La théologie de la création dans le Psaume 1041
Gert KWAKKEL2
Introduction
Traditionnellement, une analyse des premiers chapitres du livre de la Genèse est un élément important, voire le plus important dans les débats sur la théologie de la création dans l’Ancien Testament. C’est très compréhensible et il n’y a rien d’anormal à cela. Pour cette conférence, toutefois, j’ai décidé de consacrer mon intervention principale au Psaume 104. Cela ne signifie pas que je ne dirai rien de la Genèse. En fait, je ferai référence à Genèse 1 à plusieurs reprises. Mais en dehors de ces quelques références, j’ai réservé mes commentaires sur Genèse 1 à un atelier de cette conférence.
Pourquoi ai-je fait ce choix ? Pour plusieurs raisons. Premièrement, comme Patrick Miller l’a écrit en 2000, le Psaume 104 est « l’explication la plus complète de l’œuvre de création de Dieu en dehors de la Genèse ». Par conséquent, selon lui, « il mérite une place centrale dans toute tentative de réfléchir à Dieu en tant que créateur et à la doctrine de la création »3. Deuxièmement, le thème central de cette conférence étant « Théologie de la création et mission de l’Église », je pense que mon interprétation du Psaume 104 contribuera davantage à nos réflexions sur ce thème que mes commentaires sur Genèse 1. La troisième et dernière raison est qu’en étudiant le Psaume 104 on évite le risque que toute l’énergie soit consacrée au débat création-évolution, débat qui malheureusement se termine souvent dans une impasse.
1. Plan du psaume
Que nous enseigne le Psaume 104 au sujet de la création ? Tout d’abord, il faut noter que le psaume commence par un impératif, le psalmiste s’exhortant lui-même (litt. « son âme ») à louer ou bénir le Seigneur. La même expression revient à la fin du psaume, suivie par Alléluia (v. 35). Alléluia est un impératif pluriel. Si les contemporains du psalmiste comprenaient toujours ce mot de cette manière, cela implique qu’au moyen de son exclamation finale le psalmiste exhorte les autres à louer le Seigneur avec lui4.
En raison de sa position clé au début et à la fin du psaume, l’exhortation à la louange définit le ton du psaume dans son ensemble. C’est manifestement un hymne à la gloire du Seigneur. En dehors des versets 31-35, qui contiennent principalement des exhortations et des souhaits, le reste du psaume explique pourquoi le Seigneur doit être loué. L’affirmation qui suit l’exhortation initiale résume tout cela de la manière suivante : « Seigneur, mon Dieu, tu es très grand. »5 Les versets 1b-30 apportent des preuves à l’appui de cette affirmation, fournissant ainsi des raisons de louer le Seigneur. Le contenu de ces versets peut être résumé comme suit :
Versets 1b-4 : les versets 1b et 2a décrivent la « tenue » magnifique du Seigneur : il est revêtu d’éclat et de magnificence et s’enveloppe de lumière. Le verset 1b en particulier le présente comme un roi6. Puis les versets 2b-4 parlent de son entourage royal : le ciel est sa demeure ; les nuages et les ailes du vent lui servent de char ; les vents sont ses messagers et les flammes de feu sont à son service.
Les versets 5-9 exposent comment le Seigneur a fondé la terre et comment il a assigné un lieu bien délimité aux eaux de l’abîme, afin qu’elles ne couvrent plus jamais la terre (notez que la terre [‘erets] est mentionnée au début et à la fin de la section, c’est-à-dire aux versets 5a et 9b, ce qui indique que c’est le sujet principal de la section).
Les versets 10-18 développent le thème de l’eau, déjà mentionné aux versets 6-9. Le Seigneur se sert de l’eau pour étancher la soif des animaux (v. 11-12) et arroser la terre et les arbres. Ainsi la terre peut produire de la nourriture pour les animaux et pour l’homme (v. 13-15), et les arbres peuvent abriter les oiseaux (v. 16-17).
Les versets 19-23 parlent du soleil et de la lune. Ceux-ci servent à marquer les temps, en particulier le jour et la nuit, la nuit étant le moment où Dieu nourrit les animaux (v. 20-21) et le jour le moment où l’homme accomplit son travail (v. 22-23).
Le verset 24 sert de conclusion intermédiaire : « Que tes œuvres sont nombreuses, Seigneur ! Tu les as toutes faites avec sagesse ; la terre est remplie de tout ce que tu as produit. »
Les versets 25-26 évoquent la mer, les animaux marins, dont le Léviathan, et les bateaux (qui, comme nous le savons tous, sont construits par l’homme).
