Égalité ou équité ?

Égalité ou équité ?

Roger BARILIER*

Il y a dans le terme d' »égalité » (en latin aequalitas; le vieux français disait encore équalité) une certaine équivoque, un double sens. D’une part, il comporte une idée de justice et même de faveur, de bienveillance, et c’est ainsi probablement que voulaient l’entendre les auteurs de la Révolution française en rangeant l’égalité au nombre des « immortels principes ». Il s’agissait de placer tous les citoyens au même niveau devant la loi, sans favoritisme ni exclusion, en privant les « grands » de privilèges qui ne se justifiaient plus, et en accordant aux « petits » des droits dont ils étaient dépourvus sans raison1. Et, d’autre part – et c’est ainsi que l’ont entendu bien des révolutionnaires, parmi ceux de 1789 comme de ceux de la révolution communiste russe -, le mot « égalité » a pris le sens d’uniformité, d’indifférenciation, de nivellement général des conditions sociales – nivellement de préférence réalisé par le haut: « L’assiette au beurre, disait l’un d’eux, loin d’être le privilège de quelques-uns, doit devenir l’apanage de tous. » On tombait alors dans une vision utopique de la réalité, dans l’idéologie égalitaire ou, pour mieux dire, égalitariste.

Idéologie qui se porte assez bien en notre temps, où l’égalité des sexes, par exemple, est comprise comme une sorte de négation des différences entre l’homme et la femme, l’oubli de leurs rôles respectifs, la suppression dans le Code civil de la notion de « chef de l’union conjugale », la revendication des quotas féminins dans les conseils de la nation, la mode « unisexe », la réhabilitation de l’homosexualité, etc. De même, dans le domaine de la formation scolaire, où l’on nie les différences d’aptitudes intellectuelles, qui ne seraient dues qu’aux inégalités sociales, et où l’on voudrait que tous les enfants puissent parvenir au baccalauréat et à l’université. De même aussi, dans les Eglises protestantes, où l’égalité foncière de tous leurs membres devant Dieu, devant le péché et la grâce, est indûment étendue à l’égalité des fonctions, où l’on refuse parfois toute discrimination entre ministres et fidèles, entre les pasteurs et les diacres, entre les diacres et les anciens, et où bientôt chacun pourra baptiser, prêcher et présider la sainte cène. Tout est dans tout et réciproquement.

Or l’égalité, en ce sens, n’est pas toujours synonyme d’équité, de justice. Tout au contraire. La confusion des rôles et le mépris des diversités créent des injustices2, alors que la justice non seulement s’accommode souvent des différences et des distinctions, mais exige généralement leur respect. Car l’inégalité est dans la nature, et c’est elle qui en fait la richesse, et la complémentarité des êtres et des choses. Passons sur la diversité du cosmos, et sur celle de la surface terrestre. Tenons-nous-en au genre humain: on y compte des êtres différents par le sexe, par l’âge, par la taille, par l’intelligence, les aptitudes, le tempérament, les goûts, l’activité, les idées, etc., par les origines, le milieu, les circonstances vécues, le cheminement personnel…, on pourrait poursuivre cette énumération. Comment donc voudrait-on que tous soient coulés dans le même moule, tous interchangeables, tous conformes à un modèle standard reproduit à des millions d’exemplaires? Et comment oserait-on prétendre que ceux qui s’opposent aux inégalités sont des affreux, des méchants qui ferment les yeux sur l’injustice et refusent de la combattre?

I. Inégalité et hiérarchie

Répétons-le: l’injustice se trouve parfois dans une égalité contre nature, et la justice est de se plier, non pas, bien sûr, à des inégalités factices, fruit du péché des hommes, mais à des inégalités inévitables et voulues par le Créateur. Ajoutons maintenant que ces inégalités d’origine divine impliquent aussi une chose honnie par l’égalitarisme: à savoir une hiérarchie, avec des supérieurs et des inférieurs, des gens exerçant l’autorité et d’autres qui ont à s’y soumettre. Cela – nous le développerons dans un instant – pour empêcher le désordre, la confusion, l’anarchie, et pour favoriser au contraire l’ordre et la paix, et rendre la société vivable en dépit du péché qui colle à l’humanité et qui tend perpétuellement à désorganiser, à dresser les hommes les uns contre les autres, à semer la division et la guerre. Une hiérarchie, donc, non pas au profit de ceux qui commandent, mais pour le bien de ceux qui obéissent.

