Gert KWAKKEL – La Revue réformée https://larevuereformee.net Wed, 08 Feb 2023 16:45:19 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.12  Sommaire N° 296 – 2020/4 – NOVEMBRE 2020 – TOME LXXI https://larevuereformee.net/articlerr/n296 Wed, 08 Feb 2023 18:45:19 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1193 Continuer la lecture ]]> Gert KWAKKEL
Trouver le message théologique des livres de l’Ancien Testament


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La souffrance du juste : un mystère de la vie


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Le patriarche Cyrille Loucaris :
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LE DÉSESPOIR D’ÉLIE ET LA THÉRAPIE DE DIEU EN 1 ROIS 19.1-8 https://larevuereformee.net/articlerr/n283/le-desespoir-delie-et-la-therapie-de-dieu-en-1-rois-19-1-8 Sat, 16 May 2020 17:13:37 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1052 Continuer la lecture ]]> LE DÉSESPOIR D’ÉLIE
ET LA THÉRAPIE DE DIEU
EN 1 ROIS 19.1-8

Gert KWAKKEL1

« C’est assez ! Maintenant, Éternel, prends-moi la vie, car je ne suis pas meilleur que mes ancêtres. »2 Voici la demande qu’Élie adresse à Dieu, en 1 Rois 19.4b. C’est la demande d’un serviteur de Dieu qui veut présenter sa démission. En effet, Élie a quitté le territoire du royaume des dix tribus du Nord, où il a exercé son ministère prophétique. Il a parcouru tout le royaume de Juda, pour arriver à l’extrême sud, à Beer-Shéba. Comme il n’a plus besoin de son serviteur, il le laisse là (1R 19.3). Puis il quitte la terre promise et marche toute une journée dans le désert. À la fin de la journée, il s’assied sous un genêt et demande la mort.

Bien qu’une telle demande soit exceptionnelle dans la Bible, elle n’est pas unique. Moïse s’est exprimé de la sorte lorsqu’il croyait ne plus pouvoir porter sa charge de conducteur du peuple d’Israël. Il a donc dit à l’Éternel : « Plutôt que de me traiter ainsi, tue-moi donc, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, et que je ne voie pas mon malheur. » (Nb 11.15) De la même façon, Jonas, après avoir constaté que Dieu avait renoncé à sa décision de détruire Ninive, a prié ainsi : « Maintenant, Éternel, prends-moi donc la vie, car mourir vaut mieux pour moi que vivre. » (Jon 4.3)

Moïse, Élie et Jonas étaient tous trois prophètes. Ces hommes, qui avaient un ministère très spécial au service de Dieu, pouvaient à l’évidence devenir si désespérés qu’ils ne voyaient aucune autre solution que la mort. Pour les êtres humains, c’est normal d’aimer la vie. La vie est un don suprême de Dieu. Cependant, il arrive assez souvent, y compris parmi les chrétiens, que quelqu’un préfère la mort. Si surprenante qu’elle puisse être, la demande d’Élie exprime un état intérieur que d’autres ont pu connaître.

La victoire imminente de Jézabel

Toutefois, nous pourrions trouver étonnant que ce soit Élie qui demande une chose pareille. Dans les chapitres précédents, le prophète s’était montré très motivé et extrêmement courageux, osant s’opposer au roi Achab et à la grande majorité de ses compatriotes. Conformément à l’ordre de Dieu, il avait convoqué tout le peuple au mont Carmel. Il avait affronté seul 450 prophètes de Baal et 400 prophètes d’Astarté, prophètes employés par la reine Jézabel (1R 18.19). Il les avait mis au défi de montrer la divinité et la puissance de Baal. Il en était résulté une grande victoire pour l’Éternel et pour son serviteur Élie. Tout le peuple, y compris le roi Achab, avait confessé que l’Éternel était le seul qui méritait d’être reconnu comme Dieu (1R 19.39). Sur l’ordre d’Élie, on avait même tué tous les prophètes de Baal (1R 19.40).

Sans entrer dans les détails de l’interprétation de ce dernier épisode3, nous pouvons constater qu’Élie avait vécu un moment glorieux au mont Carmel. C’était l’apogée de sa carrière en tant que prophète du Dieu d’Israël. Pourtant, il a fallu un ou deux jours seulement pour qu’il prenne la fuite et qu’il désire être libéré de sa tâche et mourir. Comment peut-on expliquer un revirement aussi inattendu et total ?

Le texte biblique nous informe que le changement de comportement du prophète est dû à l’intervention de la reine Jézabel. À la différence de son mari, le roi Achab, Jézabel ne veut pas accepter la défaite de ses dieux païens. Elle refuse de regarder les choses en face. Elle se laisse aveugler par l’amour porté à son idole.

Cela peut nous surprendre. En effet, c’est loin d’être logique. Cependant, il s’agit de quelque chose qui arrive assez souvent, quand l’homme est confronté à l’impuissance de ses propres ressources et à la suprématie du Dieu unique. Dans de telles conditions, il ne lui reste que deux options : ou bien il capitule et accepte l’autorité de Dieu, ou bien il continue à s’opposer à Dieu. Dans ce dernier cas, le combat et la haine sont assez souvent dirigés contre les fidèles serviteurs de Dieu.

Aveuglée par la haine, Jézabel représente-t-elle, cependant, un réel danger pour Élie ? Remarquons qu’elle ne dispose pas de beaucoup de moyens à ce moment précis, comme le montrent ses propres paroles en 1 Rois 19.2. Tout d’abord, elle prête serment au nom de ses propres dieux : « Que les dieux me traitent avec la plus grande sévérité, si demain, à la même heure, je ne te fais pas ce que tu leur as fait ! » (C’est-à-dire, « si je ne te tue pas comme tu as tué mes prophètes ! ».) Or, quelques heures auparavant, tout le monde avait pu observer que les dieux de Jézabel ne pouvaient rien faire. Ils étaient nuls ! Il s’ensuit que le serment que Jézabel prête en leur nom n’est qu’une parole creuse. De plus, il est un peu bizarre que Jézabel envoie un messager à Élie pour lui annoncer qu’elle va le tuer vingt-quatre heures plus tard. Si elle a vraiment l’intention et la possibilité de lui ôter la vie, pourquoi attendre toute une journée ? Pourquoi ne pas l’arrêter et l’exécuter tout de suite ? Pourquoi envoyer un messager et donner ainsi à Élie l’occasion de s’échapper ?

Il n’y a qu’une seule réponse à toutes ces questions : la reine n’était pas vraiment en état de tuer le prophète, parce que son mari, le roi Achab, et tout le peuple soutenaient Élie. Étant donné qu’elle ne peut pas tuer le prophète, Jézabel recourt à la seule arme qui lui reste : le bluff. Elle brandit une menace vide, tout en espérant que cela effraiera Élie, qu’il disparaîtra de son pays et qu’elle sera débarrassée de ce prophète gênant.

La stratégie de Jézabel fonctionne : Élie est effectivement déstabilisé et il prend la fuite. Pour Jézabel, c’est le meilleur résultat qu’elle pouvait espérer. Nous pourrions même dire que c’est une ruse du diable qui semble réussir. N’oublions pas qu’Élie serait probablement devenu un martyr célèbre si Jézabel avait réussi à le tuer à l’apogée de sa carrière, alors que tout le monde était de son côté. Mais elle parvient à transformer le héros du Dieu d’Israël en un fuyard effrayé, qui abandonne son peuple et refuse de poursuivre le combat au service de son Seigneur.

Jusque-là, Élie donnait l’impression d’être le partisan le plus courageux de l’Éternel. Il avait vu son Dieu pourvoir à ses besoins, lorsqu’il s’était réfugié au torrent du Kerith, puis chez la veuve de Sarepta (1R 17). Mais ici, ces signes semblent oubliés. Le grand prophète perd confiance. Il ne croit plus que Dieu puisse lui venir en aide et le protéger. Il ne voit aucune autre solution que de disparaître du monde des vivants. Il se considère comme un homme fini. Tous ses efforts et tous ses combats, toutes ses victoires également, semblent anéantis. Pour lui, la mort paraît être l’aboutissement de toute l’œuvre de Dieu.

Cela signifie qu’en fin de compte Jézabel et ses dieux, Baal et Astarté, l’ont emporté sur l’Éternel. Le prophète du Dieu d’Israël ne défend plus le vrai Dieu. De plus, l’Éternel, qui prétend être le seul Dieu qui donne la vie à son peuple, apparaît comme incapable de garder son serviteur en vie et de le rendre heureux. Tout cela équivaut à une victoire décisive de Jézabel et de ses idoles4.

La vision limitée du prophète

Comment cela est-il possible ? Comment expliquer ce découragement total et surprenant du prophète ?

Certes, on peut avancer une explication psychologique. Il s’agit d’une expérience que tout le monde connaît : celle de la désillusion et du recul après une grande réussite. Dans l’instant, on pense que désormais tout ira bien, mais le lendemain, le retour à la vie normale s’impose et l’on tombe dans une sorte de dépression.

Ainsi, dans une certaine mesure, on peut comprendre le comportement d’Élie. Pourtant, le texte nous présente une autre explication. En fait, c’est Élie lui-même qui la fournit, dans ses propres paroles. Lorsqu’il demande à Dieu de lui prendre la vie, il avance l’argument suivant : « Car je ne suis pas meilleur que mes ancêtres. »

Ce qu’il dit ici est exact. Quelques siècles plus tard, Jacques, le frère de Jésus, le confirmera dans son épître : « Élie était un homme de la même nature que nous. » (Jc 5.17) De toute évidence, l’argument d’Élie correspond à la réalité. Il est un homme comme les autres. Mais c’est précisément parce que Élie a fixé son attention sur cette réalité qu’il s’est égaré et s’est laissé ébranler au point de perdre tout espoir et de préférer la mort à la vie. Et il en a conclu que, pour cette raison-là, Dieu ne pouvait pas lui demander de s’acquitter de la charge qu’il lui avait assignée, c’est-à-dire le servir comme son prophète.

En disant qu’il n’est pas meilleur que les autres, Élie montre qu’il ne prend en considération que ses propres capacités et ses propres efforts. Cela correspond à ce qu’il dira quarante jours plus tard au mont Horeb : « J’ai déployé tout mon zèle pour l’Éternel. » Mais, hélas, sans succès : « En effet, les Israélites ont abandonné ton alliance, ils ont démoli tes autels et ont tué tes prophètes par l’épée. Je suis resté, moi seul, et ils cherchent à m’enlever la vie. » (1R 19.10, 14) Il semble même avoir oublié tout ce qui s’est passé au mont Carmel, car il n’en dit rien !

Il est vrai que, si l’on met de côté la conversion du peuple au mont Carmel, on peut dire que les fidèles étaient peu nombreux à l’époque. Pourtant, Élie était loin d’être le seul. Abdias, le chef du palais d’Achab, l’avait informé qu’il avait caché cent prophètes de l’Éternel (1R 18.13). Dans sa réponse à la plainte d’Élie en 1 Rois 19.10, 14, Dieu lui dit qu’il reste toujours 7000 fidèles en Israël (1R 19.18). Il semble que tout cela échappe à Élie. Il se fixe sur ses propres efforts et ses propres capacités, capacités qui, bien sûr, sont semblables à celles de ses ancêtres. Autrement dit, il ne voit plus l’œuvre de Dieu et ne compte plus sur sa puissance5. Voilà la raison pour laquelle il a perdu tout espoir.

Ce qui lui est arrivé ressemble un peu à l’expérience de Pierre. Lorsque Jésus l’invite à venir à lui, tout en marchant sur l’eau du lac de Galilée, tout va bien, jusqu’au moment où il porte son attention sur la mer agitée. Dès lors, il commence à s’enfoncer. Il perd courage au moment précis où il cesse de porter le regard sur Jésus et ne voit plus que ses propres capacités. C’est alors que le miracle s’arrête.

Tel peut être notre sort en tant que serviteurs de Dieu. Si nous ne regardons pas au-delà de nos possibilités humaines, nous risquons de perdre espoir. Si tout dépend de nos efforts, nous pouvons même être amenés à croire que la mort vaut mieux que la vie.

La réaction bienveillante de Dieu

Heureusement, cette conclusion bien sombre n’est pas la fin du récit. Après avoir formulé sa requête, Élie se couche et s’endort. Apparemment, il voulait ainsi attendre la mort qu’il désirait tellement. Mais Dieu en décide autrement. Il lui envoie un ange, qui lui apporte de quoi manger et boire (1R 19.5-6). En faisant cela, Dieu lui montre qu’il n’acquiesce pas à sa demande mais qu’au contraire il désire qu’il reste en vie. Toutefois, Dieu ne s’adresse pas à lui d’une manière indignée. Il ne lui fait aucun reproche. Il lui indique de manière implicite ce qu’il a décidé à son sujet en pourvoyant aux besoins immédiats de son prophète désespéré.

Cette première action divine ne suffit pas à convaincre Élie, car après avoir mangé et bu, il se recouche (1R 19.6b). Le prophète ne donne donc aucun signe indiquant qu’il a accepté de poursuivre sa route. Une deuxième intervention sera nécessaire. Toujours sans lui faire de reproches, Dieu lui envoie à nouveau un ange avec de l’eau et de la nourriture, manifestant ainsi sa patience envers son serviteur déprimé et récalcitrant. Mais à la différence de la première fois, il lui indique maintenant ce qu’il doit faire : « Lève-toi et mange, car le chemin est trop long pour toi. » (1R 19.7) L’ange ne précise pas le but du voyage, mais il ressort de la suite du récit qu’Élie devait se rendre plus loin dans le désert, à la montagne de Dieu, au mont Horeb (1R 19.8).

La leçon de la marche au désert

Élie se laisse finalement convaincre par cette deuxième intervention de Dieu. Il se lève et se met en route. Grâce à la force que lui procurent les gâteaux que l’ange lui a donnés, il marche pendant quarante jours et quarante nuits, et arrive au mont Horeb – un autre nom pour le mont Sinaï.

Selon Deutéronome 1.2, il fallait onze journées de marche pour aller de Kadès-Barnéa au mont Horeb. Or, Kadès-Barnéa se trouve à environ 60 kilomètres au sud de Beer-Shéba, où Élie avait laissé son serviteur et d’où il avait marché une journée dans le désert. Il s’ensuit qu’il a fallu au prophète beaucoup plus de temps que nécessaire pour faire ce voyage à pied. Normalement, quinze jours auraient suffi. Le texte n’explique pas la raison de la longue durée du voyage. Il souligne seulement que pendant ces quarante jours et quarante nuits, le prophète a survécu et marché avec la force que lui ont procuré les deux petits repas servis par l’ange de Dieu. Quel est donc le sens de ce voyage si miraculeux ?

Encore une fois, le texte ne l’explique pas, mais il fournit quand même des indications en suggérant un parallèle. Outre le nombre quarante pour indiquer la durée du voyage, le texte précise qu’Élie a marché dans le désert entre le mont Horeb et la terre promise. De plus, c’est grâce à une nourriture bien modeste venue du ciel qu’il a pu parvenir à destination. Tous ces éléments nous rappellent les quarante ans pendant lesquels le peuple d’Israël avait erré et séjourné dans ce même désert, nourri tous les jours par la manne qui tombait du ciel, avant d’arriver au pays de Canaan.

Comme pour Élie, ce voyage des Israélites avait pris beaucoup plus de temps que nécessaire, parce que ceux-ci, après avoir écouté le rapport des dix espions qui avaient exploré le pays de Canaan, avaient perdu confiance, et en conséquence refusé de prendre possession du pays. Or, la raison de cette perte de confiance était justement qu’ils en étaient venus à ne considérer que leurs propres capacités, bien limitées. Ils ont eu peur des géants qui habitaient le pays et se sentaient incapables de s’emparer de leurs grandes villes fortifiées (cf. Nb 13.27-14.4). Ils ont refusé de se laisser convaincre par les paroles de Josué et Caleb, qui les encourageaient à compter sur l’aide de l’Éternel, une aide pourtant suffisante pour commencer la conquête en toute confiance et l’amener à son terme (Nb 14.6-10). En conséquence, Dieu a décidé que le peuple devrait encore rester quarante ans dans le désert, jusqu’à ce que tous les adultes qui n’avaient pas eu confiance en lui soient morts (Nb 14.26-35).

Pendant les quarante jours et quarante nuits de son voyage, Élie parcourt le territoire où se trouvent les tombes de ses ancêtres morts dans le désert. Chaque jour passé dans cette région lui rappelle sans doute les conséquences de leurs fautes : si l’on ne prête attention qu’à ses propres capacités humaines, si l’on ne tient pas compte de ce que Dieu peut faire, on risque de perdre la vie. Il n’y a pas d’avenir pour le peuple de Dieu s’il essaie de survivre sans compter sur lui. Une telle attitude n’aboutit qu’à la mort.

Pourtant, c’est dans ce même désert que Dieu a pris soin des enfants de ces Israélites adultes qui allaient mourir. Il a fait survivre leurs enfants au moyen de la manne, qui a continué à tomber du ciel pendant quarante ans. Chaque jour et chaque nuit de la marche d’Élie dans ce désert peuvent ainsi lui rappeler ce miracle. Dieu l’invite à prendre conscience de la façon extraordinaire dont il a pourvu aux besoins de ses ancêtres.

Le regard en haut

De toute évidence, la thérapie pédagogique de Dieu n’a pas suffi pour libérer immédiatement le prophète de son pessimisme et lui donner un nouvel espoir. En effet, une fois arrivé au mont Horeb, Élie se plaint que ses efforts sont restés sans succès et que sa vie est en danger (1R 19.10). Il ne croit manifestement pas qu’il vaille la peine de retourner vers son peuple pour reprendre sa tâche de prophète de l’Éternel. Il faut d’autres mesures divines pour qu’il soit de nouveau mis en route.

Cependant, ce passage de l’Écriture sur le désespoir d’Élie et la réaction bienveillante de Dieu nous apporte un riche enseignement en ce qui concerne notre vie au service de l’Éternel. Parfois, en effet, le découragement nous guette. Il peut nous arriver de penser qu’il devient impossible de persévérer dans nos engagements ou de répondre à certaines demandes de Dieu, tant les obstacles paraissent insurmontables. Il est alors essentiel que nous cessions de fixer notre attention sur nos propres capacités, toujours limitées. C’est seulement en tournant notre regard vers Dieu que nous pourrons reprendre courage et poursuivre notre route.

Dieu nous a montré son amour et sa puissance une fois pour toutes dans la vie de son Fils, Jésus-Christ. Par sa mort et sa résurrection, Jésus a vaincu la puissance du mal et de la mort. Fixer notre attention sur cette œuvre miraculeuse de Dieu en son Fils ne nous empêchera pas de rencontrer des problèmes sérieux et difficiles. Toutefois, ils ne pourront pas nous faire perdre tout espoir, car la victoire est certaine. Tournons donc notre regard vers celui qui nous rend plus que vainqueurs (Rm 8.37) !


  1.  G. Kwakkel est professeur d’Ancien Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence et à la Faculté de théologie des Églises réformées (libérées) de Kampen (Pays-Bas).↩

  2.  Sauf indication contraire, les citations bibliques sont tirées de la version Segond 21.↩

  3.  Notons seulement que Moïse avait prescrit la peine de mort pour tous ceux en Israël qui essaieraient d’entraîner le peuple dans l’idolâtrie ; voir Dt 13.↩

  4.  À propos de la réaction de Jézabel en 1 Rois 19.2, voir aussi M.B. Van’t Veer, My God is Yahweh : Elijah and Ahab in an Age of Apostasy (traduit du néerlandais par T. Plantinga), St. Catharines, Paideia, 1980, p. 319-328.↩

  5.  Cf. M. Richelle, Guide pour l’exégèse de l’Ancien Testament. Méthodes, exemples et instruments de travail, Édifac, Vaux-sur-Seine/Excelsis, Charols, 2012, p. 132.↩

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LA VIOLENCE ENVERS LES INCROYANTS DANS L’ANCIEN TESTAMENT https://larevuereformee.net/articlerr/n282/la-violence-envers-les-incroyants-dans-lancien-testament Sun, 01 Sep 2019 16:08:27 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1037 Continuer la lecture ]]> LA VIOLENCE ENVERS
LES INCROYANTS
DANS L’ANCIEN TESTAMENT

Gert KWAKKEL1

Introduction

Dans la société occidentale de nos jours, la tolérance et la non-violence envers les adeptes d’autres religions sont la norme. La religion doit être pratiquée sans aucune violence. Or, la situation était tout à fait différente dans l’Ancien Testament. Dès le début, on y trouve de la violence liée à la religion.

L’histoire de Caïn et Abel en Genèse 4 pourrait être considérée comme un premier exemple. Caïn a assassiné son frère, puisqu’il était irrité de ce que l’Éternel portait un regard favorable sur Abel et son offrande. Il était jaloux et déçu, parce que Dieu appréciait son offrande moins que celle de son frère. Son motif relevait donc de la pratique de la religion. Cependant, pour ce qui est de la violence liée à la religion, ce passage est loin d’être le plus problématique dans l’Ancien Testament. Il est évident que l’Ancien Testament désapprouve l’acte de Caïn. Personne ne peut prétendre que le récit de Genèse 4 encourage la violence religieuse. Le passage montre plutôt que l’Ancien Testament est un livre réaliste. Bien que de tels actes soient absolument répréhensibles, il y a des gens qui les commettent. La Bible ne garde pas le silence sur ces faits, mais elle en fait mention en toute honnêteté2.

Pour nos contemporains, c’est plutôt la violence dont Dieu use contre les hommes qui pose problème. Deux exemples bien connus, tirés également du livre de la Genèse, sont le déluge, qui met fin à la vie de tous les êtres humains sauf huit (Gn 6-7), et la destruction de Sodome et Gomorrhe (Gn 19). Toutefois, le récit biblique affirme que ces interventions de Dieu étaient sa réponse au comportement extrêmement mauvais des hommes concernés. Avant le déluge, la terre était pleine de violence (Gn 6.11). Les habitants de Sodome et Gomorrhe étaient très méchants. Tout comme les gens de l’époque de Noé, ils ne reculaient pas devant l’usage de la violence pour réaliser leurs mauvais désirs (voir Gn 18.20-21 ; 19.4-11). Si l’homme occidental peut se poser la question de savoir si leurs actes justifiaient la peine capitale, il comprendra de toute façon qu’une action rigoureuse et ferme était nécessaire.

Par contre, les passages les plus déconcertants sont ceux dans lesquels le jugement violent de Dieu frappe des gens qui n’ont pas commis des crimes (selon nos normes), mais seulement des transgressions d’ordre religieux, comme par exemple l’apostasie ou le manque de confiance en Dieu. Dans l’Ancien Testament, on peut repérer beaucoup d’exemples de ce type d’interventions divines, dont nous évoquons quelques-unes ici.

Le premier passage qui nous sert d’exemple est le récit du veau d’or en Exode 32. Après l’arrivée du peuple d’Israël au pied du mont Sinaï, Dieu avait proclamé les Dix Commandements du milieu du feu, du haut de la montagne. Selon le deuxième commandement, il était strictement interdit de faire une sculpture sacrée et de se prosterner devant elle (Ex 20.4-5). Seulement quelques jours plus tard, pendant l’absence de Moïse, le peuple a demandé à Aaron : « Allons ! Fais-nous des dieux qui marchent devant nous ! » (Ex 32.1)3 Alors Aaron leur a ordonné de lui donner de l’or, dont il a fait une statue d’un veau, qui était considéré comme représentant la divinité qui avait fait sortir le peuple d’Égypte (Ex 32.2-4). Après cette violation flagrante du deuxième commandement, Dieu a voulu exterminer le peuple entier. Grâce à l’intercession de Moïse, Dieu a renoncé à l’application de cette résolution, mais cela n’impliquait pas l’annulation de toute sanction. Sur l’ordre de Moïse, les Lévites ont tué trois mille hommes parmi leurs compatriotes, en raison de leur apostasie (Ex 32.26-28). Il s’agit donc pour ainsi dire d’un acte d’un groupe de « vrais fidèles » (les Lévites), qui tuent un grand nombre d’« incroyants ». Dans le contexte, on ne trouve aucun mot de condamnation par rapport à cet acte. Au contraire, les Lévites sont loués et même récompensés pour ce qu’ils ont fait (cf. Ex 32.29 ; Dt 33.8-11).

Après ces événements autour du veau d’or, Dieu a exécuté beaucoup d’autres Israélites à cause de leurs désobéissances, révoltes ou manque de confiance, pendant le séjour du peuple dans le désert (voir Nb 11.31-34 ; 14.36-38 ; 16.31-35 ; 17.8-14 ; 21.6 ; 25.3-9). Nous ne nous étendons pas sur ces passages, mais poursuivons tout de suite avec la mission du peuple d’Israël concernant l’extermination des peuples du pays de Canaan.

Selon Deutéronome 7.2, les sept peuples non israélites qui habitaient le pays devaient être « voués à la destruction » ou « à l’interdit » (TOB ; en hébreu charam). Comme le montrent quelques autres passages, cela veut dire que les Israélites ne pouvaient pas laisser la vie aux membres de ces peuples ; il fallait les exterminer tous (voir Dt 7.22, 24 ; 20.16-17). L’Ancien Testament mentionne plusieurs raisons pour justifier ces mesures et nous y reviendrons plus tard. Pour l’instant, il suffit de rappeler que cette mission était étroitement liée à la religion des peuples touchés, puisque l’extermination devait aller ensemble avec la démolition de leurs autels, de leurs sculptures sacrées et autres objets cultuels (Dt 7.5). Notons aussi que Dieu a confié la mise en œuvre de ce projet d’extermination aux Israélites. Des êtres humains devaient le faire. Dieu ne le faisait pas seul, au moyen d’un fléau ou d’un autre jugement venant directement du ciel (comme p. ex. en Nb 14.36-37 ; 16.31-35 ; 17.12-14).

Le dernier exemple à citer ici est le récit de la lutte du prophète Élie contre le culte rendu au dieu Baal, en 1 Rois 18. À cette époque, les membres des dix tribus du Royaume du Nord se rendaient coupables d’une forme de syncrétisme, comme le dit Élie en 1 Rois 18.21 : « Jusques à quand clocherez-vous des deux côtés ? Si l’Éternel est Dieu, ralliez-vous à lui ; si c’est Baal, ralliez-vous à lui ! » (La Colombe) Le prophète s’est servi d’une sorte de pari, afin de provoquer le peuple à faire le bon choix : le dieu qui répondrait aux appels de ses fidèles par le feu – soit Baal, soit l’Éternel – serait le vrai Dieu (1R 18.24). Puisque c’est l’Éternel qui a répondu aux attentes, en laissant tomber du feu, tandis que Baal n’a pas réagi du tout, tout le peuple a reconnu que c’était lui le vrai Dieu (1R 18.38-39). Tout de suite après, Élie a ordonné au peuple de s’emparer des prophètes de Baal et il les a fait tuer (1R 18.40). Comme ces prophètes étaient là au nombre de 450, il s’ensuit que les victimes étaient assez nombreuses4. En plus, cet acte d’Élie nous rappelle ce que la reine Jézabel avait fait : selon 1 Rois 18.4 elle avait essayé d’exterminer les prophètes de l’Éternel. Élie a-t-il voulu lui rendre la pareille ? Était-il dirigé par le même fanatisme religieux que la reine païenne ? La question se pose et nous y reviendrons dans la suite.

Dans cet article, nous voulons faire un effort pour mieux comprendre ces trois passages de l’Ancien Testament. Chemin faisant, nous nous concentrons sur la question de savoir s’il est juste et correct de dire que ces passages font preuve de violence contre les incroyants, ou qu’ils propagent de tels actes. En conclusion, nous aborderons les conséquences pratiques de ces passages pour les chrétiens de nos jours. Peuvent-ils toujours être inspirés par leur message et, si oui, comment ?

Remarques préliminaires

Avant de commencer l’analyse plus précise des passages évoqués, trois remarques s’imposent.

(1) À strictement parler, le terme contemporain et courant « incroyants » ne s’applique à aucun groupe de personnes de l’époque vétérotestamentaire. En effet, tous étaient des croyants en ce sens qu’ils croyaient à un ou plusieurs dieux. Dans cet article, le terme doit être compris dans un sens plus large ; il se rapporte tout d’abord à tous ceux qui, à l’époque de l’Ancien Testament, ne rendaient pas un culte à l’Éternel, le Dieu d’Israël ; en plus, il peut faire référence à tous ceux qui, à l’époque du Nouveau Testament jusqu’à nos jours, ne partagent pas la foi chrétienne.

(2) Selon bon nombre de spécialistes de l’Ancien Testament, des passages tels que Deutéronome 7 ne représentent aucune réalité historique. Ils sont plutôt le produit d’un courant théologique né au viie siècle av. J.-C., courant qui s’opposait à l’idolâtrie de la majorité du peuple d’Israël. Ce courant aurait créé la fiction selon laquelle Dieu avait ordonné à Israël d’exterminer les peuples païens, qui habitaient le pays de Canaan. En réalité, les Israélites n’ont jamais fait chose pareille. On peut s’imaginer que cette approche puisse soulager ceux qui ont du mal à accepter l’idée que Dieu ait donné un tel ordre à son peuple. Toutefois, elle n’apporte aucune solution viable au problème moral et théologique qui se pose. Même si nous sommes d’accord qu’un génocide fictif est moins grave qu’un génocide réel, nous sommes laissés avec la réalité que l’Ancien Testament nous présente Dieu comme quelqu’un qui pouvait donner des ordres semblables. Le problème reste donc à peu près le même5. C’est pourquoi cet avis, que nous ne partageons pas de toute façon, ne sera plus considéré dans cet article.

