Groen van Prinsteren [van velzen] – Le chrétien et l’interprétation de l’histoire

Groen van Prinsteren [van velzen]
Le chrétien et l’interprétation de l’histoire

Groen van Prinsterer et le développement de la sécularisation en Europe

Hubert KLINK*

La grandeur de Groen est d’avoir perçu dans l’esprit de l’incroyance révolutionnaire l’importance du chaos face auquel rien n’est plus en sécurité et, dans le domaine politique, d’avoir donné un avertissement prophétique… La croix de Jésus-Christ est la confirmation de la Loi, de l’ordre de la création, si méprisés pendant les temps révolutionnaires.

Guillaume Groen van Prinsterer a vécu de 1801 à 1875, donc après la grande césure de l’histoire politique et intellectuelle en Europe: la Révolution française[1]. Groen s’est intéressé à de nombreux domaines; aussi l’oeuvre de toute une vie ne peut-elle pas être résumée en quelques phrases. Il a été un savant éminent, qui a beaucoup apporté en politique, dans l’Eglise et au système d’éducation. Pendant sa vie, les fruits de ses efforts inlassables n’ont pas souvent été visibles, mais il a inspiré bien des personnes qui, comme Abraham Kuyper, par exemple, ont repris ses idées.

Historien et juriste, Groen a été une des figures les plus importantes du Réveil néerlandais au siècle dernier. Il en a été le dirigeant incontesté; sans lui, ce Réveil n’aurait pas eu lieu. Nombreux sont ceux qui ont été attirés par sa sagesse, sa passion contenue, la formulation intelligente de ses pensées, sa position claire, son talent pour discerner l’essentiel dans le débat avec l’incroyance et sa largeur d’esprit dans le domaine de la foi.

I. L’itinéraire spirituel

Quel a été le secret de cet homme? Comment expliquer qu’il ait eu une influence si grande et si durable? Groen a appris, surtout après sa conversion, à interpréter son époque à la lumière de la Bible. « Que diriez-vous, était une de ces expressions familières, d’un soldat qui serait partout sur les remparts, sauf là où l’ennemi livre son assaut? Malgré son zèle, il ne fait pas son devoir. Il ne sert à rien. » Ainsi, selon Groen, certains chrétiens, bien qu’ils soient orthodoxes et qu’on puisse parler de la foi avec eux, ne savent pas ce que signifie « la vocation du moment » et ne rendent pas, sur des points essentiels, un témoignage réel à la vérité.

La vie de Groen a connu un tournant vers 1830. Jusque-là, il avait été un « libéral modéré », éprouvant une certaine sympathie pour la foi chrétienne. Après ses études à Leyde, il épouse en 1828 Elisabeth de Hoop, une chrétienne convaincue, plus avancée que lui en ce qui concerne la foi dans le Seigneur Jésus-Christ. Les livres qu’il a écrit reflètent ce changement.

A) L’avenir de l’Europe

Groen, homme modéré détestant le désordre et l’agitation, se faisait du souci pour l’avenir de l’Europe. Une politique raisonnable et pratique fondée sur une foi chrétienne rationnellement comprise devait faire obstacle aux excès. Son opinion en politique était partagée par de nombreux libéraux, qui plaidaient en faveur d’une application modérée des idées éclairées de la Révolution française, ce qui ne devrait pas mener aux situations que la France avait connues pendant les années 1790.

En 1830, Groen abandonne ce rêve. Il vit alors à Bruxelles[2], où il est secrétaire du roi Guillaume Ier. Il observe qu’en France les idées révolutionnaires réapparaissent, annonçant la fin du gouvernement de Charles X et le début de la royauté bourgeoise de Louis-Philippe. Il comprend que ces idées révolutionnaires n’ont pas été abandonnées sous la Restauration et que le feu qui couvait depuis longtemps va s’allumer.

Des étincelles arrivent en Belgique et en Hollande. Une reprise de la Révolution française est un risque. Groen vit intensément cette période. Il s’entretient souvent avec le roi, mais le gouvernement n’est pas à la hauteur de la situation. Maintes fois pendant ces jours dramatiques, Groen s’interroge sur ses causes. Comment se fait-il que le libéralisme modéré n’offre pas vraiment de réponse à ce radicalisme? Il y voit deux raisons:

  • Tout d’abord, la faiblesse dont a fait preuve le gouvernement. En adhérant au libéralisme, même s’il est modéré, le gouvernement a passé une sorte de traité clandestin avec les radicaux. Cela l’a comme paralysé, et il s’est montré tantôt indulgent, tantôt menaçant.
  • L’autre raison, étroitement liée à la première, est l’impossibilité de discerner l’origine des pensées révolutionnaires. Impossible de combattre celles-ci par la raison et en en débattant. Les idées révolutionnaires émergent d’un gouffre; elles sont totalitaires et destructrices. Elles ne sont pas le fruit d’un malentendu et ne constituent pas une simple exagération.

