« Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi la gauche » – méditation biblique sur l’éthique du sermon sur la montagne

« Si quelqu’un te frappe sur la joue droite,
tends-lui aussi la gauche »
méditation biblique sur l’éthique du sermon sur la montagne

Michel JOHNER*

Lectures bibliques : Matthieu 5:1-10, 13-17 et 38-48, Romains 12:17-21

Le texte des Béatitudes que nous venons de lire, dans l’évangile de Matthieu, débouche directement sur l’injonction des versets 13 et 14: « Vous êtes le sel de la terre », dit le Seigneur à ses disciples, « mais si le sel devient fade, avec quoi le salera-t-on? (…) C’est vous qui êtes la lumière du monde. »

Après tout ce que Jésus vient de dire, dans les Béatitudes, de cette humilité du cœur, de ces larmes, de cette expérience de la persécution qui seront, ici-bas, le lot de ceux qui hériteront du Royaume de Dieu, Jésus, paradoxalement, déclare ces « pauvres en esprit » être le « sel de la terre » et la « lumière du monde »! Deux images pour dire l’impact bénéfique et décisif que les enfants de Dieu sont appelés à avoir sur ce monde. Curieusement, alors que ce monde les rejette, alors qu’il ignore le plus souvent la réalité de leur béatitude, et même oppose à leur témoignage une résistance farouche, c’est bien là que les disciples du Christ sont appelés à jouer le rôle de sel et de lumière.

La foi chrétienne n’engage pas ceux qui l’embrassent à se désolidariser du monde présent, et encore moins à vouloir s’en extraire, sous prétexte que celui-ci serait hermétique à l’Evangile. Au contraire! La vocation chrétienne les appelle à s’y engager, à s’y investir mieux que personne.

Par allusion à une autre image biblique, celle du levain, le chrétien ne pourrait pas davantage s’extraire du monde, dans lequel il vit, que le levain ne pourrait être extrait de la pâte qu’il est en train de faire lever. Bon gré mal gré, c’est là sa place et son rôle.

Remarquez également que le sel n’est pas un goût en soi, recherché pour lui-même. Jamais personne n’a avalé une cuillère de sel pour le seul plaisir de manger du sel. Le sel n’est apprécié qu’en tant que soutien, qu’en tant que révélateur d’un autre goût, d’une autre saveur, en l’occurrence celle du monde, celle de la création de Dieu.

La lumière, de même, ne nous intéresse pas pour elle-même, mais parce qu’elle nous révèle autre chose: toutes les formes et toutes les couleurs que l’obscurité, autrement, nous déroberait, que nous ne pourrions deviner qu’à tâtons et confusément.

Si Jésus désigne ses disciples comme étant sel de la terre et lumière du monde, c’est pour exprimer la conviction qu’eux seuls, à ses yeux – par l’Evangile dont ils sont porteurs et/ou par la réconciliation dont ils sont les ambassadeurs -, sont susceptibles de redonner à un monde affadi, de révéler à nouveau à un monde devenu insipide, son goût véritable.

La Loi et l’Evangile

Cette perspective étant posée, c’est alors que la mise au point faite par Jésus au verset 15 prend un relief tout particulier: « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les prophètes, je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir. »

Entre l’Evangile et la Loi, entre l’œuvre de libération (et de réconciliation) accomplie par Jésus et les préceptes de la Loi morale révélée par Moïse, il y a une profonde complicité. L’œuvre accomplie par Dieu, en Jésus-Christ, ne consiste pas à bâtir un nouvel édifice à côté des ruines d’un ancien édifice (qui serait, en l’occurrence, l’enseignement de la Loi morale) mais, au contraire, à restaurer, à accomplir, à parachever l’ancien édifice, à poser la dernière pierre du seul et unique édifice que Dieu ait jamais voulu construire dans l’histoire des hommes.

Pour prendre une autre image, on pourrait dire que la Loi et l’Evangile sont comme les deux mains de Dieu: ce que d’une main, sa Loi, Dieu ordonne, de l’autre, son Evangile, Dieu le donne! Pour nous conduire à notre enrichissement personnel, la Loi et l’Evangile, dans la pédagogie divine, se donnent mutuellement la main, ils s’éclairent et s’impliquent mutuellement.

A tel point que la Loi et l’Evangile deviennent incompréhensibles l’un sans l’autre. Nous sommes incapables de comprendre ce que Jésus-Christ est venu faire sur la terre, avant de connaître la Loi qu’il s’est donné pour mission d’accomplir. Et la Loi, à son tour, appelle l’Evangile comme le dénouement (ou comme l’issue) du drame dont elle est le révélateur. La Loi est un pédagogue, dit l’apôtre Paul, qui nous conduit au Christ (Ga 3:24).