(3) Depuis la fin du xxe siècle, plusieurs savants ont suivi l’égyptologue allemand Jan Assmann qui estimait que le monothéisme en tant que tel, plus que le polythéisme, tendait vers l’intolérance et la violence6. Apparemment, ceux qui rendent un culte à un seul dieu pensent que leur dieu est le seul vrai dieu, alors que tous les autres ont tort. Les autres ne préconisent pas seulement des normes dangereuses pour la vie du peuple ou la société, mais ils risquent aussi de faire affront au seul dieu, qui pourrait réagir par un jugement désastreux. Dans une certaine mesure, on peut donc comprendre la logique derrière l’idée de la tendance violente du monothéisme. Néanmoins, la question se pose si les adeptes du polythéisme étaient vraiment plus pacifiques que les monothéistes. En tout état de cause, si l’on peut croire l’Ancien Testament, tel n’était pas le cas (voir p. ex. 1R 18.4). Dans ce qui suit, nous n’en revenons pas à ce thème, mais nous nous bornons à la question suivante : les trois textes évoqués ci-dessus justifient-ils la violence contre « les autres », oui ou non ?

I. Deutéronome 7 : la violence contre les peuples de Canaan

Selon l’interprétation de Deutéronome 7 rendue ci-dessus, Moïse a assigné au peuple d’Israël la charge d’exterminer tous les habitants du pays de Canaan. Or, cette interprétation n’est pas incontestée. Ronald Bergey, actuellement professeur émérite de la Faculté Jean Calvin, a présenté un autre avis dans cette même revue, en 20037. La pierre angulaire de son point de vue est l’interprétation de la loi sur la guerre en Deutéronome 20. Dans cette loi, Moïse prescrit aux Israélites qu’avant d’attaquer une ville, il faut lui faire des propositions de paix. Si la ville les accepte, les habitants seront soumis aux corvées et à l’esclavage. Si elle refuse, l’armée israélite pourra prendre la ville au moyen d’un siège et tuer tous ses hommes. En revanche, les femmes et les enfants pourront être pris comme butin et rester en vie (Dt 20.10-14). En Deutéronome 20.15-18, Moïse stipule que ces règles s’appliquent aux combats contre des villes hors du pays de Canaan. Pour les villes à l’intérieur du pays, il confirme la règle que tous ses habitants doivent être exterminés.

De l’avis de Bergey, la distinction entre les villes extérieures et celles des peuples de Canaan ne s’applique qu’à la ligne de conduite à suivre dans le cas du refus des propositions de paix. Autrement dit, les Israélites doivent également faire des propositions de paix aux peuples de Canaan. C’est seulement lorsqu’une ville au pays de Canaan refuse d’accepter les termes des propositions de paix qu’il faut en tuer tous les habitants : hommes, femmes et enfants8.

De toute évidence, si les prescriptions de Deutéronome 7 peuvent être combinées de telle façon avec celles du chapitre 20, l’ordre d’exterminer les peuples de Canaan en devient un peu moins choquant. Malheureusement, l’espace ne nous permet pas d’entrer dans les détails de la discussion. Nous nous contentons de dire que l’approche de Bergey suggère une bonne explication de quelques faits relevés dans le récit du déroulement de la conquête de Canaan dans le livre de Josué (comme p. ex. Jos 11.19)9. Toutefois, il est plus difficile de la concilier avec le récit de la ruse des habitants de Gabaon en Josué 9. Les démarches des Gabaonites présupposent qu’ils n’attendaient qu’une seule destinée : l’extermination (voir Jos 9.24 en particulier).

Quoi qu’il en soit, même si les peuples avaient la chance d’échapper à l’extermination, nous sommes laissés avec l’ordre de l’extermination totale de ceux qui refuseraient de se soumettre aux conditions de paix proposées. Autrement dit, le problème est un peu atténué, mais il n’est pas résolu. Néanmoins, cette digression sur la portée de l’ordre de l’extermination nous apporte un bénéfice. C’est qu’elle peut nous montrer que le peuple d’Israël n’avait pas la mission ni la permission d’exterminer d’autres peuples pour la seule raison que ces derniers ne pratiquaient pas « la bonne religion ». L’ordre de l’extermination se limitait aux habitants du pays de Canaan. Les autres peuples, qui rendaient un culte aux faux dieux autant que les Cananéens, n’en étaient pas touchés. Il y avait, par conséquent, une ou plusieurs raisons particulières pour l’extermination des peuples de Canaan, raisons qui ne s’appliquaient pas aux autres nations païennes. En effet, l’Ancien Testament en mentionne quelques-unes, en Deutéronome 7 ainsi que dans d’autres passages.

Une première indication peut être trouvée en Genèse 15.13-16. Là, Dieu dit à Abram que ses descendants vivront longtemps hors du pays promis (c’est-à-dire en Égypte). C’est seulement la quatrième génération qui pourra revenir au pays de Canaan, « car la faute des Amoréens n’est pas encore à son comble » (v. 16). Le bon moment pour la conquête du pays est, par conséquent, celui où les Amoréens, qui étaient un des peuples de Canaan qui devaient être exterminés (voir Dt 7.1-2), avaient atteint le point culminant de leur iniquité. Dans le même ordre d’idée, Moïse soutient en Deutéronome 9.5 que les habitants de Canaan vont être chassés de leur pays « à cause de la méchanceté de ces nations ». Pris ensemble, ces deux textes affirment que les peuples de Canaan étaient plus méchants que les autres nations païennes. Dieu leur avait donné beaucoup de temps pour changer de comportement, mais lorsque sa patience restait sans résultat, il a décidé d’utiliser l’entrée de son peuple dans la terre promise pour mettre un terme à leur méchanceté. Nous pouvons donc dire que l’extermination de ces peuples était en quelque sorte un prélude du jugement dernier, juste comme la destruction de Sodome et Gomorrhe à cause de leurs péchés extrêmement graves (Gn 18-19).

Le motif de la méchanceté extraordinaire des peuples de Canaan ne figure pas en Deutéronome 7. Ce chapitre aborde un autre thème, qui semble être de nature tout à fait différente de ce que nous venons d’évoquer : l’amour de Dieu pour son peuple. Après avoir prescrit les mesures que les Israélites doivent prendre par rapport aux peuples de Canaan, Moïse continue son discours comme suit :

Tu es un peuple saint pour l’Éternel, ton Dieu. L’Éternel, ton Dieu, t’a choisi pour que tu sois un peuple qui lui appartienne parmi tous les peuples qui sont à la surface de la terre. Ce n’est pas parce que vous dépassez tous les peuples en nombre que l’Éternel s’est attaché à vous et vous a choisis. En effet, vous êtes le plus petit de tous les peuples. Mais c’est parce que l’Éternel vous aime, parce qu’il a voulu tenir le serment qu’il avait fait à vos ancêtres, qu’il vous a fait sortir par sa main puissante et vous a délivrés de la maison d’esclavage, de la main du pharaon, roi d’Égypte. (Dt 7.6-8)

Dans ce texte, Moïse décrit la relation entre Dieu et Israël au moyen de la métaphore de deux amants ou d’un couple marié. Notons, par exemple, que le mot hébreu traduit par « s’est attaché » (chashaq) se trouve aussi en Deutéronome 21.11, où il exprime les sentiments d’un soldat qui tombe amoureux d’une belle femme parmi les captives d’un peuple vaincu (voir aussi Gn 34.8). De toute évidence, Dieu voulait vivre avec le peuple d’Israël comme un homme avec son épouse, dans une relation d’amour mutuel et exclusif. Au verset 6 de notre chapitre, Moïse formule cette même idée en d’autres termes, lorsqu’il dit qu’Israël est un peuple saint pour l’Éternel, un peuple dévoué à lui et à son service. Il dit également que Dieu a choisi Israël comme un peuple « qui lui appartient » (en hébreu segoulla). Cela signifie que le statut spécial, qui mettrait le peuple à part de toutes les autres nations, serait comme celui de « la propriété privée » de Dieu10 ; autrement dit, une propriété qui bénéficierait toujours de ses meilleurs soins et de son attention assidue.

Pour Israël, cet amour exclusif impliquait qu’il ne pouvait rendre un culte à aucun autre dieu, comme Dieu l’avait stipulé dans le premier commandement : « Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi. » (Ex 20.3 ; Dt 5.7) Juste avant notre chapitre, Moïse a ordonné au peuple : « Tu aimeras l’Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. » (Dt 6.5) Il y reviendra en Deutéronome 7.9, où il dit que l’Éternel garde son alliance et sa bonté envers « ceux qui l’aiment et qui respectent ses commandements ». Ces prescriptions de Moïse se comprennent très bien à la lumière d’un événement qui s’était produit un peu avant et dont la mémoire était encore fraîche. Il s’agit de ce qui s’était passé à Sittim. Là, au bord de la Terre promise, les Israélites étaient confrontés pour la première fois au culte du dieu national de Canaan, Baal. Ils y avaient cédé tout de suite (Nb 25.1-3 ; cf. aussi Dt 4.3, où Moïse rappelle cet événement au peuple, et Os 9.10).

Il s’ensuit que la présence des peuples de Canaan avec leur religion païenne risquait d’être une source de tentation permanente pour le peuple d’Israël. Moïse a reconnu ce danger, il en a averti le peuple (voir Dt 7.4) et la suite de l’histoire en livrerait la preuve, à maintes reprises11. C’est pourquoi ces nations et tous leurs objets de culte devaient disparaître du pays où Dieu voulait vivre avec Israël. Si elles y restaient, il serait comme si un couple de jeunes mariés partageait leur habitation avec un tiers qui chercherait constamment à séduire la femme pour qu’elle rompe ses promesses de mariage !

En résumé, Moïse n’a pas ordonné au peuple d’Israël d’user de la violence contre les habitants du pays de Canaan, pour la seule raison qu’ils étaient des « incroyants ». Selon l’explication fournie par l’Ancien Testament, la première raison pour l’extermination de ces nations était leur extrême méchanceté. La seconde raison était la grande menace qu’elles représentaient pour le projet que Dieu voulait réaliser avec Israël, c’est-à-dire, vivre ensemble avec ce peuple, comme un couple de jeunes mariés, dans l’amour et la fidélité.

II. 1 Rois 18 : l’extermination des prophètes de Baal12

L’extermination des prophètes de Baal sur l’ordre d’Élie en 1 Rois 18 a beaucoup d’éléments en commun avec Deutéronome 7. À l’époque de ce prophète, le peuple d’Israël ne se comportait pas du tout comme l’épouse fidèle de l’Éternel. Son infidélité avait eu des conséquences désastreuses : pendant trois ans, il n’y avait plus eu de rosée ni de pluie (1R 17.1, 7 ; 18.1). Tout le pays en souffrait. Le roi Achab était même sur le point d’abattre les chevaux et les mulets de sa cour ou de son armée, parce qu’il n’y avait pas d’herbe pour les nourrir (1R 18.5). Au moment où Achab rencontrait Élie, ce dernier lui en a révélé la raison : « Je ne trouble pas Israël. Au contraire, c’est toi et ta famille qui le faites, puisque vous avez abandonné les commandements de l’Éternel et que tu as suivi les Baals. » (1R 18.18)13

Il va sans dire que les prophètes de Baal, qui étaient employés et entretenus par la reine Jézabel (cf. 1R 18.19), avaient joué un rôle majeur dans l’idolâtrie du peuple de Dieu. Ils avaient certainement fait de la propagande pour leur dieu, propagande qui n’avait pas manqué d’avoir du succès. Il s’ensuit que s’ils étaient tués, ils ne l’étaient pas seulement parce qu’ils avaient rendu un culte à un autre dieu. C’était plutôt parce qu’ils représentaient une grande menace pour le peuple d’Israël, son bien-être et l’alliance avec son Dieu.

Cette interprétation est confirmée par les prescriptions communiquées au peuple d’Israël par Moïse en Deutéronome 13. Dans ce chapitre, Moïse définit les contre-mesures à prendre, s’il y a des personnes au milieu du peuple qui cherchent à le tenter à l’idolâtrie. Dans tous les cas, les Israélites étaient tenus de tuer de telles personnes, même s’il s’agissait d’un proche parent, d’une épouse ou d’un ami. Ainsi tous les Israélites seraient avertis et ne commettraient plus de tels actes (Dt 13.2-12). Apparemment, Élia a voulu appliquer ces contre-mesures prescrites de Moïse aux prophètes de Jézabel, et cela pour protéger ses compatriotes contre la tentation catastrophique à laquelle ils étaient exposés. Ce n’était pas pour rien que Moïse avait dit au peuple qu’il risquait de subir la même destruction que les nations de Canaan, s’il préférait malgré tout suivre leur mauvais exemple (Dt 7.26).

Nous pouvons donc conclure que l’intolérance et la violence d’Elie ne visaient pas à l’extermination de incroyants en tant que tels. Ce qu’il ne voulait pas tolérer, c’était qu’Israël fût infidèle au Dieu qui lui donnait la vie, ou qu’il fût tenté à pratiquer l’idolâtrie. La preuve en est qu’Élie n’a tué que les prophètes de Baal. Tous les autres incroyants pouvaient rester en vie.

III. Exode 32 : le jugement contre les adorateurs du veau d’or

À la différence des prophètes de Baal exterminés par Élie, les trois mille Israélites tués à la suite de la fête en honneur du veau d’or ne l’étaient pas parce qu’ils avaient essayé de tenter d’autres personnes. Ils l’étaient pour la seule raison qu’ils avaient participé au culte autour de l’idole.

Pour mieux comprendre la vision biblique sur ces événements, il est judicieux de partir du récit de la chute en Genèse 2 et 3. Selon Genèse 2.17, Dieu a révélé à l’homme dès sa création que la désobéissance à ses commandements engendra la mort. Or, dans ce contexte, la mort est la fin de la vraie vie, qui ne peut être trouvée que dans la communion avec Dieu14. Malheureusement l’homme a préféré la désobéissance, avec toutes les conséquences qui en découlent. Tout cela est si néfaste que Dieu a décidé d’agir avec rigueur pour y mettre un terme. En Genèse 3.15, Dieu dit au serpent : « Je mettrai l’hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance : celle-ci t’écrasera la tête et tu lui blesseras le talon. »

Ce texte, qui est souvent considéré comme « la mère de toutes les promesses de Dieu », montre clairement la nécessité d’une intervention violente (c’est-à-dire « écraser la tête »), pour qu’il y ait encore une perspective d’avenir pour les êtres humains.

Ensuite, le mal commis par les hommes est devenu si sérieux que Dieu s’est servi du déluge pour en purifier la terre. Toutefois, cette mesure très sévère restait sans succès, comme Dieu le constate lui-même en Genèse 8.21, juste après le déluge : « l’orientation du cœur de l’homme est mauvaise dès sa jeunesse ». Un peu plus tard, cette mauvaise orientation du cœur humain s’est révélée encore dans l’ivresse de Noé et la réaction éhontée de son fils Cham, ainsi que dans la construction de la tour de Babel (Gn 9.20-27 ; 11.1-9). Malgré tout cela, Dieu refusait de renoncer au plan qu’il voulait réaliser dès le début ; c’est-à-dire qu’il y aurait une terre remplie d’hommes vivant sous sa bénédiction. Il n’a pas oublié ce qu’il a dit à Noé et ses fils, tout de suite après le déluge, en Genèse 9.1, 7, où il reprend ses propres paroles de bénédiction prononcées au jour de la création de l’homme (Gn 1.28).

Cependant, Dieu a décidé de prendre une autre piste pour atteindre son objectif. Parmi tous les hommes il a choisi Abraham, pour faire naître de lui et de son épouse Sara le peuple d’Israël. Depuis ce moment-là, Dieu concentre son œuvre de rédemption dans un peuple à part, auquel il va donner son propre pays, celui de Canaan. Cela n’implique pas du tout que Dieu a abandonné les autres nations. La liste des nations en Genèse 10 nous montre que Dieu les connaît toutes et qu’il ne les oublie pas. En plus, il dit à Abraham, au moment de sa vocation, qu’il doit quitter sa famille, non seulement afin d’être béni lui-même, mais aussi pour que toutes les familles de la terre soient bénies en lui (Gn 12.3 ; cf. aussi Gn 18.18 ; 22.18 ; 26.4 ; 28.14). Plus tard, dans le Nouveau Testament, Paul fera appel à cette promesse pour étayer l’évangile du salut par la foi pour toutes les nations, Juifs et non-Juifs (Ga 3.8)15.

Bien que les autres peuples n’aient pas disparu de l’écran, c’est le peuple d’Israël qui occupe désormais le devant de la scène. Israël est le bien-aimé de Dieu, un peuple privilégié, dont le pays reflète en quelque sorte l’essence même du paradis perdu : la présence personnelle de Dieu au milieu de son peuple16. Or, ce peuple était un peuple d’esclaves vivant dans un pays étranger. Alors l’Éternel les a libérés et fait sortir de ce pays, « par des épreuves, des signes, des miracles et des combats, avec puissance et force et avec des actes terrifiants » (Dt 4.34). Dieu seul les a amenés vers lui. C’est, par conséquent, à lui seul qu’ils devaient leur liberté et leur existence en tant que peuple de Dieu (Ex 19.4 ; 20.2). Quant à eux, ils ne pouvaient garder ces privilèges qu’en lui restant fidèles. La confiance en lui, son culte et l’obéissance à ces commandements étaient pour eux la garantie de leur vie et de leur liberté. Hors du dévouement à son service, il ne restait pour eux que l’esclavage et la mort (comme le montreraient plus tard la sécheresse et la famine des jours d’Élie).

Au mont Sinaï, Dieu a révélé tout cela à son peuple. Il lui a donné ses commandements et il a fait alliance avec lui. Il a même admis une grande délégation d’Israélites dans sa présence (Ex 24.9-11). Néanmoins, après quelques jours seulement, le peuple d’Israël a perdu confiance en lui. Il s’est livré à l’infidélité et l’apostasie. Puis, comme nous l’avons déjà évoqué, l’Éternel était si vexé qu’il voulait exterminer le peuple. En fin de compte, il y a renoncé, mais il a néanmoins approuvé que pas moins de trois mille personnes fussent tuées.

Cette réaction de Dieu n’était-elle pas hors de proportion ? La question est bien compréhensible. Toutefois, avant d’y donner une réponse positive, il faut se rendre compte du moment précis où ces événements se sont produits. C’était au tout début d’un nouveau stade dans la vie de Dieu avec les hommes, immédiatement après un grand pas en avant. Ce qui s’est passé autour du veau d’or ressemble en quelque sort à un événement qui s’est produit plusieurs siècles plus tard, peu après la venue du Saint-Esprit au jour de la Pentecôte. Alors la nouvelle vie que Dieu avait donnée aux disciples de Jésus était pleine de joie, de communion fraternelle et de générosité (voir Ac 2.41-47 ; 4.32-37). À ce moment, Ananias et Saphira ont eu l’audace de faire passer l’hypocrisie pour la vraie générosité. Ils prétendaient que leur don correspondait au prix total du champ qu’ils avaient vendu, tandis qu’en réalité ils en avaient gardé une partie pour eux-mêmes. Dieu n’a évidemment pas voulu que la nouvelle vie pleine de promesses qu’il venait de donner soit ainsi compromise par des apparences trompeuses. C’est pourquoi il a réagi avec beaucoup de rigueur, en faisant mourir Ananias et Saphira sur-le-champ (Ac 5.1-11). Autrement dit, il en a fait un exemple dissuasif pour l’Église et tous ceux qui voulaient la rejoindre, afin de protéger et sauver la nouvelle vie par l’Esprit. De même, il semble que Dieu ait recouru à des mesures drastiques après cet épisode du veau d’or, afin d’assurer le nouveau début réalisé pour son peuple et de lui montrer une fois pour toutes que la vraie vie ne peut être trouvée qu’en lui. Il était si furieux, parce qu’il ne pouvait accepter la faillite de son projet d’amour et de bénédiction. Autrement dit, l’ardeur de sa colère, si terrifiante qu’elle soit, était provoquée par l’ardeur de son amour17.

IV. Résultats de l’analyse

De toute évidence, les explications présentées ci-dessus sont loin d’apporter la réponse à toutes les questions par rapport aux interventions violentes de Dieu dont témoignent les écrits de l’Ancien Testament. Certes, elles ne suffisent pas non plus pour justifier les actes de Dieu aux yeux de nos contemporains. Cela serait par ailleurs une démarche risquée, puisqu’il est hors de notre portée de comprendre celui qui nous a créés et qui dépasse toutes nos pensées (cf. Rm 11.33-36).

L’objectif de notre étude était plutôt d’expliquer quelques éléments de la logique biblique qui conditionnent quelques passages controversés. Le résultat en est, en bref, que la violence de Dieu est en rapport avec son plan initial pour le monde. Dieu voulait vivre en communion d’amour avec les êtres humains, qu’il avait créés. Comme il refuse d’abandonner ce plan, il ne peut accepter qu’il soit contrecarré par l’infidélité de son peuple. C’est pourquoi il intervient contre les apostats parmi les siens et en particulier contre tous ceux qui essaient de séduire les autres à l’idolâtrie, qu’il considère comme un péché aussi grave que l’adultère. Il ne veut pas vivre sans son peuple et il ne veut pas non plus que celui-là perde la vie.

Il est évident qu’il faut vraiment connaître ce Dieu et son amour pour comprendre tout cela un petit peu. Sinon, nous n’aurons aucune idée de la nature sérieuse et désastreuse de notre infidélité, ni de la nécessité des mesures rigoureuses que Dieu prend de temps en temps. Il nous faut toute notre vie ici-bas pour arriver à une vision plus mature, sans jamais comprendre totalement.

V. Conséquences pour les chrétiens de nos jours

Quelles en sont les conséquences pratiques pour les chrétiens vivant après la mort, la résurrection et l’ascension de Jésus-Christ ?

Jésus-Christ a subi le jugement de Dieu avec toute sa violence, pour nous en libérer pour toujours. Puisqu’il a fait cela, la tâche primaire des chrétiens est d’annoncer la bonne nouvelle de la rédemption et du royaume de Dieu. À la différence de ce que Moïse a ordonné au peuple d’Israël dans le livre du Deutéronome, cette mission doit être exécutée sans aucune violence, conformément au principe proclamé par Dieu au travers de Zacharie, un des derniers prophètes de l’Ancien Testament : « Ce n’est ni par la puissance, ni par la force, mais c’est par mon Esprit […]. » (Za 4.6)

Cela n’implique pas que la violence soit abolie à jamais, comme le montre par exemple l’Apocalypse de Jean. Toutefois, à l’époque néotestamentaire, Dieu s’est réservé le droit d’user de la violence. Sur terre, il ne le confie qu’aux autorités civiles (cf. Rm 13.1-7), qui par ailleurs ne peuvent jamais l’utiliser pour forcer leurs sujets à faire les choix religieux qu’elles préfèrent. L’Église et les chrétiens individuels sont appelés à propager l’Évangile sans aucune violence, tout en comptant sur la puissance de l’Esprit. Il s’ensuit que des interventions violentes « au nom de Dieu », telles les croisades du Moyen Âge, vont à l’encontre des normes bibliques développées dans le Nouveau Testament et qu’elles représentent une honte pour l’Église chrétienne18.

S’il en est ainsi, la question se pose si les textes vétérotestamentaires évoqués ci-dessus apportent toujours quelque chose à apprendre au chrétien de nos jours. Nous pouvons y répondre par l’affirmative. Tout d’abord, tous ces textes nous montrent, d’une façon ou d’une autre, qu’il n’y a qu’un chemin qui amène vers la vie. Hors du seul chemin ouvert par Dieu il ne nous reste que la mort. Depuis l’avènement du Christ, ce chemin porte son nom. C’est pourquoi Jésus a dit : « C’est moi qui suis le chemin, la vérité et la vie. On ne vient au Père qu’en passant par moi. » (Jn 14.6) Et aussi : « Or, la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. » (Jn 17.3) En second lieu, ces textes témoignent du désir ardent de Dieu : il veut vraiment que son peuple suive le bon chemin, qui aboutit à la vie avec lui. Il prend toutes les mesures nécessaires pour garder son peuple sur ce chemin et pour le protéger contre les dangers qui risquent de compromettre la communion d’amour à laquelle il aspire.

Ce point de vue est-il extrémiste ? De toute façon, on pourrait dire qu’il est radical, car il présuppose que la foi chrétienne n’est pas une option à côté de beaucoup d’autres, qui sont aussi valables qu’elle. La vraie vie ne peut être trouvée qu’en Dieu et son Fils, Jésus-Christ. Toutefois, il n’est point extrémiste dans ce sens que les chrétiens puissent menacer la vie des autres. L’Évangile du Christ ne justifie en aucune façon la violence contre les incroyants. Il doit être proclamé en humilité, puisque ceux qui l’annoncent sont loin d’être meilleurs que ceux à qui ils s’adressent.


  1.  G. Kwakkel est professeur d’Ancien Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence et à la Faculté de théologie des Églises réformées (libérées) de Kampen (Pays-Bas).↩

  2.  À propos du rapport entre Dieu et la violence en Gn 4, voir E. Peels, « The World’s First Murder : Violence and Justice in Genesis 4:1-16 », in J.T. Fitzgerald et al. (sous dir.), Animosity, the Bible, and Us : Some European, North American, and South African Perspectives, Atlanta, Society of Biblical Literature, 2009, p. 19-39.↩

  3.  Sauf indication contraire, les citations bibliques sont prises de la version Segond 21.↩

  4.  Voir 1R 18.19, 22. 1R 18.19 fait également référence à 400 prophètes d’Astarté, mais ceux-là ne sont plus mentionnés dans la suite.↩

  5.  Cf. R. Bergey, « La conquête de Canaan : un génocide ? », La Revue réformée 54 (2003/5), p. 76-77 ; A. Versluis, Geen verbond, geen genade : Analyse en evaluatie van het gebod om de Kanaänieten uit te roeien (Deuteronomium 7), Zoetermeer, Boekencentrum, 2012, p. 13 (la traduction anglaise de cette thèse intitulée The Command to Exterminate the Canaanites (Deuteronomy 7) sera publiée par Brill, Leyde, en 2017).↩

  6.  Cf. J. Assmann, Of God and Gods : Egypt, Israel, and the Rise of Monotheism, Madison, University of Wisconsin Press, 2008, p. 106-126.↩

  7.  Bergey, op. cit., p. 69-88.↩

  8.  Bergey, op. cit., p. 81-82.↩

  9.  Voir ibid., p. 82-85.↩

  10.  Pour ce sens du mot, voir 1Ch 29.3, où le terme se rapporte au capital privé du roi David, à distinguer des fonds déjà réservés pour la construction du temple de l’Éternel.↩

  11.  Voir, p. ex., Jg 2.11-13, 17, 19 ; 1R 11.4-10 ; 16.30-33 ; 22.54 ; 2R 17.7-19 ; 21.1-8 ; Jr 2.4-11 ; Ez 8.3-16 ; Os 2.4-15 ; Mi 5.12-13.↩

  12.  Pour la discussion de 1R 18 dans ce paragraphe, j’ai beaucoup bénéficié d’une étude non publiée de Bart Dubbink, doctorant à la Faculté de théologie des Églises réformées (libérées) de Kampen (Pays-Bas).↩

  13.  Le verbe traduit par « troubler » rappelle celui qui est utilisé pour signifier le malheur qu’Acan avait amené sur Israël en prenant des biens de Jéricho, bien que ceux-là fussent consacrés à l’Éternel ; voir Jos 6.18 ; 7.25 ; 1Ch 2.7.↩

  14.  Cf. G. Kwakkel, « Amour de Dieu et justice de Dieu : le fondement du salut du monde », La Revue réformée 67 (2016/3), p. 14.↩

  15.  Sur le rôle d’Israël en vue de la bénédiction de tous les peuples, voir C.J.H. Wright, La mission de Dieu : Fil conducteur du récit biblique, traduit de l’anglais par Alexandre Sarran, Charols, Excelsis, 2006, notamment Partie III « Le peuple de la mission » (p. 213-459).↩

  16.  Voir Gn 3.8 ; Ex 25.8 ; 29.46 ; 40.34-35 ; Lv 26.11-12 ; Dt 12.5 ; 1R 6.12-13.↩

  17.  Cf. Kwakkel, op. cit., p. 11-12.↩

  18.  Cf. H.G.L. Peels, « Can the Angry God of the Old Testament Be the Foundation of Assurance and Faith ? », Testamentum Imperium (revue théologique internationale en ligne) 2 (2009/107), p. 11-12 (http://www.preciousheart.net/ti/2009/50-109_Peels_Angry_God.pdf, consulté 11/11/16) ; « How Can a God of Love Use Violence ? », Lux Mundi 30 (2011/4), p. 90-91.↩


LA VIOLENCE ENVERS
LES INCROYANTS
DANS L’ANCIEN TESTAMENT

Gert KWAKKEL1

Introduction

Dans la société occidentale de nos jours, la tolérance et la non-violence envers les adeptes d’autres religions sont la norme. La religion doit être pratiquée sans aucune violence. Or, la situation était tout à fait différente dans l’Ancien Testament. Dès le début, on y trouve de la violence liée à la religion.

