Le pardon : une résurrection…

Le pardon : une résurrection…

Roger VERCELLINO-ARIS*

Le pardon est de l’ordre de la résurrection…

le pardon est la possibilité de vivre une nouvelle relation à soi, aux autres, à Dieu.

I. Le mal, la faute, le péché[1]

A) Le fait

On ne peut pas parler de pardon s’il n’y a pas offense, un mal fait. Le mal en soi existait avant la création de l’homme: le serpent qui le personnifie était déjà là. L’homme, avant la Chute, avait peut-être une idée du mal puisque l’affirmation du diable ne semble pas l’étonner (Gn 3:5). En tout cas, il savait ce qu’était la mort puisque Dieu peut l’en menacer (Gn 2:17). Par sa désobéissance, il a introduit un mal nouveau: le péché, offense personnelle envers Dieu dont le diable n’est pas responsable même s’il en est l’inspirateur.

Satan n’est l’auteur d’aucun péché sauf le sien. Il est instigateur de péché comme tout mauvais conseiller et tout tentateur parmi les hommes; mais l’auteur du péché humain

c’est le libre arbitre humain, il n’y en a pas d’autres[2].

Il y eut alors rupture de la relation normale avec le créateur, condamnation, paradis fermé, apparition de la souffrance et de la mort, et les mêmes conséquences pour les générations suivantes (Gn 3: 14-19). Sur ce dernier point, les opinions des théologiens divergent: quelques-uns nient l’implication du genre humain par Adam, car il n’est dit nulle part explicitement, dans le Canon biblique, que la culpabilité adamique soit héréditaire; mais la plupart voient une connexion directe entre la faute d’Adam et l’état pécheur de chaque homme dès sa naissance, fort bien résumée par le Dictionnaire de théologie catholique:

Chaque homme, en vertu d’une solidarité mystérieuse qui le relie au premier couple, naît dans un état de déchéance et de culpabilité causé en lui par la faute du chef du genre humain[3].

Le péché est, de fait, bien enraciné dans l’homme (Jb 14:4; Ps 51:7); y compris dans les enfants, ainsi que le prouvent l’expérience et l’allusion de Jésus sur son rôle salvateur envers eux. Les effets de la faute adamique dépassent même l’humanité proprement dite: la terre est maudite (Gn 3: 14-19), la création est soumise à l’errance dans l’attente de nouveaux cieux et d’une nouvelle terre (2 P 3:13 et Ap 21:1)[4]. L’ensemble des conséquences pourrait paraître, à première vue, disproportionné à l’offense (unique!); mais l’offense a été faite, non pas à un égal ou à un inférieur, mais à Dieu.

De plus, les hommes pèchent à titre personnel, c’est-à-dire violent la Loi de Dieu: phénomène universel. « Tous sont égarés, tous sont pervertis, il n’en est aucun qui fasse le bien, pas même un seul », déclare le psalmiste, suivi par l’apôtre Paul[5]. Telle est l’expérience de trois mille ans d’histoire connue et l’expérience individuelle. L’homme peut offenser Dieu directement et, s’il offense un autre homme, il pèche aussi contre Dieu: pour Joseph, aller vers la femme de Potiphar, c’est commettre une faute contre Dieu; pour David, son acte envers Urie concerne Dieu. Pratiquer l’injustice sociale, c’est pour Amos et Jacques s’en prendre à Dieu. Ananias et Saphira, s’ils ont, certes, menti aux apôtres, l’ont surtout fait au Saint-Esprit. Le péché a donc un caractère démoniaque parce qu’il est dirigé contre Dieu, parce qu’il est rébellion contre Dieu[6].

B) Les conséquences

La première conséquence est la mort spirituelle, dont la mort physique est le corollaire:

Le péché est la négation de Dieu mais en même temps destructeur de l’homme par lui-même: il anéantit en lui la ressemblance surnaturelle avec Dieu[7].

Ce qui accentue le drame, c’est que l’homme ne se rend pas vraiment compte de ce côté tragique de la séparation d’avec Dieu; il est en quelque sorte aveuglé: seule, une conscience pure pourrait voir l’exacte horreur du péché. Il faut des cas extrèmes de tortures, de génocides, des actes de barbarie pour que l’homme prenne une certaine conscience de la réalité du péché et, par delà, de l’enfer, privation suprème de Dieu. L’homme encourt, en effet, la colère et le jugement de Dieu; nul n’y échappe. Une autre conséquence est la maladie. Si la Bible prend soin de montrer qu’un lien direct n’est pas à faire, il est certain que, dans certains cas, la conséquence est directe (fumeurs, consommateurs de drogue, etc.) et que, de toute façon, il y a une connexion générale entre péché et maladie: la maladie fait partie du cortège du mal qui a envahi la vie humaine à la suite du péché. La maladie, globalement, est la conséquence du péché de l’ensemble de l’humanité[8].

Enfin, le péché est source de culpabilité et de son corollaire, l’angoisse. Il suscite chez l’homme une prise de conscience, plus ou moins confuse, de sa part personnelle de responsabilité dans l’étendue du mal dans le monde. Cette culpabilité, normale, est d’autant plus ressentie que l’homme s’approche de Dieu: le Saint-Esprit aiguise la conscience. Et Paul de s’écrier être le premier des pécheurs, ce qui n’est pas un simple excès d’humilité, mais le sentiment réel du moment (1 Tm 1:15).

L’homme essaie, de manière plus ou moins inconsciente, de se dégager de cette culpabilité latente soit par projection (Adam renvoie la faute sur Eve), soit par justification (David veut construire un temple à Dieu pour se justifier d’être, lui, bien logé, 2 S 7), soit par assimilation (tout le monde le fait), soit par compensation (rites, mortifications), mais celle-ci ressort dès que survient une situation anormale.

Il faut bien entendu distinguer cette culpabilité de la maladie[9]. Un cas typique de culpabilité sans fondement, chez certains chrétiens, est la crainte d’avoir commis le péché contre le Saint-Esprit, péché irrémissible: se poser la question indique qu’il n’a pas été commis.