Les versets 27-30, la dernière partie du psaume avant la section finale (v. 31-35), racontent comment « eux tous » (v. 27a) dépendent de Dieu. Ils comptent sur lui pour obtenir leur nourriture (v. 27-28). C’est seulement quand Dieu leur montre sa faveur (en ne cachant pas sa face ; v. 29a) et envoie son Esprit qu’ils peuvent respirer et vivre. De toute évidence, l’expression « eux tous » comprend les animaux, en particulier les créatures vivant dans la mer (mentionnées au v. 25), mais probablement aussi l’homme, alors que la terre et sa flore sont évoquées au verset 30b.
2. Création et providence : le Psaume 104 et Genèse 1
Comme plusieurs interprètes l’ont souligné, il existe un certain nombre de parallèles entre le Psaume 104 et Genèse 1. Le parallèle le plus évident concerne l’ordre dans lequel de nombreux éléments de la création figurent dans les deux textes. Les éléments suivants peuvent être mentionnés :
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La lumière, créée le premier jour selon Genèse 1.3, est mentionnée en Psaume 104.2a.
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Psaume 104.2b-3a poursuit avec le ciel ; cela correspond à Genèse 1.6-8 : le deuxième jour, Dieu fit le firmament et l’appela « ciel ».
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Les eaux de l’abîme se voient imposer des limites à ne pas franchir : c’est le sujet de Psaume 104.6-9 et cela correspond au premier acte créateur de Dieu le troisième jour en Genèse 1.9-10.
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L’herbe, les plantes et les arbres sont mentionnés en Psaume 104.14, 16, en rapport avec l’eau provenant des sources, des rivières et de la pluie ; selon Genèse 1.11-12, la végétation est le résultat du deuxième acte créateur de Dieu le troisième jour.
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La lune et le soleil viennent ensuite en Psaume 104.19 ; Genèse 1.14-18 relate qu’ils ont été faits le quatrième jour (remarquez que Genèse 1.16 parle du « grand luminaire » et du « petit luminaire », et non du « soleil » et de la « lune » ; en revanche, Psaume 104.19 s’accorde parfaitement avec Genèse 1.14-18 en ce qui concerne la fonction principale du soleil et de la lune, c’est-à-dire marquer les saisons, ainsi que le jour et la nuit).
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Psaume 104.25 fait référence aux animaux marins ; selon Genèse 1.21, ils ont été créés le cinquième jour.
Dans un diagramme :
Psaume 104.2a | Lumière | Genèse 1.3 | Premier jour |
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Psaume 104.2b-3a | Ciel | Genèse 1.6-8 | Deuxième jour |
Psaume 104.6-9 | Limites imposées aux eaux de l’abîme | Genèse 1.9-10 |
Troisième jour, premier acte |
Psaume 104.14, 16 | Herbe, plantes, arbres | Genèse 1.11-12 |
Troisième jour, deuxième acte |
Psaume 104.19 | Lune et soleil | Genèse 1.14-16 | Quatrième jour |
Psaume 104.25 | Animaux marins | Genèse 1.21 | Cinquième jour |
Toutefois, à côté de ces similitudes, il y a aussi des différences.
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En Genèse 1, Dieu crée les animaux marins et les oiseaux le cinquième jour. Dans le Psaume 104, les oiseaux ne figurent pas à côté des animaux marins au verset 25. Au lieu de cela, ils sont mentionnés aux versets 12 et 17, en rapport avec les eaux et les arbres, qui, en Genèse 1, appartiennent au troisième jour.
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En Genèse 1, les animaux vivant sur la terre sont créés le sixième jour. Dans le Psaume 104, ils sont mentionnés aux versets 11, 14 et 18, dans la même section que les oiseaux. Ils sont également mentionnés en rapport avec la lune et le soleil aux versets 20-22.
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De même pour les hommes : ils sont déjà mentionnés en Psaume 104.14-15 et 23, mais ils ne font pas l’objet d’une attention particulière après les animaux marins figurant au verset 25, contrairement à Genèse 1, où l’homme est créé le sixième jour.
En plus de ces différences concernant l’ordre des éléments de la création, il y a plusieurs autres différences, par exemple :
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En rapport avec le dernier point mentionné, la position de l’homme est beaucoup moins éminente dans le Psaume 104 qu’en Genèse 1. Genèse 1 consacre une large section à la création de l’homme à l’image de Dieu. Dans le Psaume 104, l’homme n’est évoqué qu’en passant.
