Les racines de la violence

Les racines de la violence

Liliane DALIGAND*

Les sources de la violence, du mal, sont perceptibles dès les commencements de chaque être humain.

L’homme qui se sait vivant et mortel connaît par là même sa condition de créature: il ne tient pas de lui-même sa vie, sa présence au monde, mais il la doit à un Autre. En toute réalité, il devrait être dans la soumission au processus de création. C’est la difficulté de chaque homme de se reconnaître comme tel et c’est ce qui lui fait violence dès sa mise au monde.

L’homme est fondamentalement jaloux de ce qui est à son origine. Il voudrait s’« originer » lui-même, ne devoir la vie qu’à lui-même: s’autogénérer. Il lui est donc difficile d’accepter le don de la vie. Or la vie se donne. La seule définition possible de la vie est: « ce qui se donne ». Et l’homme ne peut accepter ce don qui le soumet à un donneur inconnaissable. Car les parents ne sont pas les donateurs mais, métaphores de l’origine, ils ne sont que les transmetteurs. Ainsi tout surgissement de la vie dans un corps d’homme réfère, non aux commencements de l’être, sa naissance ou sa conception, mais à son origine dans l’au-delà des générations.

Les commencements réfèrent à la « scène primitive » dite par Freud, c’est-à-dire au moment coïtal de la conception. Et l’enfant, qui n’est pas dupe car il se sait déjà concevable avant la conception, demande alors à ses père et mère où il était, lui le tiers, à ce moment-là de la rencontre.

Tout homme repère son origine grâce au montage culturel des générations. Ce montage qui semble référé aux temps de succession des maillons de la chaîne générationnelle est en fait hors temps. L’homme du XXIe siècle n’est pas plus éloigné de l’origine que l’Homo sapiens en son apparition. La chaîne générationnelle symbolise le lien à l’origine dans une présence constante.

Ainsi chaque être peut être en lien avec la vie. Elle se manifeste en chaque corps humain par la parole. Chaque enfant mis en vie hérite de la parole et son éducation la formatera dans la langue maternelle. Car l’éducation de l’homme est l’aménagement, l’adaptation de ce qu’il est à l’origine et de ce qu’il a de plein droit dès sa mise au monde.

Outre les phénomènes biologiques, qui ne sont pas suffisants pour rendre compte de la vie humaine (référence au coma dépassé), le témoin permanent de la vie qui se donne est l’épanouissement de la parole dans le corps de chacun. Parler, témoigner de la vie en soi, c’est accepter cette ouverture à l’origine, cette dépendance au processus créateur. C’est reconnaître un manque fondamental: je ne suis pas tout. Ce manque poursuit chacun d’entre nous et suscite le désir d’être comblé. Seul un être semblable et différent, un autre homme, est en capacité d’entrer dans cette perspective de comblement. Le lien en est le langage et la parole. La parole est donc portée sur les ailes du désir.

Entrer en relation langagière avec l’autre, c’est lui faire une demande dans l’humilité du processus de création, c’est demander ce que l’on n’a pas et espérer avoir réponse. La parole devient donc sous le feu du désir la marque de l’homme et le trait de sa recherche de vie.

Cette position d’être de parole est reconnaissance de son renoncement à la revendication de toute-puissance. L’être est dès lors soumis au désir. Selon Lacan, « le désir de l’homme est le désir de l’Autre », au double sens de désirer l’autre et d’être désiré par lui.

Le désir de l’Autre sous le couvert de l’adresse portée à autrui vise l’Autre de l’origine. C’est ainsi reconnaître autrui à égalité de droit, vivant et mortel et parlant, et en radicale différence du fait de son histoire. Dans le même mouvement, reconnaître le manque à l’origine, c’est reconnaître tout autre homme en tant que semblable et différent dans les mêmes droits et les mêmes capacités.

Laviolence, c’est ne pas accepter la position d’être l’obligé du donateur, d’être marqué par le manque dès l’origine, d’être humblement soumis à la loi du langage et aux exigences de la parole. C’est ne pas reconnaître la loi fondatrice affirmée par le père qui institue son enfant par la nomination comme sujet de la parole.

La racine de la violence, c’est l’orgueil de l’homme qui se veut à sa propre origine, qui refuse par là même toute parole, c’est-à-dire toute adresse faite à un autre et toute réception de l’autre par lui.