II. Le pardon divin

A) Sa nécessité et ses motifs

Le péché, même s’il est contre le prochain, étant une offense envers Dieu, provoque la colère du Créateur et l’homme ne peut plus rien pour sa défense: sa faute est trop importante car elle est dirigée contre le divin. Dans la parabole du serviteur impitoyable (Mt 18:23-35), la somme due relève de montants invraisemblables pour un particulier[10]. Plaider contre Dieu, mais avec quel avocat?

Ici apparaît le caractère tragique du péché qu’aucune pénitence ne peut effacer… l’homme est dans une position de débiteur insolvable[11].

S’il y a donc rétablissement de la relation normale, c’est-à-dire primitive, entre le Créateur et sa créature, cela ne peut être que sur l’initiative de Dieu; il faut, en effet, une solution indépendante de l’effort humain. Dieu seul dispose du pardon. Les Juifs ne s’y sont pas trompés quand ils ont vu Jésus pardonner: celui-ci s’octroyait un privilège divin, d’où leur réaction. Le texte majeur d’Ephésiens 1 montre que Dieu pardonne, sauve l’homme selon le bon plaisir de sa volonté. Cette volonté de Dieu de pardonner relève, d’une certaine manière, de son arbitraire; c’est le « fait du prince ». Par bonheur, le désir de Dieu est de sauver[12]. Un autre motif est l’honneur de Dieu. Si celui-ci abandonne l’homme perdu, c’est un échec de la création, pourtant déclarée bonne et même très bonne (Gn 1:26 et 13:1). Relèvent de cet argument les appels de Moïse et de Daniel. Ephésiens 1 indique encore que Dieu veut être glorifié et que le salut de l’homme en est une composante (vv. 6 et 14). Mais le motif essentiel de la démarche divine reste l’amour, car c’est ainsi que Dieu se révèle: « Je suis un Dieu miséricordieux et bienveillant… plein de fidélité et de loyauté », dit-il à Moïse. Et cet amour s’exprime envers tous les hommes[13]. Dieu est, par essence, amour et il le prouve en sacrifiant son Fils. Néhémie qualifie Dieu de « Dieu des pardons » (9:17). Le pardon de Dieu est le libre jaillissement de l’amour divin. Nous pouvons conclure:

Parce qu’il possède un amour plein de bonté (krestotès) et de miséricorde (eleos), le Père décide (prothesis) par un décret irrévocable (boulè) qui correspond à un bon plaisir (endokia) de sauver le monde. Mais pour réparer la désobéissance (parakoé) du premier homme, le Fils de son côté se fait obéissant (hupakoé-hupekoos) et manifeste au monde sa suprème charité (agapé) en se livrant sur la croix[14].

B) Sa modalité mystérieuse

Dieu se met en colère parce qu’il nomme le péché par son nom, parce qu’il le dévoile sans détour, car il ne fait pas l’économie du péché; il ne le regarde pas comme n’ayant pas eu lieu, mais il « supprime l’obstacle » en payant le prix sur la croix. Aussi, si Dieu se met en colère, cela

ne signifie nullement son éloignement, sa fermeture à l’égard de l’homme mais au contraire sa proximité et sa faveur, sa volonté d’entrer en relation avec l’homme, car la colère est encore une parole de Dieu! Nul ne l’a mieux vu qu’Origène dans la première homélie sur Jérémie; alors que Dieu pouvait infliger sans rien dire, sans prévenir, un châtiment à celui qu’il condamne, il n’en fait rien; au contraire, même quand il condamne il parle, le fait de parler étant un moyen pour lui de détourner de la condamnation celui qui va être condamné… mais celui qui demeure fermé obstinément à cette parole ne trouve devant lui que la colère[15].

Mystérieusement, sans effusion de sang (sans vie donnée), il n’y a pas de pardon. Christ répand son sang et le pardon de Dieu s’opère à travers lui et uniquement par lui, seul médiateur. Ce n’est pas l’homme qui sacrifie quelque chose ou qui se sacrifie; c’est Dieu lui-même qui prend en charge le paiement du péché puisque l’homme est insolvable. Aussi Paul s’écrie-t-il: vous avez été rachetés à prix d’or. La loi mosaïque ne faisait que dévoiler le péché, l’incapacité de l’homme à se sauver. Jésus, lui, expie véritablement, étant victime propitiatoire, rédempteur, devenu péché pour nous et, de ce fait, il ôte notre propre péché. Christ mort pour nous est un grand leitmotiv du Nouveau Testament et un fondement de la foi chrétienne. Nous pouvons nous demander pourquoi Dieu a utilisé cette façon de pardonner et donc de sauver l’homme. Il y a là un grand mystère; pourtant, nous pouvons comprendre que si Dieu avait « passé l’éponge » sans plus, son amour aurait été sauf, mais pas sa justice; et s’il avait passé outre, sa justice aurait été satisfaite, mais pas son amour. Par le sacrifice du Christ, les deux trouvent leur compte.

C) Ses caractères

La dette ayant été effectivement payée, le pardon de Dieu est total et gratuit pour l’homme. Le péché n’est plus imputé mais caché, couvert, comme une chose qu’on ne peut plus voir (Rm 4:7 et 2 Co 5:19). Le Nouveau Testament utilise souvent un terme juridique, aphiemi, remettre, pour désigner le pardon. Déjà les prophètes de l’Ancien Testament avaient eu l’intuition, la révélation, non pas certes de la façon précise dont Dieu agirait pour pardonner, mais de la qualité du pardon divin. C’est ainsi qu’ils utilisaient des expressions imagées comme couvrir, ne plus se rappeler, enlever, effacer, laver, purifier, fouler aux pieds, mettre au fond de la mer les péchés des hommes. Tout péché peut être pardonné sauf celui contre le Saint-Esprit (cf. plus haut). Le pardon de Dieu est « le lieu » privilégié où l’homme se reconnaît totalement dépendant de Dieu. Jamais Jésus ne s’enquiert des péchés de ceux qui l’approchent et il n’y a aucun exemple, dans le Nouveau Testament, de quelqu’un demandant pardon à Jésus. Le pardon de Dieu est un cadeau.

