Comment éviter une confrontation entre civilisations ?

Comment éviter une confrontation entre civilisations ?

Udo W. Middelmann*

Le débat sur les relations fragiles, sinon fracturées, entre les civilisations interpelle nombre de nos contemporains. La défaite du système soviétique, au début des années 1990, a laissé le monde unipolaire. L’espoir né d’une telle unification, stimulé par la globalisation des marchés et la libéralisation en vue d’un système de participation démocratique, laissait augurer la fin d’une histoire caractérisée par des conflits. Des perspectives nouvelles s’ouvraient: plus d’attention portée aux besoins matériels et sociaux des peuples, moins aux différences philosophiques et culturelles. Si la foi en un avenir lumineux triomphait, elle n’a pas pénétré les ténèbres de la réalité: la religion ne se limite pas à la sphère privée et elle n’est pas sans conséquences sur les attitudes, les valeurs et les orientations prioritaires des sociétés. Une religion scientifique et matérialiste – marxisme-léninisme -, les religions théistes – judaïsme, christianisme, islam -, les religions de détachement de l’Asie et du continent africain exercent toutes une influence considérable sur les lunettes que les gens, et leur société, choisiront pour regarder les détails de leur vie et de leur mort.

Il y a bel et bien différentes lunettes. L’importance de reconnaître une réalité définitive, raisonnable et vérifiable dans le contexte du monde réel n’est pas toujours comprise. On chausse les lunettes de la tradition, par obéissance, par crainte. A défaut de mettre les réalités de la vie et de la nature en perspective, ces verres les déforment et les éloignent souvent du vrai, sans offrir la compréhension nécessaire à un déroulement adéquat de l’existence. Ils devraient être corrigés: les responsabilités humaines dans l’histoire apparaîtraient plus clairement.

Craindre l’échange et le débat?

Le débat est relancé! Le conflit ne date pas d’aujourd’hui. Bien avant Oussama ben Laden, il y avait déjà confrontation entre les Grecs et la civilisation perse, entre Rome et Moscou, entre émigrés européens et peuples indigènes d’Amérique du Nord; et, de nos jours, entre l’Union européenne et la Turquie et, au sein même de cette Europe, entre esprit séculier moderne et poids historique des valeurs chrétiennes.

Cependant, la proximité des cultures a toujours été source d’enrichissement, grâce à l’échange des idées et la recherche de l’équilibre, avec le souci de limiter toute velléité de supériorité des grands centres cosmopolites du Caire, d’Athènes, de Venise et d’ailleurs. Avec ben Laden, c’est le renversement: le dialogue cède le pas au combat de l’islam contre toute sécularité, et contre le judaïsme et le christianisme, avec son appel aux populations des pays musulmans à se libérer de l’influence occidentale, américaine surtout.

La bataille est engagée contre toute évolution de l’islam et contre le moindre effort entrepris pour lui apporter, par l’influence occidentale, vision de la réalité, esprit d’ouverture et de réforme, culture scientifique. Il suffit de rappeler la lutte des Frères musulmans contre l’université du Caire (depuis 1922!), contre le programme de modernisation du shah et contre le Prix Nobel Naguib Mahfouz1. Il convient d’insister sur un point important: cette lutte ne se limite pas à des détails de foi religieuse, à des divergences sur la notion d’autorité, à des accusations sur la moralité des responsables de l’Etat, où elle aurait pu trouver ses justifications. Il s’agit essentiellement d’une opposition à toute pensée étrangère à la lettre du Coran et à l’enseignement traditionnel. Nous analyserons le pourquoi d’un tel mouvement de réaction au cœur d’une religion qui se considère comme universelle et vraie et qui ne devrait pas se laisser intimider par des points de vue exprimés au cours d’une discussion intellectuelle honnête!

Une réalité plus complexe et ouverte qu’il n’y paraît

Une civilisation est un ensemble de peuples soumis à des lois identiques et à une perception commune de la réalité qui les entoure. Ces lois, écrites, orales ou simplement suivies par la force de la tradition, sont transmises des parents aux enfants de génération en génération. Elles règlent le comportement réciproque des citoyens en vue de la paix dans la cité (la polis grecque), mais aussi les traditions sociales et la compréhension du lien entre la personne et son environnement, la nature, la vie et la mort, le travail et le temps, l’autorité et la responsabilité individuelle.