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Psaume 104.3-4 décrit en détail le ciel comme la demeure royale de Dieu et fait mention de ses messagers et de ses serviteurs. En Genèse 1, le ciel est le firmament. Rien d’autre n’est dit au sujet de la demeure céleste de Dieu, ni des êtres qui le servent.
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En Psaume 104.2b, le ciel est comparé à une tente, alors qu’il est décrit comme une sorte de dôme solide (le firmament) en Genèse 1.6-8.
Toutefois, la différence principale entre Genèse 1 et le Psaume 104 ne concerne pas les variations dans l’ordre des éléments ou ce genre de détails. Elle concerne le sujet de ces textes bibliques dans leur ensemble. Genèse 1 raconte bien évidemment les actes accomplis par Dieu au début de l’histoire du monde. Dans le Psaume 104, surtout au début, on pourrait avoir l’impression que c’est aussi le sujet du psaume. Si on poursuit attentivement la lecture, on s’aperçoit que cette impression n’est ni entièrement fausse, ni tout à fait correcte. Le Psaume 104 parle bien de l’œuvre de Dieu au commencement, mais il parle beaucoup plus longuement de ce qu’il continue de faire dans le présent.
On peut voir cela dès le début, au verset 2a : « Il s’enveloppe [litt. « s’enveloppant »] de lumière comme d’un manteau […]. » Le psalmiste utilise un participe ici. Dans plusieurs versets du Psaume 104, des formes verbales au parfait (qatal) et à l’imparfait (yiqtol) sont utilisées où le psalmiste s’adresse au Seigneur à la deuxième personne du singulier. C’est le cas dans la deuxième et la troisième partie du verset 1 : « Seigneur, mon Dieu, tu es très grand, tu es revêtu d’éclat et de magnificence ! »7 Souvent, notamment dans la première moitié du psaume, ces formes verbales à la deuxième personne sont suivies de participes (avec ou sans l’article). C’est aussi ce que l’on trouve au verset 2a ainsi qu’au verset 2b8.
En hébreu, le participe n’indique aucun temps particulier. Par conséquent, le participe traduit par « s’enveloppant » au verset 2a pourrait être compris comme décrivant un acte de Dieu dans le passé. Autrement dit, l’expression pourrait indiquer comment Dieu a pris la lumière et en a enveloppé sa présence. Si l’on suppose que Dieu a fait cela après avoir appelé la lumière à l’existence, cela donne une interprétation qui ressemble beaucoup à Genèse 1.3 : à un moment donné, au tout début de l’histoire, Dieu a fait la lumière.
Même si une telle interprétation n’est pas totalement impossible, il est plus naturel de prendre le participe comme décrivant un acte continu de Dieu ; c’est-à-dire, pas seulement quelque chose qu’il a fait il y a très longtemps, mais quelque chose qui le caractérise en permanence, dans le passé, le présent et le futur. Il était, il est et il sera le roi du ciel et de la terre, qui est enveloppé de lumière comme d’un manteau resplendissant.
Les choses semblent un peu différentes au verset 2b : « […] déployant les cieux comme une tente. » Apparemment, cela fait référence à quelque chose que le Seigneur a fait dans le passé, quelque chose qu’il a cessé de faire après avoir terminé d’installer les cieux. Toutefois, une telle interprétation risque de donner trop d’importance à un élément qui n’est pas central dans le texte. Celui-ci ne fait référence à aucun moment ou temps particulier. En lui-même, il pourrait même être compris comme disant que Dieu continue à étendre les cieux chaque jour. Une telle interprétation se rapprocherait de l’idée théologique ou philosophique de creatio continua. Cette idée de creatio continua implique, en gros, que tous les éléments de la création n’existent que parce que Dieu est en permanence en train de les créer. Toutefois, un participe hébreu pouvant faire référence à quelque chose fait dans le passé, une telle interprétation donnerait aussi trop d’importance à un élément qui est au cœur du texte. Selon moi, il est plus sage de dire qu’en utilisant le participe (qui en lui-même ne donne aucune indication de temps), le psalmiste affirme qu’il est caractéristique du Seigneur d’être celui qui déploie les cieux, peu importe le temps ou le moment où il le fait ou l’a fait9.