Plus encore, tout-puissant face à l’origine qu’il nie et donc tout-puissant face à l’autre, il ne peut que se réfugier dans son imaginaire dont les sources sont ses satisfactions pulsionnelles, toutes centrées sur la possession, l’avoir.

L’homme « désinséré » de son origine veut être dans la possession narcissique de nourriture, d’argent, de savoir, de sexe… Dominant dans tous ces domaines, performant comme on dit, tout autre est jugé insuffisant et inférieur. C’est là, la réduction d’un corps qui parle à une chair de pulsion.

La violence n’a rien à voir avec la génétique, les chromosomes, la biologie. La violence est au fondement de l’homme dans son conflit humanitaire et va être mise en jeu comme élément essentiel dans les processus éducatifs.

Ils commencent à la naissance, quand l’enfant va être mis au monde. Avant l’expulsion du ventre maternel, l’enfant est dans son enceinte protégée. La sortie difficile de ce nid premier est expérience quasi initiale de la violence. C’est le prototype de ce qui va faire violence. Sortir avec peine du laminoir maternel, avoir l’œil frappé par la lumière, l’oreille par le bruit, la peau mordue par le froid sont autant de sensations d’agression. En cet événement princeps, tous les organes des sens du nouveau-né sont en risque d’être assaillis. Et en ce temps l’enfant est sans défense, n’ayant pas encore les mots pour le dire.

La naissance est une expérience d’autant plus violente qu’elle est abandon d’un monde où tout était donné sans avoir à l’acquérir (la nourriture, la chaleur…). La séparation du ventre maternel, la perte du mythique paradis, l’abandon du nirvana selon Freud est la première expérience du manque.

L’être était dans le comblement et sa vie durant il voudra retrouver cet état de parfaite satisfaction que la psychanalyse nomme « la jouissance ». La jouissance a toujours rapport avec ce temps d’avant la séparation charnelle, d’avant la mise au monde parmi d’autres, dans cet espace sans mots. Or la vie se fonde sur un manque, sur un renoncement. Vivre, c’est renoncer à la toute possession, mais ce n’est pas abandonner le désir de trouver l’objet manquant.

La castration

L’abandon du ventre maternel – la section ombilicale et la séparation d’avec le placenta et les annexes de l’œuf – est la première perte qui initie les pertes ultérieures. Si cette perte n’est pas sèche mais ouvre à un autre monde, elle est nommée par F. Dolto une castration symboligène.

Cette castration est ce qui ouvre d’abord la voie à la voix. Le cordon ombilical coupé, l’enfant qui accepte de vivre doit « prendre sur lui », respirer pour vivre et utiliser la colonne d’air ainsi formée pour en faire un nouvel élément de vie: une vibration sonore d’appel à l’aide. Sa vie n’est plus parasitaire mais a des besoins et l’élément sonore est le trait obscur pour l’obtenir. L’enfant prenant voix pousse son cri, sillon des futurs mots. L’ombilic, c’est la fermeture au monde sans mots. La bouche, c’est l’ouverture à la voix et au langage à advenir. L’ombilic, dit Denis Vasse, est la trace de ce qui ouvre à la voix.

Le désir de l’homme, qui tend toujours à retrouver l’état paradisiaque, va être saisi par le langage, source d’élan pour des retrouvailles qui passent par le recours à l’autre qui peut entendre son appel.

Vivre, c’est accepter que le manque fonde cette dynamique du langage, seule voie restante pour espérer son comblement. C’est là ce qui donne direction (sens) à la vie de l’homme.

Certains, n’arrivant pas à accepter le manque, revendiquent sans cesse impatiemment une totale satisfaction, un parfait comblement. Pour retourner dans ce monde où ils avaient tout, ils sont prêts non à demander à autrui mais à prendre de force, à faire de l’autre leur objet de satisfaction.

Des nourrissons dans la toute-puissance exigeante de la satisfaction sont des bébés hurleurs sans oreilles pour entendre et sans bouche pour s’essayer à la phonation, mais offrant juste un trou oral à remplir jusqu’à plus soif. Ils resteront des hurleurs toute leur vie: un orifice qui hurle et qui avale.