A Bruxelles, Groen comprend que la révolution a son origine dans un esprit peu chrétien, ou même antichrétien, d’où la lutte contre l’Etat et l’autorité. Si on veut s’opposer, de façon résolue, aux idées révolutionnaires, il faut un tout autre système que le libéralisme modéré qui fait le lit de l’ennemi .

Pendant ces années passées à Bruxelles, Groen commence à mieux connaître l’Evangile, grâce à sa femme et au fameux prédicateur du Réveil Merle d’Aubigné[3]. Ainsi, ce libéral modéré, qui a une certaine sympathie pour le christianisme, se convertit et professe une foi plus conséquente. Groen reconnaît, pendant une maladie, où sa vie a été en danger, qu’il est prêt à mourir pour la foi en Jésus-Christ, mais son heure n’est pas encore venue. Sa soumission au Christ est étroitement liée aux doutes et aux angoisses qu’il a eus: l’Evangile réconcilie avec Dieu et, en même temps qu’il délivre du péché, il apporte une nouvelle connaissance des droits de Dieu. En d’autres termes, Groen voit que l’Evangile se situe aux antipodes de l’anarchie, puisqu’il restaure la Loi de Dieu dans toute son ampleur. La croix de Jésus-Christ est la confirmation de la Loi, de l’ordre de la création, si méprisés pendant les temps révolutionnaires.

La prédication de l’Evangile a des conséquences politiques et peut conjurer l’esprit de la Révolution. L’indifférence des chrétiens et leur incrédulité ont suscité un esprit de destruction et de perdition.

B) La révolution et l’incroyance

Selon Groen, il est possible, à la lumière de la Parole de Dieu, même si ce n’est pas toujours évident, de découvrir la main de Dieu dans l’histoire. Son refrain le plus important est le suivant: « C’est écrit, c’est arrivé. » L’histoire témoigne, comme la Bible, que celui qui cherche à servir Dieu finit par être béni et que celui qui refuse de le faire court à sa ruine. Les actes de Dieu dans l’histoire, son chemin avec l’Eglise, sont une invitation à lui rester fidèles. L’incroyance, aussi, a son histoire et, seule, la reconnaissance des droits de Dieu par le pécheur peut mettre un frein à son développement.

La révolution est l’application politique de l’incroyance telle qu’elle s’est développée au cours du XVIIe siècle. Groen signale que révolution et incroyance sont étroitement liées. Les grands événements de l’histoire mondiale sont, le plus souvent, la concrétisation d’idées formulées et acceptées auparavant. En France, un philosophe comme Jean Guitton a signalé cette cohérence:

Ce sont les Idées qui sont les causes des causes; ce sont les Idées qui mènent le monde. Les actions sont les filles des Pensées. Dans son Hippone, Augustin, quoi qu’il fût seul, enfantait le Moyen Age. Et Jésus avait mis, au-dessus de tous les commandements, le devoir « d’enseigner » les nations[4].

Groen n’est pas le seul à dénoncer le rapport entre la révolution et l’incroyance. Paul Hazard le fera, plus tard, dans son ouvrage admirable sur La crise de la conscience européenne, sans avoir lu, probablement, les livres de Groen[5]. L’ouvrage principal de Groen, L’incroyance et la Révolution (1848), constitué par les exposés faits à ses amis, montre, d’une part, comment la Réforme a été une bénédiction pour l’Europe occidentale et, d’autre part, comment l’incroyance, qui est à la base de la Révolution française, est un phénomène européen. Les principes de cette dernière conception sont, selon Groen, à la base de la politique et de la philosophie modernes.

C) La racine de l’idéologie révolutionnaire

Les promoteurs de l’incroyance sont les philosophes des Lumières. Groen pense particulièrement à Jean-Jacques Rousseau et aux auteurs de L’Encyclopédie, comme Voltaire et d’Alembert. Pour lui, Rousseau est « le vrai prophète de la Révolution française ».

