De Gethsémané à Golgotha – Le procès de Jésus, approche historique

De Gethsémané à Golgotha
Le procès de Jésus, approche historique

Daniel BERGÈSE*

I. Avant-propos sur la méthode d’investigation

Beaucoup de chrétiens ont été étonnés, voire même choqués, par les propos d’éminents spécialistes du Nouveau Testament qui, durant les fêtes de Pâques 1997 et 1998, s’exprimaient dans le cadre d’une émission télévisée produite par Arte et diffusée sous le titre Corpus Christi . Une enquête était menée pour tenter de retrouver le fait d’histoire qui se cachait derrière les récits évangéliques de la passion. Les points de vue pouvaient parfois être différents, mais ces universitaires, qu’ils soient juifs, catholiques ou protestants, avaient en commun une même méthode d’investigation, à savoir l’approche « historico-critique ». Pour les non-spécialistes, il convient de préciser. L’école de pensée historico-critique trouve sa source dans la réflexion philosophique de René Descartes, et plus précisément dans le Discours de la méthode . Il s’agit d’un système de recherche de la vérité par l’utilisation systématique du doute. Le principe peut s’énoncer de cette manière: je ne crois pas qu’une proposition soit vraie tant que je n’ai pas pu tester qu’elle résistait à toutes les attaques du doute. Chez le philosophe, l’application rigoureuse de la méthode a abouti à une déconstruction générale du savoir pour ne s’achever finalement que sur la seule proposition indubitable (du moins à ses yeux): « Je pense, donc je suis ».

Au fil des années, la même méthode est venu envahir les bancs de la théologie et l’on s’est pris, en matière d’histoire biblique notamment, à douter systématiquement de tout ce que la Bible pouvait dire. Le résultat fut à la hauteur des espérances: il ne restait pratiquement rien! Pour le théologien, néo-testamentaire, Rudolf Bultmann (1884-1976), même la personne historique de Jésus de Nazareth nous est, de fait, inconnaissable. La seule proposition indubitable et sur laquelle nous devons reconstruire la théologie est celle-ci: « La communauté chrétienne primitive a existé ».

D’autres exégètes, heureusement, ont prononcé des mises en garde vigoureuses, voyant bien que sous prétexte de recherches neutres et académiques, certains intellectuels chrétiens avaient adopté un outil de travail qui allait mettre en cause les fondements mêmes de la foi. André Feuillet écrivait en 1977:

Aujourd’hui, on voudrait nous faire admettre qu’ils (les récits évangéliques) nous mettent en présence, soit uniquement, soit avant tout, de construction doctrinales du christianisme primitif! On tend ainsi à substituer à des faits réels une idéologie édifiante. Cette manière de traiter les évangiles qui envahit et corrompt de plus en plus la catéchèse, c’est là un des aspects les plus dramatiques, et en même temps les plus méconnus de la crise actuelle.[1]

Depuis, la mode a un peu changé et la personne de Jésus est redevenue un centre d’intérêt. Il existe même une véritable tentative pour essayer de reconstruire un Jésus de l’histoire qui pourrait, en dernière analyse, nous donner l’Evangile véritable et -qui sait? – ouvrir la porte à un nouveau christianisme. Cependant, à entendre les spécialistes interviewés par Arte, il semble qu’on soit encore très loin de l’objectif. Chacun aura pu s’apercevoir que les résultats de la déconstruction « historico-critique » sont incommensurablement plus visibles que ceux de sa timide et prudente reconstruction!

Vous avez donc compris, je pense, que mon étude n’adoptera pas les prémices de la méthode qui donne les résultats que vous avez pu constater dans Corpus Christi. En fait l’approche cartésienne du savoir n’est pas hors de critique. La question de fond qui mériterait un développement spécifique est ici: la méthode du doute peut-elle réellement déboucher sur une connaissance? N’est-il pas nécessaire de rappeler au contraire que tout savoir repose en définitive sur une confiance? Cette réflexion épistémologique ne doit pas nous égarer, mais elle est nécessaire. Elle montre que la démarche qui consiste à lire les textes bibliques avec un a priori de foi ne constitue pas en soi un parti pris anti scientifique. L’obscurantisme ne réside pas dans la foi qui reçoit, avec confiance, les informations bibliques. Il commence lorsqu’une croyance entraîne un refus d’information et de confrontation. La recherche historique que je vous propose s’exercera donc légitimement sur une base de foi, et se veut en même temps ouverte à toutes les découvertes et les acquis de la science contemporaine.

