’étendre comme les bénédictions d’une année jubilaire, implique l’abolition d’une souveraineté rivale qui, jusque-là, avait tenu pauvres, captifs, aveugles et opprimés ceux auxquels se destinait le salut (4.18, 19; voir Es 61.1-2). On comprend pourquoi le Fils de Dieu doit affronter d’emblée le diable. Etant donné que la généalogie ascendante, qui précède le récit des tentations, aboutit à Adam « fils de Dieu » (3.38), Luc paraît vouloir suggérer que la victoire de Jésus sur le diable gomme la défaite d’Adam et Eve devant le serpent16, en amenant des conséquences aussi positives que celles de la chute avaient été désastreuses. Repoussant la tentation de se faire octroyer la domination de « tous les royaumes de la terre » (4.5), échange qui aurait été au prix d’une soumission idolâtre à celui qui ne peut donner que ce qu’il a lui-même reçu (4.6; cf. Mt 4.8-10), Jésus rempli de l’Esprit et sous sa conduite se dresse contre l’accusateur. Il résiste à l’idée de forcer la main à son Père (4.12) et de s’arracher prématurément ou obtenir autrement que par obéissance une royauté et une gloire qui, de toute manière, lui reviennent (cf. Dn 7.14).
Ce premier succès inaugure un royaume qui, au fur et à mesure qu’avance la narration, se consolidera en Israël au détriment des pouvoirs du mal, du péché et de la mort. Ces puissances sont mises en déroute par les guérisons, les exorcismes et le pardon œuvrés et elles se trouvent menacées d’un enfermement dans l’abîme (8.31; cf. Ap 9.1-2, 11, 11.7, 17.8, 20.1, 3). Dans cette activité, c’est comme au temps du pharaon « le doigt de Dieu » (11.20; cf. Ex 8.15) qui atteste puissamment la venue du règne de Dieu en Jésus. Le « royaume du satan » (11.18), dont le pouvoir est brisé, ne trouvera rien à répliquer à l’empire de Jésus, jusqu’à ce qu’à l’heure où s’annonce la Passion, le diable trouve enfin le temps fixé (4.13) et entre dans le cœur de Judas (22.3). A ce moment-là vont cesser temporairement17 les puissantes démonstrations qui, en accompagnant sa prédication, auront confirmé la présence du royaume en l’œuvre de Jésus, pour permettre au mal, qui séduit les hommes et que le satan inspire, de suivre pour un temps son cours.
Accueillir le Roi, c’est changer de cœur
Annoncer le royaume de Dieu qui approche, c’est lancer un appel fondamental à la conversion (cf. Mc 1.15). Or, plus encore que Matthieu ou Marc, Luc souligne que pour faire bon accueil au royaume, il faut lui ouvrir la porte de sa vie au moyen d’une profonde repentance18. Chez Luc seulement, Jésus, qui se dit être venu appeler non pas les justes mais les pécheurs, précise qu’il s’agit d’un appel à la repentance (5.32; cf. Mt 9.13; Mc 2.17). Devant la probabilité que les disciples aient à rencontrer le rejet de leur message dans des villes où ils annonceront la venue du règne (10.9-11), Jésus, dans Matthieu et Luc, dénonce Chorazin, Bethsaïda et Capernaüm pour leur manque de pénitence (10.13-15; cf. Mt 11.20-24). Et face au goût des gens pour les manifestations spectaculaires externes du royaume, Jésus privilégie une marque intérieure: la conversion, qui a caractérisé la réponse des Ninivites à la prédication de Jonas et qui les distinguera encore, au jour de jugement, de ceux dont le cœur dur aura résisté à l’appel du plus grand que Jonas (11.29-32; cf. Mt 12.38-42). C’est ce même manque d’un cœur attendri par la perspective du royaume qui caractérisera l’homme riche et ses cinq frères dans l’histoire racontée en 16.19-31.
Par la suite, un petit refrain, deux énoncés, deux paraboles et deux épisodes – tous uniques à l’évangile de Luc – se succèdent pour accentuer le besoin d’accueillir, par la voie du repentir, le règne de Dieu19. Commençons par les deux épisodes, tous les deux marqués au coin par l’enjeu de l’hospitalité qu’il convient d’accorder au Roi. A Naïn, en Galilée – si le lieu, en 7.36, est le même qu’en 7.11 – dans un récit qui, sans évoquer nommément le royaume, parle de dettes et de pardon, d’accueil et d’amour, de salut et de paix, Jésus dans la maison d’un pharisien ouvert à sa mission20, pardonne à une « pécheresse » connue, dont le repentir est pourtant obvie (7.36-50)21. Puis à Jéricho, aux abords de Jérusalem, le Maître se fait inviter et loger chez Zachée, « pécheur » méprisé qui, avant la rencontre, guettait déjà son arrivée et dont le changement profond, provoqué par le geste d’un sauveur venu le chercher, s’exprime par une joyeuse volonté de réparation des fautes commises (19.1-10). L’un et l’autre épisode offrent un paradigme de la réponse que Dieu attend lorsqu’il vient à la rencontre de l’homme pécheur, en illustrant le fait que, dans l’optique du royaume, le poids d’un seul pécheur repentant égale celui de quatre-vingt-dix-neuf justes (15.7): on comprend que sa conversion mérite, par conséquent, une véritable fête céleste (15.10)!
