Que s’est-il passé à la croix ?
Paul WELLS*
C’est par lui, que vous êtes en Christ-Jésus qui,
de par Dieu, a été fait pour nous sagesse
et aussi justice, sanctification et rédemption.
(1 Co 1:30)
Il est très courant d’entendre dire, parmi des chrétiens de toute obédience, qu’à la croix Jésus « a pris notre place » et qu’il « est mort pour nous ». Mais sait-on ce qui s’est passé, et comment le salut a été obtenu? Il est permis d’avoir quelques doutes à ce sujet. Ne se s’agit-il pas, le plus souvent d’affirmations superficielles, n’est-ce pas l’expresion d’une foi qui se contente de formules tout faites?
Du côté des théologiens, assez nombreux dans les années récentes, l’interprétation de la mort de Jésus-Christ considérée comme un sacrifice substitutif est souvent contestée. Les semences jetées par l’adversaire des réformateurs sur ces points, Faustus Socini[1], ont aujourd’hui poussé des racines vigoureuses et ont produit des plantes d’autant plus florissantes que les sciences humaines y ont contribué. Le sacrifice de la croix n’existerait que pour briser le cycle infernal de la violence dans les relations humaines, ou pour nous manifester l’amour de Dieu par son don, car le « Dieu vengeur » ne serait qu’imaginaire.
Dans les commentaires bibliques ci-après, je vais essayer de montrer, sans cependant approfondir, que ce que Christ est envers nous, comme Sauveur, dans l’application de la rédemption est la contrepartie de ce qu’il est envers le Père, à notre place, dans l’accomplissement du salut. Deux aspects de cette réalité retiendront notre attention.
La substitution pénale par le sacrifice de la croix:
- premièrement, se réfère à Dieu le Père, car ce sacrifice n’est pas accompli par l’homme, mais par Dieu lui-même. Il s’agit d’une offrande personnelle, d’une trans-action divine faite une fois pour toutes;
- secondement, manifeste que Christ agit pour nous comme médiateur. C’est pourquoi nous sommes bénéficiaires du salut – pardon et libération – qu’il obtient à notre place.
I. La grâce mystérieuse du Médiateur
Il y a sans doute des textes bibliques plus clairs que 1 Corinthiens 1:30 pour aborder la question de la substitution pénale. Pourtant, le grand évangéliste des réveils, G. Whitefield, a affirmé au début d’une de ses prédications sur ce texte:
Parmi tous les versets de la Parole de Dieu, je crois que celui-ci… est un des plus complets; que de bonnes nouvelles il apporte aux croyants! Quels privilèges ils ont! Et combien les croyants sont ainsi amenés vers leur source commune, à savoir, l’amour, l’amour éternel de Dieu le Père[2].
Quand nous considérons ce verset dans le contexte du premier chapitre de l’épître aux Corinthiens, cette affirmation de Whitefield ne semble pas exagérée!
A) Le contexte
Christ, la sagesse de Dieu, est une folie, à cause de la croix pour les Juifs et les Grecs (vv.22,23). Les premiers, qui attendaient un Messie glorieux tel que le présente la littérature apocalyptique, sont rebutés par l’association de l’Oint et de la souffrance de la croix. Quant aux Grecs, ils n’auraient jamais pensé faire de Prométhée – enchaîné par Zeus, selon certaines traditions, pour avoir fait l’homme – un médiateur entre Zeus et les hommes.
L’idée que la croix et sa souffrance puissent rapprocher l’homme de Dieu, en enlevant sa culpabilité, est toujours une folie pour l’homme naturel. Selon Paul, la croix n’est ni scandale ni folie; Christ est « puissance de Dieu et sagesse de Dieu. »(v.24) Ce qui, aux yeux des hommes, selon leurs conventions, est misérable, est, dans l’économie divine, une force cachée. « La folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes. »(v.25)
Ainsi l’apôtre entend montrer que Dieu seul possède gloire, force et puissance et que, en dehors de lui, personne ne peut se glorifier.(29, 31)
B) Le salut de la croix a son origine en Dieu
La forme du verset 30 peut nous apparaître un peu bizarre. Qui est « lui » dans « Or c’est par lui… »? Il semble qu’il se soit Dieu lui-même, comme le verset précédent l’indique. Plus spécifiquement, nous pensons qu’il s’agit de Dieu le Père qui a envoyé son Fils. La sagesse que dévoile la croix trouve son origine dans le mystère caché de la rédemption conçu en Dieu (1 Co 2:6-8). L’oeuvre de salut, selon l’accord qui existe entre le Père et le Fils (Jn 17), s’accomplit en Jésus-Christ qui est devenu, selon la volonté de Dieu, notre médiateur. C’est donc par Dieu, ou « sortant de Dieu » (ex autou) ,que nous sommes unis au Christ.
