L’envie, moteur de la violence

L’envie, moteur de la violence

Harold Kallemeyn*

Dans cet article, trois formes de violence engendrée par l’envie seront abordées, après quelques remarques d’introduction. En conclusion, le rapport entre l’Evangile et l’envie sera brièvement examiné.

Introduction

Je me limiterai, dans le cadre de cette présentation, au début de notre carrefour, à une définition simple de la violence: « La violence est un acte ou une intention de détruire. » Notre propos est de montrer comment l’envie détruit des personnes et des sociétés.

L’envie a fait l’objet de nombreuses études depuis les temps anciens. Aristote, dans le second livre de sa Rhétorique, la définit comme une douleur causée par la chance qui favorise des personnes semblables à nous. Saint Thomas d’Aquin, qui s’inspire des nombreux écrits des Pères de l’Eglise sur le sujet, définit l’envie – en latin, invidia: littéralement « l’œil mauvais » -, dans sa Summa Theologiae, comme une souffrance, un mal-être (tristitia), occasionnée par les biens d’autrui, non parce qu’ils présentent un danger, mais en ce qu’elle est diminutivum propriae gloriae vel excellentiae1. Descartes parle de ceux que peine le destin heureux de leurs semblables. Pour Kant, qui fait écho à Aristote, l’envie est cette tendance à éprouver de la souffrance devant le bonheur d’autrui, même si ce bonheur ne porte pas atteinte au nôtre. John Rawls précise que nous envions les personnes dont la situation est meilleure que la nôtre et que nous voulons les déposséder même au prix d’avoir à renoncer, nous-mêmes, à quelque chose. Cette intuition peut être illustrée par l’histoire russe suivante:

« Un Anglais, un Français et un Russe sont capturés par le diable, qui les informe de son intention de les mettre à mort la semaine suivante. En attendant, le diable permet à chacun de formuler un vœu qu’il promet d’exaucer.

 »Le Français demande d’aller passer un week-end à Paris, dans l’un des plus beaux hôtels, avec sa maîtresse, sans que sa famille le sache. L’Anglais demande à aller passer un week-end à la campagne en compagnie de son chien et avec ses livres préférés. Le Russe demande que la propriété de son voisin soit détruite. »

Francesco Alberoni, écrivain populaire italien, propose la définition suivante: « L’envie est un mécanisme de défense que nous mettons en œuvre quand nous nous sentons diminués par la comparaison avec quelqu’un, avec ce que possède cette personne, avec ce qu’elle a réussi à faire. »

Les définitions anciennes et récentes de l’envie font état de deux traits caractéristiques de la personne envieuse. Elle éprouve une douleur que suscite la comparaison avec autrui et elle ressent de l’animosité à son égard (l’envié).

Depuis Aristote, on remarque que l’homme résiste à l’idée d’être lui-même envieux. Chacun est persuadé que l’envie est le problème, le péché des autres. A cause de ce refus de l’admettre, l’envie a été considérée, dans la tradition chrétienne, comme particulièrement pernicieuse. L’envie, l’un des sept péchés capitaux, est considérée comme le plus difficile de tous à extirper du cœur humain.

Ma dernière remarque introductive concerne l’usage courant du mot « envie ». On emploie fréquemment le mot « envie » pour désigner une bonne intention ou une qualité humaine: « J’ai envie de t’aider, de réussir mes examens. » On utilise aussi ce mot sans qu’il ait une connotation morale: « J’ai envie de manger du poisson ce soir. » Aussi, à cause de la connotation plutôt positive des mots « envie » ou « envier », on a tendance, dans le langage courant, à utiliser le terme « jalousie » pour désigner ce que les anciens appelaient invidia.

Le problème de vocabulaire est présent dans les traductions bibliques. L’apôtre Paul met en garde les Romains contre l’envie, l’invidia. Mais on ne peut pas traduire son exhortation en Romains 13:13: « Vivons correctement… sans envie. » C’est pourquoi le texte est: « Vivons correctement… sans jalousie. » Au cours de cet exposé, j’emploierai les mots « jaloux » et « jalousie » dans le sens d’« envie » et d’« envieux ».