Des deux paraboles, une première développe cette idée révolutionnaire de l’accueil miséricordieux et festif que Dieu réserve à la repentance d’un pécheur – en l’occurrence, le célèbre fils prodigue – dont les méfaits entraîneraient, selon la logique des hommes, condamnation et rejet (15.11-32)22. La deuxième vient contraster le cœur insensible, orgueilleux et la prière creuse d’un soi-disant juste qui rend Dieu sourd, avec l’attitude du pécheur qui, pour prier Dieu, s’humilie et, de ce fait, ne manque pas d’obtenir sa miséricorde (18.9-14). Et pour prendre, enfin, les deux énoncés, même le spectacle des victimes de la cruauté de Pilate ou de l’effondrement d’une tour (13.3, 5) servent à asséner la vérité que ne pas se convertir, c’est périr.
Associés du Roi, dès maintenant
Aux disciples de Jean, venus s’assurer que Jésus est vraiment le Roi-Messie attendu, une preuve est fournie. A la différence du récit matthéen, celui de Luc (7.18-23) sépare leur question de la réponse que Jésus donne, en adjoignant un résumé des nombreux exorcismes et guérisons (7.21) qui, même si l’heure de son entrée dans la gloire n’a pas encore sonné (24.51/Ac 1.9), attestent une royauté d’ores et déjà pleinement à l’œuvre. D’autres que Jésus peuvent prendre part à la démonstration de ce règne: aux douze disciples qu’il s’est choisis, Jésus annonce comme une bénédiction fondamentale que « le royaume de Dieu » est désormais à eux (6.20). C’est là un bonheur certain, car même le plus petit parmi ceux qui, sous l’influence du Messie, auront été amenés à nommer Dieu-Roi, s’avère être plus grand que le grand Jean-Baptiste dont le rôle, par rapport au royaume, se cantonne à l’étape préparatoire (7.28).
Les douze, ainsi que quelques femmes libérées des entraves du royaume asservissant du mal, accompagnent le prédicateur et évangéliste de la royauté de Dieu qu’est Jésus (8.1, 2). Leur privilège? Pénétrer d’ores et déjà le mystère du règne de Dieu que d’autres auront à apercevoir au travers des paraboles (8.10)23. Ces collaborateurs sont investis, par Jésus, de son autorité et envoyés en artisans d’un royaume qu’ils annoncent proche même à ceux qui n’en discernent rien (10.9, 11). Leurs exploits pour proclamer le règne de Dieu et guérir les malades (9.2), s’ajoutant aux actions de leur Maître (9.11), puis le « faire » des soixante-douze Israélites auxquels sont soumis les démons (10.17), ont pour effet cumulatif d’élargir considérablement la juridiction du règne qui se développe. Au point où Jésus lui-même est conduit à lire, dans ce progrès, la chute du satan comme un éclair (10.18; cf. Es 14.12ss) et à louer le Père de lui avoir remis toutes choses entre les mains (10.21, 22). La « condition royale des disciples »24 est à déduire du privilège qui consiste à voir et à entendre ce que beaucoup de prophètes et rois n’auront ni vu, ni entendu (10.24).
Un règne qui bouleverse tout
Mais revenons légèrement en arrière car, entre-temps, le récit aura souligné le caractère paradoxal de cette royauté que Jésus partage avec les siens. Pour obéir au Père, le Messie, son envoyé, dit avoir à emprunter un chemin de souffrance, de rejet, de mort et de résurrection (9.20-22; cf. 18.31-33): ceux qui suivent Jésus ne verront s’établir le règne de Dieu qu’en composant avec cette sombre réalité (9.27). Par conséquent, être son disciple signifiera vivre un chamboulement dont l’effet est de faire de la perte de sa vie le seul moyen sûr de la sauver (9.23-25). Ainsi, dans le troisième évangile, le royaume et l’état de disciple se trouvent étroitement liés: celui qui épouse la perspective du royaume doit se libérer des attaches qu’il avait auparavant25. Avoir Dieu pour Roi entraînera, pour des candidats à l’école du disciple, la modification de l’échelle de leurs valeurs et priorités les plus diverses. Il faudra par conséquent: déconsidérer les devoirs du quotidien, afin de proclamer d’urgence que Dieu règne (9.60)26; orienter joyeusement sa vie selon cette perspective qui change tout (9.62)27; faire de la prière une priorité absolue, pratiquant l’« intériorité du règne »28, en adoptant pour visée « que ton règne vienne » (11.2) et en priant avec insistance (18.1-8); devoir confesser Jésus dans un environnement souvent hostile (12.8-12); se préoccuper avec confiance et sans crainte de la recherche du règne du Père qui donne aux siens de régner (12.31-32); être prêt, enfin, à tout abandonner pour Jésus et pour la vie éternelle (14.25-33/18.29-30).
Apprendre comment Dieu règne
La « gloire » céleste (9.32) qu’aura le Roi Jésus suite à son « exode » (9.31) éclate momentanément devant quelques-uns sur le Mont de la Transfiguration, où Pierre, qui comprend la coloration messianique de l’événement, suggère d’installer des huttes pour la Fête qui devait anticiper l’ère messianique (cf. Za 14.16)29. Et la « grandeur » de l’Eternel frappe encore de nombreux témoins de l’exorcisme d’un enfant au pied de la montagne (9.43). Certains, cependant, ne manquent pas d’attribuer ce pouvoir à Béelzébul, chef des démons (11.15), tandis que d’autres, malgré ce qu’ils voient et malgré de telles secousses, n’arrivent pas à se rendre à l’évidence que seule l’approche du royaume de Dieu est susceptible d’expliquer de telles choses (11.20)30. Ainsi en va-t-il des pharisiens qui, comme le laisse déduire leur question, attendent un royaume toujours futur (17.20) et ne sont pas disposés à en voir dans le ministère de Jésus les prémices. Ils ont beau, en effet, observer Jésus de près, ils n’en interpréteront pas le dire ou le faire comme des signes anticipatifs d’un règne et de la présence divins; préférant attendre d’autres manifestations pourtant illusoires (17.21)31, ils passent à côté d’un royaume qui leur est à portée de main32. La foule, elle aussi, nourrit une attente par trop faite d’idées fixes et enfermée par un calendrier qu’elle espère rapide (19.11), alors que c’est l’« aujourd’hui » du ministère de Jésus, Roi présent et actif parmi les hommes, qui laisse deviner la venue désormais certaine du royaume (cf. 2.11, 3.22, voir la note 11; 4.21, 5.26, 13.32, 19.5, 9, 23.43).