L’histoire de Caïn et Abel en Genèse 4 pourrait être considérée comme un premier exemple. Caïn a assassiné son frère, puisqu’il était irrité de ce que l’Éternel portait un regard favorable sur Abel et son offrande. Il était jaloux et déçu, parce que Dieu appréciait son offrande moins que celle de son frère. Son motif relevait donc de la pratique de la religion. Cependant, pour ce qui est de la violence liée à la religion, ce passage est loin d’être le plus problématique dans l’Ancien Testament. Il est évident que l’Ancien Testament désapprouve l’acte de Caïn. Personne ne peut prétendre que le récit de Genèse 4 encourage la violence religieuse. Le passage montre plutôt que l’Ancien Testament est un livre réaliste. Bien que de tels actes soient absolument répréhensibles, il y a des gens qui les commettent. La Bible ne garde pas le silence sur ces faits, mais elle en fait mention en toute honnêteté2.

Pour nos contemporains, c’est plutôt la violence dont Dieu use contre les hommes qui pose problème. Deux exemples bien connus, tirés également du livre de la Genèse, sont le déluge, qui met fin à la vie de tous les êtres humains sauf huit (Gn 6-7), et la destruction de Sodome et Gomorrhe (Gn 19). Toutefois, le récit biblique affirme que ces interventions de Dieu étaient sa réponse au comportement extrêmement mauvais des hommes concernés. Avant le déluge, la terre était pleine de violence (Gn 6.11). Les habitants de Sodome et Gomorrhe étaient très méchants. Tout comme les gens de l’époque de Noé, ils ne reculaient pas devant l’usage de la violence pour réaliser leurs mauvais désirs (voir Gn 18.20-21 ; 19.4-11). Si l’homme occidental peut se poser la question de savoir si leurs actes justifiaient la peine capitale, il comprendra de toute façon qu’une action rigoureuse et ferme était nécessaire.

Par contre, les passages les plus déconcertants sont ceux dans lesquels le jugement violent de Dieu frappe des gens qui n’ont pas commis des crimes (selon nos normes), mais seulement des transgressions d’ordre religieux, comme par exemple l’apostasie ou le manque de confiance en Dieu. Dans l’Ancien Testament, on peut repérer beaucoup d’exemples de ce type d’interventions divines, dont nous évoquons quelques-unes ici.

Le premier passage qui nous sert d’exemple est le récit du veau d’or en Exode 32. Après l’arrivée du peuple d’Israël au pied du mont Sinaï, Dieu avait proclamé les Dix Commandements du milieu du feu, du haut de la montagne. Selon le deuxième commandement, il était strictement interdit de faire une sculpture sacrée et de se prosterner devant elle (Ex 20.4-5). Seulement quelques jours plus tard, pendant l’absence de Moïse, le peuple a demandé à Aaron : « Allons ! Fais-nous des dieux qui marchent devant nous ! » (Ex 32.1)3 Alors Aaron leur a ordonné de lui donner de l’or, dont il a fait une statue d’un veau, qui était considéré comme représentant la divinité qui avait fait sortir le peuple d’Égypte (Ex 32.2-4). Après cette violation flagrante du deuxième commandement, Dieu a voulu exterminer le peuple entier. Grâce à l’intercession de Moïse, Dieu a renoncé à l’application de cette résolution, mais cela n’impliquait pas l’annulation de toute sanction. Sur l’ordre de Moïse, les Lévites ont tué trois mille hommes parmi leurs compatriotes, en raison de leur apostasie (Ex 32.26-28). Il s’agit donc pour ainsi dire d’un acte d’un groupe de « vrais fidèles » (les Lévites), qui tuent un grand nombre d’« incroyants ». Dans le contexte, on ne trouve aucun mot de condamnation par rapport à cet acte. Au contraire, les Lévites sont loués et même récompensés pour ce qu’ils ont fait (cf. Ex 32.29 ; Dt 33.8-11).

Après ces événements autour du veau d’or, Dieu a exécuté beaucoup d’autres Israélites à cause de leurs désobéissances, révoltes ou manque de confiance, pendant le séjour du peuple dans le désert (voir Nb 11.31-34 ; 14.36-38 ; 16.31-35 ; 17.8-14 ; 21.6 ; 25.3-9). Nous ne nous étendons pas sur ces passages, mais poursuivons tout de suite avec la mission du peuple d’Israël concernant l’extermination des peuples du pays de Canaan.

Selon Deutéronome 7.2, les sept peuples non israélites qui habitaient le pays devaient être « voués à la destruction » ou « à l’interdit » (TOB ; en hébreu charam). Comme le montrent quelques autres passages, cela veut dire que les Israélites ne pouvaient pas laisser la vie aux membres de ces peuples ; il fallait les exterminer tous (voir Dt 7.22, 24 ; 20.16-17). L’Ancien Testament mentionne plusieurs raisons pour justifier ces mesures et nous y reviendrons plus tard. Pour l’instant, il suffit de rappeler que cette mission était étroitement liée à la religion des peuples touchés, puisque l’extermination devait aller ensemble avec la démolition de leurs autels, de leurs sculptures sacrées et autres objets cultuels (Dt 7.5). Notons aussi que Dieu a confié la mise en œuvre de ce projet d’extermination aux Israélites. Des êtres humains devaient le faire. Dieu ne le faisait pas seul, au moyen d’un fléau ou d’un autre jugement venant directement du ciel (comme p. ex. en Nb 14.36-37 ; 16.31-35 ; 17.12-14).

Le dernier exemple à citer ici est le récit de la lutte du prophète Élie contre le culte rendu au dieu Baal, en 1 Rois 18. À cette époque, les membres des dix tribus du Royaume du Nord se rendaient coupables d’une forme de syncrétisme, comme le dit Élie en 1 Rois 18.21 : « Jusques à quand clocherez-vous des deux côtés ? Si l’Éternel est Dieu, ralliez-vous à lui ; si c’est Baal, ralliez-vous à lui ! » (La Colombe) Le prophète s’est servi d’une sorte de pari, afin de provoquer le peuple à faire le bon choix : le dieu qui répondrait aux appels de ses fidèles par le feu – soit Baal, soit l’Éternel – serait le vrai Dieu (1R 18.24). Puisque c’est l’Éternel qui a répondu aux attentes, en laissant tomber du feu, tandis que Baal n’a pas réagi du tout, tout le peuple a reconnu que c’était lui le vrai Dieu (1R 18.38-39). Tout de suite après, Élie a ordonné au peuple de s’emparer des prophètes de Baal et il les a fait tuer (1R 18.40). Comme ces prophètes étaient là au nombre de 450, il s’ensuit que les victimes étaient assez nombreuses4. En plus, cet acte d’Élie nous rappelle ce que la reine Jézabel avait fait : selon 1 Rois 18.4 elle avait essayé d’exterminer les prophètes de l’Éternel. Élie a-t-il voulu lui rendre la pareille ? Était-il dirigé par le même fanatisme religieux que la reine païenne ? La question se pose et nous y reviendrons dans la suite.

Dans cet article, nous voulons faire un effort pour mieux comprendre ces trois passages de l’Ancien Testament. Chemin faisant, nous nous concentrons sur la question de savoir s’il est juste et correct de dire que ces passages font preuve de violence contre les incroyants, ou qu’ils propagent de tels actes. En conclusion, nous aborderons les conséquences pratiques de ces passages pour les chrétiens de nos jours. Peuvent-ils toujours être inspirés par leur message et, si oui, comment ?

Remarques préliminaires

Avant de commencer l’analyse plus précise des passages évoqués, trois remarques s’imposent.

(1) À strictement parler, le terme contemporain et courant « incroyants » ne s’applique à aucun groupe de personnes de l’époque vétérotestamentaire. En effet, tous étaient des croyants en ce sens qu’ils croyaient à un ou plusieurs dieux. Dans cet article, le terme doit être compris dans un sens plus large ; il se rapporte tout d’abord à tous ceux qui, à l’époque de l’Ancien Testament, ne rendaient pas un culte à l’Éternel, le Dieu d’Israël ; en plus, il peut faire référence à tous ceux qui, à l’époque du Nouveau Testament jusqu’à nos jours, ne partagent pas la foi chrétienne.

(2) Selon bon nombre de spécialistes de l’Ancien Testament, des passages tels que Deutéronome 7 ne représentent aucune réalité historique. Ils sont plutôt le produit d’un courant théologique né au viie siècle av. J.-C., courant qui s’opposait à l’idolâtrie de la majorité du peuple d’Israël. Ce courant aurait créé la fiction selon laquelle Dieu avait ordonné à Israël d’exterminer les peuples païens, qui habitaient le pays de Canaan. En réalité, les Israélites n’ont jamais fait chose pareille. On peut s’imaginer que cette approche puisse soulager ceux qui ont du mal à accepter l’idée que Dieu ait donné un tel ordre à son peuple. Toutefois, elle n’apporte aucune solution viable au problème moral et théologique qui se pose. Même si nous sommes d’accord qu’un génocide fictif est moins grave qu’un génocide réel, nous sommes laissés avec la réalité que l’Ancien Testament nous présente Dieu comme quelqu’un qui pouvait donner des ordres semblables. Le problème reste donc à peu près le même5. C’est pourquoi cet avis, que nous ne partageons pas de toute façon, ne sera plus considéré dans cet article.

(3) Depuis la fin du xxe siècle, plusieurs savants ont suivi l’égyptologue allemand Jan Assmann qui estimait que le monothéisme en tant que tel, plus que le polythéisme, tendait vers l’intolérance et la violence6. Apparemment, ceux qui rendent un culte à un seul dieu pensent que leur dieu est le seul vrai dieu, alors que tous les autres ont tort. Les autres ne préconisent pas seulement des normes dangereuses pour la vie du peuple ou la société, mais ils risquent aussi de faire affront au seul dieu, qui pourrait réagir par un jugement désastreux. Dans une certaine mesure, on peut donc comprendre la logique derrière l’idée de la tendance violente du monothéisme. Néanmoins, la question se pose si les adeptes du polythéisme étaient vraiment plus pacifiques que les monothéistes. En tout état de cause, si l’on peut croire l’Ancien Testament, tel n’était pas le cas (voir p. ex. 1R 18.4). Dans ce qui suit, nous n’en revenons pas à ce thème, mais nous nous bornons à la question suivante : les trois textes évoqués ci-dessus justifient-ils la violence contre « les autres », oui ou non ?

I. Deutéronome 7 : la violence contre les peuples de Canaan

Selon l’interprétation de Deutéronome 7 rendue ci-dessus, Moïse a assigné au peuple d’Israël la charge d’exterminer tous les habitants du pays de Canaan. Or, cette interprétation n’est pas incontestée. Ronald Bergey, actuellement professeur émérite de la Faculté Jean Calvin, a présenté un autre avis dans cette même revue, en 20037. La pierre angulaire de son point de vue est l’interprétation de la loi sur la guerre en Deutéronome 20. Dans cette loi, Moïse prescrit aux Israélites qu’avant d’attaquer une ville, il faut lui faire des propositions de paix. Si la ville les accepte, les habitants seront soumis aux corvées et à l’esclavage. Si elle refuse, l’armée israélite pourra prendre la ville au moyen d’un siège et tuer tous ses hommes. En revanche, les femmes et les enfants pourront être pris comme butin et rester en vie (Dt 20.10-14). En Deutéronome 20.15-18, Moïse stipule que ces règles s’appliquent aux combats contre des villes hors du pays de Canaan. Pour les villes à l’intérieur du pays, il confirme la règle que tous ses habitants doivent être exterminés.

De l’avis de Bergey, la distinction entre les villes extérieures et celles des peuples de Canaan ne s’applique qu’à la ligne de conduite à suivre dans le cas du refus des propositions de paix. Autrement dit, les Israélites doivent également faire des propositions de paix aux peuples de Canaan. C’est seulement lorsqu’une ville au pays de Canaan refuse d’accepter les termes des propositions de paix qu’il faut en tuer tous les habitants : hommes, femmes et enfants8.

De toute évidence, si les prescriptions de Deutéronome 7 peuvent être combinées de telle façon avec celles du chapitre 20, l’ordre d’exterminer les peuples de Canaan en devient un peu moins choquant. Malheureusement, l’espace ne nous permet pas d’entrer dans les détails de la discussion. Nous nous contentons de dire que l’approche de Bergey suggère une bonne explication de quelques faits relevés dans le récit du déroulement de la conquête de Canaan dans le livre de Josué (comme p. ex. Jos 11.19)9. Toutefois, il est plus difficile de la concilier avec le récit de la ruse des habitants de Gabaon en Josué 9. Les démarches des Gabaonites présupposent qu’ils n’attendaient qu’une seule destinée : l’extermination (voir Jos 9.24 en particulier).

Quoi qu’il en soit, même si les peuples avaient la chance d’échapper à l’extermination, nous sommes laissés avec l’ordre de l’extermination totale de ceux qui refuseraient de se soumettre aux conditions de paix proposées. Autrement dit, le problème est un peu atténué, mais il n’est pas résolu. Néanmoins, cette digression sur la portée de l’ordre de l’extermination nous apporte un bénéfice. C’est qu’elle peut nous montrer que le peuple d’Israël n’avait pas la mission ni la permission d’exterminer d’autres peuples pour la seule raison que ces derniers ne pratiquaient pas « la bonne religion ». L’ordre de l’extermination se limitait aux habitants du pays de Canaan. Les autres peuples, qui rendaient un culte aux faux dieux autant que les Cananéens, n’en étaient pas touchés. Il y avait, par conséquent, une ou plusieurs raisons particulières pour l’extermination des peuples de Canaan, raisons qui ne s’appliquaient pas aux autres nations païennes. En effet, l’Ancien Testament en mentionne quelques-unes, en Deutéronome 7 ainsi que dans d’autres passages.

Une première indication peut être trouvée en Genèse 15.13-16. Là, Dieu dit à Abram que ses descendants vivront longtemps hors du pays promis (c’est-à-dire en Égypte). C’est seulement la quatrième génération qui pourra revenir au pays de Canaan, « car la faute des Amoréens n’est pas encore à son comble » (v. 16). Le bon moment pour la conquête du pays est, par conséquent, celui où les Amoréens, qui étaient un des peuples de Canaan qui devaient être exterminés (voir Dt 7.1-2), avaient atteint le point culminant de leur iniquité. Dans le même ordre d’idée, Moïse soutient en Deutéronome 9.5 que les habitants de Canaan vont être chassés de leur pays « à cause de la méchanceté de ces nations ». Pris ensemble, ces deux textes affirment que les peuples de Canaan étaient plus méchants que les autres nations païennes. Dieu leur avait donné beaucoup de temps pour changer de comportement, mais lorsque sa patience restait sans résultat, il a décidé d’utiliser l’entrée de son peuple dans la terre promise pour mettre un terme à leur méchanceté. Nous pouvons donc dire que l’extermination de ces peuples était en quelque sorte un prélude du jugement dernier, juste comme la destruction de Sodome et Gomorrhe à cause de leurs péchés extrêmement graves (Gn 18-19).

Le motif de la méchanceté extraordinaire des peuples de Canaan ne figure pas en Deutéronome 7. Ce chapitre aborde un autre thème, qui semble être de nature tout à fait différente de ce que nous venons d’évoquer : l’amour de Dieu pour son peuple. Après avoir prescrit les mesures que les Israélites doivent prendre par rapport aux peuples de Canaan, Moïse continue son discours comme suit :

Tu es un peuple saint pour l’Éternel, ton Dieu. L’Éternel, ton Dieu, t’a choisi pour que tu sois un peuple qui lui appartienne parmi tous les peuples qui sont à la surface de la terre. Ce n’est pas parce que vous dépassez tous les peuples en nombre que l’Éternel s’est attaché à vous et vous a choisis. En effet, vous êtes le plus petit de tous les peuples. Mais c’est parce que l’Éternel vous aime, parce qu’il a voulu tenir le serment qu’il avait fait à vos ancêtres, qu’il vous a fait sortir par sa main puissante et vous a délivrés de la maison d’esclavage, de la main du pharaon, roi d’Égypte. (Dt 7.6-8)

Dans ce texte, Moïse décrit la relation entre Dieu et Israël au moyen de la métaphore de deux amants ou d’un couple marié. Notons, par exemple, que le mot hébreu traduit par « s’est attaché » (chashaq) se trouve aussi en Deutéronome 21.11, où il exprime les sentiments d’un soldat qui tombe amoureux d’une belle femme parmi les captives d’un peuple vaincu (voir aussi Gn 34.8). De toute évidence, Dieu voulait vivre avec le peuple d’Israël comme un homme avec son épouse, dans une relation d’amour mutuel et exclusif. Au verset 6 de notre chapitre, Moïse formule cette même idée en d’autres termes, lorsqu’il dit qu’Israël est un peuple saint pour l’Éternel, un peuple dévoué à lui et à son service. Il dit également que Dieu a choisi Israël comme un peuple « qui lui appartient » (en hébreu segoulla). Cela signifie que le statut spécial, qui mettrait le peuple à part de toutes les autres nations, serait comme celui de « la propriété privée » de Dieu10 ; autrement dit, une propriété qui bénéficierait toujours de ses meilleurs soins et de son attention assidue.

Pour Israël, cet amour exclusif impliquait qu’il ne pouvait rendre un culte à aucun autre dieu, comme Dieu l’avait stipulé dans le premier commandement : « Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi. » (Ex 20.3 ; Dt 5.7) Juste avant notre chapitre, Moïse a ordonné au peuple : « Tu aimeras l’Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. » (Dt 6.5) Il y reviendra en Deutéronome 7.9, où il dit que l’Éternel garde son alliance et sa bonté envers « ceux qui l’aiment et qui respectent ses commandements ». Ces prescriptions de Moïse se comprennent très bien à la lumière d’un événement qui s’était produit un peu avant et dont la mémoire était encore fraîche. Il s’agit de ce qui s’était passé à Sittim. Là, au bord de la Terre promise, les Israélites étaient confrontés pour la première fois au culte du dieu national de Canaan, Baal. Ils y avaient cédé tout de suite (Nb 25.1-3 ; cf. aussi Dt 4.3, où Moïse rappelle cet événement au peuple, et Os 9.10).

Il s’ensuit que la présence des peuples de Canaan avec leur religion païenne risquait d’être une source de tentation permanente pour le peuple d’Israël. Moïse a reconnu ce danger, il en a averti le peuple (voir Dt 7.4) et la suite de l’histoire en livrerait la preuve, à maintes reprises11. C’est pourquoi ces nations et tous leurs objets de culte devaient disparaître du pays où Dieu voulait vivre avec Israël. Si elles y restaient, il serait comme si un couple de jeunes mariés partageait leur habitation avec un tiers qui chercherait constamment à séduire la femme pour qu’elle rompe ses promesses de mariage !

En résumé, Moïse n’a pas ordonné au peuple d’Israël d’user de la violence contre les habitants du pays de Canaan, pour la seule raison qu’ils étaient des « incroyants ». Selon l’explication fournie par l’Ancien Testament, la première raison pour l’extermination de ces nations était leur extrême méchanceté. La seconde raison était la grande menace qu’elles représentaient pour le projet que Dieu voulait réaliser avec Israël, c’est-à-dire, vivre ensemble avec ce peuple, comme un couple de jeunes mariés, dans l’amour et la fidélité.

II. 1 Rois 18 : l’extermination des prophètes de Baal12

L’extermination des prophètes de Baal sur l’ordre d’Élie en 1 Rois 18 a beaucoup d’éléments en commun avec Deutéronome 7. À l’époque de ce prophète, le peuple d’Israël ne se comportait pas du tout comme l’épouse fidèle de l’Éternel. Son infidélité avait eu des conséquences désastreuses : pendant trois ans, il n’y avait plus eu de rosée ni de pluie (1R 17.1, 7 ; 18.1). Tout le pays en souffrait. Le roi Achab était même sur le point d’abattre les chevaux et les mulets de sa cour ou de son armée, parce qu’il n’y avait pas d’herbe pour les nourrir (1R 18.5). Au moment où Achab rencontrait Élie, ce dernier lui en a révélé la raison : « Je ne trouble pas Israël. Au contraire, c’est toi et ta famille qui le faites, puisque vous avez abandonné les commandements de l’Éternel et que tu as suivi les Baals. » (1R 18.18)13

Il va sans dire que les prophètes de Baal, qui étaient employés et entretenus par la reine Jézabel (cf. 1R 18.19), avaient joué un rôle majeur dans l’idolâtrie du peuple de Dieu. Ils avaient certainement fait de la propagande pour leur dieu, propagande qui n’avait pas manqué d’avoir du succès. Il s’ensuit que s’ils étaient tués, ils ne l’étaient pas seulement parce qu’ils avaient rendu un culte à un autre dieu. C’était plutôt parce qu’ils représentaient une grande menace pour le peuple d’Israël, son bien-être et l’alliance avec son Dieu.

Cette interprétation est confirmée par les prescriptions communiquées au peuple d’Israël par Moïse en Deutéronome 13. Dans ce chapitre, Moïse définit les contre-mesures à prendre, s’il y a des personnes au milieu du peuple qui cherchent à le tenter à l’idolâtrie. Dans tous les cas, les Israélites étaient tenus de tuer de telles personnes, même s’il s’agissait d’un proche parent, d’une épouse ou d’un ami. Ainsi tous les Israélites seraient avertis et ne commettraient plus de tels actes (Dt 13.2-12). Apparemment, Élia a voulu appliquer ces contre-mesures prescrites de Moïse aux prophètes de Jézabel, et cela pour protéger ses compatriotes contre la tentation catastrophique à laquelle ils étaient exposés. Ce n’était pas pour rien que Moïse avait dit au peuple qu’il risquait de subir la même destruction que les nations de Canaan, s’il préférait malgré tout suivre leur mauvais exemple (Dt 7.26).

Nous pouvons donc conclure que l’intolérance et la violence d’Elie ne visaient pas à l’extermination de incroyants en tant que tels. Ce qu’il ne voulait pas tolérer, c’était qu’Israël fût infidèle au Dieu qui lui donnait la vie, ou qu’il fût tenté à pratiquer l’idolâtrie. La preuve en est qu’Élie n’a tué que les prophètes de Baal. Tous les autres incroyants pouvaient rester en vie.

III. Exode 32 : le jugement contre les adorateurs du veau d’or

À la différence des prophètes de Baal exterminés par Élie, les trois mille Israélites tués à la suite de la fête en honneur du veau d’or ne l’étaient pas parce qu’ils avaient essayé de tenter d’autres personnes. Ils l’étaient pour la seule raison qu’ils avaient participé au culte autour de l’idole.

Pour mieux comprendre la vision biblique sur ces événements, il est judicieux de partir du récit de la chute en Genèse 2 et 3. Selon Genèse 2.17, Dieu a révélé à l’homme dès sa création que la désobéissance à ses commandements engendra la mort. Or, dans ce contexte, la mort est la fin de la vraie vie, qui ne peut être trouvée que dans la communion avec Dieu14. Malheureusement l’homme a préféré la désobéissance, avec toutes les conséquences qui en découlent. Tout cela est si néfaste que Dieu a décidé d’agir avec rigueur pour y mettre un terme. En Genèse 3.15, Dieu dit au serpent : « Je mettrai l’hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance : celle-ci t’écrasera la tête et tu lui blesseras le talon. »

Ce texte, qui est souvent considéré comme « la mère de toutes les promesses de Dieu », montre clairement la nécessité d’une intervention violente (c’est-à-dire « écraser la tête »), pour qu’il y ait encore une perspective d’avenir pour les êtres humains.

Ensuite, le mal commis par les hommes est devenu si sérieux que Dieu s’est servi du déluge pour en purifier la terre. Toutefois, cette mesure très sévère restait sans succès, comme Dieu le constate lui-même en Genèse 8.21, juste après le déluge : « l’orientation du cœur de l’homme est mauvaise dès sa jeunesse ». Un peu plus tard, cette mauvaise orientation du cœur humain s’est révélée encore dans l’ivresse de Noé et la réaction éhontée de son fils Cham, ainsi que dans la construction de la tour de Babel (Gn 9.20-27 ; 11.1-9). Malgré tout cela, Dieu refusait de renoncer au plan qu’il voulait réaliser dès le début ; c’est-à-dire qu’il y aurait une terre remplie d’hommes vivant sous sa bénédiction. Il n’a pas oublié ce qu’il a dit à Noé et ses fils, tout de suite après le déluge, en Genèse 9.1, 7, où il reprend ses propres paroles de bénédiction prononcées au jour de la création de l’homme (Gn 1.28).

Cependant, Dieu a décidé de prendre une autre piste pour atteindre son objectif. Parmi tous les hommes il a choisi Abraham, pour faire naître de lui et de son épouse Sara le peuple d’Israël. Depuis ce moment-là, Dieu concentre son œuvre de rédemption dans un peuple à part, auquel il va donner son propre pays, celui de Canaan. Cela n’implique pas du tout que Dieu a abandonné les autres nations. La liste des nations en Genèse 10 nous montre que Dieu les connaît toutes et qu’il ne les oublie pas. En plus, il dit à Abraham, au moment de sa vocation, qu’il doit quitter sa famille, non seulement afin d’être béni lui-même, mais aussi pour que toutes les familles de la terre soient bénies en lui (Gn 12.3 ; cf. aussi Gn 18.18 ; 22.18 ; 26.4 ; 28.14). Plus tard, dans le Nouveau Testament, Paul fera appel à cette promesse pour étayer l’évangile du salut par la foi pour toutes les nations, Juifs et non-Juifs (Ga 3.8)15.

Bien que les autres peuples n’aient pas disparu de l’écran, c’est le peuple d’Israël qui occupe désormais le devant de la scène. Israël est le bien-aimé de Dieu, un peuple privilégié, dont le pays reflète en quelque sorte l’essence même du paradis perdu : la présence personnelle de Dieu au milieu de son peuple16. Or, ce peuple était un peuple d’esclaves vivant dans un pays étranger. Alors l’Éternel les a libérés et fait sortir de ce pays, « par des épreuves, des signes, des miracles et des combats, avec puissance et force et avec des actes terrifiants » (Dt 4.34). Dieu seul les a amenés vers lui. C’est, par conséquent, à lui seul qu’ils devaient leur liberté et leur existence en tant que peuple de Dieu (Ex 19.4 ; 20.2). Quant à eux, ils ne pouvaient garder ces privilèges qu’en lui restant fidèles. La confiance en lui, son culte et l’obéissance à ces commandements étaient pour eux la garantie de leur vie et de leur liberté. Hors du dévouement à son service, il ne restait pour eux que l’esclavage et la mort (comme le montreraient plus tard la sécheresse et la famine des jours d’Élie).

Au mont Sinaï, Dieu a révélé tout cela à son peuple. Il lui a donné ses commandements et il a fait alliance avec lui. Il a même admis une grande délégation d’Israélites dans sa présence (Ex 24.9-11). Néanmoins, après quelques jours seulement, le peuple d’Israël a perdu confiance en lui. Il s’est livré à l’infidélité et l’apostasie. Puis, comme nous l’avons déjà évoqué, l’Éternel était si vexé qu’il voulait exterminer le peuple. En fin de compte, il y a renoncé, mais il a néanmoins approuvé que pas moins de trois mille personnes fussent tuées.

Cette réaction de Dieu n’était-elle pas hors de proportion ? La question est bien compréhensible. Toutefois, avant d’y donner une réponse positive, il faut se rendre compte du moment précis où ces événements se sont produits. C’était au tout début d’un nouveau stade dans la vie de Dieu avec les hommes, immédiatement après un grand pas en avant. Ce qui s’est passé autour du veau d’or ressemble en quelque sort à un événement qui s’est produit plusieurs siècles plus tard, peu après la venue du Saint-Esprit au jour de la Pentecôte. Alors la nouvelle vie que Dieu avait donnée aux disciples de Jésus était pleine de joie, de communion fraternelle et de générosité (voir Ac 2.41-47 ; 4.32-37). À ce moment, Ananias et Saphira ont eu l’audace de faire passer l’hypocrisie pour la vraie générosité. Ils prétendaient que leur don correspondait au prix total du champ qu’ils avaient vendu, tandis qu’en réalité ils en avaient gardé une partie pour eux-mêmes. Dieu n’a évidemment pas voulu que la nouvelle vie pleine de promesses qu’il venait de donner soit ainsi compromise par des apparences trompeuses. C’est pourquoi il a réagi avec beaucoup de rigueur, en faisant mourir Ananias et Saphira sur-le-champ (Ac 5.1-11). Autrement dit, il en a fait un exemple dissuasif pour l’Église et tous ceux qui voulaient la rejoindre, afin de protéger et sauver la nouvelle vie par l’Esprit. De même, il semble que Dieu ait recouru à des mesures drastiques après cet épisode du veau d’or, afin d’assurer le nouveau début réalisé pour son peuple et de lui montrer une fois pour toutes que la vraie vie ne peut être trouvée qu’en lui. Il était si furieux, parce qu’il ne pouvait accepter la faillite de son projet d’amour et de bénédiction. Autrement dit, l’ardeur de sa colère, si terrifiante qu’elle soit, était provoquée par l’ardeur de son amour17.