Quoi qu’il en soit, si cela est correct, les versets 2a et 2b ne font pas seulement référence aux actes de Dieu dans le passé. Ils parlent également de ses actes ou caractéristiques dans le présent. Dans plusieurs autres cas, il n’y a aucune raison de rapporter les participes à des actes passés. « Marchant sur les ailes du vent » (v. 3b ; traduction personnelle) pourrait servir d’exemple. À l’évidence, cette expression décrit une habitude que Dieu a également dans le présent. On peut en dire autant des participes qui se trouvent dans les versets 10a, 13a et 14. À partir du verset 10, il est très clair que le psaume décrit principalement les actes de Dieu observés par le psalmiste à son époque. On peut déduire cela non seulement des formes verbales, mais aussi de la substance de ce qui est dit. Les v. 10-11, 13-16, 20-23 et 27-28 témoignent clairement de la façon dont le Seigneur prend soin de la terre, des plantes et des arbres, des animaux et de l’humanité, non seulement à un moment donné, mais en permanence.
Par conséquent, tout comme Genèse 1, le Psaume 104 parle des actes de Dieu au commencement du monde. Cela est particulièrement clair dans la deuxième partie du verset 24 : « tu les as toutes faites avec sagesse » (notez que le verbe ici n’est pas un participe, mais il est au parfait ou qatal). Cependant, dès le commencement du Psaume 104, ces actes de Dieu sont aussitôt reliés à ce qu’il fait dans le présent. On peut même dire que le psaume met davantage en avant les actes présents du Seigneur que ce qu’il a fait dans un lointain passé. À cet égard le psaume diffère clairement de Genèse 1.
Il faut donc conclure que le Psaume 104 ne fait pas une nette distinction entre l’œuvre créatrice de Dieu au commencement et l’œuvre actuelle de sa providence. Autrement dit, le Psaume 104 parle autant de la création dans le sens de l’œuvre initiale de Dieu que de la création dans le sens des effets toujours existants de cette œuvre. L’objectif du psaume est que le Seigneur soit loué en raison de sa grandeur. Cette grandeur a été manifestée au commencement de l’histoire, mais elle l’est également dans le soin qu’il prend de ses créatures dans le présent.
3. Éléments hostiles
Comme je viens de le dire, l’homme n’occupe pas une place centrale dans le Psaume 104, mais il est mentionné seulement en passant. On peut ajouter à cela que le psaume est dépourvu de toute référence aux actes historiques et rédempteurs de Dieu en faveur du peuple d’Israël. À cet égard, il diffère clairement du psaume précédent, le Psaume 103. Comme le Psaume 104, le Psaume 103 commence et se termine par l’impératif « Mon âme, bénis le Seigneur ! ». Mais contrairement au Psaume 104, le Psaume 103 se concentre sur le pardon des péchés et autres bienfaits de Dieu envers l’homme (cf. Ps 103.3-6, 6-18). De plus, il fait explicitement référence à l’histoire du salut, en mentionnant la révélation de Dieu à Moïse et ses hauts faits en faveur du peuple d’Israël (Ps 103.7).
Le Psaume 104, en revanche, se limite aux actes de Dieu dans la création et la nature. On pourrait penser au premier abord qu’il se désintéresse des vicissitudes de l’histoire humaine. Apparemment, il présente une conception romantique et idyllique de la vie des animaux et de l’homme. Cela semble être particulièrement le cas des versets 10 à 26. Dans cette partie du psaume, tout semble être en harmonie. Le Seigneur pourvoit à tous les besoins des plantes, des arbres, des animaux et des hommes. On ne trouve aucune trace de la malédiction que Dieu avait prononcée contre la création selon Genèse 3.14-19. Même le terrible Léviathan est réduit à un animal innocent jouant dans la mer, ou à un jouet avec lequel le Seigneur s’amuse (v. 26b)10.
Si l’on y regarde de plus près, l’idée d’harmonie romantique se révèle fausse. En fait, il y a beaucoup plus de tension dans le psaume qu’il n’y paraît.
Premièrement, le psaume ne passe pas sous silence la réalité de la mort. Le verset 21 dit que « les jeunes lions rugissent après leur proie ». C’est la façon pour Dieu de donner aux lions leur nourriture. Le verset 29 affirme que Dieu a le pouvoir de retirer leur souffle aux êtres vivants, si bien qu’ils meurent et retournent à la poussière. La dernière expression (« retournent à la poussière ») renvoie de toute évidence à la malédiction prononcée en Genèse 3.19. Il est vrai que le verset suivant – le verset 30 – loue le Seigneur parce qu’il envoie son Esprit pour créer une vie nouvelle et renouveler la face de la terre. Mais cela ne change rien au fait que la mort fait partie du tableau des actions de Dieu dans la création brossé par le Psaume 104.
