La poésie revient avec les psaumes !
Marc-François GONIN*
Dans cet article, l’éditeur des Psaumes de David, mis en rime française par Clément Marot et Théodore de Bèze, nous donne un aperçu du travail, réalisé depuis vingt ans, pour adapter les Psaumes en français actuel. Son livre de 416 pages vient d’être publié par les Editions Vida.
I. Poésie créationniste ou panthéiste?[1]
A notre avis, les artisans du langage qu’on désigne sous le nom de « poètes » (revendiqué ou non, mérité ou pas) se répartissent en deux groupes irréductibles.
Le premier, minoritaire, quelque peu marginalisé, dont Patrice de La Tour du Pin reste une figure de proue, puise sa sève dans l’intuition biblique qui distingue entre le monde et l’Esprit. Au second, pour lequel cette distinction n’est que verbale, appartient la grande majorité des porteurs de parole. On le considère dans l’ensemble comme agnostique ou athée. Nous nous permettons de le désigner sous le nom de panthéiste, ce qui ne semble pas impertinent, puisque le monde « moderne« ayant décrété la mort de Dieu commence à craindre l’invasion du divin, un trop-plein de dieux.
La nostalgie du sacré confère à la fonction du poète une fonction quasi démiurgique, dans certaines « chapelles ». Le vocabulaire est significatif. Magie, pouvoir d’incantation, d’enchantement, etc. Tâche surhumaine, assignée par Rimbaud au poète-voyant, avec pour seul recours « un long, immense et raisonné dérèglement des sens ».
Certes, il subsiste une poésie heureuse: la fantaisie enfantine, l’érotisme adolescent, l’humeur narquoise du chansonnier. Art dissident, en semi-liberté, qui doit se contenter de rares sorties. En quête de philtres plus puissants, d’indulgents démons ou de dieux sympathiques, dans ce brouillard dans lequel vérité et mensonge, pureté et laideur se confondent, comment ne pas désespérer d’être poète si, comme le pensait Eluard, le poète est celui qui a la nostalgie de la lumière totale?
Structuraliste ou nominaliste, le dogme enferme tous. A l’illusion de communiquer, il oppose la chape de plomb d’un système linguistique, proclamant purement arbitraire le rapport entre le mot et la chose signifiée. Pourtant, la poésie ne peut entièrement oublier sa vocation unificatrice, son rêve religieux de lumière totale.
On pourrait faire intervenir ici le groupe dédaigné que je désignerai sous le nom de poètes créationnistes. Pour nous aider à désenvoûter la poésie, démystifier les forces occultes, eux qui croient qu’il n’est pas nécessaire de sacrifier aux démons. Eux qui nous disent à voix basse: Et si le monde avait un sens, si les mots n’étaient pas qu’illusion, s’il existait une lumière de vérité sommeillant au fond des êtres, et dont la grâce nous serait accordée? Si l’on pouvait retrouver le bonheur partagé du langage?
Quitter le cercle fatal de la forêt panthéiste. Des poisons délicieux y sont versés; les hommes s’y prennent pour des dieux et sont changés en bêtes. Les routes et le temps s’y mordent la queue. Il est temps de choisir entre le divin et le Créateur, de revenir à l’intuition biblique qui, depuis Abraham, verse sa lumière sur les grandes civilisations monothéistes (judaïsme, christianisme, islam). La distinction entre l’Esprit et le monde des créatures, le Dieu vivant et les idoles, est la vérité première.
Voué à la sobriété, le « créationniste » découvrira son espace, sa chance de communication. On le reconnaît d’emblée au fait qu’il se garde du vocabulaire pseudo-mystique dont la consommation est si forte alentour. Conformément aux recommandations bibliques, il respecte trop le nom divin pour le prononcer fréquemment. La Bible n’est pas un magasin d’accessoires auquel on peut emprunter du pittoresque. « On dévore le Livre, puis c’est lui qui nous dévore », affirmait Pierre Emmanuel. On ne manipule pas la Parole. Elle nous prend en main et nous jette sur le chemin neuf.