De telle sorte que chacun des préceptes de la Loi morale de l’Ancien Testament, passant par les lèvres du Christ (le cinquième chapitre de Matthieu nous en donne de nombreux exemples), devient, pour le croyant, une glorieuse promesse! Cette parole désigne alors, à ses yeux, la nature et l’étendue de la liberté à laquelle le Seigneur veut élever ses enfants, au travers de sa grâce et de l’œuvre progressive de sanctification et de régénération qu’il entreprend dans leur vie.

Que le mal soit vaincu par le bien

Ayant ainsi défini comment s’articulent, dans la pensée de Jésus, la Loi et l’Evangile, nous sommes alors en mesure d’entendre pour ce qu’il est le fameux « précepte évangélique » exprimé dans la dernière partie de ce chapitre: « Vous avez entendu qu’il a été dit ‹œil pour œil et dent pour dent›, mais moi je vous dis de ne pas résister aux méchants, si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre! »

(Que le lecteur prenne ici le temps de lire, en Matthieu 5, les versets 38 à 45 et 48,

ainsi que Romains 12:17-21, qui développe des idées analogues et complémentaires!)

Encore une fois, ici comme dans les cinq exemples précédents, il ne s’agit pas, pour Jésus, d’invalider la Loi ancienne (en l’occurrence la Loi du talion), mais de conduire son principe à sa perfection.

Souvent, aujourd’hui, on se réfère à la Loi du talion comme à une loi sanguinaire et barbare, en perdant de vue que celle-ci, en réalité, représentait la consécration d’une forme de progrès, tout à fait révolutionnaire par rapport aux mœurs barbares de l’époque où elle a été formulée: pas plus d’un œil pour un œil, ou d’une dent pour une dent!

Pour l’offensé, c’était déjà, sous la Loi du talion, un grand progrès que d’apprendre à tempérer sa vengeance et à la contenir dans les limites de l’équité. Mais – et c’est en cela que Jésus ajoute une pierre sur cet édifice – ce sera un progrès plus grand encore que d’être rendu capable, par l’Evangile de Jésus-Christ, de pardon et d’abnégation, au point, après avoir été frappé sur la joue gauche, d’avoir la capacité de tendre la joue droite.

Disant cela, Jésus invite ses disciples non à reculer, mais à progresser d’un pas de plus, sur le chemin qui avait été tracé par Moïse. Celui qui veut se comporter, en ce monde, en fils du Royaume, et se comporter comme Dieu lui-même (verset 48), ne peut pas se contenter de la simple équité dans la répression du mal (aussi légitime soit-elle). Sa prière et son espérance seront plus ambitieuses: que le mal puisse être vaincu par le bien, et le méchant transformé à son tour à l’école de Dieu. Que la grâce fasse de lui un nouveau citoyen du Royaume!

Cette parole révèle aux croyants jusqu’où veut/peut aller, ici bas, la liberté prophétique des enfants de Dieu, dans leurs relations sociales. Il est notable que le comportement désigné par ce précepte implique, de la part de l’offensé, une maturité spirituelle réelle. Il suppose que le Saint-Esprit ait déjà fait une œuvre de régénération dans sa vie. En particulier, que les questions d’amour-propre, dont les hommes sont généralement prisonniers, aient été comme désamorcées au travers d’une rencontre personnelle avec le Christ. Celui dont Jésus parle, ici, est un croyant qui a été libéré de la préoccupation de soi, et qui a acquis suffisamment d’assurance, dans la grâce, pour ne plus être déstabilisé par les agressions extérieures qu’il subit. Cette injonction, encore une fois, résonne dans le cœur du disciple comme une glorieuse promesse. Il la reçoit comme la révélation du degré de liberté auquel le Saint-Esprit travaille à l’élever, à l’école de Dieu. Il est l’indication du comportement prophétique auquel Dieu travaille à l’élever dans le temps présent.

C’est pourquoi, au lieu de parler du précepte évangélique en terme de Loi, il serait sans doute préférable de le faire en terme de liberté, pour souligner que le comportement désigné ne saurait être confondu avec un devoir (au sens d’une dette) ou avec un dû (au titre d’un droit), et pour préciser qu’il ne peut être que le fruit de l’amour, de la liberté et de la gratuité auxquels le Saint-Esprit travaille à élever les enfants de Dieu.