Deuxièmement, les versets 6-9 relatent comment le Seigneur a imposé des limites aux eaux de l’abîme. Ce récit poétique ne cache pas l’animosité de certains éléments. Le verset 7 dit que le Seigneur a menacé les eaux et s’est servi du bruit du tonnerre pour les faire fuir au loin. Selon plusieurs autres textes, Dieu a recours à ces moyens lorsqu’il assaille et bat ses ennemis ou les pécheurs11. Les eaux de l’abîme sont donc traitées ici comme si elles étaient les adversaires de Dieu12. Dès qu’il élève la voix, les eaux s’enfuient aussi vite qu’une armée en déroute, franchissant les montagnes et descendant dans les vallées (v. 8)13. Depuis lors, elles doivent respecter les limites qui leur ont été fixées. Elles font pourtant toujours partie du monde dans lequel vivent les hommes et les animaux.
Troisièmement, le verset 5 affirme que puisque Dieu a posé la terre sur ses bases, jamais elle ne vacillera. Pourtant le verset 32a dit qu’il suffit au Seigneur de regarder la terre pour qu’elle se mette à trembler. Apparemment, la terre inébranlable peut se mettre à trembler et donc mettre fin à la vie de beaucoup de gens14.
Ce survol suffit à montrer que le Psaume 104 ne présente pas un tableau idéaliste de la création et de la vie dans le monde. Il ne cache pas l’existence de puissances hostiles telles que la mort, les eaux et les tremblements de terre, qui menacent la vie des animaux et des hommes. Le dernier verset du psaume – le verset 35 – révèle la raison pour laquelle ces éléments hostiles doivent être mentionnés dans ce psaume qui loue Dieu pour sa manière admirable de traiter sa création. Il s’agit de la présence des pécheurs et des méchants.
Dans l’Ancien Testament, les mots « pécheurs » et « méchants » ne sont pas employés comme des termes généraux désignant tous les hommes, à cause de leur nature pécheresse. Dans de nombreux psaumes, par exemple, les pécheurs et les méchants sont le contraire des justes. Les justes sont fidèles à Dieu, bien qu’ils ne soient ni parfaits ni irréprochables15. Les pécheurs et les méchants sont ceux qui se révoltent volontairement contre Dieu et sa volonté. C’est précisément à cause de la conduite de ce genre de personnes que Dieu a permis aux eaux de l’abîme de couvrir la terre, aux jours de Noé et du déluge (cf. Gn 6.5-7, 13 ; 7.11 ; 8.2). En ouvrant les frontières qu’il avait fixées pour les eaux, il a inversé l’œuvre qu’il avait accomplie le troisième jour de la création. La terre sèche a disparu sous l’eau et la terre est devenue un endroit inhospitalier, comme elle l’était avant la création de la lumière (voir Gn 1.2).
À l’époque du déluge, les eaux ont bien couvert la terre. Par conséquent, à strictement parler, l’affirmation de Psaume 104.9b – « elles ne reviendront plus pour submerger la terre » – n’est vraie qu’à partir de la période postérieure au déluge. Il se pourrait donc que les versets 6-9 dans leur ensemble décrivent l’intervention de Dieu par laquelle il a mis fin au déluge, plutôt que son œuvre le troisième jour de la création16. Je n’insisterai pas sur ce point, qui mériterait d’être approfondi. Quoi qu’il en soit, il est clair que l’abîme et ses eaux sont des éléments de la création qui, en vertu de leur propre puissance, sont susceptibles de menacer la vie et le bien-être des animaux et des hommes. S’ils ne le font pas, nous le devons à l’intervention restrictive de Dieu.
En Genèse 9.8-17, Dieu a promis aux animaux et aux hommes que la terre et ceux qui l’habitent ne seraient plus jamais détruits par les eaux du déluge (cf. aussi Gn 8.21-22). Toutefois, tant qu’il y aura des gens qui se révolteront contre Dieu, il pourra toujours décider de détruire la création, par exemple en ébranlant la terre (cf. Es 24.18-20). C’est la raison pour laquelle le Psaume 104 s’achève par un verset où est formulé le vœu que les pécheurs et les méchants disparaissent de la terre. Ils doivent disparaître, car, tant qu’ils seront là, l’harmonie de la création décrite dans plusieurs versets du psaume sera menacée, et la terre ne sera pas un endroit sûr pour les animaux et les hommes.
Par conséquent, le verset 35 constitue un point culminant qui récapitule bien l’objectif du psaume. Cela implique aussi que dans l’exhortation finale qu’il adresse à son âme – « Mon âme, bénis le Seigneur ! » – et aux autres – « Alléluia ! » – (v. 35b), le psalmiste établit un contraste entre lui-même et les méchants mentionnés au verset 35a. Son désir de chanter pour le Seigneur tout au long de sa vie, exprimé au verset 33, et ses exhortations formulées au verset 35b, reflètent un véritable choix. Contrairement aux pécheurs et aux méchants, il prend parti pour le Dieu d’Israël. Il ne garde pas son choix pour lui-même, mais en parle ouvertement et exhorte les autres à le rejoindre.