En ce qui concerne notre sujet, trois domaines de connaissance jouent un rôle important: premièrement l’archéologie. Ses découvertes peuvent être déterminantes, cependant celles-ci ne se succèdent pas à un rythme effréné; deuxièmement l’épigraphie (la science qui étudie les manuscrits); et troisièmement la linguistique, avec son département sémantique. C’est assurément ce dernier domaine qui a le plus évolué ces dernières années. Comment un texte produit du sens, comment est-il structuré et quels sont les éléments de sens mis en valeur par cette structure? Ces recherches, en complément des découvertes préalables sur les formes littéraires, ont permis de bien mettre en évidence la spécificité de chacun des évangiles, et par là de montrer la part importante du rédactionnel. On découvre ainsi qu’il y a une sélection d’événements et une manière de raconter qui est propre à Matthieu, et qui sert en définitive son message théologique. Marc, Luc et Jean ont aussi fait des choix et ils ont également chacun leur style et leurs habitudes littéraires. Tout ceci a des conséquences sur la reconstitution historique des faits.

Une étude sur l’histoire de Jésus devra donc aborder les textes des évangiles pour ce qu’ils sont réellement, avec les outils adéquats, et avec toutes les informations parallèles disponibles. Mais par ailleurs, le chercheur devra constamment avoir à l’esprit qu’il travaille sur le récit d’un événement unique où la transcendance se rend manifeste, une histoire dans laquelle dieu se révèle. Et du coup le voilà prévenu: on ne peut faire de cette histoire une histoire profane. Il sera impossible d’en rendre compte en ne faisant jouer que des processus immanents. Courir après un tel projet mène inévitablement à la reconstitution d’une autre histoire, de laquelle émergera fatalement un autre Jésus.

II. La chronologie de la Passion

Les évangiles situent clairement les événements qui nous occupent: Tibère est empereur à Rome, Ponce Pilate est le gouverneur romain qui administre la province de Judée, et tout se passe à Jérusalem, lors de la fête juive de la Pâque.

Si personne ne conteste le cadre historique général, ni même la localisation à Jérusalem, en revanche, et malgré le témoignage massif et unanime des évangiles sur ce point, certains envisagent de déplacer ces événements, ou une partie d’entre eux, à un autre moment de l’année. On dira, par exemple, que l’épisode des Rameaux a eu lieu dans le cadre de la fête de Souccoth (fête des tentes, en octobre), que Jésus fut arrêté à ce moment-là, qu’il passa l’hiver en prison et ne fut exécuté que lors de la Pâque. Un autre soutiendra que tout s’est passé à Souccoth mais que l’Eglise a un peu triché pour donner à la mort de Jésus une dimension symbolique en rapport avec le sacrifice de l’agneau pascal. Nous avons là un très bon exemple de ce doute méthodique que rien ne justifie. L’argumentaire qui soutient ce déplacement chronologique est d’une pauvreté affligeante.

Pour revenir au texte biblique, et à des hypothèses moins aventureuses, il reste que la chronologie précise des événements n’est pas la même chez Jean que dans les synoptiques. Jésus a-t-il été crucifié le jour de la Pâque juive, ou bien la veille ? Les quatre évangiles sont d’accord pour dire que Jésus a bel et bien été crucifié une veille de sabbat, c’est-à-dire un vendredi, et que le tombeau vide a été découvert le lendemain du sabbat, soit le dimanche. Mais lequel de ces jours était-il le jour inaugural de la fête de la Pâque ? Etait-ce le vendredi, ou bien le samedi? Ce détail peut sembler n’avoir qu’une importance très limité; seulement les synoptiques nous disent que Jésus a mangé le repas de la Pâque avec ses disciples le soir précédant son arrestation. Or Jean nous dit que les juifs qui avaient déjà fait arrêté Jésus, arrivant au palais de Pilate, ne voulurent pas entrer pour ne pas se souiller et pouvoir prendre le repas de la Pâque! La question renvoie donc à un fait d’importance: Jésus a-t-il pu manger le repas de la Pâque avec ses disciples avant son arrestation et sa mort? Et donc, la sainte Cène a-t-elle vraiment été instituée dans le cadre du repas rituel de la Pâque?

Pour tenter de répondre à cette question, il faut reprendre l’ensemble du déroulement de la Passion. La version traditionnelle, qui s’inspire largement des synoptiques, est celle-ci :

– jeudi: préparation de la fête de la Pâque;

– jeudi soir: (après le coucher du soleil, on est donc entré dans le jour même de Pâque) repas avec les disciples, institution de la Cène;

– dans la nuit: le jardin de Gethsémané, l’arrestation et la comparution devant l’autorité juive;

– vendredi matin: comparution devant Pilate, tentative de libération devant la foule, flagellation et moquerie des soldats;

– vendredi midi: crucifixion;

– vendredi 15h: la mort, suivie de la mise au tombeau;

– samedi: c’est le sabbat.