IV. Résultats de l’analyse

De toute évidence, les explications présentées ci-dessus sont loin d’apporter la réponse à toutes les questions par rapport aux interventions violentes de Dieu dont témoignent les écrits de l’Ancien Testament. Certes, elles ne suffisent pas non plus pour justifier les actes de Dieu aux yeux de nos contemporains. Cela serait par ailleurs une démarche risquée, puisqu’il est hors de notre portée de comprendre celui qui nous a créés et qui dépasse toutes nos pensées (cf. Rm 11.33-36).

L’objectif de notre étude était plutôt d’expliquer quelques éléments de la logique biblique qui conditionnent quelques passages controversés. Le résultat en est, en bref, que la violence de Dieu est en rapport avec son plan initial pour le monde. Dieu voulait vivre en communion d’amour avec les êtres humains, qu’il avait créés. Comme il refuse d’abandonner ce plan, il ne peut accepter qu’il soit contrecarré par l’infidélité de son peuple. C’est pourquoi il intervient contre les apostats parmi les siens et en particulier contre tous ceux qui essaient de séduire les autres à l’idolâtrie, qu’il considère comme un péché aussi grave que l’adultère. Il ne veut pas vivre sans son peuple et il ne veut pas non plus que celui-là perde la vie.

Il est évident qu’il faut vraiment connaître ce Dieu et son amour pour comprendre tout cela un petit peu. Sinon, nous n’aurons aucune idée de la nature sérieuse et désastreuse de notre infidélité, ni de la nécessité des mesures rigoureuses que Dieu prend de temps en temps. Il nous faut toute notre vie ici-bas pour arriver à une vision plus mature, sans jamais comprendre totalement.

V. Conséquences pour les chrétiens de nos jours

Quelles en sont les conséquences pratiques pour les chrétiens vivant après la mort, la résurrection et l’ascension de Jésus-Christ ?

Jésus-Christ a subi le jugement de Dieu avec toute sa violence, pour nous en libérer pour toujours. Puisqu’il a fait cela, la tâche primaire des chrétiens est d’annoncer la bonne nouvelle de la rédemption et du royaume de Dieu. À la différence de ce que Moïse a ordonné au peuple d’Israël dans le livre du Deutéronome, cette mission doit être exécutée sans aucune violence, conformément au principe proclamé par Dieu au travers de Zacharie, un des derniers prophètes de l’Ancien Testament : « Ce n’est ni par la puissance, ni par la force, mais c’est par mon Esprit […]. » (Za 4.6)

Cela n’implique pas que la violence soit abolie à jamais, comme le montre par exemple l’Apocalypse de Jean. Toutefois, à l’époque néotestamentaire, Dieu s’est réservé le droit d’user de la violence. Sur terre, il ne le confie qu’aux autorités civiles (cf. Rm 13.1-7), qui par ailleurs ne peuvent jamais l’utiliser pour forcer leurs sujets à faire les choix religieux qu’elles préfèrent. L’Église et les chrétiens individuels sont appelés à propager l’Évangile sans aucune violence, tout en comptant sur la puissance de l’Esprit. Il s’ensuit que des interventions violentes « au nom de Dieu », telles les croisades du Moyen Âge, vont à l’encontre des normes bibliques développées dans le Nouveau Testament et qu’elles représentent une honte pour l’Église chrétienne18.

S’il en est ainsi, la question se pose si les textes vétérotestamentaires évoqués ci-dessus apportent toujours quelque chose à apprendre au chrétien de nos jours. Nous pouvons y répondre par l’affirmative. Tout d’abord, tous ces textes nous montrent, d’une façon ou d’une autre, qu’il n’y a qu’un chemin qui amène vers la vie. Hors du seul chemin ouvert par Dieu il ne nous reste que la mort. Depuis l’avènement du Christ, ce chemin porte son nom. C’est pourquoi Jésus a dit : « C’est moi qui suis le chemin, la vérité et la vie. On ne vient au Père qu’en passant par moi. » (Jn 14.6) Et aussi : « Or, la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. » (Jn 17.3) En second lieu, ces textes témoignent du désir ardent de Dieu : il veut vraiment que son peuple suive le bon chemin, qui aboutit à la vie avec lui. Il prend toutes les mesures nécessaires pour garder son peuple sur ce chemin et pour le protéger contre les dangers qui risquent de compromettre la communion d’amour à laquelle il aspire.

Ce point de vue est-il extrémiste ? De toute façon, on pourrait dire qu’il est radical, car il présuppose que la foi chrétienne n’est pas une option à côté de beaucoup d’autres, qui sont aussi valables qu’elle. La vraie vie ne peut être trouvée qu’en Dieu et son Fils, Jésus-Christ. Toutefois, il n’est point extrémiste dans ce sens que les chrétiens puissent menacer la vie des autres. L’Évangile du Christ ne justifie en aucune façon la violence contre les incroyants. Il doit être proclamé en humilité, puisque ceux qui l’annoncent sont loin d’être meilleurs que ceux à qui ils s’adressent.


  1.  G. Kwakkel est professeur d’Ancien Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence et à la Faculté de théologie des Églises réformées (libérées) de Kampen (Pays-Bas).↩

  2.  À propos du rapport entre Dieu et la violence en Gn 4, voir E. Peels, « The World’s First Murder : Violence and Justice in Genesis 4:1-16 », in J.T. Fitzgerald et al. (sous dir.), Animosity, the Bible, and Us : Some European, North American, and South African Perspectives, Atlanta, Society of Biblical Literature, 2009, p. 19-39.↩

  3.  Sauf indication contraire, les citations bibliques sont prises de la version Segond 21.↩

  4.  Voir 1R 18.19, 22. 1R 18.19 fait également référence à 400 prophètes d’Astarté, mais ceux-là ne sont plus mentionnés dans la suite.↩

  5.  Cf. R. Bergey, « La conquête de Canaan : un génocide ? », La Revue réformée 54 (2003/5), p. 76-77 ; A. Versluis, Geen verbond, geen genade : Analyse en evaluatie van het gebod om de Kanaänieten uit te roeien (Deuteronomium 7), Zoetermeer, Boekencentrum, 2012, p. 13 (la traduction anglaise de cette thèse intitulée The Command to Exterminate the Canaanites (Deuteronomy 7) sera publiée par Brill, Leyde, en 2017).↩

  6.  Cf. J. Assmann, Of God and Gods : Egypt, Israel, and the Rise of Monotheism, Madison, University of Wisconsin Press, 2008, p. 106-126.↩

  7.  Bergey, op. cit., p. 69-88.↩

  8.  Bergey, op. cit., p. 81-82.↩

  9.  Voir ibid., p. 82-85.↩

  10.  Pour ce sens du mot, voir 1Ch 29.3, où le terme se rapporte au capital privé du roi David, à distinguer des fonds déjà réservés pour la construction du temple de l’Éternel.↩

  11.  Voir, p. ex., Jg 2.11-13, 17, 19 ; 1R 11.4-10 ; 16.30-33 ; 22.54 ; 2R 17.7-19 ; 21.1-8 ; Jr 2.4-11 ; Ez 8.3-16 ; Os 2.4-15 ; Mi 5.12-13.↩

  12.  Pour la discussion de 1R 18 dans ce paragraphe, j’ai beaucoup bénéficié d’une étude non publiée de Bart Dubbink, doctorant à la Faculté de théologie des Églises réformées (libérées) de Kampen (Pays-Bas).↩

  13.  Le verbe traduit par « troubler » rappelle celui qui est utilisé pour signifier le malheur qu’Acan avait amené sur Israël en prenant des biens de Jéricho, bien que ceux-là fussent consacrés à l’Éternel ; voir Jos 6.18 ; 7.25 ; 1Ch 2.7.↩

  14.  Cf. G. Kwakkel, « Amour de Dieu et justice de Dieu : le fondement du salut du monde », La Revue réformée 67 (2016/3), p. 14.↩

  15.  Sur le rôle d’Israël en vue de la bénédiction de tous les peuples, voir C.J.H. Wright, La mission de Dieu : Fil conducteur du récit biblique, traduit de l’anglais par Alexandre Sarran, Charols, Excelsis, 2006, notamment Partie III « Le peuple de la mission » (p. 213-459).↩

  16.  Voir Gn 3.8 ; Ex 25.8 ; 29.46 ; 40.34-35 ; Lv 26.11-12 ; Dt 12.5 ; 1R 6.12-13.↩

  17.  Cf. Kwakkel, op. cit., p. 11-12.↩

  18.  Cf. H.G.L. Peels, « Can the Angry God of the Old Testament Be the Foundation of Assurance and Faith ? », Testamentum Imperium (revue théologique internationale en ligne) 2 (2009/107), p. 11-12 (http://www.preciousheart.net/ti/2009/50-109_Peels_Angry_God.pdf, consulté 11/11/16) ; « How Can a God of Love Use Violence ? », Lux Mundi 30 (2011/4), p. 90-91.↩


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Le lecteur comme objet principal de l’exégèse biblique https://larevuereformee.net/articlerr/n281/le-lecteur-comme-objet-principal-de-lexegese-biblique Sun, 01 Sep 2019 15:48:02 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1026 Continuer la lecture ]]> Le lecteur comme objet principal de l’exégèse biblique

Gert Kwakkel1

« Le sens dépend entièrement de celui qui lit. »2 L’idée exprimée dans cette phrase peut être considérée comme une caractéristique importante de l’herméneutique postmoderne. Les textes n’ont pas de sens en eux-mêmes. Ils tirent leur signification de leurs lecteurs. S’il n’y a pas de lecteur pour attribuer un sens au texte, il n’y a pas de sens du tout.

Les biblistes qui adhèrent à cette perspective concentrent naturellement leurs recherches interprétatives sur les lecteurs. Ce faisant, ils diffèrent de leurs prédécesseurs d’avant la Seconde Guerre mondiale, qui se concentraient sur les auteurs des textes et sur leur intention. Plus tard, dans la seconde moitié du xxe siècle, l’approche centrée sur l’auteur a été concurrencée par l’interprétation synchronique, qui se concentre sur les textes (plutôt que sur les auteurs). Aucune de ces approches ne satisfait les interprètes postmodernes. Ils préfèrent prendre les lecteurs comme objet principal. L’essor des méthodes comme la reader-response criticism (qui analyse comment les lecteurs répondent aux textes) et l’histoire de la réception (qui étudie comment les textes ont été interprétés et appliqués au cours du temps) ont leur préférence3.

L’objectif de cet article est de faire un certain nombre de commentaires sur les développements que nous venons de mentionner. Premièrement, l’affirmation selon laquelle les textes tirent leur sens des lecteurs sera évaluée d’une manière plus générale. Deuxièmement, les résultats de l’évaluation seront appliqués à la lecture des Écritures. Troisièmement, nous nous demanderons si l’idée de se concentrer sur les lecteurs pourrait avoir un intérêt pour l’interprétation biblique. Les interprètes qui considèrent la Bible comme la Parole de Dieu ayant autorité peuvent-ils tirer profit de cette approche ?

Le lecteur et le sens du texte

Les chrétiens qui adhèrent au principe du sola Scriptura pourraient avoir tendance à rejeter d’emblée l’affirmation selon laquelle les textes tirent leur sens des lecteurs. N’est-il pas évident que chaque texte a un sens, celui que l’auteur veut communiquer ? Autre objection : l’idée selon laquelle n’importe qui peut donner un sens à un texte rend l’interprétation entièrement arbitraire et subjective. Or s’il ne nous reste que des interprétations subjectives, comment les chrétiens peuvent-ils savoir si leur interprétation de la Bible est correcte et correspond à la vérité révélée par Dieu ?

Ces réactions sont tout à fait compréhensibles et dignes d’intérêt. Mais nous aurions tort de rejeter tout simplement les affirmations de l’herméneutique postmoderne sans prendre le temps d’y réfléchir plus profondément. Les biblistes qui font ce genre d’affirmations sont des personnes intelligentes. Ils ont raison dans une certaine mesure. Les croyants qui acceptent l’autorité de l’Écriture pourraient même tirer profit de leurs découvertes.

Deux exemples concrets peuvent nous éclairer à ce propos. Le premier exemple est une tablette d’argile en caractères cunéiformes de l’ancienne Babylonie. La tablette a été écrite par un scribe qui voulait communiquer un certain message. Le sens du texte en cunéiforme était clair pour lui et tous ses contemporains qui pouvaient lire l’écriture cunéiforme et connaissaient la langue babylonienne. Pour eux, le texte avait bien un sens. Mais pour la plupart des gens de notre époque, il n’a aucun sens. Seuls ceux qui ont suivi des cours universitaires en écriture cunéiforme et en babylonien peuvent lire et comprendre le texte.

Un texte a donc besoin de lecteurs compétents. En l’absence de tels lecteurs, un texte ne peut transmettre aucun sens. De toute évidence, un texte ne peut pas communiquer son sens par lui-même. L’activité d’un ou plusieurs lecteurs est nécessaire pour faire apparaître le sens.

De plus, l’exemple montre que la phrase « un texte a un sens » peut être utilisée dans deux sens différents. Ceux qui disent qu’un texte comme celui de la tablette d’argile a un sens indépendamment du lecteur se concentrent sur le message que l’auteur initial a voulu transcrire dans le texte et qui peut être déchiffré par des lecteurs compétents. Ceux qui déclarent que le texte n’a pas de sens indépendamment du lecteur se concentrent sur l’effet du texte : le message transcrit dans le texte atteint-il le lecteur ou non ?4 Peut-être le débat est-il dû en partie à ces différentes compréhensions de la phrase « un texte a un sens ».

Le deuxième exemple est un avis d’imposition. Supposez que quelqu’un vienne de recevoir un avis d’imposition dans sa boîte aux lettres. Il peut ouvrir l’enveloppe et dire : « Ce n’est pas sérieux. Ce document n’a pas été envoyé par le centre des impôts. C’est juste une blague que me fait mon voisin. Il veut me faire peur en mettant ce bout de papier dans ma boîte aux lettres. Je vais lui montrer que j’ai compris que c’était une blague : je vais plier ce bout de papier pour en faire un bateau et le mettre dans sa baignoire. »

À l’évidence, le texte (l’avis d’imposition) ne peut rien changer à cela. En lui-même, c’est juste un bout de papier et de l’encre. Si quelqu’un décide de l’interpréter comme un faux, le texte ne peut qu’accepter le fait qu’un tel sens lui a été assigné. Toutefois, cette situation ne saurait durer indéfiniment. Si la personne qui a reçu l’avis d’imposition s’obstine à le considérer comme un faux, l’inspecteur des impôts va venir. Au nom de la loi, il lui montrera qu’il a commis une infraction. Bien qu’il ait été informé de la somme qu’il devait payer, il a négligé de le faire. Il répliquera peut-être qu’il était persuadé que la lettre était un document fabriqué par un voisin qui voulait lui faire une blague. Peut-être l’inspecteur esquissera-t-il un sourire, mais il soulignera que c’était une supposition erronée. Une personne qui reçoit un avis d’imposition n’a pas le droit d’interpréter le document à sa guise. Cette personne devra de toute façon renoncer au sens qu’elle avait donné à l’avis d’imposition. Même si le texte lui-même ne pouvait rien y faire, le lecteur devra accepter le sens voulu par son auteur (le centre des impôts) comme le seul sens légitime et payer ses impôts.

Cet exemple montre une fois de plus qu’un texte ne peut défendre son propre sens. Il n’a pas le pouvoir de garantir que son message ou l’intention de l’auteur est correctement communiqué au lecteur. Toutefois, comme l’exemple de l’avis d’imposition le montre clairement, un texte fonctionne habituellement dans un cadre social. Les êtres humains utilisent les textes pour communiquer des messages à d’autres personnes.

Dans chaque société, des usages et des règles relatifs à l’interprétation des textes s’appliquent. Le plus souvent ces règles n’ont pas été consignées dans des textes officiels comme le code civil. Ce sont des conventions, qui peuvent changer de temps à autre. Chaque société et culture peut avoir ses propres usages et règles sur la manière dont les textes devraient être lus. Pourtant ces conventions peuvent être considérées comme connues et acceptées dans leur propre contexte historique. Aux Pays-Bas, par exemple, les avis d’imposition sont envoyés dans des enveloppes bleues et ont une présentation et une formulation fixes, ainsi qu’une signature officielle. En dehors de très rares cas de falsification, les gens savent comment reconnaître ces textes et quel sens doit leur être assigné.

La liberté d’une personne d’attribuer des sens aux textes n’est pas seulement guidée par ces conventions sociales, elle est aussi limitée par la présence et les activités d’autres personnes. Ces dernières peuvent vérifier et corriger ses interprétations. Comme le montre l’exemple de l’avis d’imposition, il peut y avoir des personnes investies d’une autorité et d’un pouvoir qui peuvent superviser ou diriger l’interprétation du document. Certaines d’entre elles peuvent même imposer des sanctions à ceux qui lisent le document d’une mauvaise manière !5

Il semble donc que l’idée selon laquelle les textes n’auraient pas de sens ou que les lecteurs seraient libres de leur attribuer n’importe quel sens est liée à une approche purement formelle ou matérialiste des textes. C’est-à-dire que les textes sont traités comme des bouts de papier et de l’encre, indépendamment de leur fonction comme moyens de communication dans une société donnée. Il peut être utile de considérer les textes de cette manière, en particulier dans les analyses académiques ou philosophiques6. Il est toutefois clair qu’il faut en dire davantage au sujet des textes si l’on veut rendre plus précisément compte de leur fonction réelle.

En résumé, si les textes sont liés au cadre social dans lequel ils fonctionnent comme moyens de communication, on peut dire avec raison que les textes ont un sens. Bien que les textes en eux-mêmes ne puissent pas contrôler la façon dont ils seront lus, les gens ne jouissent pas non plus d’une liberté d’interprétation absolue. Mais si l’on préfère traiter les textes comme de simples objets de papier et d’encre, il faut interpréter le sens des textes à partir des activités des lecteurs. Dans ce cas, une phrase comme « ce texte a ce sens particulier » devrait être remplacée par « les lecteurs compétents interpréteront le texte d’une manière particulière ; en vertu de leur formation et compte tenu des restrictions imposées par les conventions sociales, ils seront capables de saisir le message que l’auteur voulait communiquer ».

Le contexte de communication de la Bible

Ce que nous avons dit plus haut s’applique-t-il aussi à la Bible ? La Bible diffère manifestement d’une tablette d’argile babylonienne ou d’un avis d’imposition moderne. Mais elle n’est pas davantage en mesure de garantir que le message que l’auteur avait à l’esprit atteindra le lecteur. En elle-même, la Bible n’a pas la capacité de se défendre contre des interprétations erronées ou arbitraires. Les lecteurs de la Bible peuvent lui attribuer n’importe quel sens selon leur préférence. Cela est vrai si l’on traite la Bible comme un simple objet fait de papier et d’encre ou une série de pages imprimées. Toutefois, comme pour une tablette d’argile ou un avis d’imposition, il peut en être autrement si la Bible est considérée dans son propre contexte de communication. Quel est donc ce contexte de communication ?

Premièrement, la Bible fonctionne dans le contexte des œuvres créatrices et rédemptrices de Dieu. Avant que la Bible n’ait été écrite, Dieu avait parlé et agi à différentes époques. Ces paroles et ces actes de Dieu ont été consignés de manière normative dans la Bible. Elle contient et présente le message que Dieu veut communiquer aux gens du monde entier.

Deuxièmement, la Bible peut être lue par tous, croyants et non-croyants, individuellement ou en groupe. Mais elle est surtout destinée à être lue et étudiée par le peuple de Dieu, dans l’assemblée chrétienne, l’Église de Jésus-Christ. Dans l’Église, le message de Dieu est transmis oralement, par la prédication, l’enseignement et l’accompagnement spirituel. L’Évangile est ainsi transmis de génération en génération comme la tradition de l’Église. Dans ce contexte, Dieu a donné la Bible comme la norme absolue et officielle pour toute communication de son message.

Il faut savoir que pendant des siècles le chrétien ordinaire ne disposait pas d’une copie de la Bible qu’il pouvait lire à la maison. C’était déjà bien pour les assemblées locales de posséder une copie de tous les livres bibliques ! La foi des croyants était principalement nourrie par l’écoute de ce qui était lu et prêché dans l’Église. Maintenant que les chrétiens ont leur propre Bible, ils la lisent en principe avec intérêt. Ils seront souvent capables de saisir le sens correctement et d’en tirer profit. Toutefois, la lecture personnelle ne devrait pas se faire au détriment de l’écoute communautaire. L’Église de Jésus-Christ reste le meilleur endroit pour lire la Bible. Les chrétiens devraient lire les Écritures ensemble et s’aider les uns les autres à en comprendre le message, car ils seront « capables de comprendre, avec tous les saints, quelle est la largeur, la longueur, la profondeur et la hauteur » (Ep 3.18)7. C’est la manière normale du Saint-Esprit d’agir avec la Parole. Il surveille et conduit le processus de lecture, d’interprétation et de détection du sens des textes. Il fait cela au moyen des talents qu’il a donnés à la communauté des saints. Comme nous l’avons souligné, la lecture biblique individuelle peut également être fructueuse. Mais le risque d’interprétation erronée est moindre si la Bible est lue dans le contexte approprié, c’est-à-dire dans l’assemblée de Jésus-Christ, qui l’a acceptée comme l’expression digne de confiance des paroles et des actes rédempteurs de Dieu.

Trois conséquences en découlent. Premièrement, si le Saint-Esprit se sert des talents des gens pour aider les autres à comprendre correctement les Écritures, les chrétiens ne doivent pas avoir peur d’accepter l’aide des spécialistes. En fait, ils le font déjà. Pour donner un seul exemple, la plupart des chrétiens ne sont pas capables de lire la Bible dans les langues originales. Ils se servent de traductions faites par des spécialistes. Dans la plupart des cas, ils ne sont pas en mesure de vérifier le travail des traducteurs. S’appuyant sur ce que disent des responsables d’Église respectés, ils ont confiance dans le fait que le travail a été bien fait. Bien sûr, il est très compréhensible que les chrétiens ne veuillent pas dépendre entièrement des autres pour ce qui est de leur relation avec Dieu. Mais l’idée de dépendre des spécialistes ne doit pas être un problème si l’on considère que c’est la manière d’agir de l’Esprit et dans la mesure où les spécialistes en question sont prêts à rendre compte de ce qu’ils ont fait.

Deuxièmement, si les chrétiens de différentes époques trouvent des choses différentes dans la Bible, cela ne doit pas non plus être un problème, dans la mesure où le message central demeure le même. Le Saint-Esprit se sert de la Bible pour éclairer les chrétiens dans leurs situations historiques particulières. Certains éléments de l’Écriture peuvent être plus pertinents dans une situation particulière que dans une autre. Psaume 119.105 dit que la Parole de Dieu est une lampe à nos pieds et une lumière sur notre sentier. Elle aide les croyants à marcher en toute sécurité où qu’ils aillent. Ce n’est pas un immense projecteur éclairant tout ce qui existe dans le monde, afin que les chrétiens puissent connaître tout ce qu’ils désirent. Elle ne résout pas toutes les énigmes. Pour les lecteurs du xxie siècle, il n’est pas nécessaire de savoir tout ce que les chrétiens du xxiie siècle auront besoin de connaître. La Bible est suffisante pour informer les croyants de ce qu’ils doivent savoir pour croire, mener une vie chrétienne et être sauvés (cf. Confession helvétique, art. 7) – rien de moins, mais souvent rien de plus que cela.

Troisièmement, dans une certaine mesure, les arguments tirés du sens commun sont suffisants pour montrer que les gens ne jouissent pas d’une totale liberté pour attribuer un sens à un texte. Même si certains détails sont mal interprétés, le message que l’auteur avait à l’esprit peut passer d’une manière satisfaisante. Néanmoins, si l’on s’efforce de démontrer que les gens peuvent réellement saisir le message que Dieu avait à l’esprit en donnant les Écritures, il faut plus que le sens commun. L’argument présenté ci-dessus est fondé sur la foi en Dieu et la confiance dans l’œuvre du Saint-Esprit. En définitive, si la dimension de la foi est totalement mise de côté, il n’y a aucune base épistémologique décisive à ce que croient les chrétiens. Les partisans de l’herméneutique postmoderne ou d’autres peuvent affirmer qu’on ne peut jamais être sûr que la façon dont les chrétiens lisent la Bible correspond vraiment à l’intention de Dieu. Les arguments tirés du sens commun peuvent être utiles pour mettre cette affirmation en perspective. En même temps, il faut admettre qu’au bout du compte la réponse ne peut être formulée que par la foi.

Étudier la Bible du point de vue du lecteur

Si l’argument que nous venons de présenter est correct, la question centrale à laquelle les lecteurs de la Bible doivent chercher une réponse est celle-ci : qu’est-ce que Dieu ou le Saint-Esprit veut communiquer par ces textes ? Nous nous demanderons dans cette section, de manière plus limitée, si l’accent mis récemment sur le lecteur peut apporter quelque chose à cet égard. Peut-il aider les interprètes à mieux comprendre ce que Dieu veut communiquer à son peuple au moyen d’un texte donné ?

Comme exemple concret, j’utiliserai le commentaire d’Ehud Ben Zvi sur Osée, publié en 2005. Dans ce commentaire, Ben Zvi se demande souvent comment les lecteurs ont pu lire le texte du livre d’Osée. Traditionnellement dans les commentaires sur Osée, le prophète lui-même est le sujet grammatical des phrases (le commentateur dira, par exemple, « ici le prophète dit… »). Dans les commentaires plus récents, c’est parfois l’éditeur du livre qui reçoit une attention particulière. Dans le commentaire de Ben Zvi, ce sont les lecteurs.

Plus précisément, Ben Zvi fait référence aux lecteurs vivant dans la province perse de Yehoud (autour de Jérusalem) au ve ou au ive siècle av. J.-C. Selon lui, c’est dans ce contexte que le livre d’Osée a été écrit. Le livre pourrait avoir une relation avec les activités de l’Osée historique ayant vécu au viiie siècle av. J.-C., mais rien n’est moins certain pour Ben Zvi. En tout cas, cela importe peu pour son exégèse. Il interprète Osée comme un livre postexilique ayant vu le jour dans la province de Yehoud et analyse comment il a pu être lu et relu à cette époque.

Il est probable que les lecteurs conservateurs de la Bible se sentiront mal à l’aise avec l’approche de Ben Zvi. Des objections pourraient être formulées, mais ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. Le commentaire peut en effet aider les lecteurs ou les interprètes qui se soumettent à l’autorité de la Bible comme Parole infaillible de Dieu à voir plus clairement un certain nombre de choses.

Même en partant du principe que le livre d’Osée est l’expression de la Parole de Dieu telle qu’elle a été reçue et transmise par le prophète Osée au viiie siècle av. J.-C., les exégètes doivent se poser la question : « Qu’est-ce que le prophète voulait dire en disant ceci ou cela ? » Toutefois cette première démarche ne suffit pas. Il faut aller plus loin.

Dans le cas d’Osée, cela peut également être démontré à partir du livre lui-même. Le dernier verset du livre, Osée 14.10 [9], dit :

Qui donc est assez sage pour comprendre ces choses, assez intelligent pour les connaître ? Les voies que l’Éternel prescrit sont droites, les justes les suivront, tandis que les rebelles trébucheront sur elles.

Le verset sert de conclusion au livre entier. Il a pu être écrit par Osée lui-même. Il est plus probable que le verset a été ajouté par quelqu’un d’autre, par exemple, la personne ou les personnes qui ont rassemblé les prophéties d’Osée et édité le livre, et qui ont peut-être aussi formulé la note introductive au début du livre (Os 1.1)8. Quoi qu’il en soit, l’idée principale du verset est que le livre d’Osée est digne d’être lu, non seulement par les gens vivant à l’époque d’Osée, mais aussi par les générations suivantes. La plupart de ces lecteurs ultérieurs vivaient après l’accomplissement de plusieurs des paroles prophétiques d’Osée. Ils avaient été les témoins, par exemple, de la chute de la capitale israélite Samarie en 722 av. J.-C., que le prophète avait annoncée en Osée 14.1 [13.16]. Ces lecteurs ultérieurs avaient de bonnes raisons de se demander ce qu’Osée avait pu vouloir dire et comment il avait pu comprendre ses propres messages. En outre, ils devaient aussi se poser la question : « Quelle est la sagesse que Dieu veut nous communiquer au moyen de ces prophéties, maintenant que plusieurs d’entre elles se sont déjà accomplies ? Quelle est leur valeur pour nous aujourd’hui ? »

La conclusion montre clairement que dès l’origine le livre d’Osée était aussi destiné à être étudié et médité de cette manière-là. Par conséquent, les interprètes modernes ont certainement raison de se demander comment cela a été fait par des lecteurs ultérieurs. À cet égard, il peut être utile de définir des groupes de lecteurs plus récents, comme les gens vivant peu après la chute de Samarie en 722 av. J.-C. ou après la chute de Jérusalem en 586 av. J.-C. Qu’est-ce que ces textes signifiaient pour ces gens ? Comment ont-ils pu les lire ?

En fait, ce genre d’interprétation concernant la façon dont les gens ont pu lire ou comprendre les textes bibliques n’est pas du tout nouvelle. Lorsqu’ils commentent, par exemple, les lettres de Paul aux Corinthiens, les exégètes évangéliques ou conservateurs non seulement se demandent ce que Paul voulait dire en écrivant ceci ou cela, mais ils se mettent aussi à la place des chrétiens de Corinthe et se demandent comment ces derniers ont pu comprendre les paroles de l’apôtre.