Le discours de Jésus sur le royaume rythme tout le cheminement de ses disciples sur la route de Jérusalem. Les seules paraboles dont il est dit explicitement par Luc qu’elles illustrent le royaume, proposent une véritable taxinomie de ce règne; on constate alors: son incroyable potentiel caché (13.18-21); le fait qu’y entrer suppose l’effort de trouver puis de passer par une porte étroite (13.24), en y mettant toutes ses forces (16.16); qu’il y a la réelle possibilité de s’en voir exclu pour cause d’incrédulité, alors que viendraient de loin des étrangers pour s’y mettre à table (13.28-29), car l’assistance du tout-venant au magnifique festin du royaume compensera l’absence condamnable des premiers invités (14.15-23); l’immense miséricorde de son Roi invitant ses subordonnés, à leur tour, à faire preuve de générosité envers les pécheurs (15.11-32); le leurre de l’argent et des bonnes choses, qui rendent tragiquement aveugle (16.19-31, 17.24-25, 18.18-30) et empêchent de recevoir le règne de Dieu comme un enfant (18.16-17); et surtout, vu le retour en jugement du Roi, l’importance de ne pas se trouver parmi ceux qui refuseraient d’accepter qu’il règne d’ores et déjà sur eux mais, au contraire, de s’y laisser embaucher dès maintenant et pour la durée (19.12-27)33.
Jérusalem se trompe de règne…
Le récit lucanien de l’entrée de Jésus à Jérusalem (19.28ss) est particulièrement teinté d’un aspect royal. En écho à Zacharie 9.9-10, Jésus est assis sur un ânon, mais le verbe – ils le « firent monter » (19.35) – renforce l’impression que c’est là un descendant de David qui, tel Salomon (1R 1.33), se dirige vers le lieu de son couronnement (cf. 2S 18.9, 19.26). Trois autres motifs présents dans le récit consacré à l’accession de Salomon se trouvent habilement réutilisés: une descente (ici, du Mont des Oliviers); la mention d’une acclamation tumultueuse; et l’évocation explicite du « Roi » qui vient34, avec la citation légèrement modifiée d’un Psaume qui, jadis, avait accompagné le renouvellement annuel du règne du roi (Ps 118.26).
Au point culminant de ce récit de l’entrée triomphale a lieu un petit dialogue plus pointu que celui de Matthieu 21.15-16, où des pharisiens demandent expressément au Maître de faire taire les revendications dérangeantes de messianité qu’ils croient déceler sur les lèvres de ses disciples. Sa réponse constitue la première parmi trois acceptations tacites, par Jésus, de sa royauté ainsi déclarée (cf. 22.70, face au Sanhédrin, puis 23.3, devant Pilate). Le précurseur avait dit à une foule, dont il soupçonnait l’insincérité, que dans l’absence de leur conversion Dieu pourrait faire des pierres des enfants d’Abraham (3.8); de même selon Jésus, maintenant, si jamais la foule de ses disciples se taisait35, les pierres prendraient le relais pour acclamer le Roi qui vient (19.40; cf. Ps 96.11-13). Dans ce contexte, il est remarquable que Luc n’ait retenu aucune mention de David dans son récit de l’entrée triomphale: le joyeux « hosanna » de Matthieu 21.9 et de Marc 11.10 se trouve remplacé par l’accueil réservé, par les disciples, à une « paix céleste » venue sur la terre (19.38b), paix que Jérusalem elle-même méconnaîtra (19.42). Cette paix fait pendant, chez Luc, à la paix terrestre chantée au ciel par les anges en 2.14: on notera aussi comment la même « gloire dans les hauteurs les plus hautes » est saluée dans les deux textes. Luc paraît vouloir dire ce que d’une autre manière Jean 18.33-37 veut raconter, à savoir que la royauté de ce Messie n’a rien de politique; une confirmation de cette lecture est fournie par l’épisode consacré aux épées qui ne servent à rien (22.36-38 et 49-52), puis par la crucifixion de l’homme de paix après le relâchement de l’homme de violence (23.19)36.
Une particularité de la logique narrative du troisième évangile est la manière résolue dont Jésus se rend, par étapes successives, à Jérusalem (9.51, cf. 9.53, 13.22, 17.11). Mais cette cité, toute ville royale qu’elle est, se montre dans l’incapacité totale à reconnaître son Roi qui vient (13.34-35): à son arrivée, elle ne sait justement pas, à la différence des disciples, accueillir celui que le Dieu de l’alliance lui envoie pour son salut (19.41-44). A cause de son rejet du Messie, c’en est même fini pour elle et sa destruction devient imminente (21.20-24; 23.28-31). Les autorités juives chercheront tout le long de la dernière semaine à mettre la main sur Jésus pour le perdre (19.47-48; 20.19-20; 22.3-6), mais elles n’y parviendront pas avant l’heure (22.53; cf. Jn 7.30, 8.20). Et quand sera venu le moment, elles n’auront pas pu empêcher Jésus d’anticiper le plein établissement du royaume et son festin (22.15-18) en partageant, avec ses disciples, le pain et la coupe de la Pâque et en baptisant celle-ci coupe de la nouvelle alliance en son sang versé pour eux (22.20).
