La place et la tâche de l’éthique médicale : une perspective chrétienne

La place et la tâche de l’éthique médicale : une perspective chrétienne

Jochum DOUMA*

Lorsque G. A. Lindeboom a publié, aux Pays-Bas, en 1960, ses Essais sur l’éthique médicale[1], son attention s’est tournée vers d’autres questions que celles que traitaient jusque-là les publications européennes. Avant la sortie de son livre, l’éthique médicale n’était guère plus qu’une étiquette sur un flacon plutôt vide. On s’intéressait à des sujets comme le secret professionnel, le rapport généraliste/spécialiste, l’installation du médecin, la transmission de clientèle, l’arrêt d’activité, les honoraires (montant et recouvrement). Les rares personnes soucieuses d’éthique médicale étaient conscientes qu’il s’agissait surtout d’usages et de convenances.

Dans ses Essais sur l’éthique médicale, Lindeboom a visé bien autre chose que la discussion de simples règles de convenance. Il a abordé amplement les questions d’actualité telles que la contraception et l’insémination artificielle. Il s’est démarqué du théologien protestant Joseph Fletcher – célèbre pour son « éthique de situation » – et de son plaidoyer en faveur de l’euthanasie, tout en précisant « qu’il convenait d’être extrêmement prudent et de ne pas condamner l’euthanasie sans raisons profondes ».

Il serait, cependant, exagéré d’affirmer que le livre de Lindeboom a marqué le début de la bioéthique moderne. Il constitue plutôt comme une étape entre deux époques. La tempête déclenchée par l’avortement et l’euthanasie n’a pas encore éclaté. En 1960, les Pays-Bas comme les autres pays européens ont encore des normes médicales. Lindeboom sait que, dès que les questions de principe sont débattues, catholiques romains, réformés et humanistes se séparent. Quant à lui, la foi chrétienne est à la base de son éthique médicale. Cependant, son livre ne donne jamais l’impression que des présupposés différents doivent conduire à l’adoption de comportements médicaux qui le soient également. Le serment d’Hippocrate, comme norme de conduite pour tous les médecins, n’a encore rien perdu de sa valeur. Il pose toujours, pour Lindeboom, les grandes lignes de l’éthique médicale. A certaines époques, il peut faire l’objet d’une réflexion plus approfondie mais, dans l’ensemble, tout problème d’éthique médicale relève de l’un ou l’autre de ses articles.

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Plus de trente ans plus tard, il n’est plus question de consensus en matière d’éthique médicale. Ce bouleversement n’est pas dû seulement aux problèmes de taille que le développement de la technique médicale a suscités. Il y a plus.

Depuis les années 60, la pensée des médecins, des patients et des éthiciens a changé. En quelques années, parfois, on a pu voir des médecins et des éthiciens accepter ce qu’ils refusaient auparavant comme immoral. La violence des controverses, comparée à ce qui se passait avant 1960, a mobilisé une armée de spécialistes dans les milieux religieux, qui se sont consacrés à l’éthique médicale. Quantité d’articles et de livres sont publiés. Aussi, non sans quelque humour, a-t-on pu dire que l’éthique a été sauvée par la médecine!

Comme je suis de ceux qui souhaitent prendre part au vaste débat ouvert, je vais essayer de me situer. Il me semble juste, même au prix d’une trop grande simplification, de distinguer deux courants dans l’éthique médicale; je dis bien « courants » et non pas « partis » entre lesquels peuvent se regrouper les éthiciens. Il y a, d’abord, un courant dominant, et puis, regroupés dans un autre courant, malgré tout ce qui les différencie, l’ensemble de ceux qui ne se reconnaissent pas dans le premier.

I. L’éthique médicale dominante

Dans ce courant, les éthiciens raisonnent de la façon suivante: nous vivons dans une société pluraliste dans laquelle il n’est plus question d’imposer quoi que ce soit par la contrainte; une autorité morale ne peut plus être reconnue par tous. Autrefois, cela était possible, même en matière religieuse. Les guerres de religion appartiennent à l’histoire. La religion est devenue une affaire privée. Aller ou ne pas aller à l’église est une affaire personnelle. La pratique religieuse ne relève plus de la morale publique et la religion ne peut pas influencer des décisions médicales. Il en est ainsi depuis longtemps en Europe.