Précision, cependant, que la jalousie, au sens strict du terme, n’est pas la même chose que l’envie. La jalousie correspond à la volonté de posséder de façon exclusive ce que l’on a, prétention qui peut être bonne ou mauvaise (voir Ex 20:5; 1 Co 11:2). L’envie correspond à la volonté de déposséder l’autre.

I. L’envie qui détruit

Le premier acte de grande violence, décrit dans l’Ecriture, est celui de la concrétisation de l’envie éprouvée par Caïn à l’encontre de son frère Abel. Le récit biblique de Genèse 4 présente les étapes typiques du développement de l’envie et de ses conséquences.

Vous connaissez l’histoire: Caïn se fâche contre son jeune frère car l’offrande d’Abel, meilleure que la sienne, a été bien reçue par Dieu. Le texte biblique n’explique pas pourquoi l’offrande de Caïn était inacceptable. Il attire notre attention sur les attitudes et les actions du frère jaloux et sur les effets terribles que cette jalousie a eus sur lui-même et sur les autres. Il y a quatre étapes.

1) La comparaison

La jalousie de Caïn commence quand il compare son offrande à celle de son frère. L’offrande d’Abel a été jugée meilleure que la sienne. Elle était excellente, tandis que celle de Caïn n’était pas acceptable. On peut imaginer la déception que Caïn ressent lorsqu’il entend le bilan de Dieu. Il se dit: « Mon frère a fait mieux que moi! Moi, l’aîné, je suis dépassé par le cadet! » Cette comparaison défavorable le préoccupe. Il pense sans arrêt: « Abel a plus que moi: il est honoré. Moi, je suis humilié! »

2) Le chagrin douloureux

Lorsque Caïn se compare à son frère, il devient triste. Il se sent défavorisé par rapport à Abel. Cette peine l’empêche d’admirer l’excellence de l’offrande de son frère ou de s’en réjouir. Remarquons que Caïn n’aurait probablement pas ressenti un tel chagrin si Dieu avait jugé que l’offrande d’Abel était, elle aussi, inacceptable.

Imaginons que Caïn ait été le fils unique d’Adam et Eve. Dans ce cas, il aurait pu être triste parce que son offrande n’était pas approuvée par Dieu, mais sa tristesse ne se serait pas transformée en jalousie. Or, Caïn ne regrette pas seulement de n’avoir pas fait une offrande acceptable. Il est triste parce que Abel a fait mieux que lui. C’est pourquoi, il considère Abel comme la cause de son malheur. Dans sa jalousie, Caïn se dit en lui-même: « Si Abel n’était pas là, je ne serais pas si triste. S’il n’est plus là, je serais plus heureux. »

3) La colère et l’animosité

La tristesse de Caïn de n’avoir pas offert une bonne offrande provoque en lui la colère contre celui qui a mieux fait que lui. Caïn voit son frère d’un mauvais œil (invidia). Il en veut à Abel d’avoir obtenu ce qui lui manque.

4) Le choix

Pour surmonter sa peine et son animosité, Caïn se trouve devant un choix. Dieu lui-même précise à Caïn quel est le bon choix:

– Si tu agis bien. Dieu indique à Caïn qu’il peut surmonter sa colère s’il accepte d’offrir une offrande meilleure, comme celle de son frère.

– Tu peux te remettre debout. Si Caïn accepte ce défi, il deviendra capable de surmonter la tristesse et la colère qui l’écrasent.

Le péché est comme un animal couché à ta porte (comme une bête féroce cachée sur ta piste). Il t’attend en cachette, prêt à t’attraper. Mais toi, sois plus fort que lui! Dieu compare la colère de Caïn à une bête sauvage, tout près de lui, qui veut le détruire. Dieu dit à Caïn: « Fais attention! Cette bête sauvage en toi est dangereuse. Elle veut t’assujettir et te détruire. C’est à toi de la maîtriser! » Caïn a le choix de dominer la jalousie en lui en la combattant de toutes ses forces, ou de se laisser dominer par elle.