La civilisation? C’est encore l’ordre qui détermine la vie d’un peuple. Pourtant, dans les centres cosmopolites, le commerce et les voyages d’exploration ont favorisé l’ouverture et la tolérance, la découverte de valeurs communes comme l’hospitalité, l’honnêteté, la réflexion, le courage et le travail consciencieux. L’approche était souvent liée à des valeurs transcendantales, surtout parmi les peuples du livre ou de l’écrit, musulmans, juifs et chrétiens. A chaque époque, les échanges ont été propices à l’adaptation et à la flexibilité. J’exprime cette proposition après avoir observé que la réalité vécue est toujours plus complexe et ouverte qu’une simple définition religieuse de cette réalité.

En matière d’adaptation et de flexibilité, il est très intéressant de voir comment le Japon, après son ouverture au monde en 1851, a adopté le modèle britannique pour conquérir ses colonies. Première tentative, l’intérêt pour l’Ethiopie mais, « malheureusement », les Italiens étaient arrivés les premiers. Ensuite, l’effort s’est concentré sur la Mandchourie, la Chine et la Corée. Après la Première Guerre mondiale, le gouvernement japonais a tourné les regards vers le militarisme allemand puis, après ce funeste modèle, vint le tour des Etats-Unis de servir d’exemple.

Chez les Européens, un appel à la tolérance est perceptible à partir de Lessing, au lendemain des guerres de Religion, et, dès la fin du XVIIIe siècle, l’Orient exercera une grande fascination. La religion musulmane a toujours entretenu un élément de mystère que le christianisme occidental rationaliste a largement occulté, sinon anéanti. Pour les musulmans, la science est au service de la contemplation de la complexité infinie de Dieu; chez nous, avec la révélation de Dieu dans la Bible, elle est avant tout moyen de découverte de la création et elle favorise l’amélioration des conditions de vie sur terre après la chute en Eden.

Un territoire devenu trop petit

Après 1991 et le collapsus de l’empire soviétique, Samuel Huntington provoque le débat: à ses yeux, l’histoire à venir ne sera pas exempte de conflits. Le point de vue est exprimé dans un article, matériau d’un livre2qui marquera le point de départ d’une longue suite d’échanges entre intellectuels, politiciens, hauts fonctionnaires et chefs d’entreprise. Visionnaire, ou réaliste, Huntington s’inscrit en faux contre le concept de la fin de l’histoire en montrant comment un second pôle de pouvoir va émerger et se dresser contre le libéralisme intellectuel et culturel, européen et américain.

L’islam et les pays islamiques sont au cœur de ce pôle. Dans le monde bipolaire de la guerre froide, les pays arabes vivaient de leur statut de non-alignés entre les deux grands blocs. Leurs dirigeants, rois ou dictateurs, musulmans ou athées, ont retiré de larges profits au jeu des amitiés variables, cherchant alternativement la faveur de l’une ou l’autre des superpuissances.

Depuis 1991, ils sont seuls à résister à la vie et aux idées de l’Occident, pouvoir dominant unique, et aux fruits de la perspective judéo-chrétienne sur la valeur de la personne, dans l’histoire, le travail, la pensée et l’esprit critique. Leur réaction à cette influence révèle une certaine panique. Le souvenir des Croisades du Moyen Age, le colonialisme des Anglais et des Français à partir de la fin de l’Empire ottoman, après 1918, réveillent l’esprit de confrontation militaire caractéristique, selon Huntington, du mouvement islamique dès ses origines: avance et conquête par des conflits, expansion par la force et non la persuasion. Mahomet lui-même a donné l’exemple dans sa lutte pour la prise de La Mecque. Mû par la conviction de la supériorité et de la finalité de la révélation de Dieu à Mahomet, l’islam doit soumettre des peuples, partout.

Après les années de faiblesse politique et culturelle sous la tutelle européenne, la Syrie et l’Irak du Baath, l’Egypte de Nasser, la Libye de Kadhafi vont multiplier les efforts pour édifier un bloc arabe, en parallèle à l’émergence sur le marché des pays producteurs de pétrole. Mais ce bloc de 280 millions d’habitants, si tant est qu’il existe, connaît un degré de sous-développement qui le place à un rang à peine supérieur à la zone du Sahel. Les extrêmes entre l’étendue de la pauvreté et une richesse considérable trouvent leur parallèle dans le pouvoir de l’homme et la servitude des femmes, dont la moitié sont analphabètes.