Une hiérarchie. Si le lecteur empreint d’esprit égalitaire tressaute à l’ouïe de ce mot, celui qui est nourri de l’Ecriture ne peut qu’acquiescer. L’autorité vient d’en haut, non d’en bas. L’Eglise n’est pas une démocratie, mais une christocratie. Le pouvoir suprême appartient à Dieu, et, en un sens, il n’y a pas d’autre pouvoir que le sien. Je veux dire: pas de pouvoir autonome, qui soit le fait et la propriété de son détenteur. « L’Eternel est le seul Dieu, il n’y a pas d’autre Seigneur que lui. »3 Mais il délègue une part de son autorité à quelques humains, pour qu’ils gouvernent leurs semblables en son nom. Il la délègue aux rois et aux chefs politiques pour qu’ils règnent sur chaque nation, avec pour contrepartie l’ordre donné aux citoyens de se soumettre à ces chefs: « Que chacun soit soumis aux autorités placées au-dessus de nous; car il n’y a pas d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent ont été instituées par Dieu. »4 Dans le couple conjugal, Dieu délègue son autorité, n’en déplaise aux féministes, au mari: « Le mari est le chef de la femme, comme le Christ est le chef de l’Eglise. Ainsi, comme l’Eglise est soumise au Christ, les femmes doivent l’être à leurs maris en toutes choses. »5 Bien entendu, nous le verrons plus loin, il ne s’agit pas là d’une soumission d’esclaves à des maîtres tyranniques. Mais il ne faut pas non plus raboter ces textes avec tant de force qu’il n’en reste rien. Dans la famille de même, Dieu charge les parents de se faire obéir de leurs enfants: « Enfants, obéissez à vos parents, selon le Seigneur; car cela est juste. »6 De manière plus générale, l’âge, l’ancienneté, confèrent un droit sur la jeunesse: « Jeunes gens, soyez soumis aux anciens! »7 Entre maîtres et serviteurs, ou, pour parler plus moderne, entre patrons et employés, l’autorité appartient aux premiers nommés: « Serviteurs, obéissez avec crainte et respect, dans la simplicité de votre cœur, comme au Christ, à ceux qui sont vos maîtres en ce monde. »8

C’est encore dans le même mouvement, dans le même esprit, dans la même volonté d’ordonner les choses pour le bien de tous, que Dieu a établi aussi dans l’Eglise non seulement des spécifications, des ordres différenciés – car « tous ne sont pas apôtres, tous ne sont pas prophètes, tous ne sont pas docteurs »9 et il n’est pas permis à tout un chacun de « s’ériger en docteur »10 – mais aussi des degrés divers, des supérieurs et des inférieurs, des fonctions de dirigeants et donc des états de dirigés: « Obéissez à vos conducteurs et soyez-leur soumis, car ils veillent au salut de vos âmes, dont ils auront à rendre compte; qu’ils puissent ainsi s’acquitter de leur ministère avec joie, et non en gémissant, ce qui ne serait pas à votre avantage. »11 La Confession de foi des Pays-Bas (1571), peu différente d’ailleurs de celle de La Rochelle, dit ceci:

Nous croyons que la vraie Eglise doit être gouvernée selon la police spirituelle que Notre Seigneur nous a enseignée par sa Parole: c’est qu’il y ait des ministres ou pasteurs pour prêcher et administrer les sacrements; qu’il y ait aussi des surveillants12 et des diacres, pour être comme le sénat de l’Eglise, et par ce moyen conserver la vraie religion et faire que la vraie doctrine ait son cours…

Les pasteurs principalement, car ils sont constitutifs de l’Eglise, ceux sans lesquels l’Eglise ne pourrait pas vivre – les autres ministères, si précieux soient-ils, ne sont pas absolument vitaux pour l’Eglise, et leur absence ne la condamne pas à mourir -, les pasteurs, disons-nous, remplissent la même fonction que les apôtres choisis par Jésus, et bénéficient des mêmes promesses: « Qui vous écoute m’écoute; qui vous rejette me rejette et rejette Celui qui m’a envoyé. »13