Cela illustre bien que la croix est l’oeuvre de Dieu pour le salut. Planifiée par Dieu, agréée par lui selon sa volonté, exécutée par lui par l’envoi du Fils, la rédemption se réfère à Dieu, avant de se référer à nous. La croix nous concerne, non pas parce quelle produit en nous un changement – nous permettant de voir que Dieu est un Dieu d’amour et non un Dieu de colère vengeresse – mais parce qu’elle concerne, d’abord, des rapports personnels intra-divins.
Si la croix est une victoire sur les puissances, si la croix change nos motivations, c’est parce qu’elle est, d’abord, l’affaire de Dieu. Le modèle de substitution pénale n’élimine pas cette victoire et ces changements; il s’en accommode comme de manifestations du salut appliqué, comme des conséquences du salut accompli.
C) Christ, la sagesse de Dieu
Christ est la sagesse de Dieu à cause de sa croix. De là découlent, par notre union avec lui, la justice, la sanctification et la rédemption dont nous bénéficions.
Mais en quoi Christ est-il sagesse de Dieu pour nous? Dans le contexte de ce chapitre, il l’est par opposition à la sagesse, la puissance et l’honneur du monde. Comment? A cause de son abaissement, si magnifiquement décrit en Philippiens 2. Christ s’est abaissé, il est devenu serviteur, il a appris l’obéissance et il est allé jusqu’à la mort de la croix. La sagesse de Christ, si elle a son point culminant à Golgotha, découle non seulement de l’obéissance passive de Jésus, mais aussi de son obéissance active, comme Le Catéchisme de Heidelberg et F. Turretini l’ont si bien dit[3]. Elle se manifeste par son attitude de vie par rapport à Dieu, par son humilité, sa pauvreté d’esprit, sa douceur et sa compassion, mais surtout par son amour envers le Père, dont témoignent sa fidélité et son obéissance. Ainsi la sagesse de la croix est la sagesse du deuxième Adam que nous pouvons appeler sagesse substitutive, car elle s’est exercée afin que nous, l’humanité qui a besoin d’être sauvée, nous n’ayons pas à en faire preuve.
En amont, Christ, dont la sagesse a été reconnue et agréée par Dieu, a été, en conséquence, « souverainement élevé ».(Ph 2:9) En aval, dans l’union avec le Christ, nous pouvons lire « Ayez en vous cette pensée, qui était en Christ… », ce qui constitue la charte de la sagesse chrétienne.
D) Christ, la justice de Dieu
Il faut utiliser l’analogie de l’Ecriture pour percevoir le sens de ces termes. Comment Christ est-il justice de Dieu? Cette expression, comme les commentateurs le remarquent, a une tonalité légale. Elle renvoie à l’aspect juridique du sacrifice dans le service de Dieu. C’est selon la justice divine que le sacrifice est accompli, afin de répondre à l’exigence de Dieu.
Ici, nous pénétrons sur le terrain sacré de la substitution pénale. Associés à cette notion sont les mots bibliques d’expiation, de propitiation, d’enlèvement et d’abrogation du péché. En ce sens, l’épître aux Hébreux est particulièrement riche. Mais les autres rédacteurs d’épîtres ne sont pas en reste, l’apôtre Paul en particulier.
Tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu (mais)… c’est Jésus que Dieu a destiné comme moyen d’expiation pour ceux qui auraient la foi en son sang, afin de montrer sa justice. (Rm 3:23,25)
En lui, nous avons la rédemption par son sang, le pardon de nos péchés selon la richesse de sa grâce… (Ep 1:7)
Il a plu à Dieu… de tout réconcilier avec lui-même… en faisant la paix par lui, par le sang de la croix. (Col 1:19,20)
Christ est la fin de la loi, en vue de la justice pour ceux qui croient.(Rm 10:4)
Les expressions comportant les mots « le sang de Christ » ne signifient pas que Christ est l’auteur de la vie, comme si la vie était quelque chose de magique dans le sang; elles évoquent plutôt sa mort..