Mais Caïn a fait le mauvais choix. Il n’a pas voulu dompter la bête sauvage de la jalousie en lui. Il n’a pas suivi le conseil de Dieu de bien agir, c’est-à-dire de faire une offrande excellente et, ainsi, de « se tirer vers le haut », d’exceller. Au contraire, la jalousie en Caïn a eu l’effet de « tirer son frère vers le bas », de l’écraser, de l’anéantir. Il veut éliminer Abel pour que celui-ci ne lui fasse plus d’ombre. Caïn se trouve devant un choix qui consiste à abaisser, à détruire la bête sauvage de la jalousie qui rôde dans son cœur ou à abaisser, à détruire son frère.

Puisque Caïn a laissé « la bête sauvage » se déchaîner en lui, elle a transformé ses désirs profonds. Auparavant, Caïn voulait être approuvé par Dieu. Maintenant, ce désir cède la place à un désir encore plus fort: celui d’éliminer son chagrin en éliminant son frère, qu’il considère comme responsable de son chagrin.

Notons que Caïn est moins préoccupé par le désir d’obtenir le même avantage que son frère – à savoir l’approbation de Dieu – que de faire en sorte que son frère n’en bénéficie plus. La suite de l’histoire montre que Caïn savait bien que Dieu ne pouvait pas approuver le meurtre de son frère. C’est comme si Caïn s’était dit en lui-même: « Tant pis si je ne fais pas ce qui ne plaît pas à Dieu! » Son désir d’éliminer Abel, la cause de sa douleur, est devenu plus fort que son désir de recevoir l’approbation de Dieu. La décision de tuer son frère montre à quel point sa jalousie a changé son attitude à l’égard de Dieu et de son frère. Les points de repère moraux de Caïn sont bouleversés par sa jalousie.

5) Le geste agressif

Caïn tue Abel, secrètement.

Heureusement, toutes les jalousies n’ont pas de telles conséquences néfastes. Souvent, les jaloux se contentent de tirer la personne enviée vers le bas, dans leur pensée. Ils portent toute leur attention sur ses défauts. Ils la déprécient et la critiquent, dès qu’une occasion se présente. Le jaloux dévalorise les autres, en public ou en privé, car cette dévalorisation donne lieu à des comparaisons moins favorables et, par conséquent, moins douloureuses pour lui.

6) La honte et la culpabilité

Pourquoi Caïn n’a-t-il pas tué son frère en public? Parce qu’il savait que son frère n’était coupable de rien et que ce meurtre était injuste. Caïn a honte de sa jalousie et de son acte. Il sait qu’ils ne sont pas justifiés. Pour ne pas ajouter la honte publique à sa honte intérieure, il tue son frère en secret. Quand Dieu l’interroge après le meurtre: « Où est ton frère? » Caïn répond à la manière d’un coupable honteux: « Suis-je le gardien de mon frère? »

Tourmenté par la jalousie, Caïn veut soulager cette tension. Il a tué son frère, mais il n’est pas pour autant soulagé! Au contraire, la suite de l’histoire montre à quel point il est resté tourmenté par sa propre conscience et par les conséquences de son acte. La vie de Caïn, comme celle de son frère, a été gâchée par la jalousie.

7) D’autres conséquences

La jalousie de Caïn a eu aussi d’autres conséquences malheureuses.

Pensons, premièrement, à la tristesse de la famille à l’occasion de la mort d’Abel. Ensuite, à la montée de la vengeance dans l’histoire humaine (voir Gn 4:15-24). Enfin, on peut imaginer que ce meurtre, raconté pendant les générations suivantes, a donné lieu à la méfiance à l’égard des jaloux.

Ce récit met en lumière le fonctionnement typique de la jalousie que l’on peut résumer en trois mot ou expressions: vouloir, en vouloir et s’en vouloir.

Vouloir

Le jaloux est irrité par le fait qu’un proche bénéficie des qualités, des avantages, de l’honneur ou des possessions qu’il n’a pas lui-même. Puisque ces avantages ne sont pas à lui, il ne peut pas s’en réjouir, il ne peut pas les admirer, encore moins s’en féliciter. Le jaloux ne peut pas admirer un bien appartenant à autrui sans le vouloir pour lui-même. La convoitise l’envahit.