II. Inégalité et pouvoir

Entendons-nous bien. Il est certain qu’en un sens, devant Dieu et devant sa grâce, tous les membres de l’Eglise, pasteurs ou laïcs, sont également aimés de lui, pardonnés et sauvés – réalité attestée par le baptême qu’ils ont tous reçu. Tous sont sur le même pied, au même niveau, tous sont des « laïcs », des membres du peuple de Dieu. Et l’on peut dire aussi, comme Luther à ses débuts, que tous sont des « ecclésiastiques », car ils ont tous à témoigner de leur foi d’une manière ou d’une autre, tous à concourir à la mission de l’Eglise, chacun à la mesure de ses dons, de ses moyens ou de son état. Tous, ils sont ensemble « la race élue, la nation sainte, le peuple que Dieu s’est acquis, afin qu’ils annoncent les vertus de Celui qui les a appelés des ténèbres à sa merveilleuse lumière »14. C’est cette même égalité que saint Paul reconnaissait entre les chrétiens différents par le sexe, la nationalité ou la condition sociale: « Il n’y a plus ici ni Juif, ni Grec; ni esclave, ni homme libre; ni homme, ni femme; car tous, vous êtes un en Jésus-Christ. »15

Sans doute. Mais cette parole de l’apôtre, abondamment citée et montée en épingle à notre époque, ne signifie pas l’effacement de toutes les différences qui existent réellement entre ces êtres fondamentalement égaux. Le Juif reste Juif, le Grec reste Grec; ni l’esclave ni l’homme libre n’échappent à leur condition; et l’homme n’est pas changé en femme, ni la femme en homme, ni tous les deux en une sorte d’androgyne asexué. Il en va de même dans l’Eglise entre tous ses membres: ceux-ci, malgré leur unité de base, restent divers dans le concret de leur vie, et sont appelés à servir Dieu d’une manière également diverse. En particulier, l’organisation de l’Eglise implique des bergers et un troupeau, des conducteurs et des conduits, des ministères d’une certaine importance et de simples services. Bref, une hiérarchie. On peut appliquer aux membres de l’Eglise une plaisanterie connue, mais en la prenant au sérieux: « Tous sont égaux, mais certains le sont plus que d’autres. »

A l’intérieur du Corps de Christ, Dieu confie à certains membres une certaine autorité, un pouvoir16, Calvin disait même une « puissance » qu’il n’accorde pas à tous. « Pour l’Evangile, j’ai été établi prédicateur, apôtre et docteur. »17

Quand Dieu confie une charge à quelqu’un, le personnage qu’il prend pour ministre lui est adjoint tant en la puissance de commander, qu’en l’obéissance que les autres lui doivent rendre18.

Il y a donc mise à part, consécration, Calvin disait « ordination » de quelques-uns pour le service de tous, élection au sein d’un « ordre » spécifique, de ceux qui ont reçu vocation à cet effet et formation adéquate. Un acte de l’Eglise manifeste qu’elle reçoit de Dieu ces serviteurs, et que Dieu les arme des aptitudes nécessaires à l’exercice de ce ministère. « Ne néglige pas le don de la grâce qui est en toi, écrit saint Paul à Timothée, et qui t’a été conféré lorsque l’assemblée des anciens (littéralement: du presbytérat) t’a imposé les mains. »19

On sait comment l’apôtre Paul se présentait lui-même: « Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à être apôtre, mis à part pour annoncer l’Evangile de Dieu. »20 On sait aussi comment, avec quelle vigueur, quelle insistance, notamment dans les épîtres aux Corinthiens, il a défendu son ministère contre des jaloux qui lui contestaient cet honneur et cette charge; comment il a revendiqué le droit d’annoncer l’Evangile de la grâce, le droit d’instruire les autres, mais aussi de les corriger, de les censurer, de les ramener sur le bon chemin. A son collaborateur Timothée, exerçant les mêmes fonctions que lui, il ordonne de « prêcher la Parole, d’insister en temps et hors de temps, de reprendre, d’exhorter, de censurer avec une grande patience et un parfait enseignement »21. Et parlant pour lui-même, il déclare tout net: « Nous sommes prêts à châtier toute désobéissance, jusqu’à ce que votre obéissance soit parfaite. »22 Il prend tant de soin à écarter les calomnies de ses adversaires que ceux-ci le soupçonnent de « vouloir se faire valoir » auprès des Corinthiens23. Il définit clairement sa fonction comme celle d’un ambassadeur, qui parle donc au nom d’un autre, le Christ, mais qui n’en a pas moins cette dignité de lui servir de porte-parole, de s’exprimer valablement à sa place: « Nous faisons fonction d’ambassadeur pour Christ, Dieu lui-même exhortant à travers nous. »24 On est loin du pasteur copain-copain avec les membres de sa communauté, qui n’a au fond rien à leur dire de transcendant, et qui, comme tout le monde, n’est rien de plus qu’un individu « en recherche ».