Ils peuvent aussi renoncer rapidement à l’impossible comblement. Dans ce cas les bébés se laissent mourir, niant les pulsions de vie jusqu’à la moindre sensation. Ne pouvant avoir tout, ils s’annulent dans le rien. Ils sont indifférents au monde où ils ont refusé d’entrer. Ils ont pris à leur compte la violence qui leur a été faite puisque aucune ouverture (la castration et la parole) ne leur a été proposée.

Si le bébé soutenu par les mots attentifs de sa mère accepte de renoncer au Tout, d’entrer dans le manque, il entreprend un chemin difficile, douloureux, d’acceptation de la perte de la toute-puissance.

Il va devoir entrer dans la patience, aspirer à la parole de l’autre et en accepter le temps du déroulement. Il entre dans la croyance en la promesse de vie que l’autre lui fait.

Les pulsions

Chaque lieu des sens de la chair (bouche, œil, nez, oreilles, peau, anus…), là où les objets du monde se représentent à chacun, est le siège d’une force obscure qui pousse, grâce à la prise d’un objet, à sa satisfaction.

a) La pulsion orale

Chez l’enfant, une pulsion forte, exigeante, est la pulsion orale. L’enfant, pour survivre, doit se nourrir. La pulsion orale (appel à la vie) exige le rassasiement de sa faim, mais peut (doit) être aussi une rencontre.

L’audition des mots de la parole née de la rencontre s’articule aux sensations buccales du lait. L’étayage du nourrissage est « le lait des mots » (Dolto). L’enfant peut alors associer la sensation auditive de la parole avec la sensation du lait dans sa bouche; c’est ce croisement de ces deux sensations qui grave sa chair.

Cette gravure se refait sans cesse à tous les lieux des pulsions donnant à la chair du petit consistance de corps. La prise de corps se fait en lien avec les dons d’un autre. Il n’y a pas de corps sans acceptation du don de vie, sans acceptation de l’altérité car tout don vient d’un autre.

S’il n’y a pas don ou si celui-ci est refusé, il y a déficience et de la chair et de l’esprit. En raison d’une hypotrophie staturo-pondérale, les pédiatres parlent alors de nanisme par carence affective grave. Cet état peut être réversible. Si la parole est offerte à l’enfant qui l’accepte, il se remet à pousser, à prendre du poids et à prendre visage éclairé d’une parole naissante.

Répondre au cri de l’enfant par la seule nourriture de la chair, c’est le livrer à la toute-puissance de la pulsion orale exigeante jusqu’à la démesure. C’est lui faire violence. Dans cette position où les mots font défaut, où l’enfant erre dans un monde désertifié par le langage, où il n’y a pas d’autre de la parole, il est déjà dans la violence. Il est agité, coléreux, capricieux. Ces bébés, en grandissant, deviennent violents avec les autres et envers eux-mêmes. La violence détruit l’autre et soi-même.

Quand on nourrit un enfant, il faut toujours qu’il y ait sevrage. Le sevrage est l’espace ouvert pour faire place à l’autre nourriture, celle des mots. « Il vaut mieux sortir de table avec la faim », dit le proverbe. Et c’est là, dans cette faim, dans cette place laissée, dans ce creux, que va se déployer la parole qui comble une autre faim, celle sous-tendue non par le besoin, mais par le désir de l’autre.

Ce manque obligé fait jeu entre besoin et désir, entre moi et « je » et l’autre. S’il n’y a pas d’autre qui parle, il n’y a pas de surgissement du sujet, pas de je, et le moi est dans l’isolement de ses seuls besoins à satisfaire. Mis hors don, il prendra ce qu’il pense lui être dû: dans les objets d’autrui (le vol) ou le corps de l’autre (le viol). Hors jeu besoin-désir, hors choix, le laissé-pour-compte, le violent est hors différence entre lui et l’autre, hors altérité dans la confusion qui le nie lui-même.

La pulsion orale est le lieu de la révélation du besoin et du désir, de soi et de l’autre. Le dicton « ventre affamé n’a pas d’oreille » illustre bien cette pulsion orale. Exemple: des otages à qui on jette un peu de nourriture une fois par jour. Ils se précipitent dessus jusqu’au jour où ils prennent conscience qu’ils sont en train de perdre leur humanité. Ils ont alors recours sous une forme ou une autre à la parole (demande d’une Bible par exemple).

