Que veut dire « éteindre l’Esprit » ?

Que veut dire « éteindre l’Esprit » ?

Richard B. GAFFIN*

Il ne s’agit pas d’éteindre la liberté de l’Esprit, mais de respecter le mode par lequel l’Esprit, dans sa souveraineté, a choisi de révéler la volonté de Dieu et d’assurer la liberté du croyant.

La prophétie et les langues sont des dons de révélation qui ont été donnés temporairement à l’Eglise pendant la période fondatrice des Apôtres[1]. Elles étaient inséparablement liées au ministère des Apôtres et, depuis, elles ont été retirées à l’Eglise de façon permanente, comme l’ont été les Apôtres eux-mêmes.

Pour beaucoup, cette conclusion n’est pas seulement erronée, mais offensante. Pour eux, elle manifeste un aveuglement inexcusable qui prive l’Eglise d’un grand renouveau grâce à l’action du Saint-Esprit. Ils nous considèrent coupables d’avoir foulé aux pieds les expériences précieuses de millions de chrétiens dans le monde. Est-il possible que tant de chrétiens se trompent? Que faut-il penser des nombreuses affirmations de ceux qui prétendent avoir reçu les dons néo-testamentaires?

Ces questions, ainsi que la controverse qui les entoure, ne doivent pas être passées sous silence. Elles exigent des réponses positives et constructives. Elles méritent plus d’attention que nous ne pouvons leur en accorder ici. Je me contenterai de mentionner brièvement quelques notions clefs dans l’espoir, en même temps, de clarifier quelques malentendus résultant de notre étude.

A) Des divergences entre croyants

Il est important de souligner que les questions soulevées par ce qu’on appelle le mouvement charismatique découlent d’expériences et de préoccupations de personnes qui, pour la plupart, appartiennent au Christ. Les différences entre les charismatiques et les non-charismatiques sont essentiellement des divergences entre croyants – donc des divergences à l’intérieur de l’unique Eglise de Christ.

La position prise par certains non-charismatiques pour qui les expériences charismatiques seraient forcément sataniques, car non fondées bibliquement, est lamentable. Ce point de vue est encore plus déplorable que le sentiment de supériorité de certains charismatiques prétendant avoir bénéficié d’une « seconde bénédiction ». Il est bibliquement injustifiable et ne sert qu’à augmenter les tensions et les divisions entre frères au point que la réconciliation par la compassion chrétienne devient quasiment impossible. L’enjeu, ici, est l’unité et le bien-être de tout le corps de Christ et la santé de tous ses membres, charismatiques comme non charismatiques.

Par conséquent, il n’est pas difficile d’imaginer ce que dirait Paul à ce sujet: « Si je parle selon la vérité de l’Ecriture, mais sans amour, je ne suis rien. Et si j’ai la sagesse et la capacité de discerner les erreurs de doctrine, mais sans amour, cela ne sert de rien à personne. »

B) La liberté de l’Esprit

Bien qu’indispensables, la charité et la considération qui doivent régner entre les charismatiques et les non-charismatiques n’annulent pas l’enseignement de l’Ecriture sainte. Au contraire, le contenu de cette charité dépend de l’Ecriture elle-même. Car ne vient vraiment de l’Esprit que ce qui est fidèle à la Parole.

Certains récusent le point de vue selon lequel les langues et les prophéties ont cessé en affirmant qu’il constitue un reniement de la « liberté » de l’Esprit – « cela met l’Esprit dans la boîte de nos théologies limitées » – ainsi qu’une négation de l’affirmation selon laquelle l’Esprit distribue des dons « à chacun en particulier comme il veut » (1 Co 12:11). Cette objection n’a pas vraiment de poids. Il n’est pas question du droit et du pouvoir souverain de l’Esprit à faire ce qu’il veut; il s’agit du moyen par lequel Dieu choisit de révéler sa Parole à l’Eglise – la structure ou l’ordre que l’Esprit s’est donné à lui-même dans sa liberté.