Tout lecteur qui cherche une reconstitution historique sera vite frappé par la compression des événements entre le jeudi soir et le vendredi midi. Cette remarque prend un poids supplémentaire lorsqu’on rajoute encore la comparution devant Hérode, dont nous parle l’évangile de Luc. La situation devient intenable si l’on veut, ensuite, prendre en compte le témoignage de l’évangile de Marc qui situe la crucifixion, non pas à midi mais à 9 heures du matin Pourtant, chez Jean, c’est bien à midi que Pilate abandonne la partie et ordonne la mise à mort.

Par ailleurs plusieurs autres difficultés apparaissent dans ce schéma:

– le sanhédrin se réunit de nuit. Or, d’après la Mischna , les procès en matière criminelle doivent être mené de jour;

– la décision judiciaire intervient dès la fin de séance. Or, toujours d’après la Mischna , une condamnation à mort ne peut être prononcée le jour même où les délibérations ont eu lieu ;

– tout ceci se passerait le jour de Pâque. En fait, aucun débat judiciaire ne peut avoir lieu lors des sabbats et des jours de fête. La Mischna étend même l’interdiction à la veille de ces jours chômés. D’une manière générale d’ailleurs, on ne peut qu’être surpris par toute l’activité déployée par les chefs religieux juifs alors que selon les synoptiques, c’est la Pâque;

– pour compléter le tableau, citons un autre passage du Talmud qui vient appuyer les dire de Jean: « la tradition rapporte; la veille de la Pâque, on a pendu Jésus. »[2]

La prise en compte de toutes ces remarques peut nous amener à cette double conclusion:

i) au sujet de la fête de Pâque, c’est Jean qui est dans le vrai. La crucifixion n’a pas eu lieu le jour de Pâque, mais la veille, pendant la préparation. Cette année-là, la Pâque tombait donc un samedi, jour de sabbat;

ii) il y a donc eu déplacement de vingt-quatre heures dans le récit synoptique pour que la coïncidence entre la Pâque juive et la mort du Christ apparaisse clairement aux yeux des lecteurs. Ce léger décalage ne pouvait pas nuire à l’historicité dans la mesure où Jésus est effectivement mort dans le cadre de la fête de la Pâque, et il avait l’avantage d’être pédagogiquement, et peut-être aussi liturgiquement, efficace. A partir de là, on peut penser également que la compression des événements entre le jeudi soir et le vendredi soir correspond à un choix littéraire, afin que tout arrive le jour de la Pâque.

Mais que dire du repas que Jésus a pris avec ses disciples et dont il est explicitement dit que c’était un repas pascal? Cette question est éclairée de manière fort intéressante par la découverte, à Qumran, d’un calendrier dans lequel la date de la Pâque n’était pas déterminée selon le système utilisé au temple de Jérusalem. Au lieu de maintenir une date fixe (le 15 nisan), on s’attachait à un jour particulier de la semaine, à savoir le mercredi (donc du mardi soir jusqu’au lendemain, même heure), quatrième jour de la semaine. Pourquoi ce jour? Parce qu’on estimait devoir rattacher la Pâque au commencement même du temps. Or, dans le récit de la Genèse, les astres, qui vont commencer à décompter le temps, n’apparaissent qu’au quatrième jour. Le mercredi est donc le jour du commencement; en conséquence, il faut s’arranger, chaque année, pour fixer un mercredi comme jour de la Pâque. On ne sait pas si ce calendrier était suivi hors des communautés esséniennes, mais l’hypothèse n’a rien d’absurde. Le mérite revient à Annie Jaubert d’avoir relié cette découverte avec notre problème chronologique de la Passion. Jésus aurait très bien pu, en suivant la même tradition, dont ce calendrier est le témoin, célébrer la Pâque et instituer la Cène, non pas le jeudi soir, mais le mardi soir[3] .

A partir de là, c’est toute la chronologie des événements qui se trouve décompressée, et toutes les difficultés mentionnées plus haut disparaissent. Cette hypothèse n’est évidemment pas acceptée de tous, mais elle est celle retenue par Jean Imbert dans le Que sais-je [4] consacré au « Procès de Jésus ». On remarquera également que la tradition de certaines Eglises d’Orient garde des traces qui vont également dans ce sens: on fait mémoire du dernier repas de Jésus avec ses disciples le mardi, et le lendemain est jour de jeûne en souvenir de la trahison de Judas.

III. L’arrestation et le procès juif

L’arrestation nocturne et le besoin d’avoir un guide afin de s’assurer de l’efficacité de l’opération, tout cela concorde bien avec la nécessité d’agir discrètement et rapidement. La question qui se pose ici, c’est de savoir où Jésus a été conduit.