Dieu donne-t-il à un être humain une attitude juste face au péché indépendamment des efforts humains en ce sens? Si on répond à cette question par l’affirmative – et la prédication première de Jésus parle en ce sens puisqu’elle n’exigeait pas de conversion préalable – le pardon de la faute par Dieu ne peut en aucun cas reposer sur la réalisation d’un acte de pénitence. Dieu n’accorde pas le pardon à cause de la réalisation d’une condition qu’il aurait lui même posée[16].

D) Ses conditions

Bien que le pardon de Dieu soit à son initiative, soit gratuit, les effets de ce pardon sont conditionnés. Le pardon n’est pas un automatisme magique, un phénomène qui se passerait en dehors de l’homme. C’est parce qu’il reconnaît son péché que le publicain repart justifié (Lc 18:13).

Jésus, précédé de Jean-Baptiste et suivi par Pierre, déclare: « Repentez-vous, sinon vous périrez. » Quelle est la mission des douze apôtres? Prêcher la repentance (Mc 6:12 et Lc 24:47). De quelle annonce aux Athéniens l’apôtre Paul est-il chargé? Que les hommes aient à se repentir parce qu’il y a un jugement à venir (Ac 17:31). Lors de la guérison d’un boiteux, Pierre dit au peuple: « Repentez-vous et convertissez-vous. » Et Paul agit de même devant Agrippa: cela suppose un changement de vie, le renoncement aux autres valeurs que celles de la Révélation, la production d’oeuvres dignes de la repentance (Mt 3:8 et Ac 26:20).

Repentir et conversion sont indissociables de la foi. Pierre, dans la maison de Corneille, affirme le pardon des péchés pour quiconque croit en Jésus, qui avait eu cette formule lapidaire: « Celui qui croit en moi a la vie éternelle. » « Dans toute vraie conversion, il y a un acte de foi par lequel l’homme reçoit ce que Dieu donne et donne ce que Dieu lui demande. »[17] Le pardon de Dieu est un cadeau; encore faut-il ouvrir le paquet! Aveu des péchés, repentance, changement de vie, foi constituent une démarche solidaire.

Une fois engagée la juste attitude d’un être humain dans la double direction pénitentielle, aversion du péché et conversion avec Dieu, on peut facilement comprendre qu’une telle orientation soit une expérience intérieure de l’amour de Dieu, un événement qui saisit et réforme l’homme à tous ses plans[18].

Si le désir de Dieu est que tous les hommes soient sauvés, tous ne le seront pas, car si le péché

entraîne après lui les plus graves conséquences et si cependant Dieu a attaché un si grand prix à la liberté de la créature jusqu’à la laisser abuser de cette liberté plutôt que de la contraindre, il ne la contraindra pas non plus pour la ramener au bien… [la rédemption] n’est donc pas une action extérieure, magique[19].

Dans la parabole du serviteur impitoyable, le roi a pris le risque de pardonner et il a échoué, car il doit ensuite revenir sur son pardon (Mt 18:23-35).

En outre, comme la mort expiatoire de Jésus est un fait situé dans le temps et dans l’espace (de même que l’évangélisation ultérieure) et qu’elle est l’unique possibilité de salut, il est normal de s’interroger sur le sort de ceux qui ont vécu avant le Christ et de ceux qui n’ont pas accès à la prédication évangélique. Dieu est justice et aura ses critères pour attribuer le sacrifice de son Fils à tel ou tel. Nous voyons, par exemple, que les Ninivites ont été traités selon la connaissance qu’ils ont eue de Dieu (Jon 4:11). L’apôtre Jean met sur un pied d’égalité celui qui pratique la justice, ou qui aime son prochain, et celui qui croit que Jésus est le Sauveur (1 Jn 2:29, 4:7 et 5:1). Jésus déclare enfant de Dieu celui qui est artisan de paix (Mt 5:9). Paul indique que Dieu jugera les hommes selon le critère de la conscience (Rm 2:15-16).

E) Ses conséquences

La première conséquence du pardon de Dieu est le rétablissement de la relation normale entre l’homme et lui, car il y a réconciliation. Ce n’est pas l’homme qui se réconcilie avec Dieu; c’est Dieu qui réconcilie l’homme avec lui-même, gr,ce au Christ (2 Co 5:18, Col 1:20). Dieu est de nouveau accessible; l’homme n’est plus son ennemi. Ensuite, il n’y a plus de condamnation qui pèse sur celui qui croit, mais justification, purification, possibilité de recommencer sa vie avec une culpabilité ôtée (Ph 3:13). Le pardon permet de « naître de nouveau » (Jn 3:3). Le chrétien pourra chuter, mais il se relèvera et repartira.

III. Le pardon entre les hommes

A) La faute et la réparation envers la société

La société, pour être pérenne, ne peut pas pratiquer l’amour, la générosité, le pardon, sans autre. L’Etat le plus démocratique, le plus républicain soit-il, doit sauvegarder la cohésion sociale, assurer la sécurité publique, faire fonctionner l’économie. Il lui est donc nécessaire de rendre la justice, c’est-à-dire d’être, dans certains cas, coercitif, de « porter l’épée pour exercer la vengeance et punir celui qui fait le mal » (Rm 13:4). Un pays sans prison n’existe malheureusement pas. « Si on admettait le pardon sous toutes ses formes, il n’y aurait plus de civilisation », note Jacques Attali[20]. Le pardon ne peut être un facteur pris en compte que sous l’aspect de circonstances atténuantes, excuses, ou par la prescription, l’amnistie. La société ne peut pas pardonner; elle doit exiger réparation soit par l’argent, soit par le travail (cf. la tendance actuelle à condamner à des travaux d’utilité publique), à défaut par l’emprisonnement. Le pardon est

extrajuridique et illégitime… Il défie la logique pénale en brisant la causalité, en refusant l’équivalence entre le mal subi et le mal produit… La justice est un d’or, le pardon une gr,ce[21].

Le pardon ne peut donc être qu’une démarche marginale, car pardonner, c’est tolérer l’injustice et s’en rendre complice d’une certaine manière.