Le commentaire de Ben Zvi peut donc être utile aux interprètes qui entreprennent ce genre de démarche interprétative, même s’ils sont en désaccord avec lui sur la composition et la date d’Osée. Son commentaire est particulièrement intéressant lorsqu’un texte donné peut apparemment être interprété de deux manières différentes ou plus. Dans de tels cas, les commentaires avaient tendance traditionnellement à se concentrer sur la question : « Qu’est-ce qu’Osée voulait dire ? » Ils s’efforçaient de faire le bon choix. Ils soulignaient comment les autres possibilités étaient improbables ou même impossibles. Confronté à ce genre de problème, Ben Zvi maintient et accepte toutes les possibilités. Il soutient que les lecteurs auraient pu lire le texte de telle manière, mais aussi de telle autre manière9. Dans de tels cas, les deux interprétations peuvent se côtoyer. Ensemble, elles constituent le sens du texte pour les lecteurs actuels.

On peut objecter que cette approche pourrait aussi être reformulée comme une recherche de l’intention de l’auteur (dans le cas présent, Osée). L’objection s’applique en particulier aux textes qui contiennent un double sens. Ces éléments textuels et autres semblables peuvent, en effet, être analysés en se concentrant sur l’intention de l’auteur (comme cela a parfois été fait dans des commentaires plus traditionnels comme celui de C. Van Gelderen et W.H. Gispen, et celui de Wilhelm Rudolph)10, sans avoir recours à la perspective des lecteurs. Mais le recours à cette perspective nous aide à réfléchir à ces possibilités, ne serait-ce que pour des raisons psychologiques.

En conclusion, les interprètes qui lisent l’Écriture dans le contexte de la communication de Dieu avec son peuple devraient au moins essayer de trouver les intentions des auteurs humains des livres bibliques. En même temps, ils doivent prendre en compte qu’il peut y avoir davantage dans les textes que ce dont les auteurs eux-mêmes avaient conscience. Selon 1 Pierre 1.10-11, les prophètes ne comprenaient pas toujours tous les détails des révélations que l’Esprit leur donnait. Ajouter une analyse de la perspective des lecteurs peut être utile pour trouver des éléments qui vont au-delà de l’horizon des auteurs. Certes, l’intention de l’Esprit parlant par leur intermédiaire ne devrait pas être opposée à la leur. Cependant, l’exégète devrait s’intéresser en définitive à ce que Dieu a voulu dire par l’entremise des prophètes, tout comme Matthieu, lorsqu’il cite Osée 11.1, fait référence à « ce que le Seigneur avait dit par l’entremise du prophète » (Mt 2.15)11.

En conclusion, quel est l’intérêt de la confrontation avec la conception postmoderne selon laquelle les textes tirent leur sens des lecteurs ? Les résultats de cette étude peuvent être résumés en deux points.

  1. Une telle confrontation peut aider les interprètes à se faire une idée plus précise de ce qui se passe dans le processus d’interprétation. De plus, cela peut nous rappeler que la Bible devrait être lue dans le contexte de la communication de Dieu avec son peuple et en relation avec l’assemblée de Jésus-Christ.
  2. Plus spécifiquement, il a été montré que se concentrer sur le lecteur peut être un outil d’interprétation utile, en particulier lorsqu’il y a lieu d’aller au-delà de ce que les auteurs humains des livres bibliques voulaient dire.

  1. G. Kwakkel est professeur d’Ancien Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence et à la Faculté de théologie des Églises réformées (libérées) de Kampen (Pays-Bas).↩

  2. Ellen Van Wolde, Words Become Worlds : Semantic Studies of Genesis 1‒11, Biblical Interpretation Series 6, Leiden, Brill, 1994, p. 169. La citation se trouve dans la description que donne Van Wolde du point de vue de Stanley Fish, tel que présenté dans Fish, Is There a Text in This Class ? The Authority of Interpretative Communities, Cambridge, Harvard University Press, 1980.↩

  3. Pour plus de détails sur l’interprétation biblique postmoderne, voir Adam, What Is Postmodern Biblical Criticism ? ; Lodge, Romans 9‒11, x-xii, p. 1-32.↩

  4. Cf. Fish, op. cit., p. 65 : « Le sens d’une déclaration, je le répète, c’est son expérience. »↩

  5. Cf. Fish, op. cit., p. 317-321 ; Van Wolde, op. cit., p. 170-172.↩

  6. La question de savoir si cette approche est due à la rigueur académique ou à l’influence d’une philosophie matérialiste comme le marxisme est intéressante, mais dépasse le cadre de cet article.↩

  7. Cf. De Bruijne, “Samen met alle heiligen”, De Reformatie 70 (1994-1995), p. 573-577, et “Navolging en verbeeldingskracht : De bijbel in beeld 3”, in Woord op schrift : Theologische reflecties over het gezag van de bijbel, sous dir. C. Trimp, Kampen, Kok, 2002, p. 223-225. Toutes les citations scripturaires dans cet article sont de la NBS.↩

  8. Sur le travail des éditeurs, voir aussi Kwakkel, “Prophets and Prophetic Literature”, in The Lion Has Roared : Theological Themes in the Prophetic Literature of the Old Testament, sous dir. H.G.L. Peels et S.D. Snyman, 1-13, Eugene, OR, Pickwick, 2012, p. 10-12.↩

  9. Voir, par exemple, Ben Zvi, Hosea, The Forms of the Old Testament Literature XXIA/1, Grand Rapids, Eerdmans, 2005, p. 126 (sur Os 6.7) ; p. 130-131 (sur 5.11) ; p. 133 (sur 5.1) ; p. 207-208 (sur 10.1) ; p. 221-222 (sur 10.12).↩

  10. Voir, par exemple, Van Gelderen and Gispen, Het boek Hosea, Commentaar op het Oude Testament, Kampen, Kok, 1953, p. 254-255 (sur Os 7.6) ; Rudolph, Hosea, Kommentar zum Alten Testament XIII 1, Gütersloh : Mohn, 1966, p. 124-125 (sur 5.13).↩

  11. Sur Matthieu 2.15 et Osée 11.1, voir aussi Kwakkel, « ‘Out of Egypt I Have Called My Son’: Matthew 2:15 and Hosea 11:1 in Dutch and American Evangelical Interpretation », in Tradition and Innovation in Biblical Interpretation : Studies Presented to Professor Eep Talstra on the Occasion of his Sixty-Fifth Birthday, sous dir. W.Th. Van Peursen et J.W. Dyk, p. 171-188, Studia Semitica Neerlandica 57, Leiden, Brill, 2011.↩

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Gert Kwakkel1

Introduction

« Dieu est amour. »2 L’apôtre Jean l’affirme deux fois dans sa première épître (1Jn 4.8, 16). Il en fournit également la preuve : « Voici comment l’amour de Dieu a été manifesté envers nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde afin que nous vivions par lui. » (1Jn 4.9) Son Fils unique est le bien le plus précieux dont Dieu dispose. C’est justement ce Fils qu’il a livré à la mort afin de nous donner la vie, au moyen du pardon de nos péchés.

Dieu est amour et son amour est un amour qui pardonne. Dieu l’a proclamé lui-même à Moïse, sur le mont Sinaï : l’Éternel est le Dieu « qui conserve son amour jusqu’à mille générations, qui pardonne l’iniquité, la rébellion et le péché » (Ex 34.7, version Louis Segond 1910). La nature de l’amour de Dieu correspond à ce que l’apôtre Paul écrit au sujet de l’amour en tant que tel, en 1 Corinthiens 13.5 : l’amour « ne tient pas compte du mal » (Bible de Jérusalem).

Il semble qu’il ne soit pas difficile de servir, glorifier et aimer un tel Dieu plein d’amour ! Toutefois, selon la Bible, l’Éternel est aussi un « Dieu de la justice ». Dans les traductions françaises, on trouve cette expression en Malachie 2.17 (voir, p. ex., la version Louis Segond 1910)3. Dans ce verset, des juifs déçus posent la question : « Où est le Dieu de la justice ? » Bien que le prophète désapprouve cette question critique, il est évident que l’appellation en soi est utilisée à juste titre. Rien dans la Bible ne contredit l’idée que notre Dieu soit aussi un Dieu de justice.

Ce Dieu de la justice, pouvons-nous l’aimer autant que le Dieu de l’amour ? D’une part, la justice est évidemment une bonne chose. S’il n’y a pas de justice dans la société, le chaos, l’anarchie et la méchanceté ont les coudées franches. Sans la justice le monde devient un lieu inhabitable. Mais, d’autre part, la justice de Dieu semble aussi être quelque chose de redoutable et d’effrayant, puisque Dieu use de sa justice pour punir notre péché.

Cette notion d’un Dieu qui juge et venge l’iniquité joue un rôle important dans les confessions de foi de la Réforme. Nous pouvons en trouver un exemple dans l’article 12 de la Confession de La Rochelle. Selon cet article, Dieu fait briller les richesses de sa miséricorde dans ceux qu’il a élus dans le Seigneur Jésus-Christ (c.-à-d. les croyants). Pour ce qui est des autres, des non-élus, l’article dit que Dieu les laisse dans la corruption et la condamnation où tous les hommes sont plongés, et qu’il fait ceci « pour démontrer en eux sa justice ». Il s’ensuit que Dieu manifeste sa miséricorde par la délivrance des croyants, tandis qu’il montre sa justice en ce qu’il laisse les autres hommes pécheurs dans la condamnation4. De plus, la fin de cette condamnation est particulièrement sévère puisque ces hommes seront livrés à la punition éternelle, dans l’enfer (cf., p. ex., Catéchisme de Heidelberg, réponse 11 : la justice de Dieu « exige que le péché commis contre sa souveraine majesté soit puni […] du châtiment le plus fort, c’est-à-dire du châtiment éternel »).

Si tel est l’effet de la justice de Dieu, comment peut-elle aller ensemble avec son amour ? Comment ces deux attitudes peuvent-elles être conciliées ? N’est-il pas inconcevable que le Dieu qui est amour puisse livrer des êtres humains à l’enfer ? Voilà une question que l’auteur américain Rob Bell se pose dans son livre Love Wins (l’amour l’emporte)5. Pour lui, elle représente une raison importante pour contester la réalité de l’enfer comme une peine éternelle à laquelle Dieu soumettra beaucoup de gens après la résurrection des morts et à laquelle ils ne pourront jamais échapper. Il ne peut pas s’imaginer que le Dieu d’amour puisse faire de telles choses6.

Le problème qui s’impose à nous est très clair maintenant : comment définir le rapport entre l’amour et la justice de Dieu ? Comment ces deux notions peuvent-elles être conciliées ?

I. Une justice bienfaisante

Ci-dessus, nous avons fait référence à quelques passages des confessions de la Réforme évoquant l’idée que Dieu montre sa justice en punissant le péché. Or, si on lit la Bible, notamment dans l’Ancien Testament, force est de constater que la justice de Dieu est présentée surtout comme quelque chose qui fait du bien aux hommes et dont ils se réjouissent. En voici quelques exemples :

  • Aux versets 5-8 du Psaume 85, le psalmiste prie Dieu de mettre fin à sa colère et à son indignation contre son peuple. Dans les versets suivants, il se révèle convaincu de ce que Dieu va donner la paix et son salut (v. 9-10). À ce moment-là, « la bienveillance et la fidélité se rencontrent, la justice et la paix s’embrassent, la vérité germe de la terre et la justice se penche (du haut) des cieux » (v. 11-12). Le psalmiste continue en affirmant que l’Éternel donnera le bonheur et une bonne récolte (v. 13). Ensuite, le dernier verset du psaume dit : « La justice marchera devant lui et marquera ses pas sur le chemin. » (V. 14) Dans ce passage, la justice de Dieu est un don caractéristique du temps où Dieu ne s’irrite plus contre son peuple. Elle apparaît comme une des bénédictions données au peuple de Dieu.

  • Il en va de même pour quelques passages d’Ésaïe, comme 46.13 ; 51.5, 6, 8 ; 62.1. Dans tous ces versets, le mot « justice » est utilisé comme synonyme de « salut », salut de Dieu qui mettra fin au sort misérable de son peuple et de Sion, le lieu de son temple.

  • Dans le Psaume 51, David prie Dieu de le purifier de son plus grand péché : l’adultère commis avec Bath-Chéba et l’assassinat de son mari Urie. Au verset 16, il dit : « Ô Dieu, Dieu de mon salut ! délivre-moi du sang versé, et ma langue acclamera ta justice. » On s’attendrait plutôt à ce qu’il dise : « et ma langue acclamera ta miséricorde » ou « et ma langue acclamera ton amour qui pardonne » ! À notre grande surprise, il est évident ici que David considère le pardon de son péché comme étant lié à la justice de Dieu (cf. aussi Ps 143.1-2).

Dans tous les passages cités, le terme « justice » traduit soit le nom hébraïque masculin tsèdèq soit son synonyme féminin tsedaqa. Selon beaucoup de spécialistes, ces deux termes se réfèrent toujours à des actes de Dieu qui sont bienfaisants, salutaires pour les hommes. Autrement dit : ils ne font jamais référence à une justice qui punit ou qui fait souffrir. Gerhard von Rad (1901‑1971 ; professeur d’Ancien Testament à Heidelberg) peut être considéré comme le représentant le plus célèbre de cette théorie. Dans le premier volume de sa Théologie de l’Ancien Testament, il a écrit à propos de la justice donnée par Dieu à Israël : « Cette justice accordée à Israël est toujours un don salutaire. L’idée qu’Israël pourrait être aussi menacé par elle n’est pas envisagée. Une notion de tsedaqa répressive ne peut s’appuyer sur des textes, ce serait une contradictio in adiecto. »7 Par la formule latine contradictio in adiecto, von Rad veut dire que l’idée exprimée par l’adjectif « répressive » va à l’encontre du sens du nom auquel il se rapporte, à savoir tsedaqa. Les deux ne peuvent aller ensemble ; en hébreu, il ne peut être question d’une tsedaqa répressive, une tsedaqa par laquelle Dieu punit son peuple8.

Si ce point de vue est correct et si, en plus, il ne s’applique pas seulement à ces deux mots hébraïques, mais également au concept de la justice dans son intégralité dans l’Ancien Testament, ainsi que dans le Nouveau9, alors le problème de la tension entre l’amour de Dieu et sa justice sera résolu. La justice de Dieu fait du bien, exactement comme son amour. Mais en est-il bien ainsi ?

Certes, dans l’Ancien Testament, la justice de Dieu figure avant tout comme un don bienfaisant. Néanmoins, il n’est pas vrai que cette justice ne puisse avoir que des effets agréables pour tous les gens concernés par elle. Le Psaume 7 est un bon exemple pour l’illustrer. Au dernier verset du psaume (v. 18), le psalmiste (c.-à-d. David) affirme qu’il louera l’Éternel à cause de sa justice (en hébreu : tsèdèq). Des versets précédents on peut conclure que la notion de la justice se réfère à une intervention de Dieu, intervention que David implore afin d’être délivré des ennemis qui le persécutent (voir v. 2-3, 7, 9-10). Évidemment, il s’agit de quelque chose de salutaire pour David. Toutefois, l’intervention divine en faveur de David est conçue comme se réalisant en ce sens que Dieu attaque le méchant ennemi de David (v. 13-14) et le conduit à sa ruine (v. 15-17). En plus, l’intervention est présentée comme un acte de Dieu agissant en qualité de « juste juge » (v. 12 ; ici, « juste » traduit l’adjectif tsaddiq, lequel est étymologiquement lié à tsèdèq et tsedaqa)10.

Nous pouvons conclure que la justice de Dieu est vraiment salutaire. Elle sert à restaurer la paix et le bon ordre dans le monde. Mais cela ne peut se réaliser que si Dieu intervient contre les méchants, pour les arrêter et les punir. Il est évident que pour ces méchants, la justice divine n’est pas forcément quelque chose qui les sauve de tout mal. À moins qu’ils admettent que cette justice fait du bien au monde, ils la considéreront comme gênante et la vivront comme un acte de Dieu qui les fait souffrir.

Après la chute, le monde a besoin non seulement de la justice humaine, mais aussi d’une justice divine qui intervient en vue de la restauration du bon ordre. Comme ce bon ordre fait du bien au monde, la justice va ensemble avec l’amour de Dieu et en découle. Cependant, c’est aussi une justice qui fait souffrir ceux qui s’y opposent. Si les ennemis du bon ordre du monde refusent de se soumettre à la justice divine, elle peut même les pousser à leur perte.

II. Pardon et punition

À titre de bilan provisoire, nous pourrions dire : Dieu pardonne et sauve par son amour ; par sa justice il restaure l’ordre et la paix. Cette démarche de la justice de Dieu implique elle aussi un acte sauveur, mais celui-ci est en faveur des opprimés ou des justes. Quant aux autres, les méchants, l’essentiel, c’est que la justice de Dieu les mette hors d’état de nuire.

Pourtant, il y a un rapport encore plus intime entre l’amour divin et sa justice, même lorsque cette dernière s’exprime avant tout par le jugement et la punition. On peut le voir en Exode 34.6-7. Ce texte se situe après la « chute » du peuple d’Israël, lors de leur séjour au pied du mont Sinaï. Là, les fils d’Israël avaient fait un veau d’or et ils lui avaient rendu un culte, comme si ce veau était leur Dieu (voir Ex 32.1-6). Puis, Dieu avait voulu exterminer tout le peuple, excepté Moïse (Ex 32.7-10). Alors Moïse a intercédé en sa faveur. Bien que 3000 hommes aient été tués, Dieu n’a pas éliminé Israël. Après de longues négociations, Dieu a même exaucé le vœu de Moïse de marcher lui-même avec le peuple vers la terre promise, au lieu d’envoyer simplement un ange devant lui (Ex 33.1-3, 12-17). Ensuite, Dieu passa dans sa gloire devant Moïse et, pour clarifier le fondement et la raison de ses démarches, il proclama son nom, comme suit : « L’Éternel, l’Éternel est un Dieu de grâce et de compassion, lent à la colère, riche en bonté et en vérité. Il garde son amour jusqu’à 1000 générations, il pardonne la faute, la révolte et le péché […]. » (Ex 34.6-7a, version Louis Segond 21 ; cf. aussi Ex. 33.19)

Dans ce texte, « amour » traduit le nom hébraïque chèsèd, qui se traduit aussi par d’autres mots français, comme « fidélité », « bienveillance » et « bonté ». Néanmoins, il est clair que le texte utilise des termes qu’on associe assez facilement au concept de l’amour divin. Mais, après cela, la proclamation divine continue encore ainsi (toujours dans la version Segond 21) : « […] mais il ne traite pas le coupable en innocent et il punit la faute des pères sur les enfants et les petits-enfants jusqu’à la troisième et à la quatrième génération ! »

Tout en se basant sur cette traduction, on pourrait dire : « D’une part, Dieu pardonne ceux qui ne sont pas trop coupables et en cela il montre sa grâce et son amour ; d’autre part, il punit ceux qui sont vraiment coupables et en cela il montre sa justice. » Pourtant, force est de constater que le terme « le coupable », qu’on trouve dans la version Segond 21, ne figure pas dans le texte hébraïque. Par conséquent, cette distinction entre ceux qui sont vraiment coupables et ceux qui le seraient moins n’a plus de fondement. En fait, la traduction la plus évidente de la phrase hébraïque est la suivante : « mais il ne laisse certainement pas impuni »11.

Cette même phrase figure en Nombres 14.18, où Moïse cite notre texte, et en Nahoum 1.312. En plus, on la trouve en Jérémie 30.11 et 46.28, mais là le verbe est à la première personne du singulier et il a un objet (c.-à-d. le pronom de la 2e personne au singulier) : « Je ne te laisserai pas impuni. » Cependant, ce sont surtout ces deux textes de Jérémie qui aident à clarifier le sens de la phrase. Dans tous les deux, Dieu dit qu’à la différence des autres nations, qu’il exterminera, il n’exterminera pas Jacob (le peuple d’Israël). Pourtant, il va le châtier selon le droit et il ne le laissera certainement pas impuni. Il s’ensuit que « laisser impuni » ainsi que « châtier selon le droit » limitent en quelque sorte le sens de la phrase précédente : « Je ne t’exterminerai pas. » Dieu n’exterminera pas son peuple, c’est sûr, mais il n’ira pas si loin qu’il le laisserait totalement impuni ; au contraire, il le châtiera certainement13.

En appliquant cela à Exode 34.7, il en ressort que Dieu proclame à la fois qu’il pardonne le péché par sa grâce, sa bonté et son amour, et en même temps dissipe le malentendu selon lequel la grâce ferait disparaître toute rétribution liée au péché. Autrement dit, il pardonne, mais sans pour autant laisser le péché (totalement) impuni. Pour le Dieu d’amour qui pardonne, le péché n’est point une quantité négligeable. Il ne le passe pas sous silence14, comme le suggère à tort la phrase fameuse du poète allemand Heinrich Heine : « Dieu me pardonnera. C’est son métier. »

Alors, l’amour de Dieu qui pardonne n’exclut pas la punition du péché. Au contraire, l’un peut accompagner l’autre. Et si nous lions la punition du péché avec la justice de Dieu, comme le font les confessions de la Réforme, nous pouvons ajouter que l’amour de Dieu s’harmonise avec sa justice qui punit.

III. Amour et colère terrifiante

De toute évidence, le peuple d’Israël était l’objet de l’amour de Dieu (voir, p. ex., Os 11.1 ; Ml 1.2). Néanmoins, à cause de sa désobéissance et de son infidélité, Dieu a puni son peuple à maintes reprises, au moyen de catastrophes telles que sécheresse, famine ou oppression par des ennemis (cf., p. ex., Jg 2.11-15 ; 1R 17 ; Jl 1). Dans l’époque vétérotestamentaire, ces interventions divines atteignirent leur paroxysme au moment où Israël a dû quitter la terre promise pour aller en exil (voir 2R 17.6-23 ; 23.26-27).

Dans les textes bibliques qui expliquent de tels actes de Dieu, on ne trouve que rarement les termes hébraïques tsèdèq et tsedaqa, traduits normalement par « justice ». Les exceptions les plus pertinentes sont Ésaïe 10.22 : « L’extermination est décidée, elle fera déborder la justice », et Daniel 9.7, où Daniel, tout en parlant des désastres par lesquels Dieu avait frappé son peuple, avoue : « À toi, Seigneur, la justice ». Beaucoup plus souvent, les textes disent que les jugements de Dieu relèvent de sa colère ; 2 Rois 23.26-27 en est un bon exemple :

Toutefois l’Éternel ne revint pas de l’ardeur de sa grande colère dont il était enflammé contre Juda, à cause de tout ce qu’avait fait Manassé pour l’irriter. L’Éternel dit : J’écarterai aussi Juda de devant ma face comme j’ai écarté Israël et je rejetterai cette ville que j’avais choisie, Jérusalem, ainsi que la maison dont j’avais dit : là sera mon nom.

Ensuite, les chapitres 24 et 25 du même livre racontent comment Dieu a accompli tout cela par l’intermédiaire du roi Neboukadnetsar, qui a pris la ville deux fois et exilé les habitants15.

Si le jugement de Dieu contre son peuple relève de sa colère, il ne s’ensuit pas que le domaine de la justice soit exclu, encore moins que la justice divine (dans le sens courant du terme) soit violée. Lorsque Dieu était en colère contre Israël, il appliquait les sanctions dont il avait menacé son peuple dans son alliance. Autrement dit, il mettait en œuvre le droit de l’alliance et, en faisant cela, il agissait comme le juste juge de son peuple. Il ne s’écartait pas de la justice, au moins dans le sens commun du terme.

Toutefois, l’Éternel est loin d’être un juge désintéressé ou froid. Comme le montre le Psaume 7, les interventions du juge divin et de sa justice s’accordent avec sa colère (voir Ps 7.7, 9, 12, 18). Dans de tels cas, la notion de la colère exprime et souligne l’engagement personnel de Dieu. Quand il intervient contre son peuple en vertu du droit de l’alliance, tout son être et tout son cœur y sont impliqués.

Le livre d’Osée en fournit quelques illustrations surprenantes et même choquantes. En Osée 5.14, Dieu déclare :

Car je serai moi-même comme un lion pour Éphraïm,
Comme un lionceau pour la maison de Juda ;
Moi, moi, je déchirerai, puis je m’en irai,
J’emporterai, et nul ne délivrera (ma proie).

De même en Osée 13.8 :

Je les attaquerai comme une ourse privée de ses petits,
Je déchirerai l’enveloppe de leur cœur
Et là je les dévorerai, comme une lionne.

Les animaux des champs les mettront en pièces.

Selon ces textes d’Osée, l’indignation de l’Éternel est telle qu’il va attaquer son peuple comme une bête sauvage !16 En même temps, le livre d’Osée témoigne d’une manière sans précédent de l’amour de Dieu pour son peuple. Osée 2 évoque l’infidélité, l’apostasie et l’idolâtrie d’Israël. Ces péchés y sont dénoncés sous forme de la métaphore de l’adultère (voir Os 2.4, 7 ; cf. aussi Os 1.2 ; 3.1 ; 4.12 ; 5.3-4 ; 9.1). Or, selon la loi de Moïse, les personnes qui avaient commis l’adultère devaient être punies de mort (voir Lv 20.10 ; Dt 22.22 ; Jn 8.4-5). En Osée 2, il est très clair que Dieu ne laissera pas l’adultère d’Israël impuni (voir entre autres Os 2.11-15). Il va même conduire le peuple hors de la terre promise, au désert (v. 16). Mais c’est là que se déroulera ensuite le miracle de l’amour divin : il parlera au cœur du peuple et il rétablira la relation. Au lieu de tuer le coupable, Dieu va remarier le peuple d’Israël, comme si ce dernier était encore une jeune fille qui n’avait fait aucun mal (Os 2.16b-18, 21-22). Par cet amour persévérant, il le convaincra et il suscitera sa réponse de reconnaissance et de fidélité (Os. 2.17b, 18, 22b, 23b).

Osée témoigne donc d’un amour divin qui surpasse tout ce qu’on pouvait attendre. Il restaurera son peuple, puisqu’il l’aime « de bon cœur » (Os. 14.5 TOB ; cf. aussi 11.8-9). Cependant, ce même Dieu se révèle comme un ennemi qui attaque son peuple comme un lion déchirant. Comment ces deux idées peuvent-elles cohabiter ?17

IV. Le projet de l’amour de Dieu

L’amour dont Dieu aimait son peuple n’était pas un amour qui accepte tout, sans jamais se fâcher. C’était un amour qui désirait être reconnu et recevoir la réponse d’un amour du peuple pour son Dieu, réponse qui viendrait du cœur. Comme dans le mariage humain, l’amour que Dieu voulait recevoir de sa femme (c.-à-d. le peuple d’Israël) devait être un amour exclusif. Dieu n’acceptait pas que le peuple aime aussi d’autres dieux.

Tel était le projet de Dieu pour son peuple. Il voulait vivre en communion avec eux, dans la fidélité, l’amour et la confiance. De ce fait, il avait stipulé dans le premier des dix commandements : « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face » ; ainsi qu’en Deutéronome 6.5 : « Tu aimeras l’Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force » (texte cité par Jésus en Mt 22.37-38, comme étant « le premier et le grand commandement »). L’existence même de ces commandements montre que, bien que Dieu et son peuple soient des partenaires dans une alliance, ils n’étaient point des égaux. Elle évoque aussi l’idée que l’amour du peuple pour Dieu devait s’exprimer par l’obéissance à la volonté divine. Dans cette perspective, nous pouvons comprendre le fait que Dieu considérait la désobéissance comme une attaque lancée contre son projet d’amour. Le péché de son peuple le touchait personnellement.

Or, ce projet de Dieu pour le peuple d’Israël n’était pas quelque chose de complètement nouveau. Il reflétait le projet que Dieu avait conçu avant la création du monde. Dès le début, Dieu voulait vivre en communion avec les hommes. Il désirait notre amour, un amour volontaire qui vient du cœur. Pour cette raison, Dieu n’a pas voulu nous forcer à le servir, à contrecœur. Comme il nous prenait au sérieux comme ses partenaires, il nous a donné la possibilité d’un choix.

Malheureusement, Adam et Ève ont fait le mauvais choix. Nous continuons à suivre leur exemple chaque jour. Malgré cela, Dieu n’a pas abandonné son projet. Tout en restant fidèle à son intention originelle et à sa propre nature, il l’a maintenu. Voilà la raison pour laquelle il ne s’habitue pas à l’« adultère » de son peuple, ni à notre infidélité ou à nos péchés. Toujours, notre infidélité le touche personnellement et provoque sa colère. Cela n’ôte rien à la sincérité de son amour. Bien au contraire, si notre infidélité et nos péchés ne le touchaient pas, ce fait même révélerait que son amour pour nous manquerait de profondeur, de zèle et de sincérité.

L’amour de Dieu est un véritable amour. Un tel amour ne peut rester sans réponse. Dieu ne peut absolument pas considérer l’adultère comme une réalité à laquelle il devrait se résigner. C’est pourquoi nous pouvons dire que l’ardeur de la colère divine, comme elle est présentée par Osée et d’autres prophètes, est en quelque sorte liée à la nature même de l’amour de Dieu. Bien sûr, il ne faut pas confondre la colère de Dieu et son amour. Néanmoins, il y a un lien assez fort entre les deux. L’indignation de Dieu face à notre infidélité témoigne encore de la vraie nature de son amour. L’ardeur et l’intensité de l’une correspondent à celles de l’autre. Face à notre péché et notre désobéissance Dieu est profondément fâché… justement parce que son amour pour nous est profondément sérieux !