Le Roi-Serviteur et les serviteurs-rois du royaume
L’incompréhension des disciples concernant les implications de la venue du royaume se donne à montrer dans une discussion stérile sur qui est le plus grand (22.24). C’est cet échange qui permet à Jésus, la veille de sa mort, d’apporter à son point culminant son enseignement au sujet du règne de Dieu. Sa royauté n’est justement pas, à l’image des rois séculiers, une domination exercée par le plus grand ou le plus important, où tout acte de bienfaisance accompli est calculé pour accroître sa renommée, son honneur et sa gloire. Elle est, au contraire, explicitée comme la vocation d’un Roi-Serviteur (22.25-27). Du coup, lorsque Jésus enchaîne en confiant solennellement aux disciples restés solidaires le royaume que le Père lui avait octroyé (22.29), on comprend que la promesse qui leur est faite – de manger et boire à la table du Roi dans son royaume et de siéger sur des trônes pour présider au jugement des tribus d’Israël (22.30) – suit une autre logique de royauté qui, par la voie du service et non de la domination, doit amener les gens à accueillir Dieu pour Roi. Si, dans un sens, le Roi-Messie accomplit seul ce service, en assumant la coupe qui lui revient (22.42), dans un autre sens, les disciples, en apprentis du royaume, prendront bientôt la relève: ils annonceront au monde le salut37 apporté par leur Maître Jésus de Nazareth, le plus grand que David, crucifié mais ressuscité d’entre les morts et intronisé à la droite du Père, conformément aux Ecritures, et en qui il faut reconnaître le Seigneur et Messie (Ac 2.30, 32-36).
Le roitelet face au Roi
Seul parmi les évangélistes, Luc, dans son récit de la Passion, réserve une place à Hérode Antipas, « tétrarque » de la Galilée et de la Pérée (3.1, et non pas « roi » comme l’avait été, avec l’accord des Romains, son père Hérode le Grand, 1.5)38. L’implication d’Antipas, de mèche avec Pilate (23.12) dans le complot contre Jésus, trouvera sa suite dans le deuxième tome: la jeune Eglise y aura à faire face à ses menaces dans lesquelles elle décèlera l’action des rois de la terre entreprise contre l’Oint de Dieu et s’en inspirera pour son intercession (Ac 4.26-27). Dans l’évangile, Antipas, ne l’oublions pas, aura voulu s’entretenir avec Jésus depuis 9.9: ayant déjà décapité le Baptiste, il se préoccupe désormais du successeur. Mais malgré les intentions meurtrières qui lui sont prêtées, ce dirigeant se caractérise, aux yeux du Jésus de Luc, par son incapacité à hâter ou à empêcher le rendez-vous avec la mort qui se prépare à Jérusalem (13.31-3339).
Et c’est là, dans la Ville sainte, qu’aura enfin lieu la rencontre tant espérée par le tétrarque (23.8): elle ne fera que démontrer la puissante impuissance de ce dernier qui, pour Jésus, est l’exemple même des « rois et gouvernants » devant lesquels seront traduits, à leur tour, ses disciples (21.12-13). Si désireux de « voir » – trois fois la chose est soulignée en 23.8 – et d’entendre Jésus, Hérode, qui, bien entendu, ne veut rien voir ou entendre de sa royauté, ne verra pas de miracle et n’arrive même pas à faire parler Jésus. Devant son interrogatoire énergique et face aux violentes accusations renouvelées des autorités juives (23.9, 10), celui-ci garde le silence, exactement comme le serviteur d’Esaïe 53.740. Avant de renvoyer Jésus à Pilate, Antipas s’avilit et abdique, pour ainsi dire, devant ses soldats en voulant s’associer à eux pour trois actions que le récit lui attribue: le rejet, la moquerie et la pseudo-investiture du vrai Roi (23.11).
La mort et la résurrection du Roi
Devant le Sanhédrin, où sa vocation de Messie se transforme en accusation, Jésus ose s’exprimer en des termes qui rappellent le Roi-Prêtre du Psaume 110.1 et le Fils de l’homme traduit devant l’Ancien des jours en Daniel 7.13 (22.69). Ses interrogateurs comprennent ce que, au début de l’évangile, Marie, la première, avait saisi (22.70; cf. 1.3541) et trouvent les « preuves » tant recherchées, permettant d’accuser Jésus devant Pilate d’être « le Messie, le roi » (23.2). A la suite des gardes d’Hérode, les soldats détachés pour son crucifiement ridiculisent, à leur tour, sa royauté, annoncée par l’écriteau affiché (23.37-38). L’un des malfaiteurs mis en croix à ses côtés se moque de sa messianité (23.39), mais l’autre, faisant preuve d’une étonnante perspicacité concernant l’identité de Jésus, nomme correctement celui-ci, tout comme l’avaient fait avant lui des lépreux (17.13) ou, encore, l’aveugle de Jéricho (18.38). A son tour, ce criminel, qui avoue son besoin et reconnaît ses torts (23.41), obtient, comme le centurion (7.9-10) ou comme Zachée, sa part au règne dans lequel Jésus est sur le point d’entrer. Aussi perçoit-il le premier (23.42) une réalité que, dans les Actes, Pierre et les autres apôtres devront expliquer au grand prêtre, à savoir que Jésus est entré dans sa gloire par sa croix et sa résurrection (Ac 5.30-31). Pour récompense, le bon larron reçoit une formidable promesse de salut (23.43)42.