Dans son livre, De l’inégalité parmi les hommes (1755), J.-J. Rousseau évoque l’homme tel qu’il est, et tel qu’il devrait être, l’homme tel qu’il est sorti de la main du Créateur. Pour lui, le premier homme a vécu comme un primitif, selon la nature, conformément à ses désirs. Tout est à sa portée et il peut faire ce qu’il veut; il est parfaitement heureux et innocent. Il n’est arrêté ou gêné par rien et il vit comme un animal. Aucune obligation, aucune loi, aucun lien trop serré, ne limitent ses désirs. Rien de permanent ne lie l’homme et la femme; ils sont entièrement libres, y compris sexuellement. Mais, au fur et à mesure que les « facultés » des êtres humains augmentaient et qu’une certaine socialisation se développait, les abus sont apparus à cause de la civilisation. Aussi pour redevenir heureux, les hommes doivent-ils retourner à cette vie libre et primitive, où l’affection, la jalousie et l’inégalité ne jouent aucun rôle. Dès que l’on commence à s’approprier des choses, la haine, la jalousie se font jour et les plus forts, les plus intelligents prennent le dessus au détriment des autres. Afin de protéger les possessions, une communauté politique se forme et des lois devenues nécessaires sont édictées.

Cette image de l’homme, bon par nature, est fondamentalement optimiste: la pensée traditionnelle – telle qu’on la trouve, par exemple, chez Calvin – selon laquelle des lois sont indispensables est tout à fait absente. Pour Rousseau, c’est même le contraire: une loi, la culture, des obligations, un législateur, l’inégalité, la différence entre les hommes, l’autorité, non seulement n’empêchent pas le mal, mais en sont la cause. Pour lui, la Chute a lieu au moment où, dans l’état naturel, on dit: Cela m’appartient! Cette phrase marque le début du péché, de la misère de l’humanité, qui n’est pas péché contre Dieu, mais contre le bonheur. Le mal commence dès que l’homme quitte son état primitif; l’inégalité fait son apparition et la civilisation commence. Quelle est l’origine du mal? Rousseau prêche le libertinage, la liberté de toute obligation et de tout paternalisme. Il promeut l’anarchisme, pour qui le mal est extérieur à l’homme; c’est pourquoi, en se soumettant à une quelconque autorité humaine, celui-ci se trouve-t-il humilié.

La civilisation impose un frein, une frustration à quiconque s’y soumet et empêche tout épanouissement personnel. Telle est l’idée centrale du roman Emile ou l’éducation (1762). Le jeune Emile, qui a été abandonné et grandit solitaire dans la forêt, est un modèle de simplicité, de vertu, de vie selon la nature, loin de toute civilisation. Aussi quel malheur quand il entre dans le monde civilisé! Emile, ce petit garçon pur, s’en trouve corrompu.

D) Rousseau, prophète de la révolution

La philosophie de Rousseau a eu de graves conséquences. Elle mine la notion d’Etat de droit, et plaide pour l’Etat révolutionnaire. Dans son livre Du contrat social (1762), Rousseau décrit l’Etat idéal qui garantit la liberté de l’individu. Pour cela, il faut des rapports entre les hommes, chose impossible dans une monarchie. C’est le peuple lui-même qui doit régner, le gouvernement exprimant sa volonté. Cette volonté générale est bonne et chacun ne peut que s’y conformer.

Il n’est pas difficile de voir comment la réalité est ainsi faussée. Socrate savait, par expérience, comment on devient la victime de la volonté générale. La majorité peut facilement se tromper. Rousseau suggère qu’en soi la démocratie, c’est le salut comme si, en dehors de toute la loi, elle n’aboutirait pas à l’anarchie ou au despotisme. Alors que, sans lien avec le Dieu souverain et sans loi divine, la volonté de l’homme est souveraine, autonome et conduit inéluctablement à l’anarchie. Les normes objectives, au-dessus de la société, ont disparu[6].

L’homme sans loi est « l’homme naturel », telle est une des conclusions les plus importantes tirées par Groen. La Bible le qualifie de « charnel », ce qui a des conséquences importantes pour son image. L’homme est un individu qui doit se débrouiller seul et la société, la somme de tous les individus, est son oeuvre. Sa volonté devient sacro-sainte, alors qu’elle est à la merci des caprices du désir.

E) Une utopie religieuse

Sous la Révolution française, l’injustice de cette philosophie est mise en lumière. Plus rien n’est saint: ni la propriété, ni tel ou tel organisme d’Etat, ni la vie, pas même la vie du roi. Au nom de l’égalité, on peut s’opposer à l’autorité du roi, et à toute autorité qui ne satisfait pas la volonté générale. L’enthousiasme pour l’utopie de Rousseau ne connaît pas de limites. La Révolution est célébrée en France – et en dehors de la France – comme un événement religieux[7]. On est entré dans une nouvelle ère, l’ère de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. On abolit Dieu et on met d’autres divinités à sa place. Tout est soumis à la volonté du peuple, à celle des démagogues, qui prétendent représenter le peuple. L’histoire de la sécularisation a commencé.