III. L’autorité: un service

Il nous faut maintenant faire une réserve de taille, amener une précision qui pourra rassurer ceux que ce mot de « hiérarchie » épouvante. C’est à savoir que la supériorité accordée à certains par rapport à d’autres, dans la société ou dans l’Eglise, n’est que le moyen de servir les autres et de travailler à leur bien.

Cela est vrai pour toutes les hiérarchies que nous avons énumérées plus haut: l’Etat, le mariage, la famille, l’entreprise, la communauté chrétienne. « Le magistrat est ministre de Dieu pour ton bien, pour exercer la justice. »25 Le mari est le chef de la femme, non pour l’asservir, mais pour la servir. Pour la rendre heureuse. La soumission que l’Evangile demande à la femme est plus que compensée par l’amour qu’il exige du mari: « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Eglise et s’est sacrifié pour elle. »26 De même, l’obéissance des enfants a pour corollaire la bonté et le dévouement des parents: « Vous, pères, n’irritez pas vos enfants, mais élevez-les en les instruisant selon le Seigneur. »27 De même encore, l’obéissance réclamée des domestiques et autres employés a sa contrepartie dans l’affection des patrons et des supérieurs en général: « Maîtres, soyez bons avec vos serviteurs, et abstenez-vous de menaces, sachant que vous avez, vous et eux, le même Maître et que devant lui il n’y a point d’acception de personnes. »28

Il en va de même des fonctions dirigeantes dans l’Eglise. Qu’on ne pense pas que, parce que cet article est écrit par un pasteur, celui-ci ait voulu, en exaltant son ministère, se vanter lui-même! Car si sa fonction est importante, lui-même n’est rien. Il sait fort bien, comme les douze, que ce n’est pas lui qui a choisi le Christ, mais le Christ qui l’a choisi et établi29. Il sait aussi, comme saint Paul, que « toute sa capacité vient de Dieu »30, qu' »il n’a rien qu’il n’ait reçu »31, et que s’il annonce l’Evangile, il n’a pas lieu de s’en glorifier, vu que « la nécessité lui en est imposée »32. Il sait qu’il n’est qu’un vulgaire vase de terre et que, si ce vase contient un trésor, ce n’est pas lui qui est ce trésor, mais la Parole de Dieu; et il est tout tremblant d’avoir à le contenir et le faire connaître33. « Le pouvoir a été donné aux ministres pour le salut des fidèles. D’où il s’ensuit que ce pouvoir ne peut être offensant ni fâcheux aux fidèles. »34 Ce qui est intéressant, ce qui est sublime, ce n’est évidemment pas notre personne, mais le message dont nous sommes chargés. « Nous ne nous prêchons pas nous-mêmes, mais nous prêchons Jésus-Christ, le Seigneur; quant à nous, nous sommes vos serviteurs pour l’amour de Jésus. »35 « Faites paître le troupeau de Dieu qui vous est confié; que ce ne soit pas par contrainte, mais de bon gré, non pour un gain sordide, mais par dévouement, non en dominant sur ceux qui vous sont échus en partage, mais en vous rendant les modèles du troupeau. »36 « Nous ne cherchons pas à dominer sur votre foi, mais nous voulons contribuer à votre joie. »37 Ainsi donc, « que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur »38!