Autrement dit, Christ est notre justice, car il a subi, à notre place, le jugement de la Loi, héritant de notre péché. Il est mort pour nous, afin d’abolir l’accusation, d’anéantir la colère de Dieu contre nous, et d’établir notre justice devant Dieu, la condamnation étant épuisée à la croix. La substitution pénale de Christ, par le sacrifice de la croix, enlève l’accusation qui existait contre nous. En Christ, Dieu nous considère comme si nous n’avions jamais péché.
Le plus étonnant est de voir le Père frapper le Fils d’un jugement de mort, et le Fils y consentir. Alors que les sacrifices de l’ancienne dispensation sont impersonnels: ici, une relation personnelle entre en jeu en Dieu lui-même.
Le but de l’expiation est d’éviter la sanction de mort qui devrait normalement suivre le conflit ouvert avec Dieu, lequel est source de vie. Dieu prend l’initiative et offre un arrangement à l’amiable que la liturgie d’expiation manifeste[4].
Cette expiation n’a jamais été exprimée de façon plus poignante que par le prophète dans le chant du serviteur en Esaïe 53:
Nous l’avons considérés comme atteint d’une plaie, comme frappé par Dieu et humilié… L’Eternel a fait retomber sur lui les fautes de nous tous… Il a plu à l’Eternel de le briser par la souffrance (et de) le livrer en sacrifice de culpabilité.(vv.4,6,10)
La justice de Christ, dans l’application qui nous a été faite, aboutit à notre justification. Très souvent dans le Nouveau Testament, le sacrifice de Christ est présenté d’un point de vue a posteriori , en termes de résultat de la médiation de Christ. Ainsi, ceux qui sont unis au Christ par la foi, et placés au bénéfice de sa mort sont « gratuitement justifiés par la rédemption qui est dans le Christ-Jésus. » (Rm 3:24)
Si c’est Christ qui justifie, qui pourrait condamner, puisque la justice parfaite de Jésus-Christ nous est imputée et qu’il enlève la condamnation à mort que nous méritons? (Rm 8:34)
E) Christ, la sanctification de Dieu
Si la justice de Christ se réfère au cadre légal du sacrifice, la sanctification nous invite à considérer son aspect rituel et cultuel. Pour que le sacrifice soit agréé, il faut qu’il soit sans défaut. Si, dans l’Ancien Testament, cette sainteté concerne un objet – ce qui est offert – et implique une offrande sans tache, avec Jésus-Christ un niveau supérieur est atteint. Dans son cas, le prêtre et l’offrande ne font qu’un; il s’agit de la sanctification et de l’offrande en signe d’adoration de la nature humaine, rendue parfaite en la personne de Jésus qui, lui, est le grand prêtre offrant.
C’est, sans doute, dans l’épître aux Hébreux que ces idées sont exprimées avec la plus grande précision, historique et conceptuelle. Ainsi, Jésus, notre prêtre, selon cette épître:
- a accompli la purification des péchés (Hé 1:3b);
- a purifié notre conscience des `oeuvres mortes’ par son sang (9:14)
- nous a pardonné par l’effusion de son sang (9:22).
Ces expressions atteignent son sommet dans l’affirmation de Hébreux 10:10:
C’est en vertu de cette volonté (de Dieu) que nous sommes sanctifiés par l’offrande dcorps de Jésus-Christ, une fois pour toutes.