F) Groen, Rousseau et Calvin

La Révolution française est un véritable bouleversement dont l’impact sur l’histoire de l’Europe occidentale est considérable: la percée politique de l’incroyance. Edmund Burke[8] a montré comment la Révolution française a eu en Europe une signification de même nature que la Réforme, mais en sens inverse. Il est significatif que, pour combattre la pensée rousseauiste de la souveraineté de l’homme, il évoque, comme Groen, la Réforme. Cette idéologie rousseauiste offre un fort contraste avec le calvinisme pour qui l’homme est faible. Sa gloire est d’obéir à Dieu et son destin de dépendre de lui. Obéir, c’est vivre et cela est encore plus vrai après la Chute, après que l’homme eut transgressé le commandement, et que la voix de sa conscience se soit pervertie.

Selon la Réforme, un Etat ne peut pas se passer de lois. Son gouvernement, institué par Dieu pour le bien-être des sujets, est soumis au Dieu souverain. Dans les pays où la Réforme a prévalu, on a pu gouverner de façon bénéfique pour le peuple. Mais même dans les autres pays, l’autorité légitime vient de Dieu et, en l’exerçant, le gouvernement a à se justifier devant lui et à tenir compte de sa volonté. Tout pouvoir vient de Dieu (Rm 13:1). C’est pourquoi le gouvernement a la tâche de défendre aussi bien la première table de la Loi que la deuxième, comme Calvin l’a affirmé au livre IV de l’Institution chrétienne. Un souverain gouverne parce que Dieu le veut. Le respect des commandements de Dieu assure le salut d’un peuple.

L’oubli de ces principes est à l’origine des idées de Rousseau. En les rappelant, Groen s’est vraiment inspiré de Calvin.

III. Groen: prophète de l’Europe moderne

Tout comme Platon a montré comment diverses sortes de gouvernement se succèdent et comment à partir d’une démocratie on passe obligatoirement à l’anarchie et au despotisme, Groen montre comment la démocratie s’est développée au cours de l’histoire; la Révolution a déchaîné des forces comparables à celles des cataractes. Il est intéressant de remarquer que les révolutionnaires d’hier sont les conservateurs d’aujourd’hui, et qu’en essayant de freiner le développement du courant de pensées révolutionnaires, ils sont eux-mêmes emportés par lui. Et tandis que la révolution tue ses propres enfants – comme le dit un proverbe – la pensée révolutionnaire se propage, tel un virus contagieux.

Si un peuple ne reconnaît plus l’Eternel Dieu et sa Parole, l’incrédulité ou la crédulité sont pleines de vitalité. Mais la foi – Luther a dit qu’elle est vivante et toujours en progression – est aux antipodes de l’incrédulité. Groen a prophétisé le triste destin de l’incrédulité. Il voit le grand danger qu’elle représente pour l’Europe dans le domaine spirituel et politique. Devant sa poussée, les digues sont sur le point de craquer et finiront par le faire les unes après les autres.

A) L’Allemagne sous Bismarck

En 1870, Groen est déjà âgé; pourtant il prend une part active à la vie politique et spirituelle de son temps: c’est l’époque de la guerre entre l’Allemagne et la France[9]. L’homme important du moment est Bismarck, qui estime que l’intérêt du peuple prussien passe avant tout. Selon lui, la raison d’Etat n’est soumise à aucune loi et la fin justifie les moyens. Et les intérêts de la Prusse sont vastes.

Groen discerne que Bismarck est à l’origine des guerres de son époque, car il sait cultiver les sentiments anticatholiques et antirévolutionnaires des protestants allemands en les montant contre les Autrichiens catholiques romains et contre la France révolutionnaire. Groen estime que la politique de Bismarck contrevient au droit, à l’équité et à la Loi de Dieu. La nouvelle idole est l’intérêt de l’Etat. Groen analyse à fond ces choses dans un livre qui porte un titre bien révélateur: L’Empire prussien et l’Apocalypse, à mes amis de Berlin (1867). Selon Groen, la plus grande erreur de la politique étrangère prusse est la dissociation qu’elle effectue d’avec la loi chrétienne.

Groen récuse l’idée que la Loi de Dieu n’aurait rien à faire avec la politique:

La loi divine, la loi révélée, est obligatoire dans la sphère politique et doit imposer silence à l’égoïsme individuel et national. Le terrain politique n’est pas un domaine à part où la religion révélée ne doit pas pénétrer

Il reconnaît qu’on ne peut pas « imposer à l’Etat des devoirs dont l’accomplissement suppose la régénération personnelle du chrétien. » Il fait des commentaires importants à ce sujet, tout à fait d’actualité aujourd’hui:

Dans l’Europe chrétienne, la morale non évangélique valable pour l’individu ou pour l’Etat a pour origine l’incrédulité.