Des évolutions sont intervenues récemment. C’est ainsi que certaines pratiques concernant la sexualité sont passées du domaine de la morale publique à celui de la morale privée. A chacun de décider s’il veut se marier ou cohabiter, avoir des rapports hétérosexuels ou homosexuels. La morale politique, la morale publique ne sont pas concernées. Plus récemment, il en va de même pour l’avortement, l’euthanasie et le suicide. Qu’une femme veuille interrompre sa grossesse dans les premières semaines ou même plus tard, c’est son affaire. Qu’une personne en ait assez de vivre et souhaite en finir, il faut respecter sa volonté et même, éventuellement, l’aider.

Afin de différencier clairement la morale privée et la morale publique, on parle actuellement de morale large et de morale étroite. La morale large est la morale individuelle, extrêmement variable d’une personne à l’autre, qui comporte, en même temps, un vaste éventail de vertus, un pluralisme d’idéaux, de principes et de règles que chacun peut observer à titre personnel. La morale étroite regroupe seulement les règles indispensables pour que tous puissent vivre et travailler dans la société. Impossible d’agir à sa guise; il faut tenir compte des autres. Tel est l’objet de la morale publique. Chacun doit l’observer; autrement, c’est l’arnarchie sociale. Liberté, joie…, à titre individuel, bien sûr, mais à condition que cela ne soit pas au détriment des autres.

Plus la morale publique est étroite, mieux cela vaut. Cependant tout ce qui peut être de la responsabilité de l’individu n’a pas à relever de la morale publique. Le temps du paternalisme du roi, de l’Etat, du médecin ou de l’Eglise, sachant ce qui est bon pour chacun, est révolu. Autrefois, on pouvait dire de l’Eglise: Roma locuta, causa finita (Rome a parlé, la cause est entendue). Aujourd’hui, on dirait plutôt: Persona locuta, causa finita (l’individu a parlé, la cause est entendue).

Il est évident que cette façon de penser a pour fondement l’idée individualiste de la libre disposition de soi-même. Les éthiciens qui adoptent cette position considèrent comme primordial le principe d’autonomie; ils le situent, par exemple, avant ceux qui concernent la recherche du bien, le refus de nuire à autrui, la justice. Cependant, ils se rendent compte que ce principe de la libre disposition de soi-même n’est pas tout; en pratique, d’autres principes, comme celui d’une répartition équitable des biens (médicaux), peuvent primer, devenir dominants, sans pour autant limiter le droit à disposer de soi-même.

II. Les inconvénients de ce courant

Cette tendance de l’éthique médicale a suscité beaucoup de protestations. Je n’aborderai, ici, que quelques-uns des inconvénients relevés.

i) En premier lieu, nombreux sont ceux qui refusent d’accorder la place centrale au principe d’autonomie, du « nos corps sont à nous ». Sans vouloir revenir au paternalisme du médecin, ils estiment que ce principe déforme la relation médecin/malade. D’autre part, du fait même de leur maladie, nombre de patients ne sont plus vraiment capables de décision autonome. Ils sont devenus fortement dépendants. Le processus de guérison va restaurer leur indépendance. En concédant une place centrale au principe d’autonomie, le rapport entre médecin et malade revêt le caractère d’un contrat avec des droits pour les deux parties, au lieu d’être une relation de confiance dans laquelle le patient n’abdique pas, mais dans laquelle il s’en remet à celui qui recherche son bien-être. L’idée d’autonomie de la personne issue du mouvement des droits de l’homme a donc à être adaptée, et la relation spécifique qui unit le médecin à son malade s’apparente moins à un contrat qu’à une alliance.

Si le principe d’autonomie prédomine dans l’éthique médicale, le malade est rapidement coupé des relations vitales qui, non seulement limitent son autonomie, mais en déterminent la nature. L’individu n’est pas un monde; il est un être humain parmi les autres. Il est imbriqué dans toutes sortes de relations de vie qui limitent son indépendance. Il n’est pas le seigneur, mais l’enfant de son temps. Il peut s’imaginer régner en maître sur la technologie médicale, alors qu’en réalité il en est le jouet tandis que celle-ci se développe de façon quasi indépendante.