Ainsi nous pouvons conclure que le sacrifice de Jésus est personnel et spirituel. Il s’offre lui-même, comme prêtre et victime, comme le sujet et l’objet de son acte de purification des péchés. « Voici l’agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde » dit Jean-Baptiste. (Jn 1:29)
Dans son oeuvre de sanctification et de purification, Jésus, l’homme, souffre la douleur, la honte, l’angoisse, la désolation et l’abandon par son immolation sur la croix. Il le fait en toute conscience. Il accepte ce rôle et il s’offre à Dieu comme le prêtre qui peut compâtir, car il est semblable à ses frères en toutes choses, « sans péché ».(Hé 4:15)
Cet acte exprime non pas une simple transaction, mais un engagement personnel du Fils de Dieu de vivre et de mourir, manifestant ainsi parfaitement son humanité. Il présente l’offrande de sa personne au Père de façon entière et réelle. Le Père regarde le Fils et le Fils regarde le Père. Le Père veut voir la sainteté de son fils, sa consécration totale, et le Fils veut tout faire pour plaire au Père. Toute une dynamique s’instaure entre les partenaires de l’alliance tout au long de la vie terrestre de l’incarné. Leur unité est scellée par l’Esprit saint afin que l’oeuvre de l’alliance soit accomplie.
Une dynamique existe aussi, en aval, dans l’application du salut. Jésus est notre sanctification, parce qu’il nous applique sa sainteté, par le Saint Esprit, de façon progressive. Il faut faire attention: Jésus est notre sanctification au sens de sanctification progressive, à la différence de la justification qui, elle, est définitive.
Romains 12:1,2 nous invite, en conséquence du sacrifice de Christ, à répéter son acte liturgique et à:
offrir vos corps comme un sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu ce qui sera de votre part un culte raisonnable. Ne vous conformez pas au monde, mais soyez transformez par le renouvellement de l’intelligence, afin que vous discerniez quelle est la volonté de Dieu: ce qui est bon agréable et parfait.
L’application de la sanctification de Jésus atteint nos pensées, nos vies et tout notre être. Ce que Jésus a accompli, nous le ferons aussi peu à peu par la grâce de l’Esprit à l’oeuvre en nous. Corps, âme et esprit lui appartiennent.
F) Christ, la rédemption de Dieu
La rédemption de Christ est la conséquence globale de toute son oeuvre. La rédemption qu’il nous a acquise tient à ce qu’il est ressuscité, qu’il est entré dans la vie éternelle. La résurrection de Jésus est garante de la justification et de la sanctification qu’il a opérées, le libérant donc de l’humiliation et de la honte de la croix.
Et notre rédemption? Que signifie-t-elle exactement? Elle est réelle dès maintenant, parce qu’à cause de ce que Christ a accompli, nous ne sommes plus des esclaves, mais des fils. Nous sommes libérés pour vivre une vie nouvelle en cette vie, à cause de ce qu’a fait Jésus:
Parce que vous êtes des fils, Dieu a envoyé dans vos coeurs l’Esprit de son Fils qui crie; « Abba,Père ». Ainsi tu n’es plus esclave, mais fils; et si tu es fils tu es aussi héritier, grâce à Dieu.(Ga 4:6,7)
La rédemption est le rachat, la mise en liberté des Corinthiens auxquels Paul écrit, parce que « Dieu a choisi les choses viles du monde, celle qu’on méprise, celles qui ne sont pas » pour qu’ils deviennent ses héritiers. La même pensée se retrouve chez l’apôtre Pierre:
Vous avez été rachetés de la vaine manière de vivre héritée de vos pères… par le sang précieux de Christ, comme d’un agneau sans tache… Par lui, vous croyez en Dieu qui l’a ressuscité d’entre les morts.(1 P 1:19-21)
Cette libération n’est pas l’ultime libération. Nous serons libérés pour une vie nouvelle qui est la vie éternelle. Ainsi, tout comme Jésus, par la résurrection et l’ascension, est entré dans une vie nouvelle et éternelle en tant que Seigneur, nous le ferons aussi lors de notre résurrection. Jésus est lui-même les prémisses de la récolte de la résurrection. Nous le suivrons.
Ainsi est fondée l’espérance de la foi chrétienne. Christ le premier, nous après, à cause de la rédemption qu’il nous a acquise et qui nous sera appliquée pour que nous ne voyions pas « la seconde mort ». La rédemption, la libération de l’esclavage nous atteste que, si aujourd’hui nous sommes dans la pénombre, alors nous serons avec le Seigneur dans la lumière.