L’athéisme pratique oblige à choisir entre l’irreligion et la religion révélée.

Votre morale s’est transformée en morale nationale, en raison d’Etat. Elle doit nécessairement être sanglante et cruelle puisque tous les scrupules disparaissent devant l’unique loi: la raison politique.

Groen considère avec anxiété les événements en Prusse. Il va même jusqu’à déclarer que l’Allemagne peut constituer un danger pour la stabilité de toute l’Europe dès lors que se réveillent l’esprit d’égoïsme et celui de l’intérêt de l’Etat. Groen ne s’est pas opposé au changement. Il reconnaît comme légitime le désir d’arriver à l’unité allemande. Mais la manière adoptée par Bismarck pour conduire sa politique lui cause des soucis. L’orage de la Première Guerre mondiale approche. Groen s’inquiète:

Pour celui qui a compris les grandes lignes de l’histoire à la lumière de la Parole de Dieu, il devient de plus en plus évident que l’effroyable confusion des idéologies, qui se contredisent de mille manières, et des événements, qui se précipitent, est le signe du développement rapide de cette révolte universelle contre l’Eternel, qui précède l’apparition du Fils de Dieu.

B) L’Allemagne et la France

Groen reconnaît que Bismarck, en tant que chef de la puissante Prusse et bientôt de la puissante Allemagne, se propose de combattre la révolution. Cette intention le conduira à lutter contre la France en recourant à des méthodes « révolutionnaires » des plus importantes. Sa politique ne tient compte d’aucune morale, d’aucune forme de droit. Ces prévisions sinistres, Groen les a trouvées dans une citation de Guizot:

« Le mal a pénétré dans la politique extérieure, il innerve et corrompt la conduite et le langage des grands gouvernements européens en présence des grands troubles qui éclatent en Europe. »

Groen regrette surtout que les Allemands se découvrent, dans les Ecritures, une « mission providentielle » et affichent une totale bonne conscience.

La manière d’agir de Bismarck crée en Europe une situation entièrement nouvelle. L’esprit de la révolution est accepté en Prusse et Groen se demande quelle conséquence cela aura pour les Pays-Bas et pour l’Europe. Lorsque la Prusse, « si agrandie et transformée à l’instar de la France, va rivaliser avec elle dans la concrétisation des idées en proclamant l’omnipotence du plus fort, elle fera disparaître le droit des gens ». Plus rien ne comptera que la loi du plus fort. Groen pense que les lois morales déterminent, à la longue, le sort des nations. Sachant aussi « que la vengeance divine s’exprime dans l’histoire », il recommande: « Que chacun se garde de la susciter à ses dépens! » Cette mise en garde oblige à penser aux choses horribles qui se sont passées en Europe au XXe siècle. Groen termine son ouvrage de façon visionnaire:

Sans contredit, vous pourriez nous entraîner dans votre malheur, car il est impossible de prévoir à quels déchirements intérieurs et à quels conflits européens aboutiront les efforts faits pour atteindre à un semblant d’unité germanique… Votre politique étonnamment habile n’a pas suffisamment tenu compte d’une grande vérité que nous voyons se réaliser aujourd’hui. Lorsqu’on se donne à soi-même une mission providentielle, admirablement conforme à ses propres désirs, la grandeur inespérée du triomphe obtenu peut devenir la source vengeresse de difficultés inextricables et d’un immense danger.

C) Le désastre de l’esprit de la révolution

L’esprit de la révolution est désastreux pour l’Europe. Son fondement est l’abandon de la foi dans l’Evangile et de la loi qu’il rappelle et confirme. Lorsque l’homme abandonne la Parole de Dieu, il n’est plus guidé que par les passions et les intérêts humains.

Cet esprit peut d’ailleurs se manifester dans de nombreuses idéologies. Telle est la leçon que nous donne Groen. L’esprit de la révolution est le bouillon de culture d’idéologies qui sont de la même famille, malgé leur formes différentes. Ces idéologies découlent du même esprit humaniste et incrédule. Impossible de ne pas penser au national-socialisme des années 1930 et au communisme. Pour ces idéologies, par essence totalitaires, le futur est le terrain sur lequel l’homme réalisera une société idéale et sans péché. Elles conduisent à l’oppression, la violence et la barbarie.

Pour Groen, il en est ainsi à cause de l’abandon de Dieu et de ses lois. C’est ce qui le conduit à mettre en opposition la révolution et l’Evangile. En Europe, il y a le choix entre la révolution et la foi. Si on abandonne la foi, on ne peut pas imaginer qu’une religiosité générale assurera une certaine forme de morale. Dans une société où le paganisme prévaut, cela est possible; en Europe, déjà christianisée, cela ne l’est plus. Prendre ses distances par rapport à la foi chrétienne conduit immanquablement au sabbat de sorcières, aux idéologies, sortes de paganismes sans véritables racines religieuses[10].