Toute injustice subie dépasse celui qui en est victime pour aller constituer un encouragement à des abus ultérieurs… pardonner à un voleur, c’est encourager le vice, le voleur n’allant pas se faire prendre ailleurs mais allant voler ailleurs[22].

La société parle, d’ailleurs, de fautes imprescriptibles, jamais excusables, jamais oubliées. Ce sont les crimes contre l’humanité.

B) Les offenses entre les hommes

i) Leur nature et leurs motifs

Offenser quelqu’un, c’est le blesser dans sa dignité par une parole ou un acte. L’offense fait mal. Offenser, c’est froisser, peiner, humilier, offusquer, faire tort, injurier, outrager, faire affront, bafouer, choquer, scandaliser, trahir, mépriser… On offense par orgueil, envie, jalousie, colère, méchanceté, indifférence, insolence, impertinence… L’offense concerne une relation entre êtres humains. Un animal ne peut offenser personne et n’est offensé par personne. L’importance de la blessure dépend à la fois de l’offenseur et de l’offensé. Celui-là peut être de bonne foi ou dans l’ignorance d’être offenseur ou ne se rend pas compte du mal qu’il fait. La personnalité de l’offenseur joue. Si un ami nous offense, c’est plus dur que si c’est quelqu’un avec lequel on n’a aucune attache. Nous pouvons supporter une offense si nous nous rappelons que nous avons nous-mêmes offensé. D’autre part, selon notre structure psychique, notre degré d’autonomie, notre « vécu » affectif et notre expérience générale de la vie, nous ne réagirons pas de la même manière en face d’une offense, laquelle pourra nous paraître anodine, grave ou très grave. « Il y a des gens à qui on fait beaucoup de choses et des gens à qui on ne fait jamais rien. »[23] De plus, une blessure peut être bénéfique. Dire son fait à quelqu’un, par exemple, peut être l’occasion pour lui d’un sursaut salutaire, d’un changement profitable dont il sera heureux plus tard.

Enfin, il y a ceux qui se sentent coupables de tout, parfois jusqu’à la paranoïa. Inversement, il y a ceux qui se sentent toujours victimes, alors qu’ils ont leurs propres torts. La réaction à l’offense dépend aussi de la culture. J. Buchhold cite le cas d’un Africain qui s’est senti gravement offensé par un Français qui l’avait appelé d’un signe de la main, car la foule était trop dense et bruyante pour se faire entendre. Dans sa culture, c’est ainsi qu’on appelle les chiens. Il existe un cas biblique assez semblable: des chrétiens étaient scandalisés parce que d’autres chrétiens mangeaient les viandes sacrifiées aux idoles, n’ayant pu se débarrasser de certains préjugés (1 Co 8). Toutefois,

ce caractère relatif de la sensibilité à l’offense ne devrait pourtant pas nous faire tomber dans le relativisme ou le subjectivisme, comme si l’offense était quelque chose de très flou et indéfini. Car l’offense est un péché, une transgression objective de la loi de Dieu[24].

Cela permet seulement de faire la part des choses.

ii) Leurs conséquences

Comme dans le cas de la relation avec Dieu, l’offense entre humains crée une rupture dans la relation avec l’autre, ou de l’autre avec soi. Il s’ensuit un cortège émotionnel qui porte le nom de colère, intériorisée en haine si l’offensé est impuissant devant l’offenseur, extériorisée en vengeance si les possibilités sont réunies.

La Bible dit à la fois « ne te mets pas en colère à cause de ceux qui font le mal » (Pr 24:19) et – car la Bible est réaliste et pratique – « si vous vous mettez en colère, ne péchez pas » (Ep 4:26), car

« le péché grave ce n’est pas la colère en soi mais c’est de transformer cette colère en agressivité qui blesse les autres »[25]

La nature humaine étant ce qu’elle est, la colère est normale et salutaire, car elle est une soupape de sécurité. Mais la colère est paradoxale: d’un côté, elle peut sublimer le mal en retour qu’on pourrait faire, en le remplaçant, en quelque sorte, par des scénarios mentaux de vengeance qui apaisent cette colère; d’un autre côté, la colère peut être source d’actes irréfléchis qui n’ont plus rien à voir avec la résolution du problème, ou d’actes qui s’adressent à des personnes étrangères à la situation. On cassera la vaisselle, et aussi on tuera le cas échéant.

La colère revêt autant de formes que d’individus. Les enfants en colère font pipi au lit, les maris se cachent derrière leur travail, le journal ou la télévision, les femmes restent des heures au téléphone, les religieux présentent un sourire forcé et pratiquent le contrôle de soi; les travailleurs rentrent malades et guérissent dès qu’ils sont à la maison; d’autres expulsent leur colère avec des bouffées de cigarette, la noient dans l’alcool ou l’avalent avec de la nourriture.

Si le sujet est impuissant à extérioriser sa colère sur l’offenseur, le risque de transfert direct sur un autre, qui n’est en rien concerné, existe: le mari battra sa femme parce qu’au bureau il est humilié par son patron. Le bizutage relève de ce phénomène.

L’effort pour nier la réalité sous prétexte que la colère n’était pas une réaction catholique aboutissait simplement à transférer vers des cibles qui n’avaient rien à voir avec la situation; par exemple, mes élèves. Ainsi cette façon de nier la réalité aboutissait à des résultats inverses de ceux que j’attendais… En fait, lorsqu’on est atteint au plan de l’émotion, des sentiments, c’est une réaction saine de se mettre en colère, de même qu’au plan physique il est naturel de souffrir lorsqu’on est blessé[26].

La colère est mauvaise conseillère, car elle obscurcit le jugement.

Aussi la Bible met-elle en garde contre la vengeance et l’envie de se faire justice à notre façon et demande-t-elle de remettre notre cas à Dieu. « A moi la vengeance, à moi la rétribution », dit le Seigneur (Dt 32:35 et Rm 12:19). La société humaine fait de même en refusant la justice personnelle, car elle se rend compte du manque d’objectivité de l’offensé.

La colère peut détruire l’offensé lui-même. Celui-ci rumine alors que l’offenseur est tranquille dans son coin. La colère peut conduire au masochisme, l’esprit de vengeance faisant corps avec la personne, lui donnant sa raison de vivre[27].