S’il y a un lien entre la colère de Dieu et son amour, il en va de même pour sa justice, telle qu’elle est définie dans les confessions de foi de la Réforme ; c’est-à-dire, la justice divine par laquelle il punit nos péchés. Pour une part, cette justice reflète aussi l’amour originel de Dieu et sa sincérité. Dans son amour, ainsi que dans sa justice, nous rencontrons le même Dieu, qui désire vivre avec nous en communion d’amour. Dans tout ce qu’il fait, il reste fidèle à sa propre nature et au projet qu’il s’est proposé dès le début du monde.

Jusqu’ici nous nous sommes concentrés sur l’Ancien Testament. Toutefois, l’Évangile du Christ dans le Nouveau Testament témoigne également de ce lien et de cette harmonie entre l’amour et la justice de Dieu. Nous pouvons même dire que l’unité des deux y a été révélée encore plus clairement. C’est au moment de la souffrance suprême et de la mort de Jésus à la croix que cette unité a atteint son paroxysme. La mort de Jésus à la croix était la révélation sans précédent de l’amour de Dieu, comme l’a écrit l’apôtre Jean :

Voici comment l’amour de Dieu a été manifesté envers nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde afin que nous vivions par lui. Et cet amour consiste non pas en ce que nous avons aimé Dieu, mais en ce qu’il nous a aimés et qu’il a envoyé son Fils comme victime expiatoire pour nos péchés. (1Jn 4.9-10)

Et cependant la croix ne révèle pas moins la justice de Dieu, dans tous les sens du terme. La mort de Jésus à la croix montre que Dieu a vraiment pris nos péchés au sérieux, puisqu’il les a jugés par la souffrance et l’amour de son Fils à notre place. Ésaïe avait déjà prophétisé au sujet du serviteur de Dieu :

Mais il était transpercé à cause de nos crimes,
Écrasé à cause de nos fautes ;
Le châtiment qui nous donne la paix est (tombé) sur lui,
Et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris.
(Es 53.5)18

L’apôtre Paul développe la même idée comme suit :

Celui qui n’a pas connu le péché [c.-à-d. Jésus-Christ], il [c.-à-d. Dieu] l’a fait (devenir) péché pour nous, afin que nous devenions en lui justice de Dieu. (2Co 5.21 ; cf. aussi v. 14)

Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, étant devenu malédiction pour nous – car il est écrit : Maudit soit quiconque est pendu au bois […]. (Ga 3.13)19

Dieu a donc révélé son amour par la mort du Christ à notre place et, en même temps, il y a montré sa justice, en mettant en œuvre la peine qui résultait de nos péchés. Par conséquent, la croix est la preuve ultime de ce que Dieu est resté fidèle à ses paroles, sa nature et son projet pour le monde (cf. aussi Rm 3.25-26).

V. La mort éternelle et l’enfer

La vie terrestre et la mort du Seigneur Jésus-Christ révèlent la victoire de l’amour de Dieu. Cette victoire va ensemble avec la victoire de sa justice. Grâce à cette victoire de l’amour et de la justice de Dieu, Jésus est le Sauveur unique du monde. Il est le seul qui apporte le salut.

Chose surprenante, ce même Jésus parle souvent du jugement éternel, dans l’enfer. Il en parle même plus que toute autre personne dans la Bible, y compris les prophètes de l’Ancien Testament. À la fin du livre d’Ésaïe, on trouve une prophétie sur la nouvelle Jérusalem restaurée. Au tout dernier verset de cette péricope, les prophéties d’Esaïe se terminent comme suit :

Et quand on sortira, on verra
Les cadavres des hommes criminels à mon égard ;
Car leur ver ne mourra pas,
Et leur feu ne s’éteindra pas ;
Et ils seront pour toute chair un objet d’horreur. (Es 66.24)

Jésus a cité ces mots en Marc 9.48, en disant au sujet de la géhenne (l’enfer) : « où leur ver ne meurt pas, et où le feu ne s’éteint pas »20. Dans d’autres textes il décrit le sort ultime de ceux qui persévèrent dans le péché comme une existence dans un lieu de ténèbres ou un feu éternel, où il y aura des pleurs et des grincements de dents (Mt 8.12 ; 13.42 ; 18.8-9 ; 22.13 ; 25.30, 41).

De toute évidence, l’annonce du jugement éternel était un élément essentiel de la prédication de Jésus. Il est le Sauveur du monde et la révélation suprême de l’amour de Dieu. En même temps, il a proclamé à maintes reprises que tous ne seront pas sauvés. Il a parlé du jugement éternel et de l’enfer comme étant des réalités, qu’il faut craindre et auxquelles il faut échapper. Comment expliquer cet état des choses ? L’amour de Dieu n’est-il pas assez grand pour sauver tous les êtres humains ? Oui, il l’est, certes, mais il n’en est pas moins vrai que la Bible nous avertit que nous ne pouvons être sauvés que par Jésus-Christ (cf., p. ex., Jn 3.18, 36 ; 14.6 ; Ac 4.12). Aucune personne ne peut penser qu’elle puisse être sauvée sans croire en lui. Pourquoi en est-il ainsi ?

Pour trouver une réponse, il faut d’abord se rendre compte de la vision biblique de la vie et de la mort. Selon la Bible, la véritable vie est la vie avec Dieu, en communion avec lui. Jésus lui-même a identifié la vie éternelle à la connaissance de Dieu le Père et de son Fils : « Or, la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. » (Jn 17.3) Cela explique pourquoi la mort est la sanction que Dieu a appliquée au péché : « […] tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras. » (Gn 2.17 ; cf. aussi Ps 90.7-11 ; 130.3 ; Rm 6.23) Rompre la communion avec Dieu par la désobéissance, vouloir vivre sans lui, c’est choisir la mort. Il s’ensuit que l’essence de la mort éternelle n’est pas la perte de la respiration à tout jamais. La vraie nature et l’horreur la plus épouvantable de la mort éternelle et de l’enfer, c’est qu’on est exclu de la communion avec Dieu pour toujours.

Jésus-Christ, pour sa part, n’a jamais rompu la communion avec Dieu le Père. Pourtant il a subi la mort dans le sens le plus profond du terme. Il n’a pas seulement été mort dans le sens courant du mot, lorsqu’il fut enseveli au tombeau dans le jardin. Avant sa mort physique, il a été dans des ténèbres pendant trois heures, ce qui était pour lui un signe que Dieu – la source de la lumière – l’avait quitté. À la fin de ces trois heures, il a exprimé sa douleur profonde en s’exclamant : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27.45-46) Sans doute était-ce la perspective terrifiante de cette séparation de son Père céleste qui l’a rempli de tristesse et d’angoisse à Gethsémané et qui l’a fait prier : « Mon Père, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de moi ! » (Mt 26.37, 39, 42 ; Mc 14.33, 36)

À la croix, Jésus a souffert l’essence de la mort éternelle et les horreurs de l’enfer, puisqu’il était abandonné du Dieu qu’il aimait de tout son cœur. Maintenant qu’il a ainsi subi la mort et les souffrances de l’enfer, la véritable vie ne peut être trouvée qu’en lui. Tous ceux qui le rejettent par incrédulité restent hors de la communion avec Dieu et donc dans la mort, comme Jésus l’a dit en Jean 3.36 : « Celui qui croit au Fils a la vie éternelle ; celui qui ne se confie pas au Fils ne verra pas la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui. » (Cf. aussi Jn 6.53)

Ensuite, en deuxième lieu, il faut rappeler ce que nous avons vu à propos du projet originel de Dieu. Par la mort et la résurrection du Christ, Dieu a poursuivi la mise en œuvre de ce projet, sans le violer d’aucune manière. De ce fait, il est resté fidèle à son intention de vivre avec les hommes dans une communion d’amour volontaire. Comme au début, il veut toujours être aimé et servi par des hommes vivants, avec leur propres désirs, et non pas par des outils ou des objets morts. Pour nous, qui vivons après la mort et la résurrection de Christ, cela implique qu’il nous faut répondre à l’acte de l’amour de Dieu manifesté dans le don de son Fils, par la foi. Dieu désire vraiment avoir cette réponse. Il est vexé du refus de ceux qui rejettent ce don d’amour par leur orgueilleuse incrédulité et il s’en fâche. Et puisqu’il prend leur choix et leur responsabilité au sérieux, il les laisse dans les conditions qu’ils ont préférées eux-mêmes. Il les laisse continuer leur vie dépourvue de communion avec lui ; autrement dit, il les livre à la mort dans laquelle ils s’avancent par leur propre choix. En fait, la mort éternelle et l’enfer sont l’achèvement, la destination naturelle et logique de ceux qui préfèrent rejeter l’amour de Dieu21.

En résumé, pourquoi le Sauveur unique qui est Jésus parle-t-il si souvent de l’enfer ? Pourquoi annonce-t-il le jugement éternel à ceux qui le rejettent ? Ci-dessus nous avons évoqué deux éléments de la révélation divine qui peuvent nous aider à le comprendre un petit peu mieux. Le premier est le fait qu’il n’y a pas de salut ni de vie ailleurs qu’en Jésus. Le deuxième est la décision de Dieu de nous laisser notre responsabilité, puisqu’il désire toujours être aimé d’un amour qui vient de notre cœur, et non pas d’un amour qui nous serait extorqué et qui serait par conséquent loin d’être un véritable amour.

Il va sans dire que l’exposé ci-dessus n’explique pas tout. Il ne fournit pas une réponse qui saura nous satisfaire en tout point. De surcroît, personne n’est en mesure de formuler une telle réponse. Nous sommes des hommes créés par Dieu, et des hommes faibles et pécheurs qui plus est. En tant que tels nous pouvons poser nos questions, mais nous n’avons pas le droit de critiquer notre Créateur, qui nous déclare et nous confirme toujours son amour, malgré notre infidélité.

Ce que nous pouvons faire, c’est bien écouter ce que Dieu nous a révélé, et bien saisir la bouée de sauvetage qu’il nous lance, en nous laissant avertir des conséquences de tout autre choix de notre part. Certes, nous pouvons, ensemble, essayer de comprendre cette révélation un peu mieux. Toutefois, nous ne pourrons jamais nous mettre sur le trône de Dieu, pour décider qui sera sauvé et qui ne le sera pas. Le sort de toutes les créatures est entre ses mains. C’est lui, le Dieu souverain, qui prononcera un jugement juste et équitable, pas nous. Notre vocation est de nous soumettre à son jugement, de nous étonner du miracle de notre délivrance et d’adorer l’amour et la justice de notre Dieu Sauveur, comme l’a fait l’apôtre Paul : « Ô profondeur de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont insondables, et ses voies incompréhensibles ! » (Rm 11.33)

Conclusion

En conclusion, nous devons constater que l’amour de Dieu n’est pas opposé à sa justice. Les deux vont bien ensemble et, qui plus est, c’est ensemble qu’ils forment le fondement du salut du monde.

La raison en est que, tout d’abord, la justice de Dieu est indispensable pour mettre fin à l’injustice qui règne dans le monde. Sans l’intervention de la justice divine, la paix que Dieu veut nous accorder dans son amour ne sera jamais réalisée.

Ensuite, il faut que l’amour soit accompagné de la justice, puisque Dieu poursuit toujours le but qu’il s’est proposé lors de la création du monde. Il veut vivre avec nous dans la communion d’un véritable amour. Il n’accepte pas une solution qui serait au-dessous du niveau de cet idéal. Le nouveau monde qu’il va réaliser, par la délivrance et le salut apportés par Jésus-Christ, sera vraiment un paradis sans aucun défaut. Ainsi, l’amour sauveur de Dieu se fortifie par sa justice, parce que c’est au moyen de sa justice que Dieu maintient les normes paradisiaques qu’il a fixées dès le début.

En fait, le fondement du salut du monde, c’est que Dieu reste fidèle à ses intentions et à sa propre nature. Cette cohérence divine réclame un amour dont la nature n’est pas dictée par nos attentes faillibles, mais qui les dépasse afin d’être conforme à toutes les vertus de Dieu, y compris sa justice. L’œuvre de salut que Dieu a accomplie par Jésus-Christ témoigne de cette cohérence divine. C’est pourquoi nous pouvons dire que, après tout, le fondement du salut du monde n’est pas autre que Dieu lui-même, Dieu comme il s’est révélé en Christ. En fin de compte, ce n’est pas l’amour en tant que tel qui l’emporte. C’est Dieu, le Dieu de l’amour et de la justice22. À lui soit la gloire !


  1. G. Kwakkel est professeur d’Ancien Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence et à la Faculté de théologie des Églises réformées (libérées) de Kampen (Pays-Bas).↩

  2. Sauf indication contraire, les citations bibliques sont prises de la version dite « La Colombe ».↩

  3. En plus, la Bible de Jérusalem a « un Dieu de justice » en Es 30.18.↩

  4. Voir également Catéchisme de Heidelberg, réponses 11 et 12 ; Canons de Dordrecht, I, 15 ; cf. aussi Calvin, Institution de la religion chrétienne (IRC), II.xvi.1‑3.↩

  5. R.H. Bell, Love Wins : A Book About Heaven, Hell, and the Fate of Every Person Who Ever Lived, New York, HarperOne, 2011, p. 2 : « Has God created millions of people over tens of thousands of years who are going to spend eternity in anguish ? Can God do this, or even allow this, and still claim to be a loving God ? »↩

  6. Bell, Love Wins, p. 114-115, 173-177.↩

  7. G. von Rad, Théologie de l’Ancien Testament, volume 1 : Théologie des traditions historiques d’Israël (traduit en français par Etienne de Peyer), Genève, Labor et Fides, s.d., p. 326.↩

  8. Il est à noter que « répressive » traduit l’allemand strafend « punissant » ; voir G. von Rad, Theologie des Alten Testaments, volume 1 : Die Theologie der geschichtlichen Überlieferungen Israels, Munich, Kaiser, 91987, p. 389.↩

  9. Pour ce qui est du Nouveau Testament, l’idée de la justice (dikaiosunè) de Dieu comme un don bienfaisant pourrait être trouvée en Rm 1.17 ; 3.21-22 ; 2Co 5.21 ; Ga 2.21 ; 3.21 ; 2P 1.1. En Ac 17.31, la justice est mentionnée comme le principe selon lequel Dieu jugera le monde au jour du retour du Christ.↩

  10. Pour plus de détails sur Ps 7, voir G. Kwakkel, According to My Righteousness : Upright Behaviour as Grounds for Deliverance in Psalms 7, 17, 18, 26 and 44, Leyde, Brill, 2002, p. 33-57.↩

  11. Cf. la Bible de Jérusalem : « mais ne laisse rien impuni ».↩

  12. En hébreu, il s’agit d’un infinitif absolu du verbe nqh au piel, suivi de la négation lo et la 3e pers. masc. au sing. de l’inaccompli du même verbe. Pour le sens du verbe, voir L. Koehler et autres, Hebräisches und aramäisches Lexikon zum Alten Testament, Leyde, Brill, 1967-1996, p. 680 : « ungestraft lassen ».↩

  13. Cf. W. Gesenius et autres, Hebräisches und Aramäisches Handwörterbuch über das Alte Testament, Berlin, Springer, 181987-2012, p. 844 : « aber ganz ungestraft lassen kann ich dich nicht ». L’idée de « ne pas aller si loin que […] » peut aussi être trouvée dans d’autres textes, qui ont la même construction grammaticale mais un autre verbe, comme Ex. 8.24 ; Dt 21.14 ; Jg 15.13 ; 1R 3.27.↩

  14. Cf. la TOB : « mais sans rien laisser passer ».↩

  15. Parmi d’autres exemples, nous pouvons citer Jg 2.14 ; 2R 13.3 ; 2Ch 36.16-17 ; Es 5.25 ; 10.5 ; Jr 7.20 ; 44.6 ; Ez 5.13 ; So 2.2-3 ; Za 7.12.↩

  16. Cf. aussi Os 2.11-15 ; 5.12 ; 6.5 ; 9.11-13, 16-17 ; 13.7.↩

  17. À propos du lien entre amour et châtiment, voir aussi Pr 3.12 ; 13.24 ; Hé 12.6 ; Ap 3.19.↩

  18. Sur l’exégèse de ce texte, voir G. Kwakkel, « Ésaïe 53 : une victime sacrificielle ? », dans P. Berthoud ; P. Wells (sous dir.), Sacrifice et expiation, Charols, Excelsis, 2008, p. 84-86. Cf. aussi Mt 26.27-28 ; Jn 1.29 ; 1P 1.18-19.↩

  19. Cf. aussi Rm 8.3 ; Mc 10.45.↩

  20. Dans beaucoup de manuscrits grecs, on trouve les mêmes mots aux v. 44 et 46.↩

  21. C’est seulement dans ce sens que Bell a raison quand il dit que « nous recevons ce que nous voulons » (Bell, Love Wins, p. 116 : « Yes, we get what we want ») ; cf. K. Schilder, Wat is de hel ?, Kampen, Kok, 31932, p. 205-207. Pour une bonne analyse critique de l’affirmation de Bell, le lecteur est renvoyé à Mark Galli, God Wins, Carol Stream, Tyndale House, 2011, p. 67-72, 103-105.↩

  22. Cf. Galli, God Wins (= Dieu l’emporte), p. 58, 111, 150-152.↩


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Introduction https://larevuereformee.net/articlerr/n277/introduction Thu, 11 Jan 2018 22:50:54 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=982 Continuer la lecture ]]> Introduction

Gert KWAKKEL1

Dans ce numéro de La Revue réformée, le lecteur trouvera les textes des conférences présentées pendant une journée interdisciplinaire, qui a eu lieu à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence, le 22 mai 2015.

Le thème de cette journée était l’ecclésiologie, c’est-à-dire la branche de la théologie qui s’occupe de la révélation de Dieu au sujet de l’Église, sa structure, ses activités, notamment. Comme les sacrements jouent un rôle important parmi les actes de l’Église, et qu’ils ont été le sujet de beaucoup de débats par le passé, la théologie des sacrements était bien présente dans plusieurs interventions. Il en est de même pour la doctrine de l’alliance, ce qui s’explique par le fait que les membres de l’Église constituent le peuple de l’alliance, tandis que les sacrements en sont les signes.

Or, lorsqu’on parle des membres de l’Église et des sacrements, la question qui divise baptistes et pédobaptistes est incontournable : les enfants des chrétiens peuvent-ils être baptisés, compte tenu du fait qu’ils sont inclus dans l’alliance de Dieu avec son peuple ? Le lecteur verra que les auteurs sont tous convaincus de la pertinence du point de vue pédobaptiste. D’une part, cela n’a rien d’étonnant, étant donné que cette conviction fait partie de la Confession de La Rochelle, base doctrinale de la Faculté Jean Calvin (voir Confession de La Rochelle, art. 35b), mais, d’autre part, dans le contexte actuel, cela nécessite quelques précisions, lesquelles feront l’objet des lignes suivantes.

En France, aujourd’hui, comme dans beaucoup d’autres pays, le pédobaptisme pratiqué par plusieurs Églises semble impliquer la conviction qu’il faut baptiser tous les bébés dont les parents le désirent. Les auteurs des articles qui suivent ne partagent pas cette idée. Selon eux, il ne faut baptiser que les enfants des fidèles, comme le dit la Confession de La Rochelle, art. 35b : « […] les petits enfants engendrés des fidèles doivent être baptisés. » Or, lesdits « fidèles » ne sont pas tous ceux qui sont formellement inscrits comme membres d’une Église, ou qui n’ont qu’un rapport sociologique avec telle ou telle communauté chrétienne. Il s’agit de chrétiens confessants, qui vivent leur foi et sont prêts à s’engager dans la vie de l’Église.

La pratique pédobaptiste défendue dans ce numéro de La Revue réformée présuppose donc la présence d’une Église qui ose dire « non » à la demande des parents si elle n’est pas convaincue de leur engagement chrétien. Il s’ensuit également que cette Église mettra en œuvre une discipline chrétienne pour encourager les fidèles, et reprendre ceux qui, par leurs actes ou leurs convictions, risquent de s’égarer.

Les auteurs sont conscients que, dans la situation actuelle, cela peut être vu comme assez idéaliste. Pour autant, et parce qu’ils sont convaincus qu’il s’agit bien là de l’enseignement biblique au sujet de l’Église, ils voudraient œuvrer à la réalisation de cette idéal. C’est dans cette perspective qu’ils se sont exprimés pendant la journée interdisciplinaire, et qu’ils ont mis leurs contributions par écrit.


  1. G. Kwakkel est professeur d’Ancien Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence et à la Faculté de théologie des Églises réformées (libérées) de Kampen (Pays-Bas).↩

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L’Évangile de Dieu le Créateur en Genèse 1 https://larevuereformee.net/articlerr/n276/lvangile-de-dieu-le-crateur-en-gense-1 Wed, 08 Nov 2017 15:05:35 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=973 Continuer la lecture ]]> L’Évangile de Dieu le Créateur en Genèse 11

Gert KWAKKEL2

Introduction

Genèse 1 doit être lu comme un récit qui nous dit comment Dieu a fait le monde au commencement3. Il n’est donc pas étrange que les chrétiens étudient le chapitre afin d’en tirer des informations sur les détails techniques des origines de la terre et de toutes les créatures. Pour des raisons évidentes, cela conduit à un conflit avec les théories scientifiques telles que le big bang et le darwinisme. Cela est particulièrement vrai si l’on interprète Genèse 1 de manière littérale, par exemple en soulignant que les six jours étaient des jours « normaux » de vingt-quatre heures (ce qui, selon moi, reste l’interprétation la plus naturelle).

Quand on aborde cette question, beaucoup pourrait être dit sur la nature, la valeur et la fiabilité de l’évolutionnisme et des théories apparentées défendues par les scientifiques naturalistes. Mais ce n’est pas l’objectif de cet article. La raison principale pour laquelle j’ai fait ce choix est que je ne suis pas un spécialiste dans ces domaines. De plus, je suis convaincu que si nous voulons vraiment avancer dans le débat avec les sciences naturelles, il est absolument nécessaire d’avoir une conception claire et précise de ce que Genèse 1 affirme réellement. Ce n’est qu’alors que nous pourrons comparer le texte avec les théories évolutionnistes courantes. Dans cet article, mon objectif est d’apporter une légère contribution au développement d’une telle conception.

Plus concrètement, que vais-je aborder dans cet article ? Je pars du principe que, au moyen de Genèse 1, Dieu nous apporte une révélation de son œuvre au commencement. Mais cela n’implique pas nécessairement que l’objectif principal de ce chapitre soit de fournir des informations sur la nature exacte de ce qui s’est passé au commencement. Il est possible qu’en se concentrant sur la recherche de ce genre d’informations, on passe à côté des choses les plus essentielles que Dieu nous révèle dans ce texte.

Je me propose d’analyser brièvement le chapitre afin de présenter un point de vue sur son message central. Je ne tenterai pas de déterminer quels éléments doivent être compris littéralement et lesquels doivent être compris figurativement. J’essaierai plutôt de trouver comment un Israélite de l’époque de l’Ancien Testament a pu comprendre le premier chapitre de la Bible. Quel message a-t-il capté ? Pour trouver une réponse à cette question, plusieurs données tirées du texte seront comparées à d’autres textes parallèles de l’Ancien Testament. En principe, les données extérieures à l’Ancien Testament ne seront pas utilisées, pour la simple raison que nous manquons de temps pour le faire, mais aussi parce que mon exégèse se concentre sur les Israélites de la période vétérotestamentaire.

1. La déclaration introductive : Genèse 1.1

« Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. » (Gn 1.1)4 Il est probable que nombre de lecteurs modernes interprètent le verset introductif de la Bible comme une affirmation faisant référence au premier acte créateur de Dieu : avant que Dieu ait fait la lumière au premier jour, il avait déjà créé le ciel et la terre. Le « ciel » est alors compris comme la demeure céleste de Dieu, et la « terre » comme la planète sur laquelle nous vivons. Toutefois, il semble douteux que le texte doive être lu de cette manière5.

Premièrement, Genèse 1.7-8 dit que le deuxième jour Dieu fit l’étendue, ou firmament, qui est appelé « ciel ». Ici le même mot hébreu qu’au verset 1 est utilisé (shamayim6). Apparemment, l’objet créé par Dieu « au commencement » selon le verset 1 a été fait par lui le deuxième jour selon les versets 7-8. La seule façon d’échapper à cette conclusion est de supposer qu’au verset 1 le mot « ciel » fait référence à la demeure céleste de Dieu, alors qu’il désigne le firmament aux versets 7-8. Une telle supposition semble peu probable, car la référence au firmament convient bien dans tous les autres versets de Genèse 1 où le mot apparaît (v. 9, 14, 15, 17, 20, 26, 28, 30), alors que la demeure céleste de Dieu ne joue aucune rôle dans le reste du chapitre. De plus, il est peu probable que les Israélites aient fait une distinction aussi nette entre le firmament et la demeure céleste de Dieu comme présupposé dans cet argument7. L’interprétation la plus évidente est donc que Dieu n’a pas fait les shamayim ou les cieux avant le deuxième jour.

Deuxièmement, concernant la terre, Genèse 1.9 dit que le troisième jour Dieu amassa les eaux qui étaient au-dessous du ciel, afin que la terre ferme apparaisse. Puis, « Dieu appela la terre ferme ‹terre›, et il appela la masse des eaux ‹mer » (v. 10). Ici le même mot est utilisé pour terre qu’au verset 1 (’erets). À ce propos, il faut noter que le verset 10 ne dit pas que Dieu fit ou créa la terre le troisième jour. Il l’a seulement laissée apparaître. La terre était déjà là, mais elle n’était pas encore visible, parce qu’elle était couverte par les eaux (cf. v. 2). Deux choses découlent de cette observation. D’une part, les versets 9-10 n’excluent pas l’idée que Dieu avait déjà créé la terre et que le verset 1 fait référence à cet acte créateur antérieur. D’autre part, le verset 10 montre que le mot « terre » (’erets) ne désigne pas notre planète. La terre est mise en contraste avec les eaux ou les mers et correspond donc à la terre ferme. Cela est confirmé par plusieurs autres textes dans lesquels la terre (’erets) apparaît, tels que :

  • Genèse 8.13 : « L’an six cent un, le premier jour du premier mois, les eaux avaient séché sur la terre. » De toute évidence, les eaux n’avaient pas séché sur toute la planète.

  • Exode 20.11 : « […] le Seigneur a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qui s’y trouve […]. » Ici la « terre » est distinguée de la mer, comme en Genèse 1.10.

Dans une certaine mesure, cela est évident, du fait que les Israélites ne concevaient pas la terre comme un globe flottant dans l’univers, comme nous le faisons quand nous parlons de « notre planète terre ». Il faut en être conscient, sinon on risque de mal comprendre le tableau brossé en Genèse 1 et d’aboutir à des anomalies. Les Israélites de l’époque de l’Ancien Testament ont certainement lu Genèse 1 à partir de la cosmologie qui leur était familière et qui transparaît également dans ce chapitre. Pour le dire brièvement, cette cosmologie impliquait que les humains vivaient sur la terre ferme (’erets), entourée d’eau (les mers) et surmontée du firmament (shamayim).

Pour revenir à Genèse 1, que signifie ce verset ? Pour le comprendre, il ne faut pas seulement avoir à l’esprit la signification des mots « ciel » et « terre » pris séparément (c’est-à-dire « le firmament » et « la terre sèche »). Associés l’un à l’autre, ces deux mots prennent un sens supplémentaire. On peut déduire cela de la comparaison entre Exode 20.11 et Exode 31.17. En Exode 20.11, il est dit :

Car en six jours le Seigneur a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qui s’y trouve, et il s’est reposé le septième jour […].

Le texte fait évidemment référence à l’ensemble de l’œuvre accomplie par Dieu en six jours. Toute la création est brièvement désignée par « le ciel, la terre, la mer et tout ce qui s’y trouve ». Exode 31.17 est un verset parallèle semblable. Toutefois, il ne mentionne ni la mer ni « tout ce qui s’y trouve ». Il n’y est question que du ciel et de la terre :

Ce [c’est-à-dire le sabbat] sera entre moi et les Israélites un signe pour toujours ; car en six jours le Seigneur a fait le ciel et la terre, et le septième jour il s’est reposé et il a repris haleine.

Toute l’œuvre de création est ici désignée par l’expression « le ciel et la terre ». On le voit aussi au Psaume 124.8 :

Notre secours est dans le nom du Seigneur, qui a fait le ciel et la terre.

À l’évidence, ce verset n’affirme pas que Dieu n’a rien fait d’autre que le ciel et la terre. En le qualifiant de créateur du ciel et de la terre, le psalmiste acclame le Seigneur comme le créateur de toutes choses.

Ces quelques exemples suffisent à montrer que lorsque le ciel (shamayim) et la terre (’erets) sont combinés dans l’expression « le ciel et la terre », ils peuvent représenter toute la création, l’ensemble du cosmos8. Selon moi, c’est aussi l’interprétation la plus naturelle de Genèse 1.1. Le verset n’affirme pas que Dieu a créé sa demeure céleste et notre planète, ni qu’il a créé le firmament et la terre sèche. Il affirme qu’il a créé toutes choses, le cosmos tout entier.