C’est là un des maîtres enseignements des Evangiles. Tous les croyants connaissent cet épisode où la femme de Zébédée réclamait pour ses fils des places d’honneur aux côtés de Jésus, quand il serait dans son Royaume, et l’enseignement dont cette demande a été l’occasion:

Vous savez que les princes des nations les asservissent, et que les grands les tiennent sous leur puissance. Il n’en sera pas ainsi parmi vous; au contraire, que celui qui voudra devenir grand parmi vous se fasse votre serviteur, et que celui qui voudra être le premier se fasse votre esclave!39

Certes, Jésus ne condamne pas ceux qui voudraient être grands, ou les premiers; et dans le parallèle de l’évangile selon saint Luc40, il reçoit comme un fait que certains sont « plus grands » et sont de ceux « qui gouvernent », mais c’est en acceptant d’être petits qu’ils sont vraiment grands, et en servant qu’ils gouvernent le mieux. Jésus lui-même en a donné l’exemple, lui qui, étant Dieu, donc le plus grand de tous, « n’a pas voulu se prévaloir de son égalité avec Dieu », mais s’est abaissé au niveau des plus humbles et des plus maltraités41. Et c’est en suivant cet exemple que nous sommes ses disciples: « Le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup d’hommes. »42 Ce sont ceux qui s’abaissent qui seront élevés, alors que ceux qui s’élèvent eux-mêmes seront abaissés43.

Ainsi, le pasteur qui bomberait le torse et ferait sonner son titre, qui chercherait à attirer les honneurs sur sa personne plutôt que sur son message trahirait la mission dont il est chargé. Bien plutôt doit-il considérer comme ses maîtres les membres de son troupeau, et se dévouer pour eux en temps et hors de temps. Remarquons aussi que cette attitude d’humilité confère à son ministère une tonalité de douceur, de bienveillance, d’amour pour les âmes. Car, objet lui-même d’une insigne miséricorde, imméritée comme toute vraie miséricorde, le pasteur ne peut que ressentir sa propre insuffisance, et donc faire bénéficier ses ouailles d’une miséricorde semblable. Et du même coup, le voilà préservé de toute attitude autoritaire ou autocratique. Doutant sans cesse de lui-même et de l’excellence de son travail, il doit compter sur la pitié de Dieu et l’indulgence de ses paroissiens. Et il a besoin des conseils de ses collaborateurs: le gouvernement d’une paroisse n’est pas monarchique, mais collégial.

Pourtant, être serviteur des fidèles ne signifie pas ramper devant eux, satisfaire tous leurs caprices, ni approuver tous leurs écarts de pensée ou de conduite. Car, dans son humilité même, il n’en exerce pas moins une autorité qui, si elle n’appartient pas à sa personne, lui a bel et bien été confiée: celle de la Parole de Dieu. Or la Parole de Dieu ne bénit pas tout et n’importe quoi, l’erreur et le péché aussi bien que l’égaré ou le pécheur repentant.

Il appert par ses écrits, dit Calvin à propos de saint Paul, combien il était débonnaire, gracieux [prêt à pardonner] et de grande patience. Mais comme c’est le devoir d’un bon père d’endurer et pardonner beaucoup de choses, c’est aussi le fait d’un père sot, et qui ne tient pas grand compte du salut de ses enfants, de n’user pas de sévérité quand il en est temps, et de ne mêler quelque rigueur parmi la douceur.44

Car l’apôtre – et le pasteur, qui exerce le même ministère de nos jours – ne peut rien contre la vérité, mais seulement « pour la vérité »45.

Je ne cherche et ne souhaite autre puissance que celle que Dieu m’a donnée, dit encore Calvin paraphrasant saint Paul: la puissance de servir la vérité; au contraire des faux apôtres, qui, pourvu qu’ils aient puissance, n’ont aucun égard d’en user pour le bien.46

IV. Pour conclure

Revenons à notre titre: « Egalité ou équité? » Donnons une dernière fois la parole à Calvin:

Equalité47 se peut prendre en deux sens: ou pour une récompense mutuelle, quand on rend la pareille [égalité], ou pour un moyen adapté et bien calculé [équité]. Quant à moi, je la prends pour cette équalité [équité] qu’Aristote appelle de droit analogique, c’est-à-dire qui est calculée en proportion des qualités des personnes et autres particularités. Ce mot est pris dans ce sens en Col 4:1, où saint Paul admoneste les maîtres de garder équalité [équité] pour leurs serviteurs. Il ne veut certes pas dire qu’ils soient pareils en condition et degré, mais par ce mot il entend l’humanité, clémence et traitement aimable que doivent les maîtres à leurs serviteurs. Ainsi Dieu veut qu’il y ait une telle analogie et équalité [équité], que chacun subvienne aux indigents selon son pouvoir, afin que les uns n’en aient à superfluité, et les autres soient souffreteux… C’est un ordre en l’Eglise, calculé selon ce droit analogique dont nous avons parlé, que lorsque les membres sont en communion les uns avec les autres, selon la mesure des dons et des besoins, cette communion mutuelle établit une proportionnalité fort convenable, et comme une belle harmonie, bien que les uns possèdent plus et les autres moins, et que les dons soient distribués inégalement… Il ne nous est point commandé de tenir une telle équalité [égalité] qu’il ne soit licite aux riches de vivre plus délicatement que les pauvres, mais l’équalité [équité] doit être gardée de telle façon que nul ne soit délaissé en disette, et que nul ne cache son abondance en fraudant les autres.

Ce commentaire, rédigé à propos du domaine social ou caritatif, peut s’appliquer à toutes les hiérarchies que nous avons citées: la politique, le mariage, la famille, l’entreprise…, et l’Eglise. Dans tous ces domaines, il est clair que l’Evangile préfère une équité inégalitaire à une égalité inéquitable.


* Roger Barilier a été pasteur de la cathédrale de Lausanne.

1 La Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen affirme: « Les hommes naissent libres et égaux en droit. ». La Constitution de mon pays (la Confédération helvétique), influencée elle aussi par le Siècle des lumières, s’exprime ainsi dans son article 4: « Tous les Suisses sont égaux devant la loi. Il n’y a en Suisse ni sujets, ni privilèges de lieu, de naissance, de personnes ou de familles. »

2 Par exemple, il ne serait pas juste qu’un bon à rien reçoive le même salaire qu’un homme de formation supérieure et chargé d’une lourde responsabilité.

3 II S 7:22.

4 Rm 13:1. Voir aussi Tite 3:1; I P 2:13. La Confession de foi de La Rochelle, drapeau de la Réforme française, déclare, dans son article 40: « Nous réprouvons ceux qui voudraient rejeter les supériorités, établir la communauté et la confusion des biens et renverser l’ordre de la justice. »

5 Ep 5:24; Col 3:18; I P 8:5.

6 Ep 6:1; Col 3:20.

7 I P 5:5.

8 Ep 6:5; Col 3:22; Tite 2:9.

9 I Co 12:28.

10 Jc 3:1.

11 Hé 13:17.

12 Ce sont ceux que le Nouveau Testament nomme à peu près indifféremment épiscopes (évêques), presbytres (anciens), conducteurs ou pasteurs.

13 Lc 10:16.

14 I P 2:9. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à nos deux articles sur « Ordination pastorale et autorité du ministère », et « Sacerdoce universel ou sacerdoce commun? », La Revue réformée, 41 (1990:1) et 46, (1995:4). Le présent article est comme une variation ou un nouveau développement de ces deux précédents.

15 Ga 3:28; Col 3:11.

16 II Co 13:10.

17 II Tm 1:11.

18 J. Calvin, Commentaire sur II Co 8.

19 I Tm 4:14. Voir aussi II Tm. 1:6.

20 Rm 1:1.

21 II Tm 4:2.

22 II Co 10:6.

23 II Co 5:12.

24 II Co 5:20.

25 Rm 13:4.

26 Ep 5:25.

27 Ep 6:4.

28 Ep 6:8.

29 Jn 15:16.

30 II Co 3:5.

31 I Co 4:7.

32 I Co 9:16.

33 II Co 4:7.

34 J. Calvin, sur II Co 10:8.

35 II Co 4:5.

36 I P 5:2-3.

37 II Co 1:24.

38 II Co 10:17.

39 Mt 20:25-27.

40 Lc 22:25-27

41 Ph 2:5-9.

42 Mt 20:28.

43 Mt 23:12.

44 Commentaire sur II Co 13:2, où Paul déclare: « Si je reviens vers vous, je n’épargnerai personne. »

45 II Co 13:8.

46 Id., sur le v. 8.

47 Relire les premières lignes de cet article. Nous conservons ici ce mot vieilli, avec son double sens. A cette exception près, le texte est légèrement modernisé. Il est tiré du commentaire du Réformateur sur la deuxième aux Corinthiens, chap. 8.

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