II. Une question d’herméneutique
Que plusieurs modèles existent pour interpréter l’oeuvre de la croix ne doit pas étonner car, dans le Nouveau Testament, il y a une telle richesse de perspectives que cela invite à opérer une sélection, à préférer l’une ou l’autre selon les circonstances. Ainsi on peut parler de la croix, sans trahir le témoignage biblique, comme d’une victoire sur le mal, comme d’une démonstration de l’amour de Dieu, comme du lieu où le péché est aboli et comme d’un sacrifice.
Un problème surgit si, comme cela arrive aujourd’hui, la sélection opérée exclut les autres perspectives, les considérant comme inacceptables. C’est ainsi que, selon certains, bien que la présentation de la croix comme sacrifice substitutif soit la plus constante dans le Nouveau Testament, il vaudrait mieux, de nos jours, se débarrasser de ce langage « mythique » et se concentrer, dans la prédication, sur la croix comme expression de l’amour de Dieu qui opère en nous un changement d’attitude.
Autrement dit, il faudrait traduire le message d’une croix sacrificielle en équivalents dynamiques qui évoqueraient le sens de la croix pour nos contemporains. En d’autre termes encore, la croix effectuerait une transformation de notre mentalité et ne serait plus l’acte de Dieu pour nous sauver.
Il est bien vrai qu’aujourd’hui la notion de sacrifice de Jésus-Christ sur la croix, assurant le salut au moyen d’une substitution pénale,est à mille lieux de la compréhension moderne. Pourquoi? Pour répondre à cette question, il convient de considérer ce que signifie l’expression « substitution pénale »:
- le sacrifice de Christ sur la croix est une substitution pénale;
- il y a substitution parce que Christ prend notre place et assume nos responsabilités;
- cette subsititution est pénale, car ce que Christ subit sur la croix est la punition de nos péchés;
- ainsi Christ s’offre comme satisfaction du péché devant Dieu ou, en d’autres termes, pour satisfaire la justice de Dieu;
- la satisfaction est obtenue, car l’offrande de Christ répond à l’exigence que demande la justice et la sainteté de Dieu, car Christ connaît la mort et l’enfer à notre place.
En résumé: ce modèle interprétatif incorpore deux éléments qui s’appuient sur la Loi de Dieu et sur le culte offert à Dieu: le paiement des dettes et l’offrande du sang.
Ce modèle interprétatif est rejeté pour de multiples raisons:
- Il serait fondé sur une idée impersonnelle de notre relation avec Dieu dans laquelle la notion de Loi deviendrait trop centrale. Si Dieu est saint, il est avant tout amour.
- La notion d’un Dieu qui punit son Fils pour nos péchés est irrationnelle, car Dieu non seulement ne punit personne mais il veut sauver tout le monde.
- L’Evangile ne serait plus, dit-on, une bonne nouvelle, mais un puzzle légal incompréhensible.
Telles sont les raisons avancées de nos jours.
Mais il y en existe d’autres qui ne le sont pas, car elles ne sont pas toujours discernées. Le rejet du modèle de substitution pénale suppose, souvent, une sélection non-justifiée, abusive, dans l’Ecriture, qui consiste à couper les évangiles de l’Ancien Testament et à opposer Jésus et Paul. On ne voit pas la continuité entre la croix de Christ et les sacrifices de l’ancienne dispensation. On néglige les trois offices de Christ – de prophète, de prêtre et de roi – et on se concentre sur l’aspect prophétique, qui fait de Jésus l’exemple incarné de son enseignement, à savoir celui d’un professeur de l’école publique et laïque. Finalement, on manifeste, dans bien des cas, une méfiance envers la tradition historique de l’Eglise – celle qui a fait Augustin, Anselme, Luther et Calvin – pour laquelle la notion de sacrifice a occupé un rôle prééminent dans l’interprétation de ce qui s’est passé à la croix.
C’est pourquoi rejeter les notions de sacrifice et de substitution pénale revient à récuser le passé et se laisser dominer par des considérations liées à la mentalité ambiante.
Il y a plus de soixante ans déjà, dans son livre sur Le Médiateur, Emil Brunner a analysé cette situation d’un oeil critique et pessimiste, en commentant:
Tant que nous continuons à rejeter l’idée biblique de sainteté, de colère et justice divines dans la punition, le processus de régression dans l’Eglise chrétienne continuera[5].