Par la suite, dans le court récit consacré à Joseph d’Arimathée, qui « attendait le règne de Dieu » (23.51), Luc donne une première indication sur la manière dont la mort de Jésus provoquera, auprès des disciples, une révision de leur conception de sa messianité et royauté ainsi que sur les modalités de leur propre participation à son règne. Joseph se démarque, comme « conseiller » (23.50), des autres sanhédrites dont il n’a approuvé ni le « conseil » ni le passage à l’acte: en prenant soin du corps de Jésus, il agit conformément à sa caractérisation comme « bon et juste » et se place, ici à la fin de l’évangile, au rang de ceux qui, dès le début – Zacharie et Elisabeth (1.5, 6), ou Siméon et Anne (2.25, 37) -, ont accueilli le dessein de Dieu et s’y sont conformés. Vient, alors, l’épisode des disciples d’Emmaüs désarçonnés par la croix: ceux-ci considèrent l’événement comme un désastre ayant empêché Jésus de Nazareth de délivrer Israël (24.20-21). Dubitatifs devant les témoignages rendus à sa résurrection, ils ont besoin de la présence et de l’aide du Ressuscité lui-même, herméneute par excellence, pour parvenir à la compréhension que, selon les Ecritures, le Messie devait souffrir, puis ressusciter et entrer dans sa gloire (24.26-27, 34).
Luc ne trouve pas nécessaire de préciser pour son lecteur quelles Ecritures auraient appuyé l’exégèse audacieuse du Ressuscité sur le point d’être glorifié, lecture selon laquelle dans l’étonnante économie de Dieu et, à l’inverse des attentes des hommes, le Roi messianique à venir accéderait à la gloire via la souffrance43. Mais, dans son récit de la Passion, le double aspect tragique et glorieux du sort du Roi a déjà été clairement mis en relief dans la parabole des méchants vignerons (20.9-19). A partir d’ici dans la narration globale, le Fils de l’homme souffrant (9.22, 44, 17.25, 18.31-34, 22.15, 22) ou le prophète persécuté (4.24, 13.33-34) cèdent la place à la figure du Messie souffrant: aux onze donc de comprendre qu’un crucifié ressuscité est véritablement Seigneur et Messie, selon les Ecritures (24.45-48). Et dans les Actes, à partir de cette connaissance approfondie des Ecritures, l’Eglise, représentée par Pierre puis Paul, annoncera à Israël et aux nations un Messie qui devait souffrir (Ac 3.8, 17.2-3, 26.23) et témoignera de sa résurrection par le Dieu de l’alliance (9.22, 18.33; Ac 1.22, 2.24, 32, 13.30, 33-34, 17.31).
L’intronisation du Roi
La dernière scène de cet évangile est soigneusement préparée dès le chapitre 9 par une référence faite, sur le Mont de la Transfiguration, à l’« exode » de Jésus (9.31), puis par une anticipation explicite de son enlèvement (9.51). L’entrée triomphale s’était effectuée depuis Béthanie (19.29) et, pour l’ultime épisode du récit, la localisation est la même. Jésus, qui avait rejoint les onze en 24.36, les quitte maintenant (24.51) après une bénédiction d’adieu que Luc prend la peine de bien souligner (24.50-51)44. Ce départ s’avérera définitif – encore qu’il ne faudra pas oublier la parousie (Ac 1.11) – avec un enlèvement vers le ciel qu’Actes 1.9ss récapitulera45. L’ascension constitue précisément l’élévation du Roi effectuée par Dieu46, c’est-à-dire son entrée dans sa gloire. A la foule de pèlerins (Ac 2.33) puis à nouveau devant le Sanhédrin (Ac 5.31), Pierre parlera de cette exaltation à ou par la droite de Dieu; la première de ces deux proclamations, faite lors de la Pentecôte, accompagnera cette effusion de l’Esprit venu d’en haut que Jésus peut déjà promettre ici, au moment de son ascension (24.49).
Quel geste serait plus approprié, en présence d’un intronisé, que de se prosterner comme le font les disciples en 24.52? Mais dans la narration, seule l’action d’un lépreux guéri qui, lui aussi, avait « vu » des choses (17.16) prévient cette prosternation qui est en même temps un acte d’adoration. Un tel geste, dans Luc-Actes, ne peut s’appliquer ni au diable (4.7), ni aux idoles (Ac 7.43) ou aux hommes (Ac 10.25), mais doit avoir Dieu pour unique objet (cf. Ac 8.27; 24.11). De toute évidence, les disciples de Jésus sont ici présentés comme ayant enfin perçu son identité exaltée. Leur adoration comme leur joie profonde s’expliquent par le dévoilement d’une gloire royale jusque-là, certes, anticipée (9.26, 32), mais enfin entrevue. Le récit évangélique s’achève en précisant la présence assidue des disciples au Temple, palais, rappelons-nous, du Dieu-Roi (24.53), ce qui fait parfaitement pendant à la pratique d’Anne qui, au début de l’évangile, y servait Dieu « nuit et jour » (2.37).