La richesse pétrolière et l’importance de cette ressource pour le monde devraient consolider le pouvoir que l’islam revendique et lui permettre de s’opposer à toute nouvelle colonisation politique, intellectuelle, religieuse et sociale de la région. Malgré tout, des éléments externes s’infiltrent avec le commerce, les médias et tous les contacts avec le reste du monde. Même à ce niveau de « globalisation », l’influence étrangère est sensible et suscite la résistance par une inversion des causes de cette pauvreté économique et sociale. La défense devient l’attaque, ce qui est bien dans la nature d’une dictature politique, intellectuelle et sociale: l’étranger est responsable de tous les problèmes intérieurs de l’Etat ou de la société. Staline et ses successeurs après lui n’ont-ils pas justifié la pauvreté en Union soviétique en accusant les « impérialistes » de les acculer à investir dans le domaine militaire? Hitler incrimine les Juifs, Lénine les capitalistes bourgeois et les paysans. La faute, c’est toujours l’autre.

La levée de boucliers contre les Etats-Unis, en raison de leur influence culturelle, de leur pouvoir économique et de leur soutien à Israël, n’est donc pas surprenante. Les Juifs sont accusés d’avoir reçu une parcelle de Terre Sainte arrachée à l’islam, fait absolument intolérable. L’esprit démocratique de l’Europe, la société occidentale laïque et sa décadence trop largement tolérée sont mis en cause. Ces aspects de nos sociétés sont l’expression du respect du libre choix (dont certaines conséquences sont certes à revoir) et de la valorisation de la personne, qui n’est pas tenue à l’étroit dans le déroulement déterminé de l’histoire, de la volonté de Dieu ou du destin « écrit en haut » dans les étoiles.

Le marxisme: ni Dieu au ciel, ni la personne dans le corps, ni esprit ou idée

Une confrontation surgit toujours dans un territoire devenu trop petit, et le « territoire » du monde est revendiqué par des perspectives universelles. En parlant d’une « vérité », des « lois de la nature », du « global », d’une seule « race humaine » et des « droits de l’homme universels », on applique un même point de vue à toute la Terre. Les religions asiatiques s’adressent à l’individu dans sa poursuite d’un détachement en quête de la perfection, les religions africaines vénèrent des esprits selon leur traditions locales, à la différence du judaïsme, du christianisme, du marxisme et de l’islam, qui prétendent, eux, à l’universalité, à une seule vérité reconnue et acceptée par tout le monde. Mais leurs positions respectives sur la vie humaine, religieuse, intellectuelle, sociale et économique mènent plus au conflit qu’à l’harmonie. Evidemment, parvenir à relativiser son point de vue serait d’un grand avantage, mais il existe des réalités absolues et immuables, indépendantes de la religion ou du sexe, comme la naissance et la mort, le monde de cause et effet, les lois scientifiques et l’extraordinaire phénomène de l’être humain, homme et femme.

Donc, des certitudes et une vérité universelles sont là, incontournables. Les différences sont plutôt à chercher dans le regard que l’on pose sur elles, et leur compréhension.

Pour le marxiste, la philosophie matérialiste place en définitive toute réalité sous le contrôle de la matière. L’histoire est ultime, directrice du progrès, de la nature et du comportement des hommes. Elle suit les règles de la matière, de la nature, de la science. Elle est motrice, dieu, énergie et pouvoir. Elle réduit tous les événements à une complexe causalité et promet une unité de pensée et de vie sur le terrain de la matière. L’individu n’existe pas, il fait partie d’une énorme machinerie. Son choix est aussi illusion étant donné que, pour les marxistes, un choix est toujours le résultat d’un contexte matériel, économique et révolutionnaire. Tout est immanence. Rien hors des faits: ni dieu au ciel, ni la personne dans le corps, ni esprit ou idée. L’avantage de cette vision est la totalité déterminée, la soumission à une cause qui se veut scientifique, donc nécessaire; historique, donc progressive; universelle, donc victorieuse pour l’humanité. L’absence de l’individu et de la personne, c’est l’obligation, par nécessité, de penser et d’agir en collectivité, par répétition, à la poursuite de l’égalité. C’est la conformité à l’esprit fataliste, sauf quand le « territoire » doit être défendu contre tout opposant, les non-conformistes, les « impérialistes », les traîtres à la cause.

Dans le marxisme, l’unité immanente de tout être est fascinante: tout est bien, justifié, nécessaire. Plus d’incertitudes, de risque, mais la promesse d’un futur glorieux.