« Dans l’Europe chrétienne, dit Groen, la morale détachée de l’Evangile, que ce soit celle de l’individu, ou celle de l’Etat, est inexorablement dominée par l’incrédulité. »

La morale détachée de l’Evangile n’est pas en mesure de lutter contre les manifestations de puissance de l’incrédulité. Là où l’Evangile est rejeté, la maison est vide et les démons entrent. Groen a vu que la maison Europe se vidait de plus en plus. Vers la fin de sa vie, il a affirmé:

Savez-vous, profonds philosophes, savants politiques, bienfaiteurs de l’Europe moderne, si vous arrivez au nec plus ultra de vos utopies, ce que vous aurez alors? Vous aurez des nations, si on peut les appeler ainsi, désossées, décolorées, des populations, des multitudes, des masses, des ramassis d’individus, des collections d’atomes; vous aurez cette poussière qui devient de la boue, vous aurez une matière à double visage. Des recrues pour toutes les alternatives de l’anarchie et du despotisme, comme le disait Vinet, rebelles aujourd’hui, esclaves demain. Vous aurez avec votre unité de territoire, de langue, de race, vous aurez les races dont parlait Tocqueville dans ses admirables écrits, races moutonnières avec leurs bergers, qui les mèneront à la bergerie, à la boucherie, les faisant paître dans les gras pâturages de l’impiété et du vice, pour les lancer à l’aventure dans le carnage des champs de bataille. Vous aurez, en un mot, les atrocités d’une barbarie nouvelle au milieu des raffinements les plus exquis de la civilisation.

D) Hitler, Barth et l’Internationale socialiste

Quelle est l’actualité de cette analyse de l’esprit d’incrédulité et quel chemin Groen montre-t-il aux théologiens et aux chrétiens que nous sommes? Considérons le cas de Karl Barth.

L’Eglise a réagi très faiblement quand le national-socialisme est apparu en Allemagne. La propagande nazie était si raffinée, les manoeuvres politiques si subtiles qu’il était difficile de montrer sa désapprobation. L’esprit que Groen avait discerné à Berlin s’est propagé peu à peu. Hitler a profité, dans les années 1930, de la crainte suscitée par l’URSS communiste. En 1860, Bismarck s’était considéré comme l’élu de la Providence; en 1933, l’histoire s’est répétée à plus grande échelle avec Hitler. Ses propos au sujet du choix de Dieu tant pour lui que pour l’Allemagne sont révoltants. Ses paroles ont fait l’effet d’une drogue. A part quelques rares exceptions, les Eglises se sont tues. L’Eglise catholique romaine a même signé un concordat. Ceux qui ont osé élever leur voix sont peu nombreux et c’est avec respect que nous voulons citer les noms de Karl Diem, de Karl Barth et de leurs compagnons.

La critique formulée par la théologie de Barth est majeure et passionnée. L’Evangile est à l’opposé de tout ce qui est humain: l’histoire, la connaissance ou la volonté. Entre Dieu et l’homme, il y a une distance infinie, une différence qualitative, car il n’y a pas d’analogie entre l’homme et Dieu. Dieu est tout autre que nous et le christianisme est toujours une eschatologie en mouvement qui ne s’établit pas sur la terre, mais qui soumet tout à sa critique. La sanctification, en tant que progrès humain, est donc une impossibilité.

Ce point de vue éclaire l’attitude critique de Barth face aux puissances. Barth, et nous en remercions le Seigneur, a pu élever sa protestation contre le national socialisme, contre les déclarations non bibliques blasphématoires qui présentaient le führer comme un messie. Il a, avec d’autres, sauvé l’honneur de l’Eglise par la publication des Thèses de Barmen. Cette déclaration courageuse affirme que l’Eglise ne se doit d’obéir qu’à une seule Parole, la Parole de Christ, qu’à Christ lui-même. Personne, même pas un führer, n’a le droit de s’interposer.