Conclusion
A défaut de pouvoir synthétiser, sans l’appauvrir, le portrait du Roi et l’inauguration de son règne, dont Luc fait bénéficier, nous l’avons vu, le lecteur de son évangile, rappelons-en brièvement les principaux accents: l’attente patiente d’un Roi; la venue de celui-ci en Roi davidien, Roi-Messie et Roi-Prophète; son activité pour instaurer un règne libérateur et sonner le glas du royaume asservissant du mal; la nécessité de faire bon accueil au Roi en épousant, par le repentir, sa cause et en en devenant les artisans; le caractère d’une royauté aux valeurs et priorités insoupçonnées, avec l’aperçu d’une gloire royale n’appartenant pas à ce monde, mais par laquelle le siècle présent peut se laisser influencer; le difficile apprentissage du royaume en chemin et, au bout de celui-ci, la mécompréhension totale de ceux à qui s’adressait le Roi; le contraste entre les rois séculiers et le Roi-Serviteur; l’anticipation du festin du royaume, alors qu’un complot aura pour but tragique de se débarrasser d’un Roi dont on ne veut pas et qu’on ridiculise; la mise à l’épreuve finale d’une royauté rejetée que la mort, paradoxalement, ne réussira pas à supprimer; l’entrée du Roi en son règne par sa résurrection et son ascension; enfin, la préparation des disciples pour la proclamation et la démonstration d’un royaume désormais instauré.
Comment cerner le message essentiel d’une si riche présentation du règne sans fin que Jésus est venu inaugurer, selon le troisième évangile, et dont les Actes reflètent l’influence de plus en plus étendue grâce à la prédication des apôtres? Nous dirons que le récit lucanien du royaume de Dieu se laisse paraphraser comme l’histoire du triomphe du Dieu-Roi qui apporte son salut aux hommes. L’octroi de l’Esprit à la Pentecôte, dépêchant de par le monde l’annonce de la venue du Roi, témoignera au second tome de l’exaltation de celui-ci après sa mort et sa résurrection. Mais, déjà dans le premier, les paroles et les actes de Jésus-Roi correspondent à l’espérance d’Israël qui est de voir reflétés, dans son expérience, les signes de la royauté juste et miséricordieuse caractéristiques du Dieu de l’alliance. L’évangile, dans son récit de la venue du Roi, narre l’essentiel de l’accomplissement d’un plan de salut qui, dans les Actes, à partir de l’octroi du don royal de l’Esprit, conduira à l’annexion à ce règne de tous ceux qui, au près ou au loin, et conformément aux promesses des Ecritures juives, se laisseront vaincre et convaincre par la force de la seule Parole apostolique.
1* W.G. Campbell est professeur de Nouveau Testament à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence. Une brève esquisse de la présente étude a introduit une réflexion plus spécialement consacrée au royaume de Dieu dans l’Apocalypse de Jean (voir l’article qui suit celui-ci), étude présentée à l’occasion d’une matinée interdisciplinaire à la Faculté, traitant de la question du royaume de Dieu.
Dans une vaste littérature secondaire, signalons quelques ressources récentes: tout d’abord, un petit chapitre du cahier Evangile 84, Evangile et Règne de Dieu (Paris: Cerf, 1993), sur « Le Règne de Dieu dans l’œuvre de Luc » (44-51), par M. Quesnel; la section traitant du règne de Dieu en théologie biblique dans un article sur le « Royaume de Dieu », Dictionnaire critique de théologie (Paris: PUF, 1998), 1014-1017, par J. Schlosser; la section sur les évangiles synoptiques dans un article consacré au « Règne (ou Royaume) de Dieu » dans le Dictionnaire de la Bible. Supplément X (Paris: Letouzay & Ané, 1981), colonnes 61-165, par A. Feuillet; la discussion approfondie du royaume de Dieu dans les évangiles synoptiques par G.E. Ladd, Théologie du Nouveau Testament (Genève/Cléon d’Andran: Presses Bibliques Universitaires/Excelsis, 1999), 51-146; enfin, l’étude suggestive de C. Grappe, Le Royaume de Dieu. Avant, avec et après Jésus (Genève: Labor & Fides, 2001).
En langue anglaise, trois articles offrent une bonne initiation à la problématique du royaume: le plus général est celui de B. Klappert, « King, Kingdom », NIDNTT (trad. Carlisle/Grand Rapids: Paternoster/Zondervan, 1986), 372-389; pour un bon résumé du thème évangélique du royaume de Dieu avec ses antécédents dans l’Ancien Testament et le judaïsme ancien, voir l’article de C.C. Caragounis, « Kingdom of God/Kingdom of Heaven », Dictionary of Jesus and the Gospels (Downer’s Grove/Leicester: IVP, 1992), 417-430; enfin, signalons la mise au point terre à terre de J.C. O’Neill, « The Kingdom of God », Novum Testamentum XXXV (1993:2), 130-141.
Trois ouvrages approfondissent les choses. L’étude de H.N. Ridderbos, The Coming of the Kingdom (trad. Philadelphia: P&R, 1962), reste un classique. G. Theissen et A. Merz, The Historical Jesus. A Comprehensive Guide (trad. Minneapolis: Fortress, 1998), chap. 9, « Jesus as Prophet: Jesus’ Eschatology », proposent dix questions clefs et leurs réponses pour structurer une bonne discussion de l’interprétation du royaume de Dieu dans la prédication de Jésus. Qui veut connaître l’état de la question consultera aujourd’hui l’étude très fouillée de J.D.G. Dunn, Jesus Remembered (Grand Rapids/Cambridge: Eerdmans, 2003), chap. 12, « The Kingdom of God » (383-487); les cinq chapitres qui suivent celui-ci (plus de 300 pages!) en exploitent avec finesse les diverses implications pour notre compréhension du Jésus de l’histoire.
2 Si Matthieu connaît aussi l’expression « royaume de Dieu », il lui préfère nettement une autre, équivalente, « royaume des cieux ». Il n’est pas dans notre intention, ici, de nous intéresser aux portraits de Matthieu ou de Marc.