Matthieu nous dit: « chez Caïphe, le grand prêtre »; Marc et Luc, un peu plus réservés se contentent de la mention: « chez le grand prêtre »; et Jean nous précise: « chez Hanne (…) beau-père de Caïphe ». Il y a apparemment hésitation chez deux évangélistes pour nommer ce grand prêtre, et on peut les comprendre parce que les choses n’étaient pas simples. Normalement, en Israël, il n’y a qu’un seul grand prêtre, et il reste dans cette fonction jusqu’à sa mort. Mais à l’époque de Jésus, les choses avaient beaucoup changé. Le grand prêtre était, certes, toujours un rouage essentiel de la vie religieuse, de la vie liturgique, mais il exerçait aussi une fonction politique de premier plan. C’est pour cette raison que l’occupant romain s’était particulièrement intéressé à ce personnage. De fait, les grand prêtres étaient nommés et destitués fréquemment en fonction du bon vouloir de Rome. Du coup, on va se trouver avec un grand prêtre légalement en exercice, c’est Caïphe au moment du procès de Jésus, et d’autres qui l’ont été et à qui on ne refusera pas de donner le titre honorifique de grand prêtre. A ceci s’ajoute un phénomène de népotisme tout à fait caractérisé, à savoir qu’un certain nombre de personnes de la famille du grand prêtre pouvaient également porter le titre et siéger régulièrement au Sanhédrin.

Cela dit, pour avancer sur cette question, on peut partir de la recension de Luc. Ce dernier mentionne le reniement de Pierre, les moqueries et les mauvais traitements que les gardes infligent alors à Jésus, mais il ne nous dit pas pourquoi Jésus a été conduit en ce lieu, chez ce grand prêtre anonyme. En revanche: « lorsqu’il fit jour, le conseil des anciens du peuple, grands prêtres et scribes, se réunit et ils l’emmenèrent dans leur Sanhédrin. »[5] Il y a dans ce texte mention d’un déplacement, au petit matin, vers le bâtiment même où se réunit le Sanhédrin. Ceci laisse bien entendre que le procès effectif n’a pas eu lieu de nuit mais qu’il commence à ce moment-là, et de jour, conformément aux prescriptions de la Mischna . De fait, les trois autres évangiles sont témoins de ce déplacement:

– Jean, après nous avoir raconté l’interrogatoire subi dans la maison du grand prêtre hanne (hanne avait été grand prêtre et avait exercé cette fonction officiellement jusqu’en l’an 15), nous dit ces quelques mots: « là-dessus, Hanne envoya Jésus lié à Caïphe, le grand prêtre. »[6]

– Marc et Matthieu, sans mentionner explicitement ce mouvement vers le lieu où va se réunir le Sanhédrin, ont tous deux une phrase qui semble ouvrir une nouvelle étape dans le déroulement des faits: « le matin venu, dit Matthieu, tous les grands prêtres et les anciens du peuple tinrent conseil contre Jésus pour le faire condamner à mort. »[7] Marc formule ainsi: « dès le matin, les grands prêtres tinrent conseil avec les anciens, les scribes et le Sanhédrin tout entier. »[8]

Compte tenu de ces éléments, on peut envisager la reconstitution suivante:

– Conformément au témoignage de Jean, Jésus a d’abord été conduit chez Hanne, qui tenait à rencontrer l’accusé et à mener son propre interrogatoire indépendamment du Sanhédrin. Cette séance n’a donc rien d’officiel. Elle montre seulement le pouvoir réel de l’ancien grand prêtre et sa volonté d’être toujours aux affaires.

(Matthieu retient l’idée de l’interrogatoire nocturne, mais pour les besoins de la compression chronologique, il insère déjà dans ce créneau le procès officiel devant Caïphe et le Sanhédrin rassemblé. Marc ne nomme pas Caïphe, mais c’est la même idée. Le silence de Luc sur la nature de cette rencontre nocturne va plutôt dans le sens de Jean, d’autant qu’il mentionne très explicitement la convocation du Sanhédrin au matin.

– Le vrai procès mené par les autorités juives a donc lieu le matin. On ne sait pas combien de temps il a duré. Les textes que nous possédons sont des raccourcis catéchétiques et en aucune manière les minutes de l’audience. Ce que nous savons, c’est qu’il y eut dépositions de témoins et, certainement, de beaux débats théologiques, vu que le Sanhédrin regroupait des tendances qui pouvaient parfois être très opposées (Paul saura en profiter en Actes 23:6-10). Quelques indices épars dans les évangiles laissent comprendre que, même en ce qui concerne le sort réservé à Jésus, l’opinion n’était pas unanime[9] . Peut-être l’audience a-t-elle duré toute la journée du mercredi, et pour le moins toute la matinée. Et voilà que Jean nous informe que Jésus a été amené à Pilate « tôt le matin »[10] .