L’islam: un ordre collectif fait d’obéissance, de répétition et de conviction

L’islam est né d’un effort d’unification de tous les clans bédouins du territoire de la péninsule arabe, sous un seul dieu tout-puissant. Mahomet a reconnu la nécessité d’une telle perspective pour rassembler ces clans, en supplantant leurs multiples et faibles dieux par un seul, dans un même pays. Coincée entre l’expansion du commerce le long du Nil entre l’Ethiopie, christianisée dès le IIIe siècle, et Alexandrie en Egypte et la Perse au sud, d’une part, et le pouvoir de l’Empire romain à Byzance la chrétienne de l’autre, l’Arabie se veut une juridiction placée sous le Coran et la chariah, dictés à Mahomet entre 622 et 632.

Encore une perspective unitaire! Tout est réglé en détail. Le fidèle obéit, participe à la vie de la communauté, fait ses prières collectives aux temps prescrits. Le texte se lit exclusivement en arabe, dans le cadre de la seule vraie communauté universelle. Les traductions n’existent pas: elles exigeraient d’abord un esprit critique pour une bonne compréhension et présenteraient le risque d’allonger ou de raccourcir le texte. En conséquence, on retrouve tous les avantages d’un ordre collectif, fait d’obéissance, de répétition et de conviction profonde, mais cette dictée échappe à la dynamique de l’étude, à la critique, à toute créativité. Hors de la collectivité restent la peur, l’incertitude et la fatalité.

Faut-il dès lors s’étonner de l’absence quasi permanente de démocraties ouvertes dans les pays islamiques? Sous Allah, tout est déjà décidé, fait comme il faut, à sa propre place. Le fidèle ne fait qu’affirmer le bienfait de toute réalité.

Au cœur de leur philosophie, le marxisme et l’islam sont unitaires. Leur différence réside dans l’aspect immanent du marxisme et transcendantal de l’islam. Leur centre d’action, leur source d’énergie et leur façon de répondre sont identiques: la soumission collective aux énoncés de leurs textes, prêtres et prédications, fussent-ils séculiers ou d’ordre divin.

La Bible: discernement, volonté, responsabilité personnelle, courage honnête

La perspective biblique de l’Ancien et du Nouveau Testament propose aussi un seul Dieu, une seule vérité, une seule définition, là où elle est applicable. Mais, à l’inverse de l’orientation séculière du marxisme et de l’islam religieux, la Bible introduit, dès le début, un élément de dynamique, d’ouverture et de communication libre – élément d’incertitude non admis par les deux autres philosophies universelles!

Le Dieu créateur de la Bible est Dieu unique, mais il se révèle en trois personnes distinctes: Père, Fils et Saint Esprit, qui ne sont pas identiques. Ils s’aiment, communiquent, se mettent au travail pour œuvrer ensemble au cours des périodes de création bien définies. Pas de « tout à coup » mais une progression par étapes, une distinction de plus en plus nette entre la terre, les animaux et l’être humain, mâle et femelle, qui seul est fait à l’image de Dieu.

A l’évidence, la Bible parle d’ouverture, de communication, de créativité dans le temps par divers acteurs. Dieu créa hors de lui. Il y a une distance, qui fait que Dieu regarde sa création comme vis-à-vis et la juge très bonne. Il y a de l’amour, de la joie, du temps, de l’information donnée et comprise, un mandat d’imagination et de créativité en continuité, de mise en valeur des capacités pour ajouter de nouvelles réalités à la création. Le mariage d’Adam et Eve n’a pas lieu au ciel, il est un choix du couple. La loi de Dieu implique un simple commandement: aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toute son intelligence et de toute sa force, et son prochain comme soi-même. Les Dix Commandements ne sont qu’une répétition, par exposition, de la même loi à partir de laquelle les prophètes d’Israël annoncent le jugement lors des révoltes du peuple. L’histoire n’est pas une révélation de la volonté de Dieu (comme c’est le cas dans le marxisme et l’islam); elle n’est pas non plus toujours ordonnée. Elle se réalise à travers les efforts de l’homme et les interventions de Dieu. Le tout demande sagesse, réflexion et découverte continuelle, parce qu’il n’y a ni automatisme ni obéissance aveugle.