Sa première règle est la simplification. Une chose est nécessaire, enseigne l’Evangile. Si Dieu est Dieu, c’est évident. L’expérience révélée évite les tâtonnements aveugles, les équipées, les débordements du jeune animal. La richesse du poète n’est pas dans la collection mais dans l’unification des désirs. Emerveillé de la place qui lui est confiée, il gère avec loyauté les dons reçus sans chercher ici-bas d’autre paradis que celui du coeur.
Autant qu’un autre il souffre de la laideur, des injustices, de l’incohérence. Il se révolte parfois. Pourquoi, pourquoi? s’écrie-t-il avec le Livre qu’il aime. Interrogation tellement inimaginable dans la bouche du Crucifié qu’il est impossible de ne pas trouver divine l’histoire ainsi complétée. La lumière brille pour ceux qui, au creux de leur être, découvrent Dieu si humain qu’il est ce supplicié sortant du tombeau de Joseph d’Arimathée pour gracier le monde.
« L’aurore espiègle joue au sommet du Calvaire. »[2]
Dès lors, le porteur de parole jouit de la possession paisible du monde; tout est à lui pour sa nourriture ou en parabole. Il lui suffit d’être un ramasseur de symboles pour remplir sa mission. Homme de la beauté gratuite, comme ces fleurs ou ces oiseaux que le Maître propose. A sa place superflue dans cette création qui finit par s’ennuyer sans la Parole. Marginal, et pour cause: le coeur soleil est au centre inter-essant entre moi et moi, entre moi et vous.
A l’ennui qu’on t’oppose, appuie le mot de passe Dieu seul intéressant. (Patrice)
Les mots retrouvent leur rapport avec les choses réelles. D’après la Genèse, le Seigneur s’adresse de façon intelligible à Adam et le dote du pouvoir de nommer ce qui l’entoure. L’équivoque est introduite par la créature dévoyée, le serpent.
Dégradée dans la confusion de Babel, la parole reste relais du Verbe. C’est par elle, non par un rayon ou une image, que l’Eternel communique. Voici le don des langues. Chacun dira sans emphase ce qui le touche. Nos limites sont les points de contact. Plus de monologues bafouillants, exhibitionnistes.
Je chanterai par l’esprit, je chanterai aussi avec l’intelligence. (1 Co 14)
Le pouvoir du poète est celui de l’attente, le pressentiment de l’harmonie universelle. Anticipation liturgique, populaire. Il reste un laïc, un homme du peuple, écrivain public accessible à tous. Pas un initié ni un spécialiste. Pas un homme d’appareil.
Satisfait, rimeur ou rythmeur, s’il est annonciateur d’une communion que d’autres par leurs gestes signifient plus concrètement. Il est requis des « créationnistes » qu’ils fassent part de leur espérance: que le paysage se recompose, que les éléments émergent et que les pierres solides de la rationalité apparaissent à leur place; et que, de la confluence des eaux surgisse, toujours voilé d’un peu de brume, le courant vital dont Patrice disait que le poète doit rendre compte pour le nécessaire baptême de notre intellectualité.
II. Un souffle biblique[3]
Avec les Psaumes de David, mille ans avant notre ère, un souffle puissant s’élève dont le Nouveau Testament traduira les harmonies, y découvrant le Roi persécuté qui se relève, le combat de la foi, la présence secrète du Royaume attendu. Souffle purificateur à la surface du monde, source à laquelle la poésie des siècles ne cessera de trouver fraîcheur et renouveau de vie.
On réduit trop souvent le livre des Psaumes à un recueil d’hymnes liturgiques. Il est d’abord la découverte des profondeurs. Ce sont d’elles que montent les voix de la confidence et de l’espoir, avant que les alléluias éclatent. Le Psautier: une révélation de la condition humaine.
Clément Marot, présentant ses premières traductions à François Ier en soulignait le côté politique, offrant aux dirigeants comme aux peuples des leçons de justice, de civisme, de bon gouvernement issues de l’histoire d’Israël et des expériences du roi David.
Les psaumes n’en sont pas moins les plus belles chansons d’amour qui existent. C’est sous cet aspect que Maître Clément les présente aux Dames et Demoiselles de France qu’il veut conquérir à sa vision d’un réveil spirituel. Livre aussi des solitaires, des prisonniers, des malades, des âmes « pénitentes ». Le livre des louanges chorales a toujours été en même temps celui de la quête intérieure; double caractère festif et secret du Psautier.