– Ce détail, soutenu aussi par le témoignage de Matthieu et de Marc, laisse entendre que le moment où le Sanhédrin a prononcé la sentence définitive correspond à une nouvelle réunion qui, elle, semble n’avoir eu d’autre but que de parvenir à une ultime délibération. C’est sans doute cela qui est signifié par les versets de Matthieu 27:1 et Marc 15:1. C’est dans la logique de leur propre récit qui a déjà rendu compte des débats du procès, et c’est conforme au mouvement du texte qui s’enchaîne immédiatement par le transfert de Jésus chez Pilate. C’est donc le jeudi matin (voire le vendredi matin) qu’a lieu cette ultime réunion où la sentence de mort est prononcée, conformément, là aussi, à la règle qui interdit d’enchaîner les débats du procès avec le moment de la sentence.

IV. Devant Hérode et devant Pilate

Quelques critiques ont contesté le fait même que Jésus ait pu rencontrer Ponce Pilate, sous le prétexte qu’un gouverneur avait certainement autre chose à faire que de s’occuper de cette petite histoire. L’argument est fallacieux, car il repose sur une expérience commune des relations sociales qui n’est pas celle du monde antique. Dans le récit des Actes, Paul a l’occasion de se défendre devant le gouverneur Félix, puis devant son successeur Porcius Festus, et enfin devant le roi Agrippa. De fait, les souverains n’étaient pas aussi inaccessibles qu’aujourd’hui et l’activité judiciaire faisait partie de leurs attributions.

Cela dit, Jésus va être confronté à un nouvel interrogatoire et on a un peu le sentiment qu’un deuxième procès est en train de s’ouvrir. Procès juif, procès romain, les évangiles ne sont-ils pas en train de rassembler deux traditions, deux explications, alors que la réalité aurait été plus simple? Des lecteurs bien pensants ont estimé que les récits évangéliques faisaient preuve d’un antisémitisme primaire, alors que, parallèlement, Ponce Pilate semblait bénéficier d’un traitement de faveur. Reflet, nous dit-on, d’un christianisme en butte à l’exclusion de la part de la communauté juive, et cherchant par ailleurs à faire les yeux doux devant l’autorité de Rome. On tentera donc de montrer qu’en réalité Jésus n’a été la victime que de l’oppresseur romain, les évangiles cherchant par la suite à impliquer les juifs. Cette interprétation, très minoritaire, ne peut guère être défendue. L’historien (juif !) Josèphe appuie la version traditionnelle: c’est bien sur initiative juive que Jésus a été arrêté. De même le mystérieux papyrus qui contient la lettre d’un certain Mara Bar Sérapion, et enfin et surtout, la tradition juive elle-même a toujours revendiqué ce point, le Talmud en est témoin.

Mais alors, si c’est une affaire juive, pourquoi impliquer Pilate? Le texte de l’évangile de Jean apporte la réponse lorsqu’il met ces paroles dans la bouche de ceux qui viennent d’emmener Jésus devant le gouverneur: « il ne nous est pas permis de mettre quelqu’un à mort. »[10b] Ce détail de droit a été maintes fois examiné, et malgré quelques trublions contestataires, il semble que sa valeur historique est aujourd’hui reconnue. Ainsi donc, la confrontation du cas Jésus avec l’administration romaine était inévitable. Cependant il ne s’agit pas d’un deuxième procès à proprement parler. Les romains n’ont pas à re-juger Jésus, mais simplement à prendre acte du cas qu’on leur présente, puis à refuser ou accorder la mise à mort. Dans ce dernier cas, l’exécution sera confiée aux troupes de Rome. Apparemment, le préfet seul est habilité à prendre cette décision.

Cette nouvelle étape va entraîner un déplacement du motif d’accusation. Au cours du procès de la veille (ou de l’avant-veille), le débat était nettement religieux ou théologique. Jésus est-il oui ou non opposé au temple, a-t-il dit qu’il voulait le détruire? Se prétend-il le Messie, se dit-il le Fils de Dieu, veut-il se faire l’égal de Dieu? On surveille le blasphème, faute majeure mais qui ne peut se comprendre qu’en domaine religieux. Devant Pilate, le ton change. Le récit évangélique, là aussi, est certainement recomposé, et il ne prétend pas dire la teneur exacte de tout ce qui s’est passé, mais le changement de vocabulaire dans les motifs d’accusation constitue un bon témoin de fidélité: « il soulève le peuple », « il met le trouble dans notre nation », « il empêche de payer le tribut à César »[11] . En bref, il prétend être le Messie, c’est-à-dire le roi des Juifs[12] ; autrement dit c’est un dangereux séditieux.