4. Le contexte du Proche-Orient ancien
En louant le Seigneur comme le Créateur qui prend soin de ses créatures et pourvoit à leurs besoins, le psalmiste prend position dans le monde religieux de son époque. Il fait un véritable choix. C’est quelque chose que l’on peut déduire de l’Ancien Testament lui-même, qui nous dit que de nombreuses personnes servaient d’autres dieux que le Seigneur, le Dieu d’Israël. Toutefois, la découverte d’autres textes du Proche-Orient ancien nous aide à voir cela encore plus clairement qu’avant. Je pense, tout d’abord, au texte égyptien intitulé L’Hymne à Aton, qui date du xive siècle avant J.-C. Les spécialistes ont repéré des similitudes entre cet hymne et le Psaume 104, les versets 19-30 en particulier. Par exemple, tout comme Psaume 104.21, l’hymne égyptien parle de lions sortant de leur tanière après le coucher du soleil. Tout comme le verset 23 du psaume biblique, il fait référence à l’homme allant travailler après le lever du soleil. L’hymne loue Aton au moyen de l’expression « combien tes œuvres sont nombreuses », ce qui fait penser à Psaume 104.24a. Il affirme qu’Aton répond aux besoins des hommes et des animaux, ce qui peut être comparé à Psaume 104.27-2817.
Depuis que l’hymne égyptien a été retrouvé, les spécialistes ont discuté de la relation entre ce texte et le psaume. Aujourd’hui, ils ont tendance à douter que plusieurs éléments du psaume aient pu être empruntés à l’hymne égyptien18. Nous n’allons pas en dire beaucoup plus maintenant sur ce débat. Quelle que soit la relation entre les deux textes, l’hymne égyptien montre très clairement que les gens attribuaient à d’autres dieux (dans ce cas, le disque solaire Aton) les mêmes choses que le psalmiste attribue au Seigneur.
On peut en dire autant d’autres éléments du psaume, en particulier aux versets 2-9. Selon le verset 3, le Seigneur fait des nuages son char. Cela ressemble à une épithète appliquée à Baal par les habitants d’Ougarit : « chevaucheur des nuages »19. Plus particulièrement les versets 7-9, qui racontent comment le Seigneur a fixé des limites aux eaux de l’abîme, rappellent un mythe du Proche-Orient ancien au sujet des combats entre un dieu supérieur et le dieu de l’océan ou de la mer. L’Enuma elish, l’épopée babylonienne de la création du monde, raconte comment Mardouk a vaincu Tiamat, l’océan primordial personnifié20. Selon les mythes ougaritiques, Baal a vaincu Yamm, le dieu de la mer21. De plus, Baal était connu pour avoir frappé Lotan, dont le nom semble être apparenté au Léviathan mentionné en Psaume 104.622.
Encore une fois, la question de savoir si l’auteur du Psaume 104 a emprunté des expressions et des motifs à des textes non israélites n’a pas besoin d’être traitée ici. S’il l’a fait, il les a visiblement utilisés d’une manière ironique et polémique. C’est-à-dire qu’il a pu prendre des expressions ou des images utilisées par d’autres peuples pour l’adoration de leurs idoles, afin d’affirmer aussi clairement que possible que leurs allégations au sujet de leurs dieux n’étaient vraies en réalité que pour le Seigneur, le Dieu d’Israël, et aucun autre dieu en dehors de lui.
Si cela est correct, les différences entre le Psaume 104 et les textes du Proche-Orient ancien, qui devraient également être prises en compte, deviennent encore plus intéressantes. Dans l’épopée babylonienne, Mardouk doit mener un combat très dur contre Tiamat. De même, dans les mythes ougaritiques, Baal ne peut gagner son combat contre Yamm que parce qu’un autre dieu (Kotaru-wa-Hasiu) lui fournit des armes spéciales. En Psaume 104.7-9, le Seigneur n’a pas à mener de véritable combat. Il lui suffit d’élever la voix et les eaux de l’abîme s’enfuient, comme une armée en déroute. De la même manière, le Léviathan, qui est présenté comme un monstre dangereux non seulement à Ougarit mais aussi dans un certain nombre de textes de l’Ancien Testament23, n’est – comme nous l’avons vu – rien de plus qu’un animal innocent dans la mer en Psaume 104.26.