Cette interprétation est confirmée par Genèse 2.1 et 4a. Genèse 2.1 renvoie à 1.1 et conclut tout ce qui a été relaté en Genèse 1 en disant :

Ainsi furent achevés le ciel et la terre, et toute leur armée.

Genèse 2.4a résume ce qui a été dit jusque-là et le rattache à ce qui suit par la formule des toledoth :

Voilà la généalogie [hébreu : Voilà les toledoth] du ciel et de la terre, quand ils furent créés.

Genèse 1.1 résume donc toute l’œuvre de Dieu qui va être décrite ensuite. Le verset sonne comme un appel solennel : « Au commencement Dieu créa toutes choses ! Par conséquent, toute la gloire doit lui être rendue ! » Il est vrai que le chapitre n’utilise pas le nom personnel de Dieu, Yahvé. Néanmoins, les Israélites fidèles, qui entendaient ces mots et savaient comment l’histoire se poursuivait après Genèse 1, les ont sans doute rapportés à leur Dieu national. C’est lui le Créateur du monde, et personne d’autre !

2. Commencement et première fin de l’histoire : versets 2 et 3 à 31

Si 1.1 résume tout le chapitre, le verset implique que Dieu a créé la terre, mais il ne nous dit pas à quel moment il l’a fait. Les spéculations sont possibles, mais on ne peut parvenir à aucune certitude. Cela est également vrai des ténèbres, de l’abîme et des eaux mentionnés au verset 2. À l’évidence, l’objectif de Genèse 1 n’est pas de nous donner des indications précises sur le moment et la façon dont Dieu a fait ces éléments de la création.

On peut se rapprocher de l’intention du texte en examinant plus précisément le verset 2, qui dit :

La terre était informe et vide ; il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, mais l’Esprit de Dieu planait au-dessus des eaux.

C’est le point de départ, que le lecteur devrait prendre en compte pour comprendre la visée de ce qui suit.

Le verset dit, tout d’abord, que la terre était – en hébreu – tohu wa bohu (informe et vide). Ces mots apparaissent aussi en Ésaïe 34.11 et Jérémie 4.23. Dans les deux cas, ils sont employés dans le contexte d’une description prophétique d’une destruction qui rend l’endroit inhabitable pour les humains9. On peut déduire la même chose d’Ésaïe 45.18, qui a aussi tohu mais n’a pas bohu. Là le Seigneur dit qu’il n’a pas créé la terre « pour être vide » (tohu), mais au contraire « pour être habitée ». Manifestement, tohu est opposé à « être habitée » et fait référence à la terre comme à un endroit où les gens ne peuvent pas vivre.

On pourrait en dire tout autant de deux autres entités dont il est question en Genèse 1.2, à savoir les ténèbres et l’abîme (hébreu tehom). L’obscurité est de toute évidence une condition préalable à la vie, car elle nous permet de dormir et de reprendre des forces (cf. Ps 104.20-23). De même, les eaux de l’abîme peuvent être mentionnées comme des bénédictions, car elles sont nécessaires pour arroser les champs (voir Gn 49.25 ; Dt 33.13). Toutefois, les ténèbres, l’abîme et les eaux sont également des éléments de la création qui effrayaient les Israélites. Dans l’Ancien Testament, les « ténèbres » ont surtout des connotations négatives10. Ce n’est certainement pas une coïncidence si l’avant-dernière plaie ayant frappé l’Égypte, avant la mort des premiers-nés, a consisté en trois jours d’obscurité totale11. Pour ce qui est de l’abîme, les Israélites étaient tout à fait conscients de la puissance destructrice de l’eau. Plusieurs psaumes en témoignent12. De plus, ils savaient à partir de l’histoire du déluge que la terre pouvait être rendue inhabitable par les eaux venant de l’abîme et des écluses du ciel (Gn 7.11 ; 8.2 ; cf. aussi Ez 26.19).

Sans obscurité ou sans eau, la vie est impossible, mais cela ne change rien au fait que tant que la terre est enveloppée de ténèbres et couverte d’eau, l’homme ne peut y vivre. C’est la situation décrite en Genèse 1.2. Pourtant le verset semble se terminer sur une note positive, car il dit que l’Esprit de Dieu planait au-dessus des eaux. Il est difficile d’être certain de la bonne manière d’interpréter ces derniers mots13, mais la présence de l’Esprit de Dieu peut être comprise comme la promesse de meilleures choses à venir, l’Esprit étant connu comme la source de vie14.

Quoi qu’il en soit, les versets suivants racontent ce que Dieu a fait pour changer la situation inhospitalière dépeinte en Genèse 1.2. Le premier jour, Dieu fait la lumière et la sépare des ténèbres. Il ne supprime pas les ténèbres, mais il leur attribue leur propre place, c’est-à-dire « une place dans le temps », la nuit. Une limite est ainsi imposée aux ténèbres. Elles ne sont plus omniprésentes (Gn 1.3-5). Puis ce sont les eaux qui se voient attribuer une place délimitée. Le deuxième jour, Dieu divise en deux parties les eaux de l’abîme qui couvraient la terre. Il fait cela au moyen du firmament ou de l’étendue, qu’il met au milieu des eaux (Gn 1.6-8). Mais ce n’est que le premier pas pour délivrer la terre de la domination des eaux. Dieu complète par son premier acte créateur du troisième jour. Il fait s’amasser les eaux qui sont au-dessous de l’étendue en un seul lieu, afin que la terre ferme apparaisse (Gn 1.9-10). À partir de là, il y a un endroit où l’homme peut se tenir et marcher, sans risquer de se noyer.

Ce n’est probablement pas une coïncidence si l’expression « Dieu vit que cela était bon » n’est utilisée qu’après l’apparition de la terre ferme (Gn 1.10). L’expression n’apparaît pas dans le récit du deuxième jour15. L’étendue pouvait probablement être considérée aussi comme une bonne chose. Néanmoins, elle n’est pas explicitement désignée comme telle, car elle ne suffit pas pour réaliser le dessein de Dieu, c’est-à-dire faire de la terre un lieu plus hospitalier.

Après son premier acte créateur du troisième jour, Dieu continue son œuvre en ordonnant à la terre de produire des plantes et des arbres fruitiers (Gn 1.11-13). Le texte souligne que les plantes et les arbres fruitiers sont porteurs de semence. En tant que tels, ils sont capables de se reproduire et de survivre. De plus, cet aspect revient au verset 29. Là, Dieu donne les plantes et les fruits à l’homme, afin qu’il puisse les avoir pour nourriture. Si donc on regarde les versets 11 et 12 à la lumière du verset 29, on voit pourquoi Dieu a ordonné à la terre de produire des plantes et des arbres fruitiers porteurs de semence. Il a fait cela afin de pourvoir aux besoins de l’homme.

Quand ils entendaient ou lisaient le récit élaboré du quatrième jour (Gn 1.14-19), les Israélites comprenaient certainement qu’il s’agissait de la création du soleil, de la lune et des étoiles. Mais ils étaient sans doute frappés que le texte n’utilise jamais les mots hébreux pour soleil et lune (shemesh et yareach). Ils sont appelés « le grand luminaire » et « le petit luminaire » (v. 16). Manifestement, cela est lié au fait que, pour les autres peuples vivant dans le Proche-Orient ancien, le soleil et la lune étaient des dieux puissants. Les Israélites eux-mêmes ont souvent été tentés de suivre leur exemple et de rendre un culte aux corps célestes16. Selon Genèse 1.16, 18, le soleil et la lune sont bien chargés de dominer, mais leur domination est limitée au jour et à la nuit, et ne s’étend pas à l’homme. En eux-mêmes, ils ne sont rien de plus que des luminaires que Dieu a suspendus à l’étendue. De plus, Dieu n’avait pas vraiment besoin d’eux pour faire briller la lumière, puisque, avant leur création, la lumière avait déjà brillé pendant trois jours !17 Il n’y avait donc aucune raison de rendre un culte au soleil, à la lune ou aux étoiles, ni de les craindre comme s’il s’agissait d’êtres puissants susceptibles de menacer le peuple de Dieu.

Le récit du cinquième jour (Gn 1.20-23) présente également un élément qui pourrait avoir effrayé les Israélites, car il dit qu’en plus des oiseaux et de toutes sortes d’animaux marins Dieu créa « les grands monstres marins » (v. 21 ; hébreu tanninim)18. Dans ce cas, le texte ne précise pas comment Dieu a restreint le potentiel destructeur de ces créatures. Il dit simplement que Dieu les a appelés à l’existence, a vu que cela était bon et les a bénis. Le texte laisse ainsi au lecteur le soin de conclure que malgré l’existence de ces monstres, les hommes peuvent vivre en toute sécurité. Le lecteur ne peut tirer cette conclusion que s’il est convaincu que, puisque Dieu a estimé que le résultat de son œuvre créatrice était bon, cela doit être bon pour lui aussi. Autrement dit, il doit faire confiance à Dieu.

De toute évidence, la création de l’homme le sixième jour est non seulement le dernier élément de l’œuvre créatrice de Dieu en Genèse 1, mais aussi son point culminant. Plusieurs éléments en Genèse 1.26-28 le montrent clairement. Premièrement, c’est le seul passage en Genèse 1 qui commence par une délibération et une décision divines (« Faisons l’homme […] », v. 26). Deuxièmement, l’homme est créé à l’image et selon la ressemblance de Dieu. De quelque manière que l’on interprète cette expression très débattue, celle-ci élève l’homme au-dessus des autres créatures. Troisièmement, tout comme les animaux marins et les oiseaux (v. 22), l’homme reçoit la bénédiction de Dieu, mais en plus de cela Dieu lui donne la domination sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui fourmillent sur la terre19. Cela est suffisant pour démontrer que l’homme est le couronnement de l’œuvre créatrice de Dieu.

Selon le verset 29, Dieu pourvoit également aux besoins de l’homme en lui octroyant pour nourriture les plantes et les arbres fruitiers porteurs de semence. Puis le verset 30 précise que Dieu donne également de la nourriture aux plus proches compagnons de l’homme dans la création, c’est-à-dire les oiseaux et les animaux qui vivent sur la terre. Enfin, le dernier acte de Dieu en ce sixième jour consiste à considérer tout ce qu’il a fait et à conclure que cela est très bon (v. 31).

Bien évidemment, « tout ce que Dieu avait fait » comprend l’homme comme créature également considérée comme bonne. Néanmoins, le texte ne dit pas que Dieu a vu l’homme (et la femme) et a considéré que cela était bon (comme il le fait au v. 25 pour les animaux). Il se peut que l’auteur ait simplement voulu éviter la répétition. Mais j’aimerais proposer une autre explication. J’ai essayé de démontrer que le but de Genèse 1 était d’exposer comment Dieu avait fait de la terre, qui était inhabitable au commencement (v. 2), un endroit hospitalier pour l’homme. Si tel est bien le cas, est bon ce qui contribue à la réalisation de ce dessein. Aussi la création du firmament le deuxième jour n’a-t-elle pas été déclarée bonne, parce qu’elle devait être suivie de l’apparition de la terre ferme le troisième jour. En ce qui concerne la création de l’homme, peut-être celle-ci n’a-t-elle pas été déclarée bonne, parce qu’elle ne sert pas le dessein de faire de la terre un endroit sûr pour l’homme. C’est l’homme lui-même, au contraire, qui doit bénéficier de la réalisation de ce dessein !

En conclusion, Genèse 1 ne présente pas tous les détails que nous aimerions trouver pour savoir de quelle manière Dieu a fait toutes choses. Les Israélites qui entendaient ou lisaient ce chapitre auraient plutôt compris que, bien qu’il y ait plusieurs éléments effrayants dans la création, Dieu a fait de la terre un endroit bon et sûr pour l’homme. Voilà le message – ou du moins une partie importante du message – qu’ils auraient retiré de Genèse 1.

3. Seconde fin de l’histoire : Genèse 2.1-3

Pourtant, Genèse 1.31 n’est pas la fin définitive de l’histoire. La transition vers l’histoire suivante est marquée par la formule des toledoth, qui n’apparaît pas en Genèse 2.1, mais seulement en 2.4a. En outre, Genèse 2.1-3 relate ce que Dieu a fait le septième jour, en plus de ce qu’il avait fait les six jours précédents. Par conséquent, les trois premiers versets de Genèse 2 font également partie de l’histoire commençant en Genèse 1.1. Ils devraient être pris en compte. Maintenant que l’œuvre de création est achevée, Dieu peut prendre un jour de repos (Gn 2.1-2). De plus, Dieu attribue à ce jour un statut particulier. Il le bénit et le sanctifie (v. 3)20. Qu’est-ce que cela signifie ? Je propose qu’en bénissant ce jour, Dieu en fait une source de puissance. En le sanctifiant, il le distingue des autres jours comme devant lui être consacré d’une manière particulière. Il se peut également que ce jour représente tous les autres jours. Tous les jours doivent ainsi être consacrés à la gloire du Créateur.

En réalité, le texte n’affirme pas qu’à ce moment-là Dieu ait déjà ordonné à l’homme de suivre son exemple et de mettre à part le septième jour comme jour de repos, mais il l’a fait plus tard (Ex 20.8-11 ; cf. aussi Ex 16.22-30). Par conséquent, les Israélites, qui connaissaient le quatrième commandement, ont certainement fait le lien entre le récit de Genèse 2.1-3 et le sabbat. Ils se sont rendu compte que c’était l’intention de Dieu, dès le commencement, que toute créature en tout temps cherche à adorer Dieu.

Cela est confirmé par un petit détail dans le récit du quatrième jour en Genèse 1.14. Selon ce verset, une des fonctions des luminaires dans l’étendue (c’est-à-dire le soleil, la lune et les étoiles) est de marquer les « temps » (mo‘adim ; la Bible du Semeur a « saisons »). Dans plusieurs textes, le mot hébreu employé ici désigne une fête religieuse comme la Pâque et la fête des Tabernacles (ou des Cabanes), et cela pourrait bien être ce qu’un Israélite moyen aurait compris en entendant ou lisant le terme21. S’il en est ainsi, il aurait certainement compris que les corps célestes avaient été créés pour lui indiquer les moments où il était appelé à rendre un culte à Dieu d’une manière particulière.

Dans plusieurs publications, John H. Walton a défendu l’idée selon laquelle le début de la Genèse décrirait la création du cosmos comme la construction d’un temple, dans lequel Dieu aurait voulu vivre avec l’homme et être servi par lui22. Malheureusement, je n’ai pas encore trouvé le temps d’analyser et de vérifier cette théorie. Toutefois, si Walton a vu juste, cela ajoute de nouvelles dimensions à l’argument fondé sur Genèse 2.1-3 développé plus haut.

Conclusion

Pour conclure, je vais résumer ce que nous avons découvert jusqu’ici et ajouter quelques réflexions.

Quel est le message qu’un Israélite aurait entendu en Genèse 1 (y compris 2.1-3) ? Premièrement, il aurait compris que Dieu seul – son Dieu – est le Créateur de toutes choses. Aucun autre dieu ne devrait être loué et glorifié pour cela. Deuxièmement, au commencement Dieu a fait tout ce qu’il fallait pour rendre la vie humaine sur terre possible et fructueuse. À cette fin, il n’a pas supprimé tous les éléments qui pourraient effrayer les hommes. Il a pourtant fait en sorte que tout ce qu’il avait fait soit « très bon », ce qui implique au moins qu’il a organisé le cosmos de telle manière que la terre soit un endroit sûr et hospitalier pour l’homme. Troisièmement, l’objectif de tout cela était que l’homme consacre sa vie et son temps à la gloire de Dieu, son Créateur.

Toutefois, les Israélites pouvaient également se rendre compte que le monde dans lequel ils vivaient différait de la création telle qu’elle était au commencement. Nous qui vivons au xxie siècle, nous ne connaissons pas non plus la terre comme un endroit sûr. À partir de Genèse 2.4, la Bible va expliquer pourquoi il en est ainsi. L’auditeur ou le lecteur attentif de Genèse 1.1-2.3 a peut-être déjà une idée de la manière d’échapper à cette situation. Si Dieu avait fait de la terre un endroit sûr à l’origine afin que l’homme puisse lui consacrer sa vie, la terre ne peut redevenir un endroit sûr que si l’homme œuvre dans ce sens. Autrement dit, la sécurité et le bien-être de la création dépendent de la volonté de l’homme de donner sa vie et son temps à Dieu. Quand il fait cela, l’homme n’est pas livré à ses propres ressources. Genèse 1 révèle ce que Dieu a voulu faire dès le commencement et, puisqu’il est connu comme un Dieu fidèle, nous pouvons être certains qu’il atteindra son but. Il en est ainsi parce qu’il est également le Dieu omnipotent, qui a montré sa puissance de manière extraordinaire dans la création du monde. Bref, on peut entendre l’Évangile du Créateur en Genèse 1.1-2.3. Cet Évangile nous invite certainement à admirer la création et à la protéger autant que possible. Mais Dieu lui-même doit être au cœur de notre théologie de la création. Il est celui qui a tout créé et qui amènera le ciel et la terre à leur plein accomplissement. À lui soit la gloire.


  1. Le contenu de cet article a été présenté lors d’un atelier de la 4e conférence internationale et 62e rencontre annuelle de la Société théologique évangélique de Corée, les 18 et 19 octobre 2013.↩

  2. G. Kwakkel est professeur d’Ancien Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence et à la Faculté de théologie des Églises réformées (libérées) de Kampen (Pays-Bas).↩

  3. Le mot « récit » n’exclut pas les aspects poétiques de Genèse 1, toutefois, malgré les aspects poétiques, le chapitre a plus en commun avec la narration qu’avec la poésie.↩

  4. Dans cet article, les citations bibliques sont tirées de la NBS, sauf indications contraires.↩

  5. Comme le savent de nombreux spécialistes, Genèse 1.1-3 pourrait aussi être analysé comme une longue période : « Quand Dieu commença à créer le ciel et la terre – la terre étant informe et vide, avec des ténèbres au-dessus de l’abîme et un souffle de Dieu planant au-dessus des eaux –, Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. » (JPS Tanakh, 1985) Cette question n’ayant pas d’incidence sur l’argument de notre article, nous la laissons de côté. Pour en savoir plus, voir, p. ex., Gordon J. Wenham, Genesis 1–15, Word Biblical Commentary, Waco, Word Books, 1987, p. 11-13 ; Victor P. Hamilton, The Book of Genesis. Chapters 1–17, The New International Commentary on the Old Testament, Grand Rapids, Eerdmans, 1990, p. 103-108.↩

  6. Notez que shamayim n’existe qu’au pluriel en hébreu et peut être traduit par ciel ou cieux.↩

  7. Voir Cornelis Houtman, Der Himmel im Alten Testament. Israels Weltbild und Weltanschauung, Leiden, Brill, 1973, p. 65-66.↩

  8. Pour plus de détails, voir Houtman, Himmel, p. 26-84.↩

  9. Cf. Ésaïe 34.10b, où il est dit au sujet du pays d’Édom qu’« à tout jamais personne n’y passera », et Jérémie 4.25 : « Je regarde : l’homme n’est plus ; et tous les oiseaux du ciel ont pris la fuite. »↩

  10. Voir, p. ex., 1S 2.9 ; Jb 5.14 ; Ps 35.6 ; Pr 20.20 ; Ec 2.13-14 ; 5.16 ; Es 5.30 ; 47.5 ; Jr 3.16 ; Ez 32.8 ; Jl 2.2 ; Am 5.18, 20 ; Mi 7.8 ; So 1.15. Notez que selon Genèse 1.4 Dieu vit que la lumière était bonne, mais le texte n’en dit pas autant des ténèbres.↩

  11. Il se peut que la neuvième plaie ait signifié davantage pour les Égyptiens que pour les Israélites, car le soleil était leur dieu suprême. Cela dit, les Israélites ont certainement perçu cette plaie comme une des choses les plus graves qui pouvaient se produire.↩

  12. Voir, p. ex., Ps 32.6 ; 42.8 ; 46.4 ; 69.2-3, 15-16 ; 93.3-4 ; 124.4-5.↩

  13. Le mot hébreu traduit par « Esprit » peut aussi être traduit par vent, alors que « Dieu » (’Elohim) pourrait être compris comme un superlatif, ce qui donnerait : « un vent violent tournoyait au-dessus des eaux ». Suivant cette interprétation, la fin du verset ajouterait simplement un élément au tableau de la condition inhabitable et inhospitalière de la terre. Il semble toutefois improbable que ’Elohim soit tout à coup employé comme un superlatif, alors qu’il désigne invariablement le seul vrai Dieu dans tous les autres versets de Genèse 1 où le mot apparaît. Pour plus de détails, voir, p. ex., Wenham, Genesis 1–15, p. 16-17 ; Hamilton, The Book of Genesis. Chapters 1–17, p. 111-114.↩

  14. Cf. Ps 51.13 ; 104.30 ; Es 32.15 ; 44.3 ; Ez 36.27 ; 37.14 ; Jl 3.1-2 ; Ag 2.5.↩

  15. C’est-à-dire dans le texte massorétique. L’expression apparaît dès le deuxième jour dans la Septante, mais cela est peut-être dû à un souci d’harmonisation.↩

  16. Cf. Dt 4.19 ; 17.3 ; 2R 23.5 ; Jr 8.2 ; cf. aussi Jb 31.26-28.↩

  17. Notez que même si nous voulions savoir comment la lumière a pu briller pendant trois jours avant que les corps célestes ne soient là, Genèse 1 passe cette question sous silence. Ecclésiaste 12.2, où la lumière est distinguée du soleil, de la lune et des étoiles, pourrait indiquer que la question ne préoccupait pas du tout les Israélites.↩

  18. L’aspect effrayant de ce genre de monstres marins peut être déduit de Jb 7.12 ; Ps 74.13 ; Es 27.1 ; 51.9 ; Ez 29.3 ; 32.2.↩

  19. Notez que ni le v. 26 ni le v. 28 ne disent que l’homme a reçu la domination sur les monstres marins (tanninim). Ceux-ci sont peut-être compris dans les poissons de la mer mentionnés dans les deux versets, mais même s’il en est ainsi, le lecteur doit tirer lui-même cette conclusion. Il doit donc une fois de plus faire confiance au jugement de Dieu quand il déclare que son œuvre est bonne.↩

  20. Notez que jusqu’ici Dieu n’a béni que les poissons, les oiseaux et l’homme (Gn 1.22, 28).↩

  21. Voir, p. ex., Lv 23.2, 4, 37, 44 ; Nb 10.10 ; 2Ch 8.13 ; Es 1.14 ; Ez 46.9, 11.↩

  22. Voir, p. ex., le volume de Walton sur la Genèse dans The NIV Application Commentary Series, Grand Rapids, Zondervan, 2001, et son livre récent Genesis 1 as Ancient Cosmology, Winona Lake, Eisenbrauns, 2011.↩

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Gert KWAKKEL2

Introduction

Traditionnellement, une analyse des premiers chapitres du livre de la Genèse est un élément important, voire le plus important dans les débats sur la théologie de la création dans l’Ancien Testament. C’est très compréhensible et il n’y a rien d’anormal à cela. Pour cette conférence, toutefois, j’ai décidé de consacrer mon intervention principale au Psaume 104. Cela ne signifie pas que je ne dirai rien de la Genèse. En fait, je ferai référence à Genèse 1 à plusieurs reprises. Mais en dehors de ces quelques références, j’ai réservé mes commentaires sur Genèse 1 à un atelier de cette conférence.

Pourquoi ai-je fait ce choix ? Pour plusieurs raisons. Premièrement, comme Patrick Miller l’a écrit en 2000, le Psaume 104 est « l’explication la plus complète de l’œuvre de création de Dieu en dehors de la Genèse ». Par conséquent, selon lui, « il mérite une place centrale dans toute tentative de réfléchir à Dieu en tant que créateur et à la doctrine de la création »3. Deuxièmement, le thème central de cette conférence étant « Théologie de la création et mission de l’Église », je pense que mon interprétation du Psaume 104 contribuera davantage à nos réflexions sur ce thème que mes commentaires sur Genèse 1. La troisième et dernière raison est qu’en étudiant le Psaume 104 on évite le risque que toute l’énergie soit consacrée au débat création-évolution, débat qui malheureusement se termine souvent dans une impasse.

1. Plan du psaume

Que nous enseigne le Psaume 104 au sujet de la création ? Tout d’abord, il faut noter que le psaume commence par un impératif, le psalmiste s’exhortant lui-même (litt. « son âme ») à louer ou bénir le Seigneur. La même expression revient à la fin du psaume, suivie par Alléluia (v. 35). Alléluia est un impératif pluriel. Si les contemporains du psalmiste comprenaient toujours ce mot de cette manière, cela implique qu’au moyen de son exclamation finale le psalmiste exhorte les autres à louer le Seigneur avec lui4.

En raison de sa position clé au début et à la fin du psaume, l’exhortation à la louange définit le ton du psaume dans son ensemble. C’est manifestement un hymne à la gloire du Seigneur. En dehors des versets 31-35, qui contiennent principalement des exhortations et des souhaits, le reste du psaume explique pourquoi le Seigneur doit être loué. L’affirmation qui suit l’exhortation initiale résume tout cela de la manière suivante : « Seigneur, mon Dieu, tu es très grand. »5 Les versets 1b-30 apportent des preuves à l’appui de cette affirmation, fournissant ainsi des raisons de louer le Seigneur. Le contenu de ces versets peut être résumé comme suit :

Versets 1b-4 : les versets 1b et 2a décrivent la « tenue » magnifique du Seigneur : il est revêtu d’éclat et de magnificence et s’enveloppe de lumière. Le verset 1b en particulier le présente comme un roi6. Puis les versets 2b-4 parlent de son entourage royal : le ciel est sa demeure ; les nuages et les ailes du vent lui servent de char ; les vents sont ses messagers et les flammes de feu sont à son service.

Les versets 5-9 exposent comment le Seigneur a fondé la terre et comment il a assigné un lieu bien délimité aux eaux de l’abîme, afin qu’elles ne couvrent plus jamais la terre (notez que la terre [‘erets] est mentionnée au début et à la fin de la section, c’est-à-dire aux versets 5a et 9b, ce qui indique que c’est le sujet principal de la section).

Les versets 10-18 développent le thème de l’eau, déjà mentionné aux versets 6-9. Le Seigneur se sert de l’eau pour étancher la soif des animaux (v. 11-12) et arroser la terre et les arbres. Ainsi la terre peut produire de la nourriture pour les animaux et pour l’homme (v. 13-15), et les arbres peuvent abriter les oiseaux (v. 16-17).

Les versets 19-23 parlent du soleil et de la lune. Ceux-ci servent à marquer les temps, en particulier le jour et la nuit, la nuit étant le moment où Dieu nourrit les animaux (v. 20-21) et le jour le moment où l’homme accomplit son travail (v. 22-23).

Le verset 24 sert de conclusion intermédiaire : « Que tes œuvres sont nombreuses, Seigneur ! Tu les as toutes faites avec sagesse ; la terre est remplie de tout ce que tu as produit. »

Les versets 25-26 évoquent la mer, les animaux marins, dont le Léviathan, et les bateaux (qui, comme nous le savons tous, sont construits par l’homme).

Les versets 27-30, la dernière partie du psaume avant la section finale (v. 31-35), racontent comment « eux tous » (v. 27a) dépendent de Dieu. Ils comptent sur lui pour obtenir leur nourriture (v. 27-28). C’est seulement quand Dieu leur montre sa faveur (en ne cachant pas sa face ; v. 29a) et envoie son Esprit qu’ils peuvent respirer et vivre. De toute évidence, l’expression « eux tous » comprend les animaux, en particulier les créatures vivant dans la mer (mentionnées au v. 25), mais probablement aussi l’homme, alors que la terre et sa flore sont évoquées au verset 30b.

2. Création et providence : le Psaume 104 et Genèse 1

Comme plusieurs interprètes l’ont souligné, il existe un certain nombre de parallèles entre le Psaume 104 et Genèse 1. Le parallèle le plus évident concerne l’ordre dans lequel de nombreux éléments de la création figurent dans les deux textes. Les éléments suivants peuvent être mentionnés :

  • La lumière, créée le premier jour selon Genèse 1.3, est mentionnée en Psaume 104.2a.

  • Psaume 104.2b-3a poursuit avec le ciel ; cela correspond à Genèse 1.6-8 : le deuxième jour, Dieu fit le firmament et l’appela « ciel ».

  • Les eaux de l’abîme se voient imposer des limites à ne pas franchir : c’est le sujet de Psaume 104.6-9 et cela correspond au premier acte créateur de Dieu le troisième jour en Genèse 1.9-10.

  • L’herbe, les plantes et les arbres sont mentionnés en Psaume 104.14, 16, en rapport avec l’eau provenant des sources, des rivières et de la pluie ; selon Genèse 1.11-12, la végétation est le résultat du deuxième acte créateur de Dieu le troisième jour.

  • La lune et le soleil viennent ensuite en Psaume 104.19 ; Genèse 1.14-18 relate qu’ils ont été faits le quatrième jour (remarquez que Genèse 1.16 parle du « grand luminaire » et du « petit luminaire », et non du « soleil » et de la « lune » ; en revanche, Psaume 104.19 s’accorde parfaitement avec Genèse 1.14-18 en ce qui concerne la fonction principale du soleil et de la lune, c’est-à-dire marquer les saisons, ainsi que le jour et la nuit).