Le préfet de Rome ne peut évidemment pas être inaccessible à ce genre d’argument; cependant, les évangiles sont d’accord pour nous montrer un Pilate qui comprend assez vite qu’on veut le duper en présentant un portrait de Jésus complètement déformé. Il n’y a pas lieu de croire que ceci constitue un arrangement de la réalité. Sans faire de Ponce Pilate un champion des droits de l’homme, ce dernier pouvait avoir plusieurs motifs pour agir comme il le fait dans les textes. Parmi ceux-ci, le récit de Jean, tout particulièrement, nous fait bien ressentir le jeu de pouvoir qui est en arrière-plan de cette affaire. Les autorités juives emmènent Jésus avec un chef d’accusation tout ficelé. Dans leur esprit, la signature du gouverneur n’est que la dernière formalité à accomplir pour que l’exécution ait lieu. Eux sont les décideurs et Rome l’exécutant! Dès l’instant où Pilate se met lui-même à questionner Jésus, il signifie aux Juifs qu’il refuse d’être considéré comme une simple chambre d’enregistrement de leur décision. De fait, toute la matinée sera émaillée d’incidents très significatifs de ce bras de fer. Il s’achèvera, c’est clair, par la défaite de Pilate; mais entre temps, le préfet n’aura pas épargné les humiliations à l’adresse des autorités religieuses. Cet arrière-plan est bien conforme à ce que nous savons par ailleurs des relations mouvementées, parfois très tendues, entre Ponce Pilate et la communauté juive.

D’après le récit de Luc, après un court interrogatoire, Pilate exprime devant la délégation juive son intention de relâcher Jésus. Levée de boucliers de celle-ci qui surenchérit en appuyant ses premières accusations. C’est à ce moment que le gouverneur a l’idée de renvoyer l’affaire à Hérode. Cet épisode n’appartient qu’au récit de Luc et a donc fait l’objet de nombreuses contestations. Cependant, à part le fait que seul Luc semble connaître cette histoire, on ne voit pas bien quel argument permettrait de penser qu’il s’agit d’un artifice littéraire (Matthieu et Marc, en revanche, avaient des raisons pour éliminer cet épisode, toujours en fonction de leur compression chronologique). Que l’on sache peu de choses sur ce qui s’est passé exactement lors de cette rencontre, certainement ; que Luc fasse erreur en situant là le détail du manteau de pourpre, alors que les autres évangiles mentionnent celui-ci dans le cadre du prétoire, peut-être (mais on peut aussi plaider l’inverse); mais le fait en soi paraît bien vraisemblable. Pilate vient de prendre une décision et elle est immédiatement contestée. Plutôt que d’entrer aussitôt dans l’engrenage du rapport de force, il peut voir dans la présence d’Hérode à Jérusalem (présence bien explicable en période de Pâque) une issue rapide au problème qui se pose maintenant à lui. Et ceci d’autant plus qu’il peut discerner là l’occasion d’une bonne affaire sur le plan diplomatique. Jésus est galiléen, certes, mais sur le plan du droit, l’accusation étant portée en Judée, les faits reprochés concernant également la Judée, l’affaire ressort bien de l’autorité romaine de Judée. Cependant, en renvoyant ce galiléen à celui qui gouverne la Galilée, il donne à Hérode un signe de sa considération. D’après Luc, la démarche a porté puisque « ce jour-là, Hérode et Ponce Pilate devinrent amis, eux qui auparavant étaient ennemis. »[13]

Hérode a sans doute apprécié le geste de Ponce Pilate, et certainement le lui a-t-il fait savoir… Néanmoins, il a aussi estimé que la meilleure façon de rendre la politesse au préfet était de le reconnaître dans ses droits! Jésus a donc été ramené au prétoire sans avoir été jugé. Inéluctablement, le bras de fer avec les autorités juives devra reprendre.

Par deux fois, selon le récit évangélique, Pilate a cru tenir une solution qui lui permettrait de gagner la bataille, au prix d’un léger compromis. Tout d’abord en proposant un châtiment de remplacement, et ensuite en profitant de la coutume qui veut que le gouverneur, lors de la Pâque, manifeste sa mansuétude en relâchant un prisonnier condamné à mort.