Les plus grands poètes, souligne André Chouraqui, de Marot à Claudel, ont été fascinés par lui. Ce double caractère du livre des Psaumes, liturgique et personnel, ne devrait pas être oublié quand on considère le Psautier de 1562.
Nos psaumes versifiés ne sont pas un recueil destiné à être utilisé quelques minutes le dimanche et qu’on laisse dormir toute la semaine. C’est en vue du chant public que Marot et Bèze ont mis en vers les psaumes. La réception de leur oeuvre atteste que sa valeur dépasse de loin ce rôle fonctionnel. Pendant des générations, elle a été pour beaucoup un livre de chevet, mémorisé dans la jeunesse, dernier compagnon parfois des heures les plus sombres.
On ne prétendra pas qu’une version poétique des Psaumes puisse se substituer aux traductions habituelles de la Bible. Elle est forcément moins exacte, soumise aux contraintes de la forme balaçant entre littérature et paraphrase. Elle a, en revanche, ce privilège d’une musique intérieure dont la complicité est prenante. C’est une approche différente, qui nous surprend, non sans force et sans grâce, du texte de l’Ecriture.
Nos vieux poètes ont disposé d’un instrument incomparable, cette langue du XVIe siècle, imprégnée de la sève du Moyen Age et soulevée par le grand souffle de la Renaissance, colorée, chaude, charnue, et parfois étonnamment moderne.
Leur oeuvre est restée inégalée. Pourquoi se présente-t-elle comme une cathédrale désaffectée, démantelée, chef-d’oeuvre en péril qu’on se contente d’admirer de loin ou dont on vient tirer quelques pierres? Le Psautier de nos vieux poètes doit s’imposer dans la majesté de ses proportions monumentales, dans la richesse de ses détails.
Humbles et fidèles traducteurs, ils ne se sont permis aucune coupure. Ils n’ont pas « sauté » les passages imprécatoires qui nous posent problème. Persuadés que l’Ecriture est divinement inspirée, et conscients du caractère apocalyptique de versets difficiles, dont d’aucuns se scandalisent à plaisir. Marot trouvait Christ dans les psaumes, la douceur « très humaine » de Dieu qui suffisait à le consoler.
Et pourquoi se priver des richesses psychologiques, du trésor de sagesse que contiennent les psaumes? Pourquoi réduire la plupart d’entre eux à un « digest » pour satisfaire aux exigences d’un chant d’Eglise qui n’admet, paraît-il, pas plus de trois ou quatre strophes?
Ose-t-on comprimer ainsi une fable de La Fontaine, Booz endormi ou des stances d’Aragon? Rétrécir un psaume, c’est en garder les idées sans doute, en résumé; l’intelligence peut y trouver son compte, mais pas la sensibilité, privée d’éléments vitaux essentiels à un contact humain. Ce n’est pas ainsi qu’on rendra la popularité à nos psaumes.
Considérer l’oeuvre de Marot et de Bèze comme une traduction de la Bible, comme une oeuvre littéraire majeure qui mérite notre respect dans sa globalité, c’est peut-être une petite révolution culturelle à laquelle le public des Eglises devrait être convié.
III. Modernité des psaumes[4]
Grâce aux Editions Vida, Les psaumes de David mis en rime française par Clément Marot et Théodore de Bèze paraissent dans une adaptation en français actuel, dont je suis responsable. Qu’il me soit permis d’indiquer les principes qui nous ont guidés:
- Il s’agit d’une lecture de la Bible. Les versets figurent en marge comme dans les traductions en usage, de façon que le lecteur puisse se repérer facilement. Chaque psaume est caractérisé par une brève notice, d’origine ancienne (empruntée semble-t-il à un commentaire de Bucer).
- Ce n’est pas un ouvrage d’érudition, il est accessible à tous, sans connaissance du vieux français. Le lecteur intéressé pourra toujours se reporter au précieux fac-similé d’un Psautier de 1562, publié en 1986, par la Librairie Droz à Genève.
- Seul le texte figure, pas la musique. Il eût été complètement inutile de faire double emploi avec le Psautier français paru en 1995 à Lyon (Réveil Publications), qui contient toutes les mélodies du Psautier. L’avantage est une lecture bien plus facile que lorsque les phrases sont fragmentées sous les notes. On retrouve enfin le coup d’oeil agréable de strophes disposées comme toute poésie mérite de l’être.