De toute manière, la colère, l’amertume rendent malades:

Des médecins ont remarqué, lors d’autopsies, que certaines personnes qui venaient de mourir avaient des glandes thyroïdes et corticosurrénales particulièrement développées. Et leurs enquêtes leur ont révélé qu’en général c’était des personnes qui avaient mené une vie chargée de querelles, d’amertumes, de non-pardons. Cela s’explique bien sur le plan médical: ces glandes produisent des hormones dans le but de nous donner l’énergie que notre corps réclame. Et celui qui a de l’amertume a plus souvent que la normale son esprit en éveil, en colère. Son corps produit donc beaucoup de ces hormones. Or, sécrétées en quantité trop importante, ces hormones ont un rôle dévastateur: elles diminuent l’efficacité de notre système immunitaire. Et nous tombons donc plus facilement malades[28].

D. et M. Linn citent le cas de cardiaques et de cancéreux; ils écrivent:

On ne peut prendre en considération la colère qui ronge un cancéreux et ne rien faire pour combattre la pollution atmosphérique qui est une des causes de cancers. On ne peut pas non plus se contenter d’envoyer des malades atteints d’arthrite vers des pays plus chauds sans tenir compte de leurs sentiments de colère ou de culpabilité. Si l’on ne traite pas cette colère et cette culpabilité, le médecin pourra bien enlever à un malade un ulcère au cours d’une opération parfaitement réussie, il est fort probable qu’un an plus tard, lorsqu’il examinera à nouveau le même patient, il découvrira une nouvelle maladie. Des recherches ont montré que les personnes qui se trouvent dans des structures de tension sont plus souvent malades que les autres[29].

En dernier lieu, colère, haine, amertume, etc. sont des péchés contre Dieu; aussi la Bible recommande-t-elle avec insistance de les faire disparaître du milieu chrétien (Ep 4:31 et Col 3:8).

C) Le pardon humain

Le pardon n’est pas naturel. De plus, face à un acte injuste, l’homme est très sensible à la notion de justice. Toute la littérature morale fait punir le méchant et sauver le bon. Les films westerns (et ceux qui mettent en scène Zorro) sont typiques à cet égard. Nous sommes mal à l’aise si le méchant échappe. En revanche, l’excuse entre dans les raisonnements humains. Le pardon est l’indulgence pour le coupable, l’oubli de la faute qui reste intrinsèquement entière. L’excuse, elle, atténue la faute et peut aller jusqu’à l’écarter. Tuer est un crime, sauf si c’est en cas de légitime défense. Tuer un voleur qui, entré par effraction, vous menace, n’est pas répréhensible; tuer un voleur qui s’enfuit est un assassinat car l’excuse du danger ne peut plus être invoquée[30]. L’excuse relève de la compréhension. Un adage populaire dit que tout comprendre, c’est tout excuser.

Mais c’est mélanger fantasme et réalité, car cette compréhension est subjective, la personne

admettant l’action comme inévitable parce qu’elle retrouve en autrui ses propres faiblesses, réelles ou possibles, au lieu de chercher l’objectivité du jugement[31].

Pourtant, même si je peux comprendre celui qui va m’assassiner eu égard à son enfance, à sa vie et à ce que je représente pour lui, je ne le laisserai pas faire si j’ai la possibilité de me défendre! Aussi comprendre se limite-t-il à déterminer le degré d’excuses et à distinguer l’individu dangereux de celui où tout reste dans le cerveau. D’autre part, rien n’est vraiment pur dans les relations humaines et l’esprit de justice va souvent avec l’esprit de lucre: se défendre en justice peut rapporter. L’orgueil est souvent présent.

« La plupart des gens s’estiment lésés parce qu’il s’estiment tout court. »[32]

Il n’en reste pas moins que le pardon a un aspect ambigu car il peut être, d’une part, une bonne thérapie évitant notamment les conséquences maladives, et, d’autre part, un renoncement avilissant.

Pardonner, c’est renoncer librement à ce qui vous paraît juste, indispensable. Il faut le dire clairement: le vrai pardon est une forme d’automutilation et d’autocrucifixion. Le pardon, c’est presque une forme de suicide en faveur de l’autre. C’est pourquoi le pardon est vraiment un acte injuste. Pardonner, c’est être injuste vis-à-vis de soi-même[33].

Le philosophe Gouhier parle de l’irrationalité et de l’immoralité du pardon. La vengeance exercée directement ou par une procédure publique efface l’offense et réaffirme la valeur de la victime. Enfin, J. Buchhold note que le pardon a une fonction utile en mettant de l’huile dans les engrenages:

On étouffe les tensions au sein du couple pour le bien des enfants ou pour des raisons d’ordre matériel. On fait taire les animosités au nom d’un intérêt supérieur: réputation morale, nécessité de travailler ensemble, désir de conserver son emploi[34].

Mais s’agit-il là véritablement de pardon? Le pardon n’est pas, en effet, à confondre avec l’acceptation de l’offense, la résignation, qui n’excluent en rien la colère, l’amertume, le refoulement, même si le temps peut être un facteur important dans le pardon. Dans le pardon, ce qui est difficile, c’est qu’on n’obtiendra jamais justice. Or la notion de justice, de vengeance est ancrée dans la nature humaine, car celle-ci n’ayant pas bon fonds doit avoir des réflexes de survie. Le refus de l’offense, de l’injustice est un droit légitime et même, le cas échéant, un devoir, ce refus pouvant être concrétisé dans la vengeance mais aussi sublimé par le pardon. Celui-ci repose sur un présupposé religieux. La plupart des religions demandent effectivement de pardonner[35].