Il est néanmoins étonnant que Barth, qui a été si critique envers le national socialisme, ait eu une toute autre attitude envers le socialisme et le communisme. Dès sa jeunesse, Karl Barth s’est révolté contre les liens de l’Eglise avec le capitalisme. A Safenwil déjà, il était « le pasteur rouge »; et, après la Seconde Guerre mondiale, il s’est exprimé en termes favorables envers le communisme. Il voyait dans le socialisme une solution entre le communisme et le capitalisme. Cette attitude a peut-être des raisons théologiques…

La théologie de Barth s’est développée tout au long de l’élaboration de sa Dogmatique. Après 1945, on y découvre des idées nouvelles qui n’existaient pas au cours des premières années de son ministère. Dieu n’est plus seulement le Tout Autre, il est devenu un partenaire, dans l’Alliance, avec l’humanité en Jésus-Christ. Barth peut parler de « l’humanité de Dieu » et tout analyser de façon « christomoniste », par référence à la personne de Jésus fait chair. Le Christ et sa grâce constituent le principe dogmatique à partir duquel s’éclairent les autres domaines de la théologie, y compris la création et la Loi, expressions de la grâce en Jésus. La création existe à cause de l’oeuvre du salut de Christ. Cette prise de position a conduit au changement bien connu intervenu dans la relation création et salut, Loi et Evangile. Pour comprendre le contenu de la Loi et la signification de la création, il faut adopter comme principe de base la grâce de Jésus-Christ en tant que Fils de Dieu et Sauveur.

Cette théologie apparaît stricte et dépouillée. Barth a été conduit par son dégoût pour la théologie libérale et le national-socialisme, qui se réclame de la providence, à tout placer sous la grâce comme principe de base, et même comme principe ontologique de la réalité. Il jette le bébé avec l’eau du bain lorsqu’il met en doute toute forme de providence de Dieu et de loi naturelle. Sa théologie est celle d’un réductionnisme christologique qui provoque un court-circuit entre, d’une part, la réalité de la création et la Loi et, d’autre part, le message du Nouveau Testament.

E) Barth et Groen

Groen voit l’Evangile non seulement comme une grâce radicale, mais aussi comme une expression de la Loi de Dieu. L’Evangile suppose la Loi comme un fait donné préétabli. Pour Barth, en revanche, la Loi n’est pas un présupposé, mais fonction de l’Evangile; elle est présente dans le Nouveau Testament comme une exhortation. Le fondement indépendant de la Loi s’évapore.

Si le présupposé biblique de la Loi et de la création n’existe plus, ou si on leur donne un autre contenu, l’Evangile lui-même est « révolutionné ». Voici comment Barth explique la phrase « Jésus-Christ est l’Eternel Sabaoth, et il n’y a pas d’autre Dieu. Il doit vaincre »:

De cette façon, nous ne regardons ni vers la hauteur, ni vers la pronfondeur, mais nous regardons simplement dans l’Ancien et le Nouveau Testaments vers Celui que l’Ecriture appelle Dieu, vers les événements qu’il a vécus et leurs relations, vers le réveil documenté du lendemain de la grâce libre (…), vers son incompréhensible choix, vers la fidélité qu’il nous manifeste et, au milieu de cette histoire, vers Jésus-Christ sur la croix. Vers Lui qui non seulement a été crucifié, mais qui le fut entre deux voleurs, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche. Vers celui qui se solidarise avec les voleurs juifs et païens, et qui est roi sur eux tous et pour tous (…) C’est à partir de là, à partir de l’intention active et révélée, que le monde est régi, à savoir le ciel et la terre avec tout ce qui s’y trouve. C’est la foi dans le règne mondial de Dieu. L’histoire du monde tourne autour de ce point central.

Dans ce texte, toute l’histoire du monde et l’action de salut de Dieu sont mises en rapport avec Jésus comme étant celui qui se solidarise avec les voleurs, païens ou juifs, dont il est roi. Il est le « révolutionnaire qui met la cognée à la racine de l’arbre, celui par qui l’ordre humain est placé de façon inexplicable sous la critique et dans l’ombre ». Christ se situe face au monde corrompu devant Dieu pour le

diriger vers une transformation et un renouvellement complets:

On ne connaît pas Jésus si on ne le connaît pas comme celui qui est pauvre -prononçons donc le mot dangereux -, comme le partisan des pauvres et, finalement, le révolutionnaire.

Si on comprend mieux ainsi le lien de sympathie qui a existé entre Barth, le socialisme et le communisme[11], on se demande comment Barth a pu rejeter le national-socialisme et accueillir si ouvertement le communisme. Pour lui, le national-socialisme se présente comme un renouveau du paganisme et, pire encore, comme l’opposé du christianisme, comme l’esprit de l’Antichrist.