La Bible décrit aussi une distance possible entre Dieu et l’homme révolté. La grâce de Dieu n’est pas une affirmation verbale, elle est une réalité historique. Dieu court après Adam et l’appelle; il s’engage ensuite à reprendre le travail pour une nouvelle création par le Christ. Cette séparation est inconnue dans l’islam, qui ne parle ni de chute, ni de culpabilité morale, ni de mort du Fils de Dieu en substitution pour l’homme. Obéissance et désobéissance sont les seules positions de l’homme devant Dieu, et un simple pardon règle tout.

L’islam débute avec un Dieu unitaire. La Bible du juif et du chrétien parle du Dieu unique en trois personnes: au commencement, une pluralité divine s’exprime par la communication en éternité, un amour vrai, des rencontres entre personnes; une dynamique divine qui se prolonge dans la création. Pour la Bible, l’obéissance n’est pas le but de la vie humaine. L’homme existe pour aimer, penser, créer, pour s’engager et servir le prochain. Et c’est justement cette dynamique, y compris l’ouverture à d’autres actes successifs de créativité dans l’histoire, et la sagesse de savoir distinguer entre le bien et le mal présent après la chute qui invitent le croyant biblique, juif et chrétien, à approcher chaque aspect de la vie avec un discernement, une volonté, une responsabilité personnelle, avec le courage honnête de critiquer le mal à partir des standards élevés de la Parole de Dieu.

Mieux que les observations tirées de la géographie et de l’histoire

Un Dieu unitaire implique la dictature. Le polythéisme produit la bagarre, la rivalité entre autorités et la confusion permanente. Depuis la création, la proposition biblique est unique dans sa relation à notre réalité vécue dans l’affirmation à la fois de l’unité et de la complexité. Seul le Dieu de la Bible explique une telle réalité quotidienne.

Mais ce qui est admis comme point de départ et base de l’existence a des conséquences dans la vie personnelle et publique. C’est là que les différences culturelles, économiques et sociales s’expliquent mieux que les observations tirées de la géographie et de l’histoire. Si l’homme se sait dans un monde où tout est déjà ordonné et où toute réalité est considérée comme l’expression d’un décret divin, il ne se verra jamais appelé à créer lui-même une alternative et une amélioration dans l’histoire, pour lui-même ou au sein des autorités religieuses et politiques, ni à critiquer la pénibilité de la condition du mal. Allah se manifeste dans le mystère de l’histoire, il est partout présent: pas d’activité, pas de place hors de lui. L’infidèle doit se convertir ou mourir.

Répétons: l’absence de démocratie véritable en pays musulman n’étonne guère. Pas d’apprentissage pour l’individu, la vie se déroule largement en collectivité et selon un programme déterminé. Les affirmations religieuses, les prières, le rôle de la femme, tout est répétitif. Les savants, l’architecture magnifique, les sciences exactes et la richesse de la littérature des grands siècles de l’islam s’expliquent par le contact avec les philosophes et les mathématiciens grecs, les communautés juives et chrétiennes, et le commerce avec Venise par la mer et, avec l’intérieur de l’Asie, par les caravanes de terre.

Le système marxiste du socialisme international ne pouvait pas s’exposer à la compétition d’idées à l’intérieur ou à l’extérieur de sa région d’influence. Pendant les années de guerre froide, il prétendait détenir la seule explication scientifique, le chemin incontournable vers le progrès, le salut en vue d’un monde parfait à la fin de l’histoire. Ses textes révolutionnaires, ses prophètes du parti communiste, ses célébrations de masse ont donné à cette religion athée une exclusivité qui ne laissait aucun espace au doute, à la discussion, à l’ouverture. Le système s’est écroulé seulement après que les citoyens eurent accès à des informations plus exactes venant de l’extérieur.

Dans le même esprit et pour se maintenir, l’islam doit se préserver des influences de l’Europe et de l’Amérique qui lui apportent les bénéfices de la liberté de pensée dans les domaines économique, social et intellectuel. Même l’incertitude passagère entourant la rencontre entre un homme et une femme lui semble trop dangereuse; la femme doit être voilée en public.

Coca-Cola, les touristes, les soldates et leur chewing-gum, l’Etat d’Israël et ses débats démocratiques à la Knesset, son économie et sa volonté d’imposer à la nature un meilleur rendement, l’accès de la jeunesse à l’Internet: autant de situations qu’une mentalité unitaire et collective est incapable de gérer. Si l’on ajoute à cela la jalousie des sociétés riches en pétrole et en puissance mais faibles dans l’utilisation des cerveaux, de l’imagination et de la créativité de leurs citoyens face au succès des gens d’ailleurs, la porte est ouverte à l’enseignement de la haine de l’autre. Au lieu de développer le savoir-faire, les doctrinaires d’un islam privé de dynamique créative accusent les étrangers, les Juifs et les sociétés occidentales de tous les problèmes et du désespoir de leur jeunesse.