En vouloir

La volonté de posséder les avantages d’autrui se transforme rapidement, chez le jaloux, en animosité et ressentiment à l’égard de celui qui est plus avantagé. Le désir de posséder se transforme en désir de déposséder l’autre de ses avantages. Pour surmonter sa douleur, l’envieux cherche à éliminer ces avantages. Déposséder, « tirer vers le bas », rabaisser, frustrer, ou même éliminer l’autre, devient pour le jaloux tout l’objet de son attention. Le jaloux est, par définition, un violent, un destructeur, un méchant.

S’en vouloir

a) Puisqu’il ne peut pas justifier ses sentiments et ses actes, il est rare que l’envieux en soit fier au point de l’avouer aux autres ou à lui-même. Car, avouer sa jalousie, c’est avouer son immaturité et sa faiblesse morale. C’est se couvrir soi-même de honte. C’est pourquoi la jalousie est un vice qui se cache, comme une bête féroce se cache dans la forêt. En effet, il est rare d’entendre une personne dire:

« Je n’aime pas cette personne, car elle est plus belle que moi. »

« Celui-ci m’irrite, car il a réussi sa vie mieux que moi, ou parce qu’il est plus heureux que moi. »

Puisque l’homme a une si grande difficulté à reconnaître sa propre envie, il invente des prétextes pour justifier son antipathie à l’égard d’une personne avantagée. Par exemple, il attire l’attention sur ses défauts. Malgré ses efforts pour justifier son mépris ou son animosité, il garde souvent, au fond de lui-même, un sentiment de honte à cause de ces sentiments non justifiés. La honte, à son tour, provoque une souffrance et une tension intérieures qui viennent s’ajouter à sa frustration. Alberoni, en étudiant les effets psychologiques néfastes de l’envie, affirme que le jaloux est souvent médisant, justicier, pessimiste, hypercritique, quelqu’un qui apporte de mauvaises nouvelles, qui s’apitoie sur lui-même ou qui recherche des honneurs2.

Le jaloux n’est pas heureux, même lorsque la personne enviée est dépossédée de ses avantages. Comme Caïn, le jaloux paie un lourd tribut à cette « bête sauvage » qui cherche à le détruire. Vivant de très grandes tensions intérieures, le jaloux devient une personne triste et aigre, remplie de ressentiment. La culpabilité se mêle à la honte et crée un tourbillon de regret et d’amertume qui, comme pour le roi Saül, jaloux du jeune David, peut le conduire à des actes insensés.

Dans sa pièce de théâtre Amadeus (voir aussi le film du même nom) inspirée par l’œuvre de Pouchkine (et le film qui porte le même nom), Peter Schaffer présente le collègue du grand musicien Mozart, un dénommé Antonio Salieri. Salieri est, lui aussi, un musicien accompli. Mais, durant toute sa vie, il reste à l’ombre du très célèbre Mozart.

Salieri admire le génie et la beauté des compositions musicales de Mozart. Mais, peu à peu, son admiration se transforme en jalousie terrible. Mozart, depuis son enfance, compose sans effort apparent (et même en jouant au billard!) une musique qui dépasse en qualité ses propres compositions, le fruit d’années de travail acharné. C’est pourquoi, il accuse Dieu d’avoir créé un Mozart si talentueux. Il reconnaît, avec une lucidité terrible, son problème profond. Il admet: « J’ai combattu Dieu au sujet de sa créature préférée, Amadeus. »

Dans sa frustration et sa colère, Salieri fait des reproches à Dieu:

« Merci, Seigneur! Tu m’as donné le désir de te servir. Ensuite, tu as fait en sorte que mon travail apparaisse comme médiocre (comparé à celui de Mozart). Merci, Seigneur!