S’agit-il du simple paganisme? Pour Groen, la réponse est non. Il s’agit d’un esprit caractérisé par le mal idéologique; c’est un esprit d’incroyance privé de ses racines religieuses. L’antithèse dans le monde postrévolutionnaire, sécularisé, n’est pas la foi face au paganisme, mais la foi face à l’incrédulité, face à la révolution, qui est une révolte contre Dieu et sa souveraineté. Le cas du communisme n’est pas différent, en principe, de celui du nazisme. Le barthisme, avec son mépris de la « religion », en arrive à un rejet de toute forme de révélation créationnelle et, face à l’esprit révolutionnaire, ne peut pas faire appel à la providence de Dieu et à sa loi naturelle ancrée dans la création et dans l’histoire. Si on écarte la création et la révélation générale soulignées par les Réformateurs, il ne reste plus qu’une relation de partenariat entre Dieu et l’homme, dévoilée en Christ. Ainsi apparaît un espace humain, sécularisé, dans lequel toutes sortes de tendances dans la société peuvent être approuvées par l’Eglise, car elles ne sont pas « normées » par la révélation. La Loi à laquelle un gouvernement doit se soumettre n’a plus besoin de trouver sa source dans « la loi de la nature », ou dans la Loi écrite de Dieu. Seul, l’exemple de Jésus est important.

Le mandat créationnel de la Genèse disparaît. Le jugement de Dieu se manifeste si on cesse de respecter le gouvernement, le mariage, la famille et le travail. Dans certaines Eglises instituées en Europe, la bénédiction de diverses formes de vie à deux est reconnue. Puisqu’il ne s’agit que d’une relation d’amour et de fidélité, de telles relations peuvent être bénies « devant la face de Dieu »! Dès que des contradicteurs se réfèrent à la création, ils sont soupçonnés de « théologie naturelle ».

Barth a ôté une pierre fondamentale à la théologie et toute la structure de celle-ci est devenu vacillante. Sa théologie est non chrétienne dans ses postulats et dans ses conclusions; elle a causé de grands dégats dans la confession de l’Eglise. Barth se situe aux antipodes de Groen.

Conclusion

C’est la grandeur de Groen d’avoir perçu, dans l’esprit de l’incroyance révolutionnaire, l’importance du chaos devant lequel rien n’est plus en sécurité, et d’avoir donné, dans le domaine politique, un avertissement prophétique. Bien plus, il a appelé à reconnaître que nous ne sommes que des créatures, et que nous ne créons pas la réalité.

La foi, face à l’incrédulité de l’esprit révolutionnaire, est metanoia, un changement radical dans la façon de penser. C’est une reconnaissance de la souveraineté de Dieu en tant que Créateur, de la Loi et de l’Evangile. Christ, le Fils de Dieu, a reconnu, jusque dans sa mort, la souveraineté du Père sur la création; il nous amène, nous aussi, à cette reconnaissance. Il est, selon le livre de Daniel, pantocrator – le Tout-Puissant et non un partenaire à notre guise. La rédécouverte du règne de Christ sur le cosmos est la plus grande tâche que la théologie ait à accomplir aujourd’hui.

Notre chemin ne peut être que le chemin de l’obéissance, de l’humiliation, le chemin du fils prodigue: « Je me lèverai, j’irai vers mon Père et je dirai: Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi… » N’est-ce pas là l’appel que nous devons lancer à l’Europe? Groen l’a fait comme peu d’autres; Barth a reçu de nombreux talents pour le faire, mais il n’a pas persévéré sur ce chemin.


* H. Klink est actuellement pasteur d’une Eglise réformée à Hoornaar, aux pays-Bas.

  • 1 G. Groen van Prinsterer (prononcez Groun) a fondé le parti politique antirévolutionnaire aux Pays-Bas (ARP).
  • 2 A cette époque, la Belgique fait alors partie du royaume des Pays-Bas.
  • 3 Merle d’Aubigné (1794-1892) est l’auteur des histoires célèbres de la Réforme en Europe au XVIe siècle et à l’époque de Calvin.
  • 4 J. Guitton, Silence sur l’essentiel, 95.
  • 5 P. Hazard (Paris: Fayard, 1978).
  • 6 L’apologète anglais C.S. Lewis a montré la conséquence, dans son livre L’abolition de l’homme.
  • 7 Pensons à ce qui se passe, de nos jours, avec le Nouvel Age, l’âge d’Aquarius (n. d. l. r.).
  • 8 Edmund Burke (1729-1797).
  • 9 Il y a de nombreux politiciens chrétiens en Allemagne, y compris Stahl et von Gerlach. Groen a beaucoup appris d’eux et les cite avec approbation. Il admire particulièrement le luthérien, docteur en droit d’origine juive, Stahl (1802-1861).
  • 10 Les livres de Jean Brun confirment les intuitions de Groen (n. d. l. r.).
  • 11 On comprend pourquoi tant de dirigeants protestants en France (y compris à la Fédération protestante de France) depuis l’époque barthienne ont pu agir comme ils l’ont fait (n. d. l. r.).

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