- C’est un retour aussi fidèle que possible au texte de Marot et de Bèze. Texte pratiquement inconnu. On le juge en général sur les textes de la révision Conrart, elle-même remaniée moult fois jusqu’à nos jours. Certains recueils de cantiques attribuent encore, sans états d’âme, aux écrivains du XVIe siècle des versifications qui ne leur doivent plus grand-chose! On ne peut garder tout le texte ancien. Prenons le début du Psaume 1 chez Marot:
Il y a ici de quoi décourager le lecteur moyen. Au moins trois sortes de difficultés: mots incompréhensibles: trac (chemin); mot ayant changé de sens: malin (possédé de l’esprit du mal); une construction de phrase calquée sur le latin (quand nous dirions: qui n’a pris place au banc des moqueurs). Mais on peut garder le mouvement du discours, si original, qui rejette la béatitude à la fin de la strophe.
Dans l’ensemble, heureusement, on peut sauver souvent non seulement le vocabulaire mais les rimes qui donnent leur sonorité au texte, et sont la transposition du doublet de l’expression hébraïque.
Marot et Bèze ont utilisé parfois, surtout pour rendre les psaumes alphabétiques, une prosodie particulière, faisant rimer un vers d’une strophe avec la strophe suivante (c’est aussi un procédé mnémotechnique employé par Dante dans La divine comédie). Comme dans la coupe des strophes, d’une variété inégalée, il y a bien des découvertes à faire.
* Un texte qui veut aborder l’an 2000 doit être un texte moderne. Pas seulement par rapport à l’évolution de la langue. Il ne s’agit pas d’un pastiche littéraire. Comment ne pas tenir compte des traductions, des commentaires, des transcriptions déjà anciennes comme celles de R. L. Piachaud et, ces dernières années, de Roger Chapal, qui nous a donné de beaux textes, malgré les contraintes qui lui ont été imposées? Comment oublier tant d’écrivains ou de chanteurs qui ont marqué la sensibilité de notre époque, et qui, semblant bien éloignés de la révélation chrétienne l’ont parfois approchée de façon bouleversante?
Mais cet effort voudrait s’insérer avant tout dans une tradition de poésie chrétienne. Loin derrière, mais dans le sillage de disparus qui parlent encore. Comme encouragement à persévérer, voici la voix de notre grand, trop méconnu Edmond Jeanneret:
Dans ses derniers Poèmes, un vers inoubliable de Max Jacob:
Et dans le Jacob de Pierre Emmanuel, cette prophétie inattendue, cueillie à un détour de notre long chemin (à qui pensait-il donc?):
Puisse notre tentative, certes bien imparfaite, donner une chance aux Psaumes mis en vers français, ou plutôt être une chance pour la culture spirituelle et poétique de notre époque!
* Marc-François Gonin est pasteur à la retraite à Guitres (Gironde) et professeur associé à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.
[1] Voir mon étude « Bible et poésie contemporaine », Etudes évangéliques, 1971/4. P. de La Tour du Pin, Une lutte pour la vie (1970).
[2] Elie Olivier, La Résurrection.
[3] Voir mes études « Vers une restauration du Psautier français »,La Revue réformée 118 (1979:2); « Politique royale et vocation de Marot », La Revue réformée 190 (1996:4). « L’héritage du Psautier de Marot: de Bèze à Laurent Drelincourt », Bulletin assoc. amis d’A. d’Aubigné 1998, 129-134. Egalement R. Barilier, « Les Psaumes de Lausanne », Bulletin Soc. Histoire du protestantisme français 141 (1995) 553-567. G. Lézan, « Marot et les Psaumes », La Revue réformée 190 (1996:4). J.-C. Thienpont, « Un livre pour chanter, le Psautier français », La Revue réformée 190 (1996:4).
[4] Le professeur Pierre Berthoud a bien voulu relire cette version poétique et l’a jugée dans l’ensemble remarquablement fidèle. Aux Pays-Bas, l’association Petrum Dathenum s’attache, pour des raisons analogues aux nôtres semble-t-il, au Psautier de Datheen (1566) abandonné au XVIIIe siècle.