 »J’ai travaillé sans relâche pour toi, Dieu, pour entendre et faire entendre ta voix. Aujourd’hui, je n’entends qu’une seule voix, celle de MOZART! Tu as choisi ce petit Mozart merdeux pour être ton messager privilégié… Merci, merci et merci encore!Ainsi soit-il. Dès lors je serai ton ennemi! »

Comme Caïn, Salieri n’a pas su dompter la bête sauvage de la jalousie qui faisait rage en lui. Il s’est lui-même empoisonné par sa jalousie et, après avoir empoisonné Mozart, il reconnaît: « J’ai tué Mozart par envie. » Au-delà de sa qualité artistique, cette pièce de théâtre montre à quel point les dons de Dieu peuvent provoquer la jalousie chez ceux qui n’arrivent pas à admirer les talents et les avantages des autres et à s’en réjouir. Les dons de Dieu ne sont pas uniformes. Salieri le savait bien. Tiraillé entre la tentation de l’orgueil et celle de l’envie, cette différentiation était sa pierre d’achoppement, comme elle l’était pour les ouvriers de la première heure qui, dans la parabole de Jésus, ont reçu difficilement la question du maître, en fin de journée: « M’en veux-tu parce que je suis bon? »

L’effet destructeur de l’envie et l’horreur que cette destruction provoque sont un thème présent chez les plus grands auteurs dans l’histoire humaine: d’Ovide dans les Métamorphoses à Dostoïevski dans les Mémoires écrits dans un souterrain, en passant par Shakespeare – René Girard en a fait l’objet de son étude dans Shakespeare, les feux de l’envie -, sans parler de Balzac dans La cousine Bette, de Charles Dickens dans les Souvenirs intimes de David Copperfield et de Herman Melville dans Billy Budd. Rares sont les thèmes qui ont suscité un sentiment de désapprobation universelle aussi fort que l’envie qui détruit.

b) Considérons, maintenant, plus rapidement, une deuxième forme de violence engendrée par l’envie.

Imaginons que Caïn, après le meurtre d’Abel, soit resté dans son lieu d’origine et soit devenu le chef du clan familial. Dans un tel cas de figure, quelle aurait pu être l’attitude du jeune frère Seth à l’égard de Caïn? A sa place, je me serais bien gardé de me montrer plus apte, plus habile ou plus excellent que mon grand frère! Pour survivre, Seth aurait probablement appris à faire violence à ses propres aptitudes dans la mesure où celles-ci auraient pu devenir une menace pour son grand frère. Il se serait méfié de tout élan de créativité qui aurait pu l’inciter à faire mieux que lui, le chef. Cela rappelle le comportement de l’entourage du roi Louis XIV, qui n’osait pas gagner lorsqu’ils jouaient au billard avec le souverain. Cela fait aussi penser à l’ancien président du Congo, Laurent Kabila, dont on disait qu’il se méfiait des gens plus compétents que lui. Il est probable que les plus compétents de ses collaborateurs se sont méfiés de leur chef et ont veillé à garder un profil bas!

Nombreux, légion même, sont les exemples de cette forme de jalousie qui, à défaut de pouvoir détruire directement, fait planer l’ombre de sa menace sur les communautés humaines. Cette jalousie qui tue l’innovation, la créativité et la recherche de l’excellence. Le résultat est triste, le progrès social et économique est bloqué, pour ne pas dire détruit. On pourrait en dire autant de la réalisation du mandat créationnel donné par Dieu à Adam et Eve dans le jardin d’Eden.

Par ses études des ethnies sud-américaines, l’anthropologue Eric Wolf arrive à cette même conclusion qu’une société ne peut pas avancer économiquement, avec une production accrue et de l’innovation, si ses membres ont une telle peur de la jalousie des autres qu’ils ne cherchent pas à « faire mieux » dans leur activité quotidienne. Dans une telle société, on se méfie des innovations et des efforts pour produire ou pour construire mieux que les autres. La peur d’être jalousé annihile la réflexion créative et le développement économique que favorise un climat social propice aux initiatives nouvelles.

Dans l’ethnie des Aritama, en Amérique du Sud, par exemple, Wolf a remarqué que si l’un des paysans du village travaille avec plus d’ardeur que les autres et que l’on s’en aperçoive, son champ est marqué par une croix. Avant l’arrivée de ce paysan le lendemain matin, les autres villageois s’y rassemblent pour implorer la divinité de l’affaiblir et de le ralentir dans son travail.

Un tel contexte social incite le jeune à brider sa créativité et son zèle afin de ne pas être victime de la violence jalouse des autres.