Il est vrai que la substitution pénale d’Anselme, dénommée, parfois, « théorie commerciale », peut donner l’impression d’un donnant-donnant quelque peu choquant. C’est pourquoi les Réformateurs l’ont présentée comme étant le moyen de satisfaire la justice divine. Ceci dit, il convient de relever, avec J.I. Packer, que certains des successeurs des Réformateurs – nous pensons, par exemple, à François Turretini, avec sa théorie « d’équivalence » – ont été tentés de répondre à Socini sur son propre terrain et ont commis des excès de rationalisation. Packer estime qu’il faut se garder de ces excès, tout en conservant la substance de la théologie classique qui est juste[6].
C’est ainsi que nous ne devons pas oublier, en premier lieu, que ce qui se passe à la croix est « la dispensation du mystère caché de toute éternité en Dieu ». Nous pouvons connaître le fait de la croix, reconnaître que la sainteté, la justice et l’amour de Dieu interviennent dans l’accomplissement du salut. Nous savons que tout cela est réel, mais nous ignorons comment il en est ainsi. Ce mystère est la réalité elle-même. En second lieu, ce mystère est celui du Dieu personnel dans ses rapports personnels avec son Fils, le Fils éternel et le Fils incarné. Ce qui se passe à la croix n’est pas une transaction impersonnelle au sens où nous l’entendons, ou les hommes l’entendent, mais la réalisation d’un projet personnel.
A la croix, nous sommes témoins d’un face à face entre Dieu le Père et son Fils, avant d’être les bénéficiaires du salut qui y a été accompli. Notre conviction, Bible en main, est que le modèle de substitution pénale pour rendre compte de ce qui se passe à la croix est spécifique en ce qu’il offre une présentation personnelle, dramatique et kérygmatique laquelle, loin de nous laisser spectateurs, nous implique comme bénéficiaires par notre union avec Jésus-Christ, notre représentant et notre médiateur.
Conclusion
Comment traduire, dans notre culture, le sens de ce qui s’est passé à la croix? Quel serait l’équivalent dynamique de la notion biblique de sacrifice et de substitution pénale?
Ma conviction est qu’il n’y en a pas. Deux considérations peuvent appuyer ce point de vue. Elles peuvent paraître pessimistes, mais en réalité elles sont salutaires.
i) Ce qui s’est passé à la croix appartient à la révélation spéciale de Dieu et non à sa révélation générale, la nature autour de nous, nos intuitions sur ce qu’est Dieu, notre conscience, etc. Le sacrifice de Christ a un caractère unique et ne peut être répété, renouvellé. Il est absolument non transférable dans les catégories de la révélation générale. C’est ce que s’efforcent de ne pas voir, ou ce que ne veulent pas admettre, les théories exemplaires, modernes, de la réconciliation, qui remplacent le changement de relation entre Dieu et nous par une transformation au sein de notre être. Elles réduisent le caractère unique de la croix à une réalité banale, acceptable par tous et, ce faisant, elles apprivoisent, en quelque sorte, le scandale de la croix.
Il convient bien plutôt de souligner – même si cela nous dérange, nous plaît moins – le caractère étrange du sens de la croix: le Fils de Dieu ne meurt qu’une seule fois afin que l’Evangile ne perde pas son caractère de scandale. Sans scandale, il n’y a plus d’Evangile.
ii) Sur le plan de l’herméneutique, cette question nous place, encore une fois, devant un problème fondamental: celui de l’autorité de l’Ecriture. Allons-nous opérer une sélection dans l’Ecriture, afin d’adapter le message biblique à la mentalité du monde dans lequel nous vivons, et de le rendre acceptable? Allons-nous critiquer – au mauvais sens du terme – les concepts bibliques de loi personnelle de Dieu, de sa sainteté, de sa colère contre le péché, de la punition du péché en Christ, afin de satisfaire la sentimentalité d’un humanisme romantique qui place l’homme seul au centre de l’univers, et qui le croit capable d’atteindre, un jour, à la perfection? Ou bien notre démarche sera-t-elle, au contraire, d’accepter les modèles bibliques comme normatifs, parce qu’ils appartiennent à la révélation spéciale de Dieu?