Dans une confrontation, deux parties s’affrontent et résistent. Dans les sociétés ouvertes, le choix de la direction fait l’objet d’un débat. Dans une société fermée, l’usage de la force assure l’obéissance de tous. Nous devons admettre notre lenteur à reconnaître la frustration des pays islamiques et la lenteur de nos propositions pour remédier à cette situation. Dès lors, les racines de cette situation pénible sur le plan économique, social et politique, avec la pratique de la corruption, les ont ancrés dans une mauvaise orientation philosophique. Leur conception de la vie, de l’individu, de l’histoire, du bien et du mal ne correspond pas à la réalité de l’existence dans un contexte du bien et du mal.

Pour l’amour de l’homme et de la vérité raisonnable et accessible

Le refus, à partir des Lumières, d’aborder publiquement et en privé les différences considérables entre les cultures, lors des négociations commerciales et diplomatiques, dans les écoles et les foyers, a généré une ignorance des autres civilisations qui n’est pas sans conséquences. A côté de la science et de l’économie existe une vie intellectuelle, où le point de vue sur l’existence détermine les actions, les attitudes et les pratiques des croyants de toutes religions, athées ou spirituelles. Là se mesure l’énorme différence entre l’islam et le marxisme d’un côté, le judaïsme et le christianisme de l’autre.

Je ne crois pas qu’on pourra éviter une confrontation entre civilisations, surtout quand l’une des parties revendique l’autorité universelle et refuse tout réexamen. Mais, pour l’amour de l’homme et de la vérité raisonnable et accessible, nous sommes obligés d’opposer à toute dictature la force de l’intelligence, de l’humanité et de meilleurs arguments. Evidemment, une confrontation est toujours l’occasion de revoir les déficits dans notre société occidentale et dans l’Eglise. Nous devons, d’une part, nous distancier du mal, du matérialisme, de la pornographie et, d’autre part, donner une explication plus satisfaisante de la liberté de l’homme, de sa valorisation sur la base spirituelle, intellectuelle et culturelle de la société judéo-chrétienne. Dans l’affirmation du Dieu différent qui, en lui-même, est déjà l’amour entre Père, Fils et Saint-Esprit, nous comprenons la pratique de la persuasion, de l’amour, du respect et du pardon, en lieu et place de la dictature sur l’esprit et l’âme de l’homme, de la force de négation de la personne que représente la religion matérialiste du marxisme et de la spiritualité irrationnelle de l’islam.

Le Dieu de la Bible est autorité parce qu’il est l’auteur de la création. Le Dieu de l’islam est autoritaire parce qu’il ne tolère rien hors de lui ou vis-à-vis de lui. La compréhension, l’adoration et la participation font partie de la vie du juif et du chrétien. Chez les musulmans, tout service est obéissance aveugle, collective et répétitive. Le parallèle avec les religions d’Asie est saisissant. Elles aussi demandent l’abandon de la personne dans l’immense unité de l’Etre parfait. Qui ne veut pas en faire partie, ou ne le peut pas, doit être anéanti. Le chrétien se permet de prendre le temps, par grâce. Il n’est pas lié par une obligation utopiste. Il sait que le jugement viendra de Dieu. Sa résistance au mal – vrai et réel hors de la volonté de Dieu – tire sa force d’un raisonnement plus élaboré, d’une liberté de critique et de la confiance que la vérité se manifestera dans l’histoire à venir. Il vit par l’espoir et non par l’épée.


* Conférence donnée par le professeur Udo W. Middelmann, directeur de la Fondation Francis A. Schaeffer, à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence, le 21 novembre 2002.

1 Naguib Mahfouz, écrivain égyptien né au Caire en 1912. Ses romans et nouvelles décrivent la vie des quartiers populaires de sa ville natale. Il est l’auteur d’une trilogie évoquant une petite famille bourgeoise du Caire entre 1917 et 1945. Lauréat du prix Nobel de littérature en 1988.

2 Samuel P. Huntington, professeur à l’université Harvard, a publié Le choc des civilisations (Editions Odile Jacob, 1997).

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