Certes, l’Esprit est comme le vent qui « souffle où il veut » (Jn 3:8) et dont l’action nous est souvent insondable et mystérieuse. Comme Esprit du Dieu vivant, ses voies sont sûrement élevées au-dessus de nos voies et ses pensées au-dessus de nos pensées, comme les cieux le sont au-dessus de la terre (Es 55:9). Mais l’oeuvre de l’Esprit – aussi insondable et incompréhensible qu’elle soit – ne doit pas être déformée au point que les normes scripturaires de son activité révélée soient obscurcies, voire reniées. Ces normes, comme j’ai essayé de le montrer, fournissent à l’Eglise une révélation fondatrice et apostolique, qui est adéquate et suffisante pour tous les besoins. Ainsi, aucun ajout n’est autorisé jusqu’au retour de Christ. Cet événement et les signes qui l’annonceront ne seront pas l’occasion de favoriser l’incertitude ou la division à l’intérieur de l’Eglise. Le fait de nier les normes de l’oeuvre de la révélation de l’Esprit, ou de les remettre en question par l’expérience d’un grand nombre de chrétiens aujourd’hui, ne constitue pas une preuve de leur non-existence, pas plus que « l’orthodoxie chrétienne » de l’époque de Luther ne lui donnait tort.

Ce n’est pas de façon arbitraire que l’on invoque, ici, Luther. Les développements propres à l’époque de la Réforme fournissent une leçon importante, qui a un rapport avec le mouvement charismatique. Les nombreux écrits de Luther et de Calvin, dans l’ensemble, font une guerre sur deux fronts. Ils critiquent non seulement le catholicisme romain, mais aussi l’aile gauche de la Réforme (Luther: les enthousiastes, les prophètes célestes; Calvin: les fantastiques, les esprits libres). Cette aile gauche de la réaction anabaptiste a été très variée. Néanmoins, dans l’ensemble, elle s’est caractérisée par une insistance sur l’Esprit saint, et ressemble au mouvement charismatique d’aujourd’hui.

Les Réformateurs se sont battus avec vigueur sur les deux fronts, car ils reconnaissaient que, malgré leurs différences, ces points de vue opposés constituaient chacun une menace pour la suprématie de l’Ecriture sainte (Sola Scriptura). Rome – avec son corps de traditions institutionnalisées et ecclésiastiquement autorisées – et les anabaptistes, avec leurs révélations spontanées, menacent l’autorité et la toute suffisance de l’Ecriture et, par conséquent, la vraie liberté du chrétien. Ceci explique que le catholicisme romain actuel accueille si facilement en son sein le mouvement charismatique.

C) L’expérience charismatique commune à tous les chrétiens

Enfin, la conclusion selon laquelle les dons de prophétie et de langues ont été retirés de l’Eglise n’est pas contre l’Esprit saint. Il ne s’agit pas d’éteindre la liberté de l’Esprit, mais de respecter le mode par lequel, dans sa souveraineté, il a choisi de révéler la volonté de Dieu et d’assurer la liberté du croyant. Si ceci est vrai, il s’ensuit que le mouvement charismatique devrait réévaluer ses orientations. Il devrait au moins considérer que la meilleure défense exégétique du charismatisme a déjà été faite, et que celui-ci ne se fonde pas rigoureusement sur l’enseignement de l’Ecriture sainte.

Quelle explication faut-il donc donner à l’expérience charismatique? Voilà une grande question. Pour arriver à formuler une réponse, tous les chrétiens se doivent de reconnaître que la Bible n’enseigne pas un baptême dans l’Esprit saint comme une expérience distincte après la conversion, et que les phénomènes charismatiques contemporains ne sont pas nécessairement les dons néo-testamentaires de prophétie et de langues.

Cela ne constitue pas, malgré l’apparence, une demande de capitulation adressée au mouvement charismatique, ni une démarche insistante pour prouver que l’expérience charismatique n’est pas une action de l’Esprit. Souvent, ce que l’on considère comme un baptême dans l’Esprit après la conversion n’est qu’une mauvaise compréhension de ce qu’est l’oeuvre véritable de l’Esprit: à savoir une expérience décisive et intense par laquelle le croyant est renouvelé dans sa confiance, son assurance et sa joie de vivre en chrétien. Ce qui est souvent considéré comme étant de la prophétie n’est rien d’autre qu’une application spontanée de l’Ecriture par l’Esprit, une compréhension plus ou moins soudaine de la portée de l’enseignement biblique par rapport à une situation ou à un problème. Tous les chrétiens doivent rester ouverts à ces interventions spontanées de l’Esprit.