Laisser la pulsion aller jusqu’à son terme est au risque de la mort, même biologique: le film « La grande bouffe » en est une illustration clinique.

b) La pulsion scopique

Nous sommes sous la domination du regard. Dans nos sociétés, l’image est reine. La conviction est qu’on ne pourrait être soi-même qu’en tout contrôlant, comme si on pouvait aspirer (dévorer) le monde par les yeux. Pour satisfaire la pulsion scopique, il faut filmer, photographier le monde comme pour traquer le non encore vu et ainsi voler le caché de l’autre, violer son intimité. Le succès des émissions de télévision qui flattent le voyeurisme en traquant l’intimité quotidienne de cobayes consentants est là pour en ajouter une preuve.

Toute pulsion, pour rester humaine, doit être marquée du sceau de la castration, de l’interdit: de ce qui s’entre-dit avec l’autre. La pulsion scopique marquée de l’interdit fait participer le regard à la prise de visage de celui qui parle à un autre et que la direction de son regard désigne comme inter-locuteur.

c) La pulsion auditive

Tout savoir, que rien n’échappe à l’oreille toujours aux aguets, c’est entrer dans l’inquisition. Ecouter aux portes, enregistrer sur magnétophone malgré les interdictions qui sont faites…, réduit le langage de l’autre à sa seule compréhension en expulsant le sujet qui parle. C’est nier que la parole porte celui qui parle à l’oreille d’un autre comme sujet de la parole, dans un au-delà de ses seules significations.

Réduire par le savoir le langage de l’autre à ses seules apparences, c’est lui faire violence. L’enfermer dans le tout comprendre est une violence.

Il n’y a pas d’en-soi de l’homme, l’humain exige d’être « avec » et pour chacun d’être présent à l’autre, dans l’écoute. Ne pas tout savoir, ne pas tout comprendre – jusqu’au « je me mets bien à votre place » -, loin d’empêcher la compassion, la rend véritablement possible. N’entendre que ce qu’on attend qu’« il » nous dise et faire une audition sélective, c’est entrer dans le refus de l’altérité. Le refus d’entendre, c’est aussi de la violence.

L’injure, l’obscène, qui vrillent l’oreille, les vociférations et les cris, qui font entrer chez l’autre de force des éclats de voix, sont aussi des violences.

d) La pulsion olfactive

Cette pulsion dont l’éveil est lié à l’odeur maternelle peut être pervertie.

« Je ne peux pas le sentir », « je l’ai dans le nez » sont des expressions que nous employons. En hébreu, le même mot désigne la colère et le nez.

e) La pulsion anale

C’est l’expulsion sans contrainte pour sa seule satisfaction. Ce peut être aussi dans le refus de donner: la rétention, la constipation, l’avarice… la pulsion à tout garder pour soi.

La castration anale est l’acceptation d’articuler cette force pulsionnelle à la demande maternelle de contrôler sa satisfaction, de suspendre son plaisir pour, dans la propreté, rendre possible la relation. L’élaboration de l’analité, c’est la socialisation, la subordination de l’égocentrisme à l’altérité. Il y a violence à rester dans la « merde », mot répété comme signe du rejet d’autrui ou marque de sa propre déchéance.

f) La pulsion urétrale

C’est la puissance orgueilleuse du jet urinaire du petit garçon, le plaisir de jeter loin de soi, plus loin que l’autre ou sur l’autre, de viser même avec une balle, un projectile. C’est la puissance explosive. C’est avoir l’envie de « s’éclater », comme on le souhaite parfois maintenant: prendre son plaisir au risque de sa propre destruction.

g) La pulsion génitale

La pulsion s’appuie sur l’étonnante découverte d’une aspérité au bas-ventre, de l’avoir ou pas: fierté de la posséder et mépris de qui ne l’a pas. Mais elle s’accompagne aussi de la peur de la perdre comme ceux qui l’ont eue sans doute et maintenant ne l’ont plus.

Si la castration – et c’est là la signification habituelle du mot – ne joue pas au génital, l’organe pénien reste fixé au biologique et n’accède pas au symbolique, ne prend pas place dans le langage comme signifiant, comme « phallus », dit le psychanalyste: comme référence fondatrice de la vie dont chaque homme n’est qu’un relais.