3 Le jugement de B.T. Viviano, Le Royaume de Dieu dans l’histoire (Paris: Cerf /LLB 96, 1992), 38, selon lequel il résulterait de l’option de Luc au chap. 4, par rapport à Mc 1 ou à Mt 3, une présentation « plus riche politiquement, mais théologiquement plus pauvre » de l’œuvre de Jésus pour le royaume, ne s’impose pas. Il ne faut pas majorer l’omission par Luc, en 4.16-30, d’une mention explicite du « royaume de Dieu », alors que son scénario présentant Jésus à la synagogue de Nazareth et focalisant la citation d’Es 61.1-2 en offre une bonne définition: « Le royaume de Dieu, c’est ce que le ministère de Jésus réalise », J. Nolland, « Salvation-History and Eschatology », Witness to the Gospel. The Theology of Acts, dir. I.H. Marshall & D. Peterson (Grand Rapids/Cambridge: Eerdmans, 1998), 68.
4 Pour YHWH comme Roi, voir p. ex. 1S 12.12; Ps 47.3, 8; Es 6.5, 33.22, 43.15; Jr 8.19; Mi 2.13; So 3.15; Za 14.9, 16; pour l’évocation de son règne, voir aussi Ex 15.18; Ps 93.1, 97.1, 146.10; Es 24.23, 52.7; Ez 20.33; Mi 4.7; son autorité royale apparaît en Ab 21; Ps 103.19, 145.11-13; on trouve la participation des « saints » à son règne en Dn 7.22; enfin, 1Ch 28.5 et 2Ch 13.8 semblent offrir les expressions les plus proches, dans l’Ancien Testament, de ce que le Nouveau Testament voudra dire par « royaume de Dieu ».
5 Tel est, p. ex., le point de vue du commentateur A.R.C. Leaney, A Commentary on the Gospel According to St Luke (A&C Black: Londres, 1966²). Par contraste, J.A. Fitzmyer, The Gospel of Luke I-IX (New York: Doubleday, 1981), est de ceux pour qui le kérygme, chez Luc, importe plus que le royaume.
6 Pour une démonstration succincte de l’accord fondamental qui se dégage des portraits de Jésus et du royaume de Dieu brossés respectivement par Luc, Matthieu et Marc, on consultera encore I.H. Marshall, Luke – Historian and Theologian (Paternoster: Exeter, 1988), 128-136.
7 Sauf indication contraire, toutes les références bibliques se rapportent à l’évangile selon saint Luc. Dans le but de rendre le lecteur attentif au vocabulaire du royaume dans le texte grec de cet évangile, nous ne citons pas, comme à l’habitude, la version dite La Colombe, mais nous proposons systématiquement, au lieu de cela, notre propre traduction.
8 C’est comme si Jésus communique à ses disciples, ici, sa dernière volonté concernant le royaume qu’ils auront à proclamer en son nom après son ascension et l’octroi de l’Esprit.
9 Ainsi p. ex. Marshall, op. cit., 90-91.
10 Il va de soi qu’entre le royaume que, dans l’évangile, Jésus prêche et rend concret et celui dont l’Eglise, dans les Actes des Apôtres, fera l’objet de sa prédication – glosée comme salut de Dieu manifesté en Jésus -, il y a à la fois continuité et développement. A ce sujet, voir D. Marguerat, La première histoire du christianisme (Genève: Labor & Fides, 1999), 72.
11 Ainsi pour M. Wolter, « Reich Gottes bei Lukas », New Testament Studies 41 (1995), 541, cette cohérence s’obtient au moyen de la re-définition du concept de « royaume de Dieu » pour en faire une façon de dire l’œuvre du Messie Jésus. Cet article repose sur les études de plusieurs devanciers de langue allemande: M. Völkel sur la signification du royaume dans Luc (1974), A. Weiser sur le thème du royaume dans les Actes (1991) et O. Merk sur les deux (1975).
12 De même, F. Bovon, L’Evangile selon saint Luc 1,1-9,50 (Genève: Labor & Fides, 1991), 76.
13 « Tu es mon bien-aimé Fils, en toi j’ai pris plaisir »; le dire de la voix céleste est identique en Mc 1.11 et dans la leçon d’habitude retenue pour Lc 3.22, reflétée en français par la Bible dite La Colombe.
14 De même Quesnel, op. cit., 45 et la note.
15 « Tu es mon Fils, moi je t’ai engendré aujourd’hui »; c’est là la leçon retenue par la TOB (voir sa note). Dans le second tome lucanien, cette même citation du Ps 2.7 revient sur les lèvres de Paul lors de son premier discours public, à Antioche (Ac 13.33).
16 Dans ce sens, Feuillet, op. cit., colonne 71.
17 Comme le dit bien M. Quesnel, « les manifestations du Règne de Dieu connaissent une éclipse » (46).
18 Ce thème reste important dans les Actes: voir Ac 5.31, 11.18, 20.21, 26.20.
19 Comparer Feuillet, op. cit., colonnes 80-81.
20 Pour une lecture nuancée de la caractérisation que ce récit réserve à Simon le Pharisien comme à la femme, voir J.B. Green, The Gospel of Luke (Grand Rapids/Cambridge: Eerdmans, 1997), 305-315.
21 Sur 7.36-50, voir l’article de J.J. Kilgallen, « Faith and Forgiveness: Luke 7,36-50 », Revue Biblique 108 (2001:2), 214-27.