D’autre part, il ne peut pas y avoir de place dans l’Eglise pour la doctrine du baptême dans l’Esprit (la deuxième expérience) après la conversion. Car cette notion a tendance à obscurcir, ou à renier, d’une part, la plénitude et la finalité du salut en Christ, reçu par tous les croyants par la foi et, d’autre part, le caractère de cette foi créée par la grâce souveraine de Dieu. Quant aux soi-disant prophéties, aux illuminations et aux prédictions particulières, elles ignorent ou minent la suffisance des Ecritures.

La nette distinction entre le phénomène moderne des langues et le don du Nouveau Testament est perceptible sous plusieurs angles. Pour nous limiter à quelques-uns:

  • le phénomène contemporain est normalement considéré comme un don idéalement destiné à tous les croyants;
  • les langues contemporaines sont surtout, et presque exclusivement, pour la piété privée;
  • peu ou pas d’attention est accordée aux langues en tant que signes de jugement contre les incrédules;
  • l’interprétation est négligée ou appliquée de façon suspecte. Les langues contemporaines ne correspondent pas au don de l’Esprit décrit en Actes 2 et 1 Corinthiens 12 à 14.

Pourtant, il ne convient pas de supposer qu’il n’y a pas de raisons bibliques ni d’explications pour le sentiment de libération et de communion intense et profonde avec Dieu qui peuvent accompagner cette pratique. Chez les charismatiques et les non-charismatiques, on reconnaît actuellement que la vocalisation non conceptuelle est une capacité humaine presque universelle. Y a-t-il une place légitime pour la vocalisation libre chrétienne? Cela soulève, à mon avis, une question qui remet le débat contemporain sur les langues là où il devrait se situer: dans le domaine du culte de louange. Comment devrions-nous, d’après les Ecritures, louer Dieu en privé et en public? La question à étudier est celle de la compatibilité de la vocalisation non conceptuelle et du principe régulateur de la louange. La réponse à cette question nous conduirait au-delà des limites de cette étude.

D) L’Esprit vivifiant

Beaucoup ont déjà souligné les aspects positifs du mouvement charismatique: croyance dans l’Esprit saint comme réalité présente et puissante, et pas seulement comme une doctrine; protestation contre l’intellectualisme théologique et le formalisme du culte et dans la vie de l’Eglise; prière et louange intenses; encouragement à établir des relations fraternelles plus intimes à l’intérieur de l’Eglise. Dans ces domaines, les chrétiens charismatiques lancent à l’Eglise entière le défi de s’occuper sérieusement du culte d’adoration comme lieu où la vie ecclésiale touche le croyant de façon totale et inclut tous les croyants.

Pourtant ce serait une perte sérieuse si le renouveau actuel d’intérêt pour l’oeuvre du Saint-Esprit était gaspillé en différences, aussi réelles qu’elles soient, entre charismatiques et non-charismatiques. La tâche la plus urgente de l’Eglise aujourd’hui est celle de manifester sans ambiguïté, en pratique et en paroles, que dans son essence l’Evangile concerne non seulement la rémission complète des péchés mais aussi la réalité d’une nouvelle création et d’une vie eschatologique en Christ. Il s’agit d’un renouveau, voire d’une transformation, du croyant entier, comme de la réorientation de la vie humaine dans tous ses aspects.

L’Evangile est l’Evangile du Christ exalté, de l’Esprit vivifiant. Cette perspective de la Pentecôte, l’Eglise ne peut pas se permettre de la perdre. Sans cette perspective, elle ne serait pas sûre d’elle-même et serait inefficace pour le service du Seigneur. Mais avec elle, l’Eglise peut accomplir sa mission dans le monde.

Par la puissance des arrhes de la Pentecôte, l’Eglise vit de façon efficace dans l’espérance de la gloire qui doit être révélée (Rm 8:18-25), confiante dans l’attente d’un nouveau ciel et d’une nouvelle terre où la justice habitera (2 P 3:1-3).


* Richard B. Gaffin est professeur de théologie systématique au Westminster Theological Seminary, à Philadelphie (Etats-Unis).

1 Voir, à ce sujet, R.B. Gaffin, « La cessation des dons extraordinaires », La Revue réformée 47 (1996:1/2), 31-57.

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