D) Le pardon humain chrétien

i) Son fondement et ses motifs

Le fondement du pardon chrétien est d’ordre non pas naturel mais spirituel; le vrai pardon est un acte de foi en Dieu:

A proprement parler, Jésus ne pardonne pas à ses bourreaux, c’est à Dieu qu’il demande le pardon pour ses bourreaux… Demander à Dieu de pardonner un ennemi, c’est reconnaître que celui à qui j’en veux pour le mal qu’il m’a fait n’est devant Dieu ni plus ni moins pécheur que moi-même. Si je demande le pardon de mon ennemi, c’est parce que je me mets dans le même sac que lui… C’est une manière de reconnaître que lui et moi nous sommes tous les deux, de la même manière, des pécheurs et des pécheurs pardonnés[36].

Pardonner est un commandement de Dieu. Dans la parabole du serviteur impitoyable, le roi reproche à celui-ci de n’avoir pas eu pitié, alors que, lui, le roi, a eu compassion, avec une disproportion fantastique. De même que Dieu nous a pardonné, pardonnez-vous réciproquement disent les Ecritures.

La gratitude envers Dieu nous permet de mieux discerner en notre débiteur un homme aux mêmes besoins que nous, une victime, comme nous, du péché… Elle nous conduit à réfléchir à notre attitude vis-à-vis de l’offenseur, alors que le ressentiment s’arrête à sa conduite à notre égard[37].

Des chrétiens emprisonnés, torturés ont pu, effectivement, pardonner à leurs bourreaux qui, parfois, sont devenus leurs frères dans la foi. Au cours des toutes dernières décennies, des témoignages très édifiants nous sont rapportés par divers auteurs ayant souffert sous des régimes totalitaires. Cela paraît d’un autre monde, mais nous voyons là la puissance du Saint-Esprit qui transforme les coeurs.

* Pardonner, c’est aimer et aimer est le commandement de Dieu. Jésus a donné sa vie et, si Dieu nous a tant aimés, nous devons aussi aimer le prochain, même si c’est un ennemi, un persécuteur (Mt 5:44).

* Pardonner est une nécessité si nous voulons que Dieu continue à nous pardonner. Le Notre Père, prière enseignée par Jésus, donc fondamentale, nous fait mettre comme condition du pardon divin le pardon aux autres et ce, de tout notre coeur (Mt 6:12)[38].

* Pardonner, c’est ressembler à Dieu et accomplir le « soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5:48); refuser de pardonner, c’est voir d’un mauvais oeil que Dieu soit bon (Mt 20:15).

* Mais pardonner n’est pas naturel, il faut l’aide de Dieu qui donne ce qu’il ordonne (Ph 2:13 et 1 Th 5:24).

ii) Ses conditions

Devons-nous pardonner sans conditions? Il faut d’abord remarquer que l’acte de pardonner ne peut provenir que de la victime. Nous ne pouvons pardonner à la place de la victime, en son nom. Lors d’une émission de télévision La marche du siècle, fin 1996, des personnes ont dit avoir pardonné aux assassins de leurs enfants. En fait, elles n’ont pardonné que le mal qui leur avait été fait, à elles, mais pas celui qui avait été fait à leurs enfants (qui, dans le cas précis, ne sont plus en état de pardonner ou non, étant décédés). En revanche, la dame qui a pardonné au médecin nazi qui l’a rendue invalide et qui est venu la voir quarante ans après est caractéristique du pardon d’une victime chrétienne. D’autres cas sont aussi exemplaires.

Pour le chrétien, une question vient à l’esprit: à qui devons-nous pardonner? Aux frères dans la foi ou à tout le monde? Certains textes bibliques ne parlent, en effet, que du pardon aux frères. Pierre demande combien de fois il faut pardonner à son frère. Jésus dit à ses disciples: si ton frère a péché, reprends-le et s’il se repent, pardonne-lui. De même Paul demande aux chrétiens d’Ephèse et de Colosses de pardonner aux autres chrétiens.

Mais que l’offenseur soit un chrétien n’est qu’un cas particulier et non une condition du pardon chrétien. Jésus sur la croix pardonne à ses bourreaux. Il demande à ses disciples de pardonner s’ils ont quelque chose contre quelqu’un (et non pas: contre un frère). Quand Jacques recommande d’aimer le prochain, il ne fait pas allusion à une catégorie particulière. Les ennemis dont parle Jésus ne sont pas, en général, des frères.

Il semble même que le pardon doive être donné plus normalement aux non-chrétiens qu’aux frères dans la foi, car il n’y a pas de conditions spirituelles en ce qui concerne ceux-là, alors que pour ceux-ci nous avons des indices dans la Bible, tels que le repentir de l’offenseur. Reprendre un chrétien en faute est conseillé et ce, en plusieurs étapes: entre lui et nous, lui et l’Eglise, jusqu’à la séparation, s’il le faut (Mt 18:15-17).

Les moralistes chrétiens sont partagés. Certains pensent qu’il faut pardonner sans contrepartie, sans attendre regret ou repentir de l’offenseur; d’autres distinguent la disposition à pardonner, indépendante de l’agresseur, et le pardon proprement dit, conditionné par l’attitude de l’offenseur.

En pratique, il y a une chronologie, qui ne peut pas toujours se dérouler jusqu’au bout. Nous pouvons pardonner à quelqu’un qu’il ne nous est plus possible de contacter; le pardon sera au moins bénéfique pour nous. Mais si la rencontre est possible, elle devra effectivement avoir lieu. Car s’il ne semble pas qu’il y ait des raisons spirituelles proprement dites pour conditionner le pardon, il existe des raisons de morale humaine et de vie pratique. Pardonner sans contrepartie risque d’être perçu comme l’amorce d’une tendance à cautionner le mal. L’offenseur peut penser que son acte n’est pas grave. L’objectivité de la faute est alors atténuée ou éliminée, et le pardon devient synonyme de faiblesse.

Si pardonner signifie admettre une situation d’iniquité, d’inégalité et de tolérance laxiste, alors bien sûr il n’y a respect ni de l’autre ni de soi[39].