Dans la République de Guinée, en Afrique de l’Ouest, se trouve une ville appelée Kouroussa. Cette ville, représentative de bien d’autres localités dans le monde, n’est pas un cas particulier. Aussi retiendra-t-elle un instant notre attention.

Avant l’indépendance du pays, en 1960, Kouroussa avait la triste réputation d’être un lieu où régnait la jalousie. Ses habitants réagissaient très mal face aux avantages et aux succès des autres. Leur esprit de jalousie s’est manifesté concrètement lors de la construction de leurs maisons, chacun ne supportant pas que son voisin puisse construire une maison meilleure que la sienne, c’est-à-dire qui ne soit pas construite selon la méthode traditionnelle: en briques de terre, sans étage et avec un toit en paille.

Lorsqu’un jeune avait l’audace de construire une maison à étage ou avec un toit en métal pour la rendre plus imperméable aux pluies abondantes de la région, ses voisins lui faisaient subir toutes sortes de brimades, allant parfois jusqu’à la mort, pour le punir de son « orgueil ». La ville de Kouroussa a acquis ainsi une bien mauvaise réputation! Les cadres de l’administration, en particulier, ne voulaient surtout pas y être affectés. Personne n’avait envie d’emménager à Kouroussa! C’est pourquoi cette ville n’a pas pu se développer comme d’autres villes de la région.

c) Une troisième forme de violence est engendrée par ce que l’on pourrait qualifier d’envie idéologique. Il s’agit d’une attitude que certains mouvements politiques cultivent.

Elle s’est déployée, dans sa forme la plus radicale, dans les pays qui ont cherché à mettre en pratique l’idéologie marxiste. Le marxisme classique a représenté un effort pour mobiliser l’envie chez les citoyens dans l’espoir ultime de la vaincre. On a cultivé un sentiment d’antipathie à l’égard des privilégiés en imaginant que cette hostilité deviendrait le moteur d’un mouvement social contre toute forme de privilège. L’égalité (l’uniformité), rendue possible par l’élimination des privilèges (des avantages), devait permettre aux populations de ces pays d’extirper l’envie – de s’en purifier par le feu de la révolution – et, ainsi, de créer un élan de fraternité égalitaire et altruiste.

En quoi cette idéologie politique, qui consiste à mobiliser l’envie pour la vaincre, est-elle source de violence? De trois manières au moins.

– D’abord, parce que le mouvement initial de restructuration sociale, amorcé pour abolir les privilèges, est nécessairement violent; les privilégiés sont, en effet, prêts à défendre, par la force, leurs avantages.

– Ensuite, parce que la promesse d’une société sans privilèges, sans avantages, crée des attentes irréalistes dans l’esprit de ses partisans. La déception de celui qui espère voir se réaliser ce rêve d’une société sans privilèges sera d’autant plus grande lorsqu’il découvrira à quel point les chefs de la révolution se sont, finalement, attribué des privilèges considérables. La rage violente qui se manifestera contre les nouveaux dirigeants – ces apôtres de l’égalité prolétaire – sera à la mesure des attentes déçues. Pensons, par exemple, à la manière dont Ceaucescu a été désinvesti de ses fonctions en Roumanie.

– Enfin, les idéologies qui font la promotion de l’égalitarisme finissent par dévaloriser la différence, la créativité et l’excellence. (Pensons aux productions artistiques uniformes des sociétés communistes, y compris actuellement en Corée du Nord.) Cette dévalorisation de la différence décourage l’individu de prendre des initiatives personnelles pour surmonter des difficultés et réaliser ses ambitions. Détruire tout esprit d’invention, de créativité, d’initiative personnelle, n’est-ce pas une des formes de violence morale les plus grandes, une des atteintes les plus cruelles à la dignité humaine?

II. Surmonter l’envie par l’Evangile

Dans le temps qui nous reste, je me propose de montrer comment l’Evangile, la bonne nouvelle chrétienne, permet au croyant de combattre l’envie.

a) Premièrement par la reconnaissance.

Par la Parole et par l’Esprit, l’Evangile rend l’homme capable de s’examiner et de reconnaître l’envie lorsque celle-ci est présente dans son cœur. Ce n’est pas le moindre des exploits que l’Esprit opère dans le cœur humain!