L’interdit placé au génital ouvre l’enfant non pas au culte de son précieux organe ou au regret sans fond de ne pas l’avoir, mais préfigure ce qui fera référence au processus créateur, à l’œuvre de l’origine en lui, au mystère de la différence des sexes.

La pulsion génitale non castrée, qui conduit à la peur de perdre et l’organe et la puissance séductrice qui y est attachée, entraîne à de constantes vérifications qui peuvent aller jusqu’à l’érotomanie, une conduite à la « Casanova ».

La pulsion génitale devient facilement violente, et si le viol n’en est pas la constante manifestation, de nombreux gestes d’appropriation charnelle où l’autre n’a pas son mot à dire s’en approchent.

Les femmes victimes d’un « Don Juan » disent: « Je ne comptais pas, je n’étais qu’un objet de satisfaction sans visage, obligatoirement interchangeable… Dès qu’il y avait une nouvelle femme dans son entourage, il fallait qu’il l’ait. Il lui fallait vaincre, séduire et posséder. »

h) La pulsion épistémologique

Cette pulsion à la connaissance se manifeste vers les 3-4 ans par des questions répétées de l’enfant aux adultes et particulièrement au père qui en est la cible préférée. C’est le temps du « pourquoi ». Il doit avoir réponse à tout pour tout maîtriser, pour aussi mettre l’autre en échec dans l’obscur sentiment que l’auteur de ses jours n’est pas le père tout-puissant.

Si cette pulsion est marquée de l’interdiction, du sceau de l’autre, elle devient support de la transmission du savoir. L’objet savoir devient un objet relationnel intersubjectif. Sinon s’impose le monde froid de l’isolement dans le désert langagier ou de l’illusion dans le foisonnement de l’érudition.

Certains qui ne veulent rien transmettre, garder toutes les informations pour eux, crèvent de l’indigestion des choses d’un monde où ils ne prennent pas sens.

Le rôle du père

Le père va conforter la coupure des êtres en signifiant la coupure radicale entre la mère et son enfant, la différence dans la génération par l’interdit de l’inceste et l’introduction dans la loi par la mise de l’enfant sous le symbole du nom qui lui fait prendre rapport avec les mots du langage. L’enfant a ainsi une place dans la génération, dans le tissu de la parenté et dans la nomination.

Les formes de la violence

Elles sont multiples et sont ainsi décrites par Denis Vasse:

Le mutisme et la colère

La réduction de la parole jusqu’au mutisme ou à un langage qui ne parle pas entraîne une contention qui devient vite explosive. Là où la parole ne manifeste pas la vie, la violence devient meurtrière pour son auteur et l’autre confondu ou exclu.

La violence explosive ou implosive va se dire dans des colères noires dans leur expression, ou blanches dans leur contention. Clastique, elle va s’exhiber de l’injure et bris d’objet aux coups et blessures. Rentrée, elle va se camoufler dans le silence obstiné de la bouderie, le mépris de l’orgueil ou la lucidité d’une dérision dans un savoir ou un pouvoir sans amour.

L’aveuglement et la surdité

La violence est aveugle et elle aveugle. La violence plonge l’homme dans la cécité en lui faisant croire à sa lucidité. Elle lui fait prendre l’exactitude des faits pour la vérité du désir. Elle fonde l’identité de l’homme sur l’image qu’il a de lui et non sur l’esprit qui parle en lui et le fait vivre. Cet aveuglement lui fait prendre le réel du désir pour l’imaginaire de ses sensations.

La violence est sourde et enferme l’homme dans la surdité. Elle ferme ses oreilles à la parole échangée. Le passage à l’acte violent est toujours refus forcené de sortir de sa propre image. C’est la négation de la parole dans ses effets de coupure entre les êtres.

Ces deux infirmités, aveuglement et surdité, ne sont levées que si le sensoriel s’articule à une parole naissante prenant la place du cri dans la chair, que si le regard et l’écoute supportent la parole.

Dans le meurtre, la violence nie le principe selon lequel tout vivant a droit à la vie du seul fait qu’elle lui soit donnée. Le meurtrier, en effet, dénonce le désordre que la présence de l’autre représente à ses yeux et il rétablit l’ordre imaginaire en annulant le don.

Dans le viol, la violence nie le principe d’une jouissance de la vie dans la joie de la rencontre. Le violeur doit jouir seul. Il jouit de livrer l’autre à une jouissance vide, sans rencontre et sans joie. Il se rend complice d’une jouissance extorquée ou prélevée sur le corps sans demande et sans accord, sans partage.