Que faire de l’autonomie de l’individu dès lors que se posent les questions de partage des biens médicaux? Le rapport « Choisir et partager » de la Commission Dunning fait bien ressortir que, dans ce domaine, l’approche individualiste ne permet pas de résoudre les énormes problèmes qui se posent. La santé ne se limite pas à la seule question de la relation malade/médecin. L’autonomie est un principe de grande valeur, qu’il est impossible d’appliquer.

ii) Voici un autre inconvénient relevé par beaucoup. Considérer que toutes sortes de décisions relèvent du domaine privé, même lorsqu’il est question de la vie et de la mort, revient à les écarter de tout débat public. Si la société accepte l’avortement et l’euthanasie, seules les précautions à prendre seront discutées. Rien n’aura plus à être débattu au fond. Telle est une des conséquences de l’idée d’autonomie individuelle. En invoquant le principe de la liberté du choix, on coupe court au débat éthique.

Prenons un exemple. Si quelqu’un écrit qu’une commission d’éthique médicale, au sein de laquelle les avis divergent à propos de l’euthanasie, ne peut guère aider un hôpital dans sa réflexion et ses décisions, il écarte du débat la question de savoir si l’euthanasie est une bonne ou une mauvaise chose. La question paraît réglée et il semble impossible, même face à un cas concret, de revenir dessus et de réouvrir le débat au niveau théorique. De nombreux éthiciens voudraient pourtant poursuivre la discussion, en n’oubliant pas qu’ils vivent dans une société pluraliste et que des options, approuvées ou non par la loi, doivent être prises en compte. Ils souhaitent cela, bien que le caractère pluraliste de la société devrait les en décourager. A leurs yeux, mieux vaut continuer à débattre plutôt que d’accepter une situation de léthargie morale. L’éthique médicale ne doit pas se limiter à l’énoncé de quelques principes de précaution et les éthiciens ne sont pas des magistrats qui en vérifient l’application correcte.

Nous avons évoqué plus haut les règles qui régissaient le comportement ou les bonnes moeurs avant 1960. Nombreux sont ceux qui considèrent, de nouveau, l’éthique médicale de cette manière. Ils se demandent, en effet, s’il convient de respecter l’autonomie de chaque individu en lui accordant ce qu’il désire sur la base de sa propre morale. Leur question est aussi de savoir si la distribution des nouveaux moyens offerts sur le marché du médical se fait correctement, c’est-à-dire de manière à ce que le plus grand nombre possible de personnes est aidées le mieux possible. La question de savoir s’il est vraiment souhaitable de développer certaines technologies médicales nouvelles échappe au domaine de l’éthique. La caravane de la technique passe sans que les éthiciens aboient; ceux-ci sont devenus de bons chiens d’escorte.

iii) Dernier inconvénient, étroitement lié au précédent, de l’éthique médicale en cours: la tolérance qui, dans notre société pluraliste, est également recommandée par le discours de l’éthique médicale n’est pas aussi grande qu’on pourrait le croire de prime abord. Certes, personne ne peut trouver mauvais qu’un dialogue s’instaure entre les partenaires et que tous se respectent réciproquement. Mais dans quelle mesure ce respect est-il réellement sincère si, en même temps, certains protagonistes jugent ce débat dépourvu de sens, étant donné leurs convictions personnelles, à leurs yeux saintes ou sacrées? L’invitation au dialogue exclut-elle toute restriction préliminaire? Est-ce que des intuitions malaisées à expliquer, des considérations particulières sur la vie que tous ne partagent pas n’ont pas de rôle à jouer dans les discussions? Une telle exclusion serait étrange, si le pluralisme est vraiment pris au sérieux. Faut-il admettre que la morale étroite exige qu’aucune conception ne puisse être tenue pour sacrée sitôt que le dialogue est ouvert?

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La neutralité envisagée n’est qu’une fiction. Est-il pensable de mener une discussion sur des questions de vie et de mort, de maladie et de souffrance, sans exprimer, implicitement ou explicitement, sa propre conception de la vie? L’ardeur avec laquelle les opposants à la libéralisation de l’avortement et à l’euthanasie, comme aussi ceux qui les défendent expriment leur point de vue, montre clairement que la notion de sacré n’est pas uniquement le fait de ceux qui évoquent le nom de Dieu.

On pourrait penser que de bons arguments devraient conduire un débat à des conclusions raisonnables et responsables, c’est-à-dire acceptables par tous. En fait, n’importe quel point de vue peut être défendu de façon rationnelle. Il en est également ainsi pour celui qui est établi à partir de certains présupposés. Mais il est illusoire, surtout dans une société pluraliste, d’espérer formuler un discours[2] consensuel sur une morale minimale.