« Dieu était en Christ , réconciliant le monde avec lui-même, sans tenir compte aux hommes de leur fautes… »(2 Co 5:19). Quelque chose s’est passé qui a tout changé. Dieu a agi en Christ pour accomplir la réconciliation. Cet acte est personnel, tragique et dramatique, dynamique et réel.
A l’accomplissement du salut sur la croix correspond l’application qui nous en est faite, laquelle est également personnelle et dynamique et nous remplit de joie:
Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle création. Les choses anciennes sont passées… toutes choses sont devenues nouvelles.(2 Co 5:17)
Le Sacrifice: éléments de bibliographie
M. Balmary, Le sacrifice interdit. Freud et la Bible (Paris: Grasset, 1986).
E. Brunner, Der Mittler, trad. angl.,The Mediator (Londres: Lutterworth, 1934).
collectif, Mort pour nos péchés (Bruxelles: Facultés universitaires St Louis, 1979).
C. Desplanque, `Pourquoi Jésus a-t-il du mourir: La réponse de R. Girard’, Hokhma, 39 (1988) 48-62.
A. Dumas, `La mort du Chrit n’est-elle pas sacrificielle?’ Etudes Théologiques et Religieuses 1981, 589ss.
C. Duquoc, `Théologie de la mort du Christ’, Lumière et vie 101, 1971.
R. Girard, La violence et le sacré (Paris: Grasset, 1972).
Les choses cachés depuis la fondation du monde (Paris: Grasset, 1978).
Le bouc émissaire (Paris: Grasset, 1982).
C. Grappe et A. Marx, Le sacrifice. Vocation et subversion du sacrifice dans les deux testaments (Genève: Labor et Fides, 1998)
M. Hengel, La crucifixion (Paris: Cerf, 1981).
D. Kidner, `Sacrifice, metaphors and meaning’Tyndale Bulletin 33 (1982) 119-136.
P. Julg, `Le sacrifice entre rite et morale’ Communio X (1985:3) 16-20.
M. Neusch, dir, Le sacrifice dans les religions (Paris: Beauchesne, 1994).
J. Moltmann, Le Dieu crucifié (Paris: Cerf, 1974).
J.I. Packer, `What did the cross achieve?’ Tyndale Bulletin 24(1974) 1ss.
L. Sabourin, `Sacrifice’ Supplément au dictionnaire de la Bible, fasc.59 (Paris: Letouzet et Ané, 1985).
R. Schwager, `La mort de Jésus. René Girard et la théologie’ Revue des sciences religieuses (73:4), 500ss.
S. Lyonnet, L. Sabourin, Sin, redemption and sacrifice. A biblical and patristic study (Rome: Biblical Institute Press, 1970)
J. Stott, La croix de Jésus-Christ (Mulhouse: Grâce et Vérité:
P. Stuhlmacher, `Pourquoi Jésus a-t-il dû mourir?’ Hokhma 40 (1989) 17-36.
V. Taylor, Jesus and his sacrifice (Londres: Macimillan, 1937).
F. Turretini, Institutes of Elenctic Theology II (Phillipsburg: Presbyterian and Reformed, 1994).
F. Varone, Ce Dieu censé aimer la souffrance (Paris: Cerf, 1984).
1 Fausto Socini, critique des Réformateurs classiques (1539-1604), neveu de Lelio Socini (1525-1562) est un des précurseurs de l’unitarisme moderne. Il a accentué l’humanité de Christ et le caractère exemplaire (non sacrificiel) de sa mort. Son Catéchisme de Racov (près de Cracovie, Pologne) est l’expression la plus complète du « socinianisme ».
2 Dans La Revue réformée no. 148 (1986:4) sur Wesley et Whitefield. Voir la prédication de Whitefield p. 183ss.
3 Les commentaires de F. Turretin à ce sujet n’ont jamais été dépassés, mais ont malheureusement été oubliés. Voir F. Turretin, Institutes of Elenctic Theology II (traduit du latin), (Phillipsburg: Presbyterian and Reformed: 1994), 403ss.
4 S. Bénétreau, citant A. Schenker, « La mort de Christ selon l’épître aux Hébreux » dans Hokhma N° 39, 41.
5 E. Brunner, The Mediator (Londres: Lutterworth, 1934), ch. xix.
6 J.I. Packer, « What did the cross achieve? », Tyndale Bulletin (1974), 1ss.