C’est Luc, en effet, qui présente la flagellation comme une proposition de Ponce Pilate en remplacement de la mise à mort: « je vais donc, dit Pilate, lui infliger un châtiment et le relâcher. »[14] Mais d’après son récit, nous ne savons pas si les choses ont pu être entreprises de cette manière. C’est Jean qui confirme en disant: « Alors Pilate emmena Jésus et le fit fouetter. »[15] Cependant chez Matthieu et Marc, la flagellation n’est pas présentée comme un châtiment alternatif, mais bien comme la conséquence de la décision de mise à mort. Dans cette optique, la flagellation est la première étape du supplice de la crucifixion. Ce point de vue est soutenu par des informations extra bibliques. Il semble bien, en effet, que ce procédé ait été couramment appliqué; ce fut peut-être le cas avec Jésus. Néanmoins, la flagellation comme châtiment en soi, existe aussi. Il est difficile de trancher. On peut cependant estimer que les habitudes littéraires de Marc et Matthieu (qui regroupent les événements plutôt que de les disperser), et l’examen attentif du verset qui chez eux mentionne la flagellation[16] plaide en faveur de la version johannique: la flagellation aurait bien constitué un compromis proposé par Pilate afin de mettre un terme, à ses yeux acceptable, au conflit qui l’oppose désormais aux autorités juives. La manoeuvre a échoué, et Pilate va donc chercher une autre issue.

V. La grâce d’un condamné à mort

En ce qui concerne la coutume de la grâce préfectorale lors de la fête de Pâque, les quatre évangiles sont d’accord pour attester le fait, même si la façon de présenter la chose peut donner l’impression d’une certaine confusion. Les critiques ont beau jeu de souligner qu’on ne trouve nulle part ailleurs trace de cette pratique, et donc de déclarer qu’il s’agit d’un artifice, d’une invention de la communauté primitive destinée à mettre en évidence la faillite complète des chefs juifs, lesquels demandent la gr,ce d’un criminel alors qu’ils condamnent le juste. Mais comment affirmer que la chose n’a pas existé sur la base d’un silence de l’historiographie profane? Certains silences peuvent sans doute être parlants, pour celui-ci il faut assurément avoir une bonne oreille! Car a contrario de la thèse, on pourra se demander comment il fut possible que la communauté chrétienne, si bien implantée à Jérusalem et dans toute la Palestine, put parler d’une pratique régulière et publique[17] qui n’aurait jamais existé! Si ce fait coutumier n’avait pas été réel, il eût été, à l’époque, impossible de le dire et de l’écrire.

La foule se rassemble donc et devient, au-delà de Pilate et des autorités juives, le troisième élément venant s’insérer dans une affaire qui est déjà en cours. Comment cette foule est-elle arrivée? Si le fait est coutumier, il n’est pas besoin de le dire. La foule vient parce que c’est l’heure et l’endroit où se passe chaque année le solennel dialogue entre le peuple et l’autorité romaine; dialogue qui aboutit à la libération d’un prisonnier. Seul luc parle d’une « convocation » des grands prêtres, des chefs et du peuple . Il s’agit peut-être là d’une simple facilité littéraire destinée à faire écho au fait historique de la présence de la foule, laquelle ne sera plus rappelée dans la suite de son texte[18] . Le récit de l’évangile de Jean, lui, ne mentionne jamais la foule mais on peut faire deux remarques à ce propos:

– tout d’abord, Jean paraît ne pas s’intéresser à la définition exacte des instances avec lesquelles Pilate dialogue. La péricope commence par des verbes sans sujets définis: « on avait emmené Jésus de chez Caïphe à la résidence du gouverneur (…) Ceux qui l’avaient emmené n’entrèrent pas dans la résidence. »[19] Par la suite, excepté deux mentions des grands prêtres, les intervenants sont toujours désignés par l’appellation passe-partout: « les Juifs ». Que la foule n’apparaisse pas en tant que telle n’est donc pas surprenant;

– ensuite, un des propos de Pilate est complètement invraisemblable si l’on ne présuppose pas la présence de la foule. C’est la question: « voulez-vous donc que je vous relâche le roi des Juifs? »[20] Elle ne peut, en toute logique, être adressée à ceux-là même qui sont venus avec l’intention explicite d’obtenir la condamnation de Jésus!

Cela dit, nous ne savons pas comment la pratique coutumière de la grâce est venu s’insérer dans l’examen du cas de Jésus. Ce que nous pouvons nettement percevoir, en revanche, c’est son opportunité dans le bras de fer qui oppose Pilate et les chefs juifs. Si l’autorité romaine présente Jésus comme l’un de ses prisonniers, elle peut du même coup le présenter comme le candidat à la grâce préfectorale. Si le peuple ratifie, Pilate a gagné. Il pourra prendre congé des prêtres avec un petit sourire de satisfaction. Non seulement, il aura résisté victorieusement à la tentative de manipulation des autorités juives, mais encore il aura réussi le tour de force de gracier un individu dont il sait pertinemment qu’il ne constitue pas un danger pour le pouvoir de Rome.