22 Comparer Ridderbos, op. cit., 228: « Nulle part les concepts du péché, de la repentance et de la grâce divine ne sont dépeints de façon aussi vivante et impressionnante que dans la parabole du fils prodigue. »
23 Avec Nestlé-Aland, nous prenons pour originelle la leçon qui inclut une référence à la basileia de Dieu. Luc, parmi les évangélistes, est le plus enclin à associer « règne » et « évangéliser »: ceci est explicite en 4.43; 8.1; 16.16 et implicite en 4.18; 7.22; 9.6; 20.1; voir à ce sujet Feuillet, op. cit., colonne 62.
24 Quesnel, op. cit., 49.
25 Ainsi Wolter, op. cit., 543.
26 C’est principalement par sa note d’urgence que ce texte se distingue du parallèle en Mt 8.18-22; sur ce point, voir D.L. Bock, Jesus According to Scripture (Grand Rapids/Leicester: Baker/Apollos, 2002), 162-163.
27 Reproduisons, ici, une belle parole de F. Bovon, L’évangile selon saint Luc 9.51-14.35 (Genève: Labor & Fides, 1996), 45: « Le Règne de Dieu est non seulement au bout de nos sillons (v. 62), mais déjà dans le ton de nos propos (v. 60b), et même dans les plaies de nos adieux (vv. 58 et 60a). »
28 Feuillet, op. cit., colonne 106.
29 Dans ce sens, B. Byrne, « Jesus as Messiah in the Gospel of Luke », Catholic Biblical Quarterly 65 (2003/1), 87, 88.
30 En 10.9, 11 (cf. Mt 3.2, 4.17, 10.7; Mc 1.15), il est dit que le royaume s’est approché; ici, dans le triomphe de Jésus aux dépens du satan, il est advenu; ainsi p. ex. D.L. Bock, op. cit., 577.
31 J.D.G. Dunn, op. cit., 444, décrit bien la tension entre l’encore-à-venir et le déjà-présent du royaume: « La future venue du royaume ne se laisse pas calculer; le royaume est déjà présent. L’idée qui est disputée n’est pas que le royaume doit encore venir, mais que cette venue serait calculable; l’accent tombe plutôt sur sa présence. » Par contraste, G. Strecker, Theology of the New Testament (trad. Louisville: WJK, 2000), 255-258, veut plutôt mettre l’accent sur un règne à venir.
32 Comparer D.L. Bock, op. cit., 577: « En Jésus le royaume est là, dans un sens, en plein sous leur nez. Il est ‹au milieu d’eux› ou ‹à portée. » A noter que pour Ridderbos, op. cit., 474-476, s’il y a concordance entre cette interprétation et la prédication de Jésus en général, il est préférable de lire en 17.20-21 une venue eschatologique du royaume.
33 Sur les profonds liens que Luc a tissés entre la parabole et l’entrée triomphale qui la suit, voir A. Denaux, « The Parable of the King-Judge (Lk 19,12-28) and its Relation to the Entry Story (Lk 19,29-44) », Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft 93 (2002/1-2), 35-57.
34 On peut également penser à 2R 9.13: en signe d’accueil de Jéhu, qu’ils acclament comme roi, les gens étendent leurs manteaux sur le chemin.
35 En Ac 4.20, le lecteur découvre que pour les apôtres investis de la mission de proclamer la bonne nouvelle en Jésus, pas ou plus question de se taire!
36 Ainsi Byrne, op. cit., 89, 90, 92.
37 Sans disparaître totalement du récit des Actes, le langage du royaume de Dieu, qui prédomine dans l’évangile, s’y fait remplacer par le langage du salut de Dieu, anticipé dans le premier tome.
38 Luc l’appellera néanmoins « roi », mais avec une certaine ironie; sa mort, dévoré par des vers (Ac 13.20-21), sera lue comme une juste rétribution pour s’être attribué une gloire qui revient à Dieu seul. On peut voir l’évocation d’un autre fils d’Hérode le Grand dans cet évangile si, avec les notes de la TOB pour 19.12-27 (la parabole des mines) et en faisant un rapprochement avec F. Josèphe, Antiquités juives, 17.11.1 § 299-303, on distingue, derrière l’histoire d’un homme en quête d’une couronne, Archélaüs. Mais l’exactitude de ce prétendu parallèle est mise en doute par F. Bovon, L’évangile selon saint Luc l5,1-19,27 (Genève: Labor & Fides, 2001), 258.
39 Désigner Hérode un « renard » (13.32), c’est sans doute lui coller un label péjoratif.
40 Le passage concernant le silence du serviteur, à l’instant de son humiliation, sera le texte précis que peinera à comprendre l’Ethiopien au moment où Philippe, sous la conduite de la Providence, s’approchera pour le lui expliquer (Ac 8.32-33).
41 Sur les liens narratifs reliant l’annonciation au procès juif, comme plus particulièrement le rapprochement entre 1.35 et 22.70, voir l’article de J.J. Kilgallen, « Jesus’ First Trial: Messiah and Son of God (Luke 22,66-71) », Biblica 80 (1999/3), 401-414.
42 De même p. ex. Green, op. cit., 822-823.
43 24.44 parle des Prophètes et des Psaumes; on pensera à des textes comme le Ps 22; Es 52.13-53.12; Ez 4.1-8; Za 13.7.
44 Une bénédiction précédant un ultime départ fait penser à Abraham (Gn 49), ou encore à Moïse (Dt 33).
45 Le récit de l’ascension en Ac 1 s’intéressera plus à une passation de pouvoir entre le Roi et les hérauts de sa royauté divine que sont, désormais, les disciples. Là, Luc insistera pour dire qu’avec le départ de Jésus, il y a à faire.
46 Au passif de 24.51 « fut enlevé » correspond, dans les Actes, un quadruple écho récapitulatif, habilement véhiculé par des synonymes (Ac 1.2, 9, 11, 22).
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