III. Une autre position

Après avoir présenté l’éthique médicale dominante, voici une autre position que je fais mienne. Je partage les critiques exposées ci-dessus et reconnais qu’elles sont plus explicites pour dénoncer que pour construire. A ma connaissance, il n’existe qu’un essai de critique fondamentale débouchant sur une éthique médicale nouvelle et bien réfléchie.

Je constate également, chez les critiques, une méfiance fondamentale envers la technologie médicale, que je ne partage pas parce qu’elle est, justement, trop systématique. Cette technologie est le résultat d’un processus scientifique impossible à stopper et dont chacun bénéficie. Elle peut certes dérailler – par exemple, en procédant à des expérimentations sur la vie humaine; aussi ces déraillements doivent-ils être dénoncés de façon concrète.

En me situant dans le contre-courant critique, je précise toujours explicitement que mon éthique médicale s’inscrit dans une perspective chrétienne. Je ne laisse ni mes lecteurs ni mes auditeurs le deviner. Il m’arrive souvent de lire des considérations critiques sur l’éthique dominante qui n’auraient pas pu être écrites sans une conviction chrétienne semblable à la mienne[3]. Je reconnais qu’il n’est pas obligatoire d’en faire état, ni qu’il faille constamment évoquer le nom de Dieu. Une retenue s’impose lorsqu’on est accusé, en le faisant au lieu de parler de phénomène religieux, de quitter le domaine scientifique. Certains théologiens estiment même, qu’au sens strict du terme, il n’y a pas de théologie, mais seulement une science religieuse. Je n’ignore pas qu’il est dangereux de parler de Dieu – Deo verum dicere periculosum est; on le savait déjà dans les temps anciens. On peut aussi faire appel, de façon hypocrite, au nom de Dieu « pour les besoins de la cause »; les non-croyants le discernent souvent. Mais il est aussi grave de se taire sur Dieu lorsqu’on est convaincu, comme je le suis, que nous lui devons notre existence et notre salut.

Cette conviction constitue un présupposé qui ne se démontre pas scientifiquement. Mais cela ne signifie pas qu’à partir de là il ne reste plus de travail scientifique à réaliser. Celui qui croit que Dieu est le créateur de la vie ne peut pas faire comme si Dieu n’existait pas, lorsque sa réflexion d’éthique médicale le place face aux questions de la vie et de la mort. Il y a là, pour lui, une occasion d’exposer sa vision personnelle de la vie.

Ma vision personnelle de la vie se trouve dans la révélation de Dieu telle qu’elle nous est donnée dans l’Ecriture sainte. Il est certes possible de se référer faussement à celle-ci, notamment pour les questions d’éthique médicale. Mais il est également justifié de le faire, et c’est mon objectif. Pour cela, il convient de garder présentes à l’esprit les deux parties du grand commandement: aimer Dieu et aimer son prochain comme soi-même. Une tension s’établit parfois entre ces deux parties, c’est pourquoi leur ordre est important: d’abord, Dieu, et ensuite, le prochain. Si notre amour pour Dieu devait avoir pour effet l’anéantissement de personnes vivantes auxquelles nous n’aurions pas offert d’aide dans leur souffrance, il est clair que notre référence à la Bible serait mauvaise.

IV. Notre tâche en ce domaine

Quel est le rôle de l’éthique médicale? Il se définit à la lumière d’une notion biblique essentielle: celle de l’homme, image de Dieu. Cette notion exprime, à la fois, la grande valeur et la grande responsabilité de l’homme. Elle intervient souvent dans les considérations d’éthique médicale.

Etre image de Dieu signifie, en outre, que l’homme vit en relation. Pour l’éthique, les relations suivantes sont fondamentales:

i) La relation avec Dieu[4]. L’homme est créé par Dieu et dépend de lui. La parole de Dieu précède la réponse de l’homme. L’application pratique de cette relation dans l’éthique médicale conduit à ne pas mettre au centre l’idée d’autonomie et de libre disposition de soi, mais celle de responsabilité personnelle. L’élément positif de la notion d’autonomie par rapport au paternalisme est celui de responsabilité personnelle. Cette responsabilité personnelle, dans le cadre de l’éthique médicale, appelle un consentement éclairé du malade et peut le conduire à refuser ou à arrêter un traitement. Le chrétien n’établit pas lui-même sa propre loi, au sens humaniste; son « agir » est une réponse à la parole de Dieu qui l’a touché.