Dans le terrorisme, la violence nie le principe selon lequel la différence – comportementale, idéologique, raciale ou religieuse – doit trouver une reconnaissance de droit dans la mesure où elle n’est pas contraire à l’esprit de la loi qui régit la société. Le terroriste devient tyran quand il se sert de la loi pour réaliser l’idée qu’il a de l’homme, l’humanité telle qu’il l’imagine.

Ainsi, là où elle se rencontre, la violence est fondée sur un imaginaire qui, pour assurer sa primauté sur le réel, ne peut que se répéter indéfiniment. Donner la primauté à l’imaginaire, c’est faire du moi le maître de la maison.

Fondée sur l’apparence, sur le fantasme, la violence trouve sa cohérence réductrice dans l’élaboration d’un discours totalitaire, dans l’exaltation d’une idée unique, voire dans la crainte d’un dieu implacable. Implacable, en effet, est la logique de la jalousie meurtrière, implacable celle du violeur. Quand le désir est perverti en violence, l’homme ne voit que ce qu’il voit. Prenant ce qu’il voit pour ce qui est, il tombe dans l’aveuglement. Il n’entend plus ce qui parle: ni entre les autres et lui, ni en lui.

La dimension de l’altérité n’apparaît dans son champ que pour y être déchue, refusée, rejetée, détruite. La relation est réduite à la pure et simple opposition d’une dualité dont les termes s’excluent ou se confondent. Tout ce qui n’est pas à moi ou à l’image de moi, dit le violent, n’existe pas.

La jalousie

Même et surtout chez celui qui est pris dans le fantasme de la toute-puissance règne la jalousie. Sa découverte, et la possibilité de la dire, indique l’acte d’un refus inconscient de la parole et de l’autre. Etre jaloux, c’est envier la vie à l’œuvre dans le corps de l’autre, pensant ou croyant ne pas l’avoir, alors même qu’elle est refusée inconsciemment.

Prendre la vie de l’autre pour se l’attribuer est frappé d’impossibilité, car la prise réduit le don – la vie qui se donne – à rien. Le tout-puissant s’exclut de la vie en se retranchant de ce qui se donne et de ce qui se reçoit. Il reste le non-enfant, celui qui n’a pas reçu et qui n’a pas donné.

L’apaisement de la violence

Le violent ne peut sortir de son état que par l’ouverture au don et non par une violence faite à la violence. C’est pourtant la violence qui sourd en chacun de nous devant la violence ressentie. Elle ouvre sous nos pas le vide aspirant du néant et ne célèbre pas, loin s’en faut, les retrouvailles de l’être. La violence, source de violence, donne la mesure de l’anéantissement de l’homme pris dans le refus du don.

Le seul apaisement possible de la violence, c’est réaffirmer la valeur humaine du langage et de la parole. C’est, dépassant les représentations de son imaginaire sur l’autre, s’adresser à lui dans la confiance de sa qualité d’homme semblable et différent.

La référence est le principe que chaque homme, même s’il le refuse ou le pervertit, est traversé par le langage et la parole. A un tel point que, comme on le sait, tout menteur témoigne de la vérité qu’il écarte.

Le type même du violent est celui qui se prend pour ses images, pour ce qu’il voit de lui et qui s’identifie à ses fantasmes. C’est celui qui croit que seule toute connaissance est un progrès dans sa capacité d’homme. Dans une sollicitation psychothérapique, le solliciteur commence toujours par: je viens vous trouver pour mieux me connaître. Comme si la connaissance de soi, le savoir pouvait évacuer le lien à l’origine.

De même, la violence commune, c’est « je suis tout savoir sur moi », autrement dit: il n’y a pas d’autre en moi, en contradiction avec la parole de Rimbaud: « Je est un autre. » Fondamentalement, la violence, c’est ne pas reconnaître l’altérité en soi et en l’autre. Le violent a tué l’autre en lui. Il noie son altérité dans l’ensemble des autres confondus. Il est sa première et permanente victime.


* L. Daligand est professeur de médecine légale à l’université Claude-Bernard Lyon I, psychiatre des hôpitaux au Centre hospitalier Lyon Sud.

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