  • Psaume 104.25 fait référence aux animaux marins ; selon Genèse 1.21, ils ont été créés le cinquième jour.

Dans un diagramme :

Psaume 104.2a Lumière Genèse 1.3 Premier jour
Psaume 104.2b-3a Ciel Genèse 1.6-8 Deuxième jour
Psaume 104.6-9 Limites imposées aux eaux de l’abîme Genèse 1.9-10

Troisième jour,

premier acte

Psaume 104.14, 16 Herbe, plantes, arbres Genèse 1.11-12

Troisième jour,

deuxième acte

Psaume 104.19 Lune et soleil Genèse 1.14-16 Quatrième jour
Psaume 104.25 Animaux marins Genèse 1.21 Cinquième jour

Toutefois, à côté de ces similitudes, il y a aussi des différences.

  • En Genèse 1, Dieu crée les animaux marins et les oiseaux le cinquième jour. Dans le Psaume 104, les oiseaux ne figurent pas à côté des animaux marins au verset 25. Au lieu de cela, ils sont mentionnés aux versets 12 et 17, en rapport avec les eaux et les arbres, qui, en Genèse 1, appartiennent au troisième jour.

  • En Genèse 1, les animaux vivant sur la terre sont créés le sixième jour. Dans le Psaume 104, ils sont mentionnés aux versets 11, 14 et 18, dans la même section que les oiseaux. Ils sont également mentionnés en rapport avec la lune et le soleil aux versets 20-22.

  • De même pour les hommes : ils sont déjà mentionnés en Psaume 104.14-15 et 23, mais ils ne font pas l’objet d’une attention particulière après les animaux marins figurant au verset 25, contrairement à Genèse 1, où l’homme est créé le sixième jour.

En plus de ces différences concernant l’ordre des éléments de la création, il y a plusieurs autres différences, par exemple :

  • En rapport avec le dernier point mentionné, la position de l’homme est beaucoup moins éminente dans le Psaume 104 qu’en Genèse 1. Genèse 1 consacre une large section à la création de l’homme à l’image de Dieu. Dans le Psaume 104, l’homme n’est évoqué qu’en passant.

  • Psaume 104.3-4 décrit en détail le ciel comme la demeure royale de Dieu et fait mention de ses messagers et de ses serviteurs. En Genèse 1, le ciel est le firmament. Rien d’autre n’est dit au sujet de la demeure céleste de Dieu, ni des êtres qui le servent.

  • En Psaume 104.2b, le ciel est comparé à une tente, alors qu’il est décrit comme une sorte de dôme solide (le firmament) en Genèse 1.6-8.

Toutefois, la différence principale entre Genèse 1 et le Psaume 104 ne concerne pas les variations dans l’ordre des éléments ou ce genre de détails. Elle concerne le sujet de ces textes bibliques dans leur ensemble. Genèse 1 raconte bien évidemment les actes accomplis par Dieu au début de l’histoire du monde. Dans le Psaume 104, surtout au début, on pourrait avoir l’impression que c’est aussi le sujet du psaume. Si on poursuit attentivement la lecture, on s’aperçoit que cette impression n’est ni entièrement fausse, ni tout à fait correcte. Le Psaume 104 parle bien de l’œuvre de Dieu au commencement, mais il parle beaucoup plus longuement de ce qu’il continue de faire dans le présent.

On peut voir cela dès le début, au verset 2a : « Il s’enveloppe [litt. « s’enveloppant »] de lumière comme d’un manteau […]. » Le psalmiste utilise un participe ici. Dans plusieurs versets du Psaume 104, des formes verbales au parfait (qatal) et à l’imparfait (yiqtol) sont utilisées où le psalmiste s’adresse au Seigneur à la deuxième personne du singulier. C’est le cas dans la deuxième et la troisième partie du verset 1 : « Seigneur, mon Dieu, tu es très grand, tu es revêtu d’éclat et de magnificence ! »7 Souvent, notamment dans la première moitié du psaume, ces formes verbales à la deuxième personne sont suivies de participes (avec ou sans l’article). C’est aussi ce que l’on trouve au verset 2a ainsi qu’au verset 2b8.

En hébreu, le participe n’indique aucun temps particulier. Par conséquent, le participe traduit par « s’enveloppant » au verset 2a pourrait être compris comme décrivant un acte de Dieu dans le passé. Autrement dit, l’expression pourrait indiquer comment Dieu a pris la lumière et en a enveloppé sa présence. Si l’on suppose que Dieu a fait cela après avoir appelé la lumière à l’existence, cela donne une interprétation qui ressemble beaucoup à Genèse 1.3 : à un moment donné, au tout début de l’histoire, Dieu a fait la lumière.

Même si une telle interprétation n’est pas totalement impossible, il est plus naturel de prendre le participe comme décrivant un acte continu de Dieu ; c’est-à-dire, pas seulement quelque chose qu’il a fait il y a très longtemps, mais quelque chose qui le caractérise en permanence, dans le passé, le présent et le futur. Il était, il est et il sera le roi du ciel et de la terre, qui est enveloppé de lumière comme d’un manteau resplendissant.

Les choses semblent un peu différentes au verset 2b : « […] déployant les cieux comme une tente. » Apparemment, cela fait référence à quelque chose que le Seigneur a fait dans le passé, quelque chose qu’il a cessé de faire après avoir terminé d’installer les cieux. Toutefois, une telle interprétation risque de donner trop d’importance à un élément qui n’est pas central dans le texte. Celui-ci ne fait référence à aucun moment ou temps particulier. En lui-même, il pourrait même être compris comme disant que Dieu continue à étendre les cieux chaque jour. Une telle interprétation se rapprocherait de l’idée théologique ou philosophique de creatio continua. Cette idée de creatio continua implique, en gros, que tous les éléments de la création n’existent que parce que Dieu est en permanence en train de les créer. Toutefois, un participe hébreu pouvant faire référence à quelque chose fait dans le passé, une telle interprétation donnerait aussi trop d’importance à un élément qui est au cœur du texte. Selon moi, il est plus sage de dire qu’en utilisant le participe (qui en lui-même ne donne aucune indication de temps), le psalmiste affirme qu’il est caractéristique du Seigneur d’être celui qui déploie les cieux, peu importe le temps ou le moment où il le fait ou l’a fait9.

Quoi qu’il en soit, si cela est correct, les versets 2a et 2b ne font pas seulement référence aux actes de Dieu dans le passé. Ils parlent également de ses actes ou caractéristiques dans le présent. Dans plusieurs autres cas, il n’y a aucune raison de rapporter les participes à des actes passés. « Marchant sur les ailes du vent » (v. 3b ; traduction personnelle) pourrait servir d’exemple. À l’évidence, cette expression décrit une habitude que Dieu a également dans le présent. On peut en dire autant des participes qui se trouvent dans les versets 10a, 13a et 14. À partir du verset 10, il est très clair que le psaume décrit principalement les actes de Dieu observés par le psalmiste à son époque. On peut déduire cela non seulement des formes verbales, mais aussi de la substance de ce qui est dit. Les v. 10-11, 13-16, 20-23 et 27-28 témoignent clairement de la façon dont le Seigneur prend soin de la terre, des plantes et des arbres, des animaux et de l’humanité, non seulement à un moment donné, mais en permanence.

Par conséquent, tout comme Genèse 1, le Psaume 104 parle des actes de Dieu au commencement du monde. Cela est particulièrement clair dans la deuxième partie du verset 24 : « tu les as toutes faites avec sagesse » (notez que le verbe ici n’est pas un participe, mais il est au parfait ou qatal). Cependant, dès le commencement du Psaume 104, ces actes de Dieu sont aussitôt reliés à ce qu’il fait dans le présent. On peut même dire que le psaume met davantage en avant les actes présents du Seigneur que ce qu’il a fait dans un lointain passé. À cet égard le psaume diffère clairement de Genèse 1.

Il faut donc conclure que le Psaume 104 ne fait pas une nette distinction entre l’œuvre créatrice de Dieu au commencement et l’œuvre actuelle de sa providence. Autrement dit, le Psaume 104 parle autant de la création dans le sens de l’œuvre initiale de Dieu que de la création dans le sens des effets toujours existants de cette œuvre. L’objectif du psaume est que le Seigneur soit loué en raison de sa grandeur. Cette grandeur a été manifestée au commencement de l’histoire, mais elle l’est également dans le soin qu’il prend de ses créatures dans le présent.

3. Éléments hostiles

Comme je viens de le dire, l’homme n’occupe pas une place centrale dans le Psaume 104, mais il est mentionné seulement en passant. On peut ajouter à cela que le psaume est dépourvu de toute référence aux actes historiques et rédempteurs de Dieu en faveur du peuple d’Israël. À cet égard, il diffère clairement du psaume précédent, le Psaume 103. Comme le Psaume 104, le Psaume 103 commence et se termine par l’impératif « Mon âme, bénis le Seigneur ! ». Mais contrairement au Psaume 104, le Psaume 103 se concentre sur le pardon des péchés et autres bienfaits de Dieu envers l’homme (cf. Ps 103.3-6, 6-18). De plus, il fait explicitement référence à l’histoire du salut, en mentionnant la révélation de Dieu à Moïse et ses hauts faits en faveur du peuple d’Israël (Ps 103.7).

Le Psaume 104, en revanche, se limite aux actes de Dieu dans la création et la nature. On pourrait penser au premier abord qu’il se désintéresse des vicissitudes de l’histoire humaine. Apparemment, il présente une conception romantique et idyllique de la vie des animaux et de l’homme. Cela semble être particulièrement le cas des versets 10 à 26. Dans cette partie du psaume, tout semble être en harmonie. Le Seigneur pourvoit à tous les besoins des plantes, des arbres, des animaux et des hommes. On ne trouve aucune trace de la malédiction que Dieu avait prononcée contre la création selon Genèse 3.14-19. Même le terrible Léviathan est réduit à un animal innocent jouant dans la mer, ou à un jouet avec lequel le Seigneur s’amuse (v. 26b)10.

Si l’on y regarde de plus près, l’idée d’harmonie romantique se révèle fausse. En fait, il y a beaucoup plus de tension dans le psaume qu’il n’y paraît.

Premièrement, le psaume ne passe pas sous silence la réalité de la mort. Le verset 21 dit que « les jeunes lions rugissent après leur proie ». C’est la façon pour Dieu de donner aux lions leur nourriture. Le verset 29 affirme que Dieu a le pouvoir de retirer leur souffle aux êtres vivants, si bien qu’ils meurent et retournent à la poussière. La dernière expression (« retournent à la poussière ») renvoie de toute évidence à la malédiction prononcée en Genèse 3.19. Il est vrai que le verset suivant – le verset 30 – loue le Seigneur parce qu’il envoie son Esprit pour créer une vie nouvelle et renouveler la face de la terre. Mais cela ne change rien au fait que la mort fait partie du tableau des actions de Dieu dans la création brossé par le Psaume 104.

Deuxièmement, les versets 6-9 relatent comment le Seigneur a imposé des limites aux eaux de l’abîme. Ce récit poétique ne cache pas l’animosité de certains éléments. Le verset 7 dit que le Seigneur a menacé les eaux et s’est servi du bruit du tonnerre pour les faire fuir au loin. Selon plusieurs autres textes, Dieu a recours à ces moyens lorsqu’il assaille et bat ses ennemis ou les pécheurs11. Les eaux de l’abîme sont donc traitées ici comme si elles étaient les adversaires de Dieu12. Dès qu’il élève la voix, les eaux s’enfuient aussi vite qu’une armée en déroute, franchissant les montagnes et descendant dans les vallées (v. 8)13. Depuis lors, elles doivent respecter les limites qui leur ont été fixées. Elles font pourtant toujours partie du monde dans lequel vivent les hommes et les animaux.

Troisièmement, le verset 5 affirme que puisque Dieu a posé la terre sur ses bases, jamais elle ne vacillera. Pourtant le verset 32a dit qu’il suffit au Seigneur de regarder la terre pour qu’elle se mette à trembler. Apparemment, la terre inébranlable peut se mettre à trembler et donc mettre fin à la vie de beaucoup de gens14.

Ce survol suffit à montrer que le Psaume 104 ne présente pas un tableau idéaliste de la création et de la vie dans le monde. Il ne cache pas l’existence de puissances hostiles telles que la mort, les eaux et les tremblements de terre, qui menacent la vie des animaux et des hommes. Le dernier verset du psaume – le verset 35 – révèle la raison pour laquelle ces éléments hostiles doivent être mentionnés dans ce psaume qui loue Dieu pour sa manière admirable de traiter sa création. Il s’agit de la présence des pécheurs et des méchants.

Dans l’Ancien Testament, les mots « pécheurs » et « méchants » ne sont pas employés comme des termes généraux désignant tous les hommes, à cause de leur nature pécheresse. Dans de nombreux psaumes, par exemple, les pécheurs et les méchants sont le contraire des justes. Les justes sont fidèles à Dieu, bien qu’ils ne soient ni parfaits ni irréprochables15. Les pécheurs et les méchants sont ceux qui se révoltent volontairement contre Dieu et sa volonté. C’est précisément à cause de la conduite de ce genre de personnes que Dieu a permis aux eaux de l’abîme de couvrir la terre, aux jours de Noé et du déluge (cf. Gn 6.5-7, 13 ; 7.11 ; 8.2). En ouvrant les frontières qu’il avait fixées pour les eaux, il a inversé l’œuvre qu’il avait accomplie le troisième jour de la création. La terre sèche a disparu sous l’eau et la terre est devenue un endroit inhospitalier, comme elle l’était avant la création de la lumière (voir Gn 1.2).

À l’époque du déluge, les eaux ont bien couvert la terre. Par conséquent, à strictement parler, l’affirmation de Psaume 104.9b – « elles ne reviendront plus pour submerger la terre » – n’est vraie qu’à partir de la période postérieure au déluge. Il se pourrait donc que les versets 6-9 dans leur ensemble décrivent l’intervention de Dieu par laquelle il a mis fin au déluge, plutôt que son œuvre le troisième jour de la création16. Je n’insisterai pas sur ce point, qui mériterait d’être approfondi. Quoi qu’il en soit, il est clair que l’abîme et ses eaux sont des éléments de la création qui, en vertu de leur propre puissance, sont susceptibles de menacer la vie et le bien-être des animaux et des hommes. S’ils ne le font pas, nous le devons à l’intervention restrictive de Dieu.

En Genèse 9.8-17, Dieu a promis aux animaux et aux hommes que la terre et ceux qui l’habitent ne seraient plus jamais détruits par les eaux du déluge (cf. aussi Gn 8.21-22). Toutefois, tant qu’il y aura des gens qui se révolteront contre Dieu, il pourra toujours décider de détruire la création, par exemple en ébranlant la terre (cf. Es 24.18-20). C’est la raison pour laquelle le Psaume 104 s’achève par un verset où est formulé le vœu que les pécheurs et les méchants disparaissent de la terre. Ils doivent disparaître, car, tant qu’ils seront là, l’harmonie de la création décrite dans plusieurs versets du psaume sera menacée, et la terre ne sera pas un endroit sûr pour les animaux et les hommes.

Par conséquent, le verset 35 constitue un point culminant qui récapitule bien l’objectif du psaume. Cela implique aussi que dans l’exhortation finale qu’il adresse à son âme – « Mon âme, bénis le Seigneur ! » – et aux autres – « Alléluia ! » – (v. 35b), le psalmiste établit un contraste entre lui-même et les méchants mentionnés au verset 35a. Son désir de chanter pour le Seigneur tout au long de sa vie, exprimé au verset 33, et ses exhortations formulées au verset 35b, reflètent un véritable choix. Contrairement aux pécheurs et aux méchants, il prend parti pour le Dieu d’Israël. Il ne garde pas son choix pour lui-même, mais en parle ouvertement et exhorte les autres à le rejoindre.

4. Le contexte du Proche-Orient ancien

En louant le Seigneur comme le Créateur qui prend soin de ses créatures et pourvoit à leurs besoins, le psalmiste prend position dans le monde religieux de son époque. Il fait un véritable choix. C’est quelque chose que l’on peut déduire de l’Ancien Testament lui-même, qui nous dit que de nombreuses personnes servaient d’autres dieux que le Seigneur, le Dieu d’Israël. Toutefois, la découverte d’autres textes du Proche-Orient ancien nous aide à voir cela encore plus clairement qu’avant. Je pense, tout d’abord, au texte égyptien intitulé L’Hymne à Aton, qui date du xive siècle avant J.-C. Les spécialistes ont repéré des similitudes entre cet hymne et le Psaume 104, les versets 19-30 en particulier. Par exemple, tout comme Psaume 104.21, l’hymne égyptien parle de lions sortant de leur tanière après le coucher du soleil. Tout comme le verset 23 du psaume biblique, il fait référence à l’homme allant travailler après le lever du soleil. L’hymne loue Aton au moyen de l’expression « combien tes œuvres sont nombreuses », ce qui fait penser à Psaume 104.24a. Il affirme qu’Aton répond aux besoins des hommes et des animaux, ce qui peut être comparé à Psaume 104.27-2817.

Depuis que l’hymne égyptien a été retrouvé, les spécialistes ont discuté de la relation entre ce texte et le psaume. Aujourd’hui, ils ont tendance à douter que plusieurs éléments du psaume aient pu être empruntés à l’hymne égyptien18. Nous n’allons pas en dire beaucoup plus maintenant sur ce débat. Quelle que soit la relation entre les deux textes, l’hymne égyptien montre très clairement que les gens attribuaient à d’autres dieux (dans ce cas, le disque solaire Aton) les mêmes choses que le psalmiste attribue au Seigneur.

On peut en dire autant d’autres éléments du psaume, en particulier aux versets 2-9. Selon le verset 3, le Seigneur fait des nuages son char. Cela ressemble à une épithète appliquée à Baal par les habitants d’Ougarit : « chevaucheur des nuages »19. Plus particulièrement les versets 7-9, qui racontent comment le Seigneur a fixé des limites aux eaux de l’abîme, rappellent un mythe du Proche-Orient ancien au sujet des combats entre un dieu supérieur et le dieu de l’océan ou de la mer. L’Enuma elish, l’épopée babylonienne de la création du monde, raconte comment Mardouk a vaincu Tiamat, l’océan primordial personnifié20. Selon les mythes ougaritiques, Baal a vaincu Yamm, le dieu de la mer21. De plus, Baal était connu pour avoir frappé Lotan, dont le nom semble être apparenté au Léviathan mentionné en Psaume 104.622.

Encore une fois, la question de savoir si l’auteur du Psaume 104 a emprunté des expressions et des motifs à des textes non israélites n’a pas besoin d’être traitée ici. S’il l’a fait, il les a visiblement utilisés d’une manière ironique et polémique. C’est-à-dire qu’il a pu prendre des expressions ou des images utilisées par d’autres peuples pour l’adoration de leurs idoles, afin d’affirmer aussi clairement que possible que leurs allégations au sujet de leurs dieux n’étaient vraies en réalité que pour le Seigneur, le Dieu d’Israël, et aucun autre dieu en dehors de lui.

Si cela est correct, les différences entre le Psaume 104 et les textes du Proche-Orient ancien, qui devraient également être prises en compte, deviennent encore plus intéressantes. Dans l’épopée babylonienne, Mardouk doit mener un combat très dur contre Tiamat. De même, dans les mythes ougaritiques, Baal ne peut gagner son combat contre Yamm que parce qu’un autre dieu (Kotaru-wa-Hasiu) lui fournit des armes spéciales. En Psaume 104.7-9, le Seigneur n’a pas à mener de véritable combat. Il lui suffit d’élever la voix et les eaux de l’abîme s’enfuient, comme une armée en déroute. De la même manière, le Léviathan, qui est présenté comme un monstre dangereux non seulement à Ougarit mais aussi dans un certain nombre de textes de l’Ancien Testament23, n’est – comme nous l’avons vu – rien de plus qu’un animal innocent dans la mer en Psaume 104.26.

En résumé, le psalmiste affirme dans le Psaume 104 non seulement que le Seigneur est le seul Dieu qui est digne des louanges que les idolâtres adressent à tort à leurs dieux, mais aussi que son Dieu surpasse les affirmations qu’ils font au sujet de leurs dieux. Ainsi le contexte du Proche-Orient ancien montre lui aussi que le Psaume 104 est tout sauf un chant romantique et idyllique sur l’harmonie de la nature. C’est un texte polémique, qui exhorte ceux qui prêtent attention à ce qu’il dit à faire un choix. Soit nous nous rallions au psalmiste et donnons toute la gloire au Seigneur, le Dieu d’Israël, soit nous nous rallions aux méchants. Si nous nous rallions au psalmiste, nous pouvons compter sur le Seigneur pour prendre soin de nous. Si nous nous rallions aux méchants, nous serons tenus pour responsables des désastres qui ébranleront la terre et en feront un endroit inhospitalier.

Conclusions : la théologie de la création et la mission de l’Église

Qu’est-ce que tout cela signifie pour notre théologie de la création et pour la mission de l’Église à notre époque ? Permettez-moi de présenter brièvement mes conclusions en six points :

  1. Le Psaume 104 ne nous fournit pas d’informations exactes sur la manière dont Dieu a créé le monde, et ce n’est pas son intention de le faire. Les différences entre le psaume et Genèse 1 militent contre cette idée, ainsi que le fait que le psalmiste a peut-être utilisé des motifs ou des expressions provenant de textes non israélites. On peut en dire autant de l’intention principale de Genèse 124. Bien sûr, les scientifiques chrétiens sont libres de faire des recherches sur les origines du monde par tous les moyens possibles. Mais si nous voulons utiliser les textes bibliques dans ce but, nous devrions nous abstenir de rechercher des informations que les textes ne donnent pas et veiller à ne pas passer à côté de l’idée principale de chaque texte.

  2. Le Psaume 104 établit un lien entre les actes de Dieu au commencement et l’œuvre continue de sa providence. Les limites de cet article ne me permettent pas de montrer que cela est également vrai pour d’autres textes, par exemple Job 38 et Ésaïe 44.25-45.25. Quoi qu’il en soit, dans nos réflexions sur la création, nous ne devrions pas séparer ce qui est uni dans l’Écriture.

  3. Le Psaume 104 réfléchit à l’œuvre passée et actuelle de Dieu dans la création. L’idée principale qu’il veut souligner est qu’il devrait être loué en raison de sa grandeur et de sa bienveillance. Comme à l’époque du psalmiste, cela implique un véritable choix : prendre parti contre ceux qui refusent de lui donner la louange qu’il mérite.

  4. Le Psaume 104 fait allusion aux interventions de Dieu contre les pécheurs, mais en dehors de cela il reste silencieux sur l’histoire du salut. Cela signifie que nous devrions louer Dieu non seulement pour le salut de nos âmes, mais aussi pour sa grandeur dans tous les aspects de la création, y compris l’attention qu’il porte aux plantes, aux animaux et aux choses ordinaires de la vie.

  5. Selon le Psaume 104, la terre ne sera pas un endroit sûr tant que la rébellion contre Dieu persistera. Le Nouveau Testament révèle qu’à la seconde venue du Christ les méchants disparaîtront définitivement de la terre. À l’époque où nous vivons, Dieu ne récompense pas l’obéissance ni ne punit la rébellion aussi directement qu’il le faisait dans l’Ancien Testament. Pourtant, le fait que la rébellion humaine conduise à la déstabilisation de la terre devrait inciter l’Église à persévérer dans l’évangélisation et la prière, et à faire preuve de compassion à l’égard de ceux qui risquent de périr à jamais.

  6. Un nombre croissant de personnes obéissant au Seigneur ne garantit pas que les tsunamis ou les désastres comme ceux causés par le réchauffement de la planète ne frapperont pas le monde. Néanmoins, le Psaume 104 et d’autres textes bibliques nous enseignent qu’une conduite pécheresse peut nuire à la création. Lorsque les chrétiens prennent conscience de cela, ils cessent d’avoir eux-mêmes une telle attitude et exhortent les autres à suivre leur exemple. Si la création rend témoignage à la gloire du Créateur, il est évident qu’elle devrait pouvoir continuer à le faire. Car comment le Seigneur pourrait-il se réjouir de ses œuvres dans la création (Psaume 104.31) si ses enfants sont responsables de sa destruction ?


  1. Le contenu de cet article a été présenté lors la 4e conférence internationale et 62e rencontre annuelle de la Société théologique évangélique de Corée, les 18 et 19 octobre 2013.↩

  2. G. Kwakkel est professeur d’Ancien Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence et à la Faculté de théologie des Églises réformées (libérées) de Kampen (Pays-Bas).↩

  3. Patrick D. Miller Jr., « The Poetry of Creation: Psalm 104 », in William P. Brown ; S. Dean McBride Jr. (sous dir.), God Who Creates. Essays in Honor of W. Sibley Towner, Grand Rapids, Eerdmans, 2000, p. 87.↩

  4. Cf. John Goldingay, Psalms, vol. 3, Psalms 90–150, Baker Commentary on the Old Testament Wisdom and Psalms, Grand Rapids, Baker Academic, 2008, 181. Notez que la Septante considère Alléluia comme le début du Psaume 105.↩

  5. Dans cet article, les citations bibliques sont tirées de la NBS, sauf indications contraires.↩

  6. Cf. Ps 21.2, 6 ; 45.2, 4 ; 96.6, 10 ; 145.1, 5.↩

  7. Voir aussi les versets 9, 28-30. Notez qu’il y a aussi des versets qui parlent du Seigneur à la troisième personne du singulier ; voir les v. 5, 16, 19, et en particulier les v. 31-35.↩

  8. Cf. aussi, p. ex., v. 3-4, 13-14.↩

  9. La même chose s’applique à « déployant les cieux » en Jb 9.8 et Es 40.2, même si une référence au passé est plus évidente en Es 42.5 ; 44.24 ; Za 12.1.↩

  10. Au v. 26b, plusieurs traductions françaises prennent le Léviathan comme le sujet de « jouer » ou « s’ébattre » (p. ex. BC, Sem). On peut toutefois aussi traduire : le Léviathan, que tu as formé pour jouer avec lui (p. ex. TOB, NBS).↩

  11. Voir 1S 2.10 ; 7.10 ; Ps 9.6 ; 18.14-15 ; 76.7 ; 80.17 ; 119.21 ; Es 17.13 ; 29.6 ; 51.20 ; 66.14 ; Ml 2.3.↩

  12. Cf. aussi Jb 7.12 ; 25.12 ; 38.8-11.↩

  13. Cf. Richard J. Clifford, « A Note on Ps 104.5–9 », in Journal of Biblical Literature 100,1981, p. 87-89 ; Leslie C. Allen, Psalms 101–150, Word Biblical Commentary, Waco, Word, 1983, p. 26-27 ; Thijs Booij, Psalmen, vol. 3, De prediking van het Oude Testament, Nijkerk: Callenbach, 1994, p. 217.↩

  14. Cf. aussi Ps 60.4 ; 82.5 ; Es 24.18-21.↩

  15. Voir, p. ex., Ps 1 ; 26 ; 28 ; 37. Cf. aussi Gert Kwakkel, « According to My Righteousness ». Upright Behavior as Grounds for Deliverance in Psalms 7, 17, 18, 26 and 44, Leiden, Brill, 2002, en particulier p. 295-303.↩

  16. Notez que le v. 6b, « les eaux se tenaient sur les montagnes », fait penser à Gn 7.19-20 plutôt qu’à Gn 1.↩

  17. Pour plus de similitudes, voir Allen, Psalms 101–150, p. 29. Pour une traduction de l’hymne, voir par exemple celle de Pierre Gilbert, in A. Eggebrecht, L’Égypte ancienne, Bordas, 1986, p. 238, consultable en ligne : http://www.bubastis.be/textes/aton.html.↩

  18. Voir, p. ex., Miriam Lichtheim, in Context of Scripture, vol. 1, p. 45, n. 3 ; Annette Krüger, Das Lob des Schöpfers. Studien zu Sprache, Motivik und Theologie von Psalm 104, WMANT 124, Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 2010, p. 420-422.↩

  19. Voir, p. ex., KTU 1.3 ii 40 ; Context of Scripture, vol. 1, p. 251.↩

  20. Pour une traduction avec notes, voir L’Épopée de Gilgamesh, Paris, Cerf, 1994 [1998 … 2007] ; cf. aussi B. Alster, « Tiamat », in Karel van der Toorn et al., Dictionary of Deities and Demons in the Bible, Leiden, Brill, 1999, p. 867-869.↩

  21. KTU 1.2 iv ; voir Context of Scripture, vol. 1, p. 248-249 ; cf. aussi F. Stolz, « Sea », in Dictionary of Deities and Demons, p. 737-742.↩

  22. Voir, p. ex., KTU 1.5 i 1-3 ; Context of Scripture, vol. 1, p. 265 ; cf. aussi C. Uehlinger, «Leviathan», in Dictionary of Deities and Demons, p. 511-515. Le texte ougaritique a plusieurs termes en commun avec Es 27.1.↩

  23. Job 40.25-41.26 ; Ps 74.14 ; Es 27.1.↩

  24. Voir mon article sur Genèse 1 à la suite de celui-ci : « L’Évangile de Dieu le Créateur en Genèse 1 ».↩

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