ii) La relation avec d’autres personnes. Si je suis à l’image de Dieu, eux le sont aussi (Mt 7:14). Tout être humain a droit de recevoir son dû, puisqu’il est l’image de Dieu. Cette conception de l’homme n’est pas facile à respecter en pratique: non seulement parce qu’il y a une foule de personnes, mais aussi parce que beaucoup d’entre elles souffrent tant et sont si atteintes dans leur être qu’il devient difficile de discerner en elles l’image de Dieu. Décréter un respect absolu de la vie au point de conférer la même valeur à toutes les minutes est aussi faux que de dire que certaines personnes ont franchi le seuil au-delà duquel on est en droit de mettre fin à leur vie. Nous connaissons l’attention miséricordieuse de Jésus à l’endroit des possédés, des paralysés, des lépreux, des aveugles et des sourds, personnes qui, selon le jugement de leurs contemporains, étaient sous le jugement de Dieu.

iii) Chaque être est au coeur de relations multiples. Cette relation complète la précédente dans laquelle nous avons à donner son dû en justice et en miséricorde à celui que nous côtoyons. Que chacun reçoive ce qui lui revient est un principe qui doit être complété par celui d’une responsabilité partagée. En effet, celui qui place l’autonomie de l’individu au centre verra constamment un concurrent dans son prochain. Le même sentiment est éprouvé dans une situation où des règles contraignantes contrarient notre indépendance et nous font regretter de ne pas obtenir la pleine satisfaction de nos désirs. Celui qui met au centre l’idée de responsabilité acceptera plus facilement le jeu des responsabilités diverses auxquelles il est appelé à faire face. Ma responsabilité devant Dieu doit se conjuguer avec les diverses responsabilités suscitées par les relations de la vie.

Les problèmes énormes devant lesquels se trouvent les services de santé, aujourd’hui, sont une bonne illustration. La relation médecin-malade est dépassée, même si elle reste essentielle. Elle comprend déjà des droits et des devoirs de part et d’autre. Le patient n’est plus soumis, dans une relation de type paternaliste, aux décisions du médecin; et le médecin n’est pas non plus le simple exécutant de la volonté de son patient. Les deux parties ont des responsabilités différentes qui doivent s’accorder. Une différence d’opinion, même sur des sujets comme l’avortement et l’euthanasie, ne doit pas exclure une bonne relation entre elles.

Mais il y a d’autres relations que les seules relations entre médecin et malade. Nous prenons conscience, maintenant que la prospérité n’est plus ce qu’elle a été encore récemment, que l’Etat doit intervenir davantage dans le service de santé. La récession peut même nous obliger à nous contenter de moins de soins médicaux et à prendre une plus grande conscience de notre finitude et de l’obligation de mourir un jour. On n’est pas encore obligé de faire, en matière de soins, tout ce qui est techniquement possible, notamment lorsqu’on est convaincu que la vie véritable est à venir.

Je n’ai pas le temps d’évoquer d’autres relations spécifiques dans le domaine médical, comme, par exemple, le mariage. Celui qui réfléchit sur l’homme en tant qu’image de Dieu a à faire face, dans l’éthique médicale, à un ensemble de relations qui, considérées globalement, compliquent sa tâche.

iv) L’homme est appelé à accomplir un mandat culturel [5]. La gestion de la création lui a été confiée. Les recherches en biologie médicale le font pénétrer de plus en plus profondément dans les secrets de la vie. Le développement extraordinaire des recherches sur l’ADN place l’homme devant le choix de demeurer image de Dieu ou de fonctionner comme Dieu. Autrement dit, veut-il rester un gestionnaire ou faire mieux que Dieu?

Dans la réflexion éthique, la fonction de gestionnaire comporte quatre éléments: cultiver, guérir, protéger et préserver.