En résumé, le psalmiste affirme dans le Psaume 104 non seulement que le Seigneur est le seul Dieu qui est digne des louanges que les idolâtres adressent à tort à leurs dieux, mais aussi que son Dieu surpasse les affirmations qu’ils font au sujet de leurs dieux. Ainsi le contexte du Proche-Orient ancien montre lui aussi que le Psaume 104 est tout sauf un chant romantique et idyllique sur l’harmonie de la nature. C’est un texte polémique, qui exhorte ceux qui prêtent attention à ce qu’il dit à faire un choix. Soit nous nous rallions au psalmiste et donnons toute la gloire au Seigneur, le Dieu d’Israël, soit nous nous rallions aux méchants. Si nous nous rallions au psalmiste, nous pouvons compter sur le Seigneur pour prendre soin de nous. Si nous nous rallions aux méchants, nous serons tenus pour responsables des désastres qui ébranleront la terre et en feront un endroit inhospitalier.
Conclusions : la théologie de la création et la mission de l’Église
Qu’est-ce que tout cela signifie pour notre théologie de la création et pour la mission de l’Église à notre époque ? Permettez-moi de présenter brièvement mes conclusions en six points :
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Le Psaume 104 ne nous fournit pas d’informations exactes sur la manière dont Dieu a créé le monde, et ce n’est pas son intention de le faire. Les différences entre le psaume et Genèse 1 militent contre cette idée, ainsi que le fait que le psalmiste a peut-être utilisé des motifs ou des expressions provenant de textes non israélites. On peut en dire autant de l’intention principale de Genèse 124. Bien sûr, les scientifiques chrétiens sont libres de faire des recherches sur les origines du monde par tous les moyens possibles. Mais si nous voulons utiliser les textes bibliques dans ce but, nous devrions nous abstenir de rechercher des informations que les textes ne donnent pas et veiller à ne pas passer à côté de l’idée principale de chaque texte.
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Le Psaume 104 établit un lien entre les actes de Dieu au commencement et l’œuvre continue de sa providence. Les limites de cet article ne me permettent pas de montrer que cela est également vrai pour d’autres textes, par exemple Job 38 et Ésaïe 44.25-45.25. Quoi qu’il en soit, dans nos réflexions sur la création, nous ne devrions pas séparer ce qui est uni dans l’Écriture.
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Le Psaume 104 réfléchit à l’œuvre passée et actuelle de Dieu dans la création. L’idée principale qu’il veut souligner est qu’il devrait être loué en raison de sa grandeur et de sa bienveillance. Comme à l’époque du psalmiste, cela implique un véritable choix : prendre parti contre ceux qui refusent de lui donner la louange qu’il mérite.
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Le Psaume 104 fait allusion aux interventions de Dieu contre les pécheurs, mais en dehors de cela il reste silencieux sur l’histoire du salut. Cela signifie que nous devrions louer Dieu non seulement pour le salut de nos âmes, mais aussi pour sa grandeur dans tous les aspects de la création, y compris l’attention qu’il porte aux plantes, aux animaux et aux choses ordinaires de la vie.
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Selon le Psaume 104, la terre ne sera pas un endroit sûr tant que la rébellion contre Dieu persistera. Le Nouveau Testament révèle qu’à la seconde venue du Christ les méchants disparaîtront définitivement de la terre. À l’époque où nous vivons, Dieu ne récompense pas l’obéissance ni ne punit la rébellion aussi directement qu’il le faisait dans l’Ancien Testament. Pourtant, le fait que la rébellion humaine conduise à la déstabilisation de la terre devrait inciter l’Église à persévérer dans l’évangélisation et la prière, et à faire preuve de compassion à l’égard de ceux qui risquent de périr à jamais.
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Un nombre croissant de personnes obéissant au Seigneur ne garantit pas que les tsunamis ou les désastres comme ceux causés par le réchauffement de la planète ne frapperont pas le monde. Néanmoins, le Psaume 104 et d’autres textes bibliques nous enseignent qu’une conduite pécheresse peut nuire à la création. Lorsque les chrétiens prennent conscience de cela, ils cessent d’avoir eux-mêmes une telle attitude et exhortent les autres à suivre leur exemple. Si la création rend témoignage à la gloire du Créateur, il est évident qu’elle devrait pouvoir continuer à le faire. Car comment le Seigneur pourrait-il se réjouir de ses œuvres dans la création (Psaume 104.31) si ses enfants sont responsables de sa destruction ?