Dans le récit des synoptiques, cette question du choix entre Jésus et Barabbas occupe une grande place et apparaît comme l’ultime tentative. Lorsque celle-ci échoue, tout est joué. Pilate abandonne la partie et Jésus est emmené pour être crucifié. Chez Jean, elle apparaît plus tôt dans le déroulement des faits, et c’est suite à cet échec que le gouverneur tente la manoeuvre du châtiment de remplacement. Enfin, toujours dans le récit de Jean, c’est au terme de toutes ces tractations qu’on va donner une tournure officielle à cette affaire. En effet, Pilate fait amener Jésus sur le « lithostrotos » et lui-même s’installe dans la tribune ou sur le siège du juge. Malgré tout, la séance se termine dans les cris, et ceux-ci semblent l’emporter sur le décorum judiciaire. On peut se demander si la mise en place de ce tribunal à ciel ouvert était vraiment requis par la seule décision d’exécution que Pilate avait à donner, et s’il ne s’agit pas ici, malgré l’agencement chronologique de Jean, d’une trace formelle de la cérémonie annuelle concernant la grâce d’un prisonnier. Le texte de Jean ne fait, bien sûr, aucune référence à Barabbas dans ce passage, puisque la question a été vue précédemment; cependant il ne donne pas d’indice non plus qui permettrait de dire, au-delà du décorum, qu’il s’agit vraiment d’un procès: il n’y a pas de chef d’accusation, et Pilate, en dernière analyse, ne prononce même pas une sentence (il s’exécute seulement face à une décision qu’il ne contrôle pas). On peut donc estimer que cette cérémonie publique sur une grande place de Jérusalem, et en présence du préfet, correspond en fait à l’acte de grâce par lequel Pilate compte bien, en s’appuyant sur le verdict populaire, se dégager de la pression des hiérarques.

Hors du récit évangélique, on peut supposer que le cas Jésus a été présenté à la foule avant que, généreusement, Ponce Pilate lui propose la libération du « roi des Juifs »[21] . Mais, à la grande surprise du préfet, celle-ci répond: « A mort! A mort! Crucifie-le! »[22] , Et Pilate reprend: « Me faut-il crucifier votre roi? »19 Les évangiles montrent, en effet, le Romain essayant à son tour d’influencer la foule; mais celui-ci n’a aucune chance. D’après le récit de Jean, les chefs juifs vont même jusqu’à exercer un chantage à la fidélité à l’empereur. Ce point provoque quelquefois l’indignation des commentateurs: jamais, s’exclame-t-on, un Juif n’aurait pu prononcer une parole telle que celle-ci: « Nous n’avons pas d’autre roi que César. »19 Dire cela, c’est certainement mal évaluer l’opportunisme de l’aristocratie sadducéenne! Le gouverneur, lui, va connaître l’humiliation. Il devra admettre, et ce ne sera pas la seule fois dans le temps de son administration, que la confrontation a tourné à son désavantage. Cette fois-ci, selon Jean, « c’était le jour de la préparation de la Pâque, vers la sixième heure. »[23] C’était peut-être le vendredi 7 avril de l’an 30, mais Pilate ne savait pas que l’enjeu de cette histoire dépassait, ô combien, son amour-propre et l’autorité de sa fonction.


* D. Bergèse est pasteur et animateur biblique à la disposition des Eglises.

[1] A. Feuillet, L’agonie de Gethsémani (Paris: Gabalda, 1977), 234

[2] Bab.San. 43a

[3] Annie Jaubert, La date de la CËne (Paris: J.Gabalda, 1957).

[4] N° 1896.

[5] Luc 22:66. Toutes les citations bibliques sont extraites de la version TOB .

[6] Jean 18:24.

[7] Mt 27:1.

[8] Mc 15:1

[9] Mc 15:43; Jn 11:49-50.

[10 ] Jean 18:28.

[10b] Jean 18:31.

[11] Luc 23:2-5.

[12] Il est évident que les accusateurs présentent ici la messianité sous son angle politique; voir Luc 23:2.

[13] Lc 23:12.

[14] Lc 23:16.

[15] Jn 19:1.

[16] Mc 15:15; Mt 27:26.

[17] Mc 15:8.

[18] A moins qu’il ne s’agisse d’une faute de copiste. Quelques vieux manuscrits ont sur ce verset (Lc 23:13) une leçon un peu différente: non pas « les chefs et le peuple » mais « les chefs du peuple ». Dans ce cas, la foule n’est plus l’objet de cette convocation.

[19] Jn 18:28.

[20] Jn 18:39.

[21] Mc 15:9.

[22] Jn 19:15.

[23] Jn 19:14.

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