  • On peut être actif en cultivant, c’est-à-dire en découvrant les secrets de la vie. Cette démarche comporte des dangers, mais cela n’est pas suffisant pour arrêter la recherche scientifique.
  • On peut être actif en guérissant, y compris par la thérapie somatique des gènes, ce qui permettrait de remédier à des anomalies génétiques diagnostiquées.
  • On peut être actif en protégeant les vies faibles confiées à nos soins. Il y a donc une limite à l’expérimentation lorsqu’elle ne peut pas être menée sans destruction de jeunes vies humaines.
  • On peut être actif en préservant la création qui nous a été confiée et en veillant à ce qu’elle ne soit pas défigurée. Depuis trente ans, la préservation de l’environnement retient l’attention; les techniques biologiques appellent la même vigilance. Nous ne rendons pas les hommes meilleurs, mais nous faisons des hommes améliorés. Il importe de savoir si nous voulons nous engager sur cette voie et, si oui, jusqu’où on peut aller sans faire courir à notre descendance des risques immenses. Celui qui croit que l’homme créé à l’image de Dieu n’est que gérant peut agir, en cultivant, guérissant, protégeant et préservant, comme cooperator cum Deo et non comme creator cum Deo [6].

* J. Douma est professeur honoraire d’éthique à la Faculté de théologie de Kampen (Vrijgemacht), aux Pays-Bas. Cet article est le texte du discours qu’il a prononcé, le 4 février 1994, à l’occasion de sa nomination à la chaire d’éthique médicale chrétienne à la Faculté de médecine de l’Université libre d’Amsterdam. En 1997, la reine des Pays-Bas lui a remis la médaille de l’ordre d’Orange.

1 G. A. Lindeboom, Opstellen over medische ethiek (Kampen: Kok, 1960).

2 Kant en a parlé; c’est aussi ce qui rend son discours si différent de ce qu’on entend par là aujourd’hui. Pour lui, « autonomie » signifie élaboration d’une morale à partir de la raison humaine. Sa morale ne débouche pas sur un droit individuel à disposer de soi, mais a la prétention d’être une morale pour toute l’humanité. Quiconque utilise bien sa raison se soumettra librement à cette morale. Le principe formel de l’éthique de Kant est: « Agis toujours de telle sorte que ce que tu veux puisse devenir une loi naturelle générale« , c’est-à-dire soit valable pour tout le monde. La libre disposition de soi ne signifie pas pour Kant « obéissance à ma raison », mais « obéissance à la raison », comme loi morale valable pour tous. Par exemple, le suicide, qui peut se défendre, aujourd’hui, en faisant appel à l’autonomie de la personne, est refusé par Kant comme étant contraire à la loi morale.

3 Il en est ainsi de catholiques romains orthodoxes, pour qui, dans les questions d’éthique, il convient d’utiliser des arguments « naturels », raisonnables et, par conséquent, généralement acceptables. D’autres catholiques romains, moins orthodoxes ou non orthodoxes, tout en raisonnant aussi « naturellement », parviennent fréquemment à des conclusions très différentes, parce qu’ils ont une vision autre de la foi, de la Bible et de l’autorité du Pape. La lex naturae est souvent une lex culturae, et ce qui est proposé comme droit naturel raisonnable est un droit naturel plus ou moins teinté de christianisme.

4 Que beaucoup de personnes ne vivent pas cette relation, parce qu’elles ne croient pas en Dieu, est un fait qui n’autorise pas les chrétiens à nier qu’elles demeurent images de Dieu. Pensons à l’arche de Dieu lorsqu’elle est arrivée chez les Philistins (1 S 4). Le trône de Dieu est devenu un simple coffre en bois que, pourtant, les Philistins ne pouvaient pas toucher impunément: l’arche de Dieu restait l’arche de Dieu.

5 Voir mon livre Rondom de dood (Kampen: Van den Berg,1987), 48ss. Personne n’arrive, dans la pratique, à faire du respect de la vie un principe absolu. L’autodéfense – également sous sa forme de guerre justifiée par un droit – ôte de sa force à ce principe. Il est également « irréel » d’absolutiser la vie humaine en approuvant tout traitement médical capable de prolonger la vie de quelqu’un ou d’en augmenter la qualité. Dans le texte anglais de la Déclaration de Genève adopté par la World Medical Association, en 1948, il n’y a pas ce que propose la traduction néerlandaise: « Je garderai un respect absolu envers la vie humaine, dès sa conception. » Il y a: I will maintain the utmost respect for human life from the time of conception. The utmost respect laisse plus de liberté que le « respect absolu ».

6 Voir Gn 1:27s où il est écrit que Dieu créa l’homme à son image et, tout de suite après, que l’homme doit remplir et soumettre la terre. Nombreux sont ceux qui parlent, ici, de « mandat culturel ».

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