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Le contenu de cet article a été présenté lors la 4e conférence internationale et 62e rencontre annuelle de la Société théologique évangélique de Corée, les 18 et 19 octobre 2013.↩
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G. Kwakkel est professeur d’Ancien Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence et à la Faculté de théologie des Églises réformées (libérées) de Kampen (Pays-Bas).↩
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Patrick D. Miller Jr., « The Poetry of Creation: Psalm 104 », in William P. Brown ; S. Dean McBride Jr. (sous dir.), God Who Creates. Essays in Honor of W. Sibley Towner, Grand Rapids, Eerdmans, 2000, p. 87.↩
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Cf. John Goldingay, Psalms, vol. 3, Psalms 90–150, Baker Commentary on the Old Testament Wisdom and Psalms, Grand Rapids, Baker Academic, 2008, 181. Notez que la Septante considère Alléluia comme le début du Psaume 105.↩
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Dans cet article, les citations bibliques sont tirées de la NBS, sauf indications contraires.↩
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Cf. Ps 21.2, 6 ; 45.2, 4 ; 96.6, 10 ; 145.1, 5.↩
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Voir aussi les versets 9, 28-30. Notez qu’il y a aussi des versets qui parlent du Seigneur à la troisième personne du singulier ; voir les v. 5, 16, 19, et en particulier les v. 31-35.↩
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Cf. aussi, p. ex., v. 3-4, 13-14.↩
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La même chose s’applique à « déployant les cieux » en Jb 9.8 et Es 40.2, même si une référence au passé est plus évidente en Es 42.5 ; 44.24 ; Za 12.1.↩
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Au v. 26b, plusieurs traductions françaises prennent le Léviathan comme le sujet de « jouer » ou « s’ébattre » (p. ex. BC, Sem). On peut toutefois aussi traduire : le Léviathan, que tu as formé pour jouer avec lui (p. ex. TOB, NBS).↩
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Voir 1S 2.10 ; 7.10 ; Ps 9.6 ; 18.14-15 ; 76.7 ; 80.17 ; 119.21 ; Es 17.13 ; 29.6 ; 51.20 ; 66.14 ; Ml 2.3.↩
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Cf. aussi Jb 7.12 ; 25.12 ; 38.8-11.↩
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Cf. Richard J. Clifford, « A Note on Ps 104.5–9 », in Journal of Biblical Literature 100,1981, p. 87-89 ; Leslie C. Allen, Psalms 101–150, Word Biblical Commentary, Waco, Word, 1983, p. 26-27 ; Thijs Booij, Psalmen, vol. 3, De prediking van het Oude Testament, Nijkerk: Callenbach, 1994, p. 217.↩
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Cf. aussi Ps 60.4 ; 82.5 ; Es 24.18-21.↩
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Voir, p. ex., Ps 1 ; 26 ; 28 ; 37. Cf. aussi Gert Kwakkel, « According to My Righteousness ». Upright Behavior as Grounds for Deliverance in Psalms 7, 17, 18, 26 and 44, Leiden, Brill, 2002, en particulier p. 295-303.↩
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Notez que le v. 6b, « les eaux se tenaient sur les montagnes », fait penser à Gn 7.19-20 plutôt qu’à Gn 1.↩
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Pour plus de similitudes, voir Allen, Psalms 101–150, p. 29. Pour une traduction de l’hymne, voir par exemple celle de Pierre Gilbert, in A. Eggebrecht, L’Égypte ancienne, Bordas, 1986, p. 238, consultable en ligne : http://www.bubastis.be/textes/aton.html.↩
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Voir, p. ex., Miriam Lichtheim, in Context of Scripture, vol. 1, p. 45, n. 3 ; Annette Krüger, Das Lob des Schöpfers. Studien zu Sprache, Motivik und Theologie von Psalm 104, WMANT 124, Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 2010, p. 420-422.↩
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Voir, p. ex., KTU 1.3 ii 40 ; Context of Scripture, vol. 1, p. 251.↩
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Pour une traduction avec notes, voir L’Épopée de Gilgamesh, Paris, Cerf, 1994 [1998 … 2007] ; cf. aussi B. Alster, « Tiamat », in Karel van der Toorn et al., Dictionary of Deities and Demons in the Bible, Leiden, Brill, 1999, p. 867-869.↩
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KTU 1.2 iv ; voir Context of Scripture, vol. 1, p. 248-249 ; cf. aussi F. Stolz, « Sea », in Dictionary of Deities and Demons, p. 737-742.↩
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Voir, p. ex., KTU 1.5 i 1-3 ; Context of Scripture, vol. 1, p. 265 ; cf. aussi C