Jésus demande pourquoi on veut le lapider, pourquoi on le frappe, et Paul, quand il est battu par les soldats, réclame des comptes. Le pardon accordé par l’offensé lorsqu’il est lié à la repentance de l’offenseur délivre à la fois l’un et l’autre, et une relation nouvelle peut alors s’établir. Cela suppose que l’offensé motive sainement sa démarche, c’est-à-dire sans en profiter pour accabler l’autre, pour abuser de son droit, mais au contraire en cherchant à gagner l’autre. Le dialogue peut permettre d’ailleurs une clarification, car les torts ne sont peut-être pas tous du même côté. Quand la Bible parle de reprendre l’autre, elle utilise des mots (elenko et epitimao) qui signifient respectivement « montrer à quelqu’un son péché, l’appeler à se repentir » et « bl,mer, réprimander, réprouver ». Il y a donc, à la fois, l’idée de convaincre et de menacer.

Tout notre effort devrait tendre à produire une prise de conscience de la part de notre offenseur, à le convaincre que son attitude était fautive et qu’il se perd en refusant de reconnaître son offense. En Luc 17:3, le but de l’appel à la repentance est de produire un sursaut du sens moral: tu as péché en me blessant. Tu n’as pas le droit de minimiser ton acte. Ce que tu as fait est mal et grave. Ton attitude n’a pas été juste mais je suis prêt à te pardonner si tu acceptes sincèrement d’avoir besoin de pardon[40].

Est-ce que l’inverse est juste? L’offenseur peut-il prétendre au pardon à cause de son repentir et de l’exigence divine envers l’offensé? Nous ne le pensons pas et il y a d’ailleurs des cas concrets où l’offensé ne voudra pas pardonner. Toutefois, le pardon de la part de Dieu peut toujours être demandé, ce qui redonnera la paix à l’offenseur.

iii) Ses conséquences

Le pardon nous reconcilie, nous redonne la paix avec Dieu et avec l’offenseur dans la mesure où celui-ci « joue » le même « jeu ». Si nous ne pardonnons pas, notre relation avec Dieu est entachée et nous sommes obligés de dire le Notre Père à l’envers: Père, ne nous pardonne pas, car nous ne pardonnons pas. La Bible prévient que Dieu nous traitera comme nous traitons les autres.

S’il est vrai que le pardon de Dieu envers moi ne dépend pas de mon aptitude à pardonner, cette aptitude prouve cependant la réalité de ma foi[41].

Le pardon nous rend reconnaissants envers Dieu en nous faisant expérimenter concrètement le prix à payer pour pardonner. Nous avons alors une petite idée du sacrifice sur la croix. Le pardon nous rend libres vis-à-vis d’autrui:

Le pardon transforme notre foi. Jésus a dit: « Tout ce que vous demanderez en priant, croyez que vous l’avez reçu, et vous le verrez s’accomplir. Et, lorsque vous êtes debout faisant votre prière, si vous avez quelque chose contre quelqu’un, pardonnez afin que votre Père qui est dans les cieux vous pardonne aussi vos offenses. (Mc 11:24-25) Nous nous demandons souvent si notre foi est assez grande pour que Dieu agisse et nous prions pour que Dieu l’augmente. Le problème est plutôt une question d’obstacles qui empêchent notre foi d’agir. Jésus dit (Mt 17:20) que si nous avions de la foi comme un grain de sénevé, semence infiniment petite, nous dirions à une montagne de se transporter d’ici à là et elle se transporterait; rien ne nous serait impossible. Il insiste sur la qualité de notre foi. Quel est donc l’obstacle qui empêche cette foi d’agir ? Si vous avez quelque chose contre quelqu’un, il s’agit du non-pardon. Le ressentiment paralysera notre foi tandis que le pardon la libérera[42].

Le pardon nous libère d’un fardeau, car nous le remettons à Dieu qui juge et rétribue justement: la faute exige une sentence, mais ce sera l’affaire de Dieu. « A moi la vengeance, à moi la rétribution, dit le Seigneur » (Dt 32:35; Rm 12:19). En pardonnant, nous libérons l’action du Saint-Esprit, car celui-ci est un esprit de pardon. Plus nous pardonnons, plus le Saint-Esprit agit non seulement en nous, mais autour de nous. Les témoignages sont nombreux. Enfin, de même que la colère, l’amertume, le ressentiment rendent malades, le pardon, lui, est source de guérison physique. Là aussi, les cas concrets abondent.

Nous pourrions conclure avec L. Basset que « pardonner, c’est accepter ce qui est arrivé comme du passé et non comme le dernier mot sur autrui ou sur soi », tout en se rendant compte que ce n’est pas une démarche toujours facile[43].


* R. Vercellino-Aris est diplïmé de l’Ecole nationale supérieure des télécommunications et de la Faculté de théologie protestante de Paris; il est membre de l’Eglise évangélique libre d’Orthez.

[1] Cf. La Revue réformée 48 (1997:1) et Hokhma (1997: 65, 66).

[2] Cf. Sertillanges, Le problème du mal (chap. « La pensée chrétienne ») (Paris: Aubier-Montaigne, 1951).

[3] Dictionnaire de théologie catholique (Paris: Letouzey et Ané, 1933), art. « Péché originel ».

[4] Rm 8:20. Nous traduisons ici d’après Moulton et Milligan, The Vocabulary of the Greek Testament (1930).

[5] Ps 14:3 et Rm 3:10-12 et 23: Cf. aussi 1 R 8:46.

[6] Cf. Ps 51:6; Gn 39:9; Am 2:6-7; Jc 5:4 et Ac 5.

[7] Cf. Friès, Encyclopédie de la foi, art. « Péché » (Paris: Cerf, 1966).

[8] Voir H. Blocher, « La maladie selon la Bible », revue Ichthus, n8 81.

[9] Voire pathologique (due à l’idéal de soi, de l’idée d’autrui sur soi, de la culture, etc.).

[10] L. Basset, Le pardon originel (Genève: Labor & Fides, 1995) fait remarquer (p. 424) que le revenu annuel d’Hérode le Grand ne dépassait pas 900 talents. Pour prendre une autre comparaison, c’est comme si on demandait à un Français de niveau social moyen de rembourser l’équivalent d’un budget annuel de l’Etat français…

[11] Voir A. Westphal, Dictionnaire encyclopédique de la Bible, art. « Pardon » (Valence: Je sers, 1932). Dans l’Eglise catholique, la distinction entre péchés pardonnables et impardonnables a commencé à apparaître à partir de Tertullien (fin du IIe siècle). Cf. Dictionnaire de théologie catholique, art. « Péché mortel », « Péché véniel ». Les protestants refusent cette distinction.