L’Evangile rend aussi l’homme capable de reconnaissance, au sens de gratitude. Par l’Evangile, l’homme se sait créature, un être qui a reçu le don de la vie, un cadeau gratuit. L’Evangile convainc l’homme qu’il n’a pas inventé sa propre vie, qu’il en est redevable à son Créateur et Sauveur. Par l’Evangile, il est rendu capable de recevoir favorablement la parole de l’apôtre Paul: « Qu’as-tu que tu n’aies reçu? »

Dans son livre classique Envie et gratitude, la psychanalyste Mélanie Klein met en opposition ces deux dispositions du cœur. Je n’adhère pas à toutes les thèses présentées par cet auteur, mais je crois qu’il est juste de reconnaître l’opposition qui existe entre l’envie et ce que le Catéchisme de Heidelberg présente comme la réponse fondamentale que Dieu attend du croyant, à savoir la gratitude.

b) Ensuite, l’Evangile arme le croyant contre l’envie en suscitant en lui un sentiment de contentement.

Rappelons que, dans la théologie chrétienne, le contentement n’est ni une forme de satisfaction de soi – c’est-à-dire une forme camouflée (soft) d’orgueil – ni une attitude de résignation passive ou fataliste.

Le contentement du chrétien puise ses racines dans la doctrine de la providence de Dieu. Il s’agit de la conviction que Dieu lui donne que Dieu lui a adressé une vocation de service humble et qu’il lui donne tout ce qui est nécessaire pour l’accomplir, en étant inspiré et fortifié par sa Parole et par son Esprit. Cette conviction est nourrie, par exemple, par la parabole des talents. Tous les ouvriers ne reçoivent pas les mêmes talents, mais tous en reçoivent. Aucun n’en est dépourvu. Remarquons que cette parabole ne concerne pas l’acquisition d’avantages, mais la mise en œuvre des talents reçus en vue de l’avancement de la bonne cause du Maître.

Nombreux sont les auteurs, chrétiens et non croyants, qui ont remarqué la finesse psychologique de cette parabole. Celui qui n’a reçu qu’un seul talent a été le plus vulnérable face à la tentation de la passivité et, probablement, de l’envie. En se comparant à ceux qui ont reçu davantage de talents, il est devenu imperméable à ces deux qualités humaines applaudies par les grands penseurs depuis Aristote: l’admiration et l’émulation.

Par l’Evangile, l’homme est rendu capable de recevoir, avec contentement, les talents et les avantages qui lui sont accordés et, en même temps, de recevoir en profondeur l’interrogation du maître dans la parabole des ouvriers de la dernière heure: « M’en veux-tu parce que je suis bon (…) pour quelqu’un d’autre? »

c) Enfin, l’Evangile arme le croyant contre la tentation de l’envie en l’incitant à la générosité. La parole de Paul: « Qu’as-tu que tu n’aies reçu? » l’invite à considérer ses talents et ses avantages comme autant d’invitations à servir le prochain. Par la grâce de l’Evangile, l’attention envieuse portée à celui qui a reçu davantage est détournée et se porte vers celui qui a reçu moins. C’est ainsi que ce dernier sera appelé, par des gestes et des attitudes généreuses, à connaître la providence et la grâce de Dieu.

L’Evangile montre le chemin d’une vie libérée du virus caché de l’envie qui détruit. Sur ce chemin, le croyant apprend à recevoir avec gratitude. Il apprend aussi à se réjouir des qualités, de l’excellence et des avantages des autres et à les apprécier. Sur ce chemin, il découvre la joie de devenir généreux, comme son Dieu.

Nos cœurs et nos communautés, fatigués et fragilisés par les jalousies qui les accablent, mettent leur espoir en Dieu qui, seul, peut les libérer de cette « bête sauvage » et, par sa grâce, les faire revivre.


* H. Kallemeyn est professeur de théologie pratique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 Une réduction de la gloire ou de l’excellence.

2 Francesco Alberoni, Les envieux (Paris: Plon, 1995, pour la traduction française), chap. 23.

Les commentaires sont fermés.