Le droit, quant à lui, s’arrête aux limites de la Loi du talion. Tout ce qui est en deçà du talion ne peut relever que du don et de la générosité personnelle. Ce sont des comportements auxquels personne ne saurait être contraint, au titre du droit, ni d’ailleurs contraindre les autres.

En outre, si je constate que d’autres frères dans la foi, autour de moi, n’ont pas encore atteint ce degré de détachement et de générosité, qui serais-je pour le leur reprocher? Si un chrétien demande réparation pour dommage subi, personne ne pourrait le lui reprocher. La Parole de Dieu elle-même ne le fait pas. Ce qu’elle lui dirait, c’est peut-être ceci: « Dans ce monde de ténèbres et de rapines, l’individu lésé qui réclame réparation fait bien, mais celui qui, dans la foi, est capable de rendre le bien pour le mal fait mieux! »

Du reste, si l’on croit le verset 46, c’est précisément par cette gratuité que le comportement chrétien est appelé à se démarquer, en ce monde, de celui des autres hommes! Si les chrétiens restaient dans le strict cadre de ce qui est dû, que feraient-ils d’extraordinaire? « Si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, que faites-vous d’extraordinaire? » demande Jésus. « Les païens ne font-ils pas de même? » C’est bien cette gratuité et cette générosité qui feront reconnaître les chrétiens, en ce monde, comme « fils de leur Père qui est dans les cieux » (verset 45).

L’apprentissage de toute une vie

Il faut aussi prendre conscience que la béatitude désignée par le précepte est aussi, dans la foi, l’apprentissage de toute une vie. C’est une liberté que, en tant que croyants, nous ne finirons jamais de découvrir ni d’approfondir.

Encore une fois, nous ne sommes plus ici dans le domaine de ce qui est dû, mais dans le domaine du don, de l’apprentissage continu (et toujours perfectible) du don et du détachement.

C’est une éducation de nature spirituelle dont il est question, et qui réclame beaucoup de temps, et qui, de surcroît, n’est jamais tout à fait terminée ici-bas, même pour le croyant qui aurait déjà été capable, en plusieurs occasions concrètes de sa vie, de laisser son manteau à celui qui lui dérobe sa tunique.

Du reste, et en confirmation, cette partie du sermon sur la montagne est conclue, au verset 48, par l’exhortation: « Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait. » L’objectif du précepte, c’est de faire progresser les enfants de Dieu, toujours et davantage, vers la perfection de leur Père, mais une perfection – la chose est entendue – qui est une perfection « eschatologique », qu’aucun d’eux n’atteindra entièrement dans le temps présent, et qui restera toujours perfectible ici-bas.

Le « déjà » et le « pas encore » du Royaume de Dieu

Le précepte évangélique a pour effet immédiat de placer le croyant dans une forme de tension dynamique, entre ce que Oscar Cullmann a appelé « le déjà » et « le pas encore » du Royaume de Dieu.

Les aptitudes que ce précepte désigne (être parfait comme Dieu) relèvent, nous l’avons dit, du temps qui vient, de l’au-delà que la foi saisit.

Seulement, et c’est là où est toute la difficulté, ce précepte évangélique n’est pas pour autant la Loi du temps à venir, car, dans l’avenir de la foi qu’est le Royaume des cieux (« que ton règne vienne »), il n’y a plus de gifles ou de rapines qui appellent les comportements désignés par ce précepte.

Le précepte évangélique est donc bel et bien une injonction qui concerne le temps présent, dans lequel la foi est appelée à anticiper, de façon « prophétique » pourrait-on dire, la béatitude à venir: « être parfait comme Dieu ».

Une morale interne à la communauté chrétienne?

On a dit parfois beaucoup d’inexactitudes au sujet du sermon sur la montagne. Par exemple, ce serait une erreur, me semble-t-il, de dire que l’éthique du Sermon sur la montagne est une éthique ecclésiale, ou interne à la communauté des disciples.

Il se peut que les frères dans la foi se dérobent parfois leurs tuniques, ou s’administrent quelques bruyantes paires de gifles. Mais, dans le texte, la perspective principale est ailleurs: le précepte vise avant tout l’amour des adversaires hostiles à la foi.

Du reste, les indications théologiques sur lesquelles le précepte est appuyé ne se réfèrent pas aux actes du Dieu libérateur, inscrits dans l’alliance rédemptrice, mais bien à ceux du Dieu Créateur, assurant l’ordre du monde pour les bons comme pour les méchants (verset 45).

Le contestataire, le gifleur ou l’adversaire désignés ici sont manifestement des personnes incrédules et hostiles à l’Evangile. Et c’est bien vis-à-vis de telles personnes que les chrétiens sont appelés à adopter les comportements prophétiques désignés par le précepte.

Une loi civile pour le temps présent?

Mais le précepte évangélique ne saurait pas davantage être interprété comme la loi civile du monde présent, comme peut l’être, par exemple, celle du talion. Ce n’est pas une loi qui serait adéquate pour régir la vie commune dans une société pécheresse et résolument hostile à Dieu. Matthieu n’est pas Tolstoï, qui proposait d’élever le Sermon sur la montagne en loi civile et politique!

Dans l’histoire de l’Eglise, il y a toujours eu des mouvements pacifistes pour soutenir cette lecture. Mais, à notre avis, on ne peut pas confondre l’éthique personnelle et prophétique du disciple de Jésus-Christ avec une éthique sociale propre à gérer les rapports de force dans une société résolument rebelle à l’ordre de Dieu.

Martin Luther, qui était très lucide sur les dangers d’une telle éthique, a dit avec raison: « Avant de vouloir gouverner le monde chrétiennement, veille à le peupler de chrétiens! » Et Jean-Jacques Rousseau de démontrer que dans une société fondée sur un tel ordre, il suffirait d’un seul qui le refuse pour qu’il y prenne le pouvoir et mette en péril les équilibres les plus fondamentaux.

Les fondements de la loi civile que Dieu fait obligation aux magistrats d’appliquer dans le temps présent ne sont pas définis en Matthieu 5, mais en Romains 13:1-7. Matthieu 5 désigne le degré d’abnégation auquel le Saint-Esprit veut/peut élever un de ses enfants, dans sa relation avec son agresseur, sans que son abnégation contredise ou annule la responsabilité pénale qui peut être celle de l’Etat vis-à-vis de ce même agresseur!

C’est le même Seigneur qui, en Romains 12, m’appelle à tendre la joue droite lorsqu’on me frappe la gauche, et qui, quelques versets plus loin, en Romains 13, appelle le magistrat à sanctionner, en son nom, cette même agression lorsque celle-ci relève du domaine pénal! Il n’y a pas de contradiction entre les deux!

Pour appuyer cette conviction, il est aussi important de relever que Jésus, dans les trois exemples qu’il choisit pour illustrer son propos, ne disculpe pas la violence sociale (en l’occurrence gifler, prendre la tunique ou réquisitionner). Il ne la dépénalise pas, comme s’il disait: « ce n’est pas grave » ou « cela ne mérite pas d’être puni ». Le point de vue que Jésus aborde, ici, c’est uniquement celui de l’individu lésé ou agressé. Et si tant est que celui-ci veuille réagir en disciple, Jésus l’appelle à manifester sa liberté par une qualité de réaction qui portera le bien à triompher du mal.

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Nul ne peut sacrifier les droits des autres

Une dernière considération, qui renforce encore la conviction que le Sermon sur la montagne ne saurait être confondu avec une morale civile ou politique, c’est que la générosité désignée par le précepte (donner sa tunique, tendre la joue droite…) ne peut porter que sur des possessions ou des libertés qui sont les biens personnels de l’individu lésé.

En d’autres termes, nul n’est appelé, par cette parole de Jésus, à mettre en péril, ou à « offrir sur un plateau » la vie ou les intérêts des autres. Il n’est pas ordonné aux disciples de Jésus, dans le Sermon sur la montagne, d’hypothéquer les intérêts des autres, et encore moins ceux des groupes qui auraient été confiés à leur garde, dans le cadre d’une responsabilité sociale: dans le cadre du mariage, les droits de leur conjoint; dans le cadre de la famille, les droits de leurs enfants; dans le cadre d’une entreprise, les droits de leurs employés; dans le cadre politique, les droits des citoyens qui leur ont confié la gestion de leurs intérêts; dans le cadre de l’armée ou de la guerre, les droits des hommes qui sont sous leur commandement, etc. Tous ces droits, qui ne leur appartiennent pas, l’Evangile ne les autorise pas à en faire don à des tiers!

La béatitude qu’exprime le précepte évangélique est donc hautement personnelle, tant par la nature des ressources qui l’inspirent et la nourrissent, que par la portée de son application.

En bref

Le précepte évangélique (si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi la gauche) doit donc être reçu par tous les disciples de Jésus-Christ, d’hier comme d’aujourd’hui, comme une glorieuse promesse: la révélation du degré de liberté et d’abnégation auquel le Saint-Esprit travaille à les élever, dans le temps présent, dans le domaine de leurs relations avec leurs agresseurs, et pour la part des préjudices qui touche à leurs biens personnels.


* M. Johner est doyen de la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence où il enseigne l’éthique.

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