[12] Ez 33:11 et 1 Tm 2:4. Ce dernier verset montre que le désir de Dieu est de sauver tous les hommes. Or tous ne seront pas sauvés (l’apocatastase est considérée comme non biblique). Sur ce point, cf. J. Buchhold, Le pardon et l’oubli (Mery-sur-Oise: Sator, 1989): la préférence de Dieu va au pardon et ce n’est pas volontiers qu’il afflige les hommes. La condamnation est toujours son oeuvre étrange (Es 28:21). Buchold cite aussi J. Murray sur l’offre gratuite de l’Evangile: comment expliquer que, selon la volonté décrétive de Dieu, seuls certains seront sauvés (Rm 9:14-23, Ep 1:4-5, Rm 8:29, etc.) alors que le Seigneur désire les sauver tous? La raison en est que le désir de Dieu que tous les hommes soient sauvés n’exprime pas sa volonté décrétive, mais sa préférence pour le salut des hommes qu’il révèle par divers témoignages de sa bonté à leur égard et surtout par l’annonce de l’Evangile.

[13] Cf. Ex 34:6, Ps 145:9, Jl 2:13, Jon 4:2, Dt 33:3 et Jn 3:16. Voir l’article de P. Wells « Qui est sauvé? », La Revue réformée 48 (1997:3), 63ss.

[14] K. Romaniak, L’amour du Père et du Fils dans la sotériologie de saint Paul (Rome: Ed. Pontificales, 1961), chap. « Amour de Dieu en Jésus-Christ ».

[15] Bernard Rordaf, « Comment parler du jugement dernier », Etudes théologiques et religieuses (1995:3).

[16] H. Vorgrimler in Eicher, Dictionnaire de théologie, art. « Pénitence/pardon » (Paris:Cerf, 1988).

[17] N. Andrieu, Réalités de la foi-Digest, num 4 (1995).

[18] Ibid.

[19] Westphal, op. cit., art. « Rédemption ».

[20] In « La religion, les maux et les vices », n8 spécial du Christianisme au XXe siècle (octobre 1996), 18.

[21] F. Keller, « Pardon et culpabilité » in La Gazette des GBU (octobre-novembre 1992).

[22] Cf. Dorolle et Dreyfus, Traité de dissertation philosophique (Paris: Delagrave, 1950), 220ss.

[23] M. de Hadjetlaché, « Le pardon entre les hommes », revue Ichthus, num 118, 3.

[24] J. Buchhold, La pardon et l’oubli, 29.

[25] L. Basset, Le pardon originel (Genève: Labor & Fides, 1995), 448.

[26] Les citations sont du livre de D. et M. Linn, La guérison des souvenirs (Paris: Desclée de Brouwer, 1990), 128ss.

[27] Un cas typique est celui évoqué dans le roman Le Comte de Monte-Cristo d’A. Dumas. Le prêtre qui indique à Dantès (le futur comte) le lieu d’un immense trésor lui demande d’utiliser cet argent à des oeuvres caritatives. Dantès a tellement souffert de l’injustice qu’il ne peut pas ne pas prendre une partie de cet argent pour sa vengeance. Toute sa vie n’avait plus de raison d’être que la vengeance.

[28] Cf. Dr J.-L. Bertrand, « Vengeance et maladie ou pardon et guérison, à vous de choisir » (IDEA, nov. 1996), qui rajoute cette réflexion de Benjamin Franklin: pardonner, c’est de l’égoïsme éclairé. Il fait aussi remarquer que si, jusqu’à une certaine époque, vengeance était synonyme de défense de son honneur et cette défense une preuve de force morale, aujourd’hui, médecins et psychologues se rendent compte que vouloir défendre son honneur à tout prix plutôt que de veiller à garder de bonnes relations avec ceux qui nous entourent g,che la vie et la santé. Cf. aussi la littérature, par exemple Le Cid de Corneille.

[29] D. et M. Linn, La guérison des souvenirs, 49s.

[30] La nouvelle législation française (1994) a supprimé la notion de circonstances atténuantes estimant le système hypocrite parce que le juge n’a jamais à motiver ces circonstances atténuantes ni à s’expliquer sur leur contenu. Pour le juge, il suffit maintenant qu’il aille où il veut dans l’échelle des peines et il n’a pas besoin de s’en expliquer. Le nouveau code a, en revanche, maintenu des errements anciens comme l’irresponsabilité du dément ou l’erreur de droit non en mesure d’être évitée (Cf. J.D. Bredin et G. Gilbert : « Y-a-t-il des coupables inexcusables? » in La religion, les maux et les vices, n8 spécial du Christianisme au XXe siècle (octobre 1996), 10.

[31] Cf. Dorolle et Dreyfus, Traité de dissertation philosophique (Paris: Delagrave, 1950), 220ss.

[32] Op. cit.

[33] A. Houziaux, « Le pardon et la justice », in La religion, les maux et les vices, num spécial du Christianisme au XXe siècle (octobre 1996), 70.

[34] J. Buchhold, Le pardon et l’oubli, 98.

[35] Cf. A. Houziaux, art. cit., 17; L. Basset, Le pardon originel, 445, et J. Buchhold, Le pardon et l’oubli, 70.

[36] A. Houziaux, art. cit., 17.

[37] J. Buchhold, Le pardon et l’oubli, 98.

[38] Voir P. Wells, Du Notre Père à nos prières (Bâle: EBV, 1997), 104ss.

[39] Cf. J. Duquesne, « Le pardon et la justice », in La religion, les maux et les vices, n8 spécial du Christianisme au XXe siècle (octobre 1996), 19.

[40] J. Buchhold, Le pardon et l’oubli, 136.

[41] Cf. J.-P. Dunand, « Imiter Dieu qui pardonne », in revue Ichthus, n8 118, 23.

[42] Hatzakortzian, Le pardon une puissance qui libère, 36.

[43] L. Basset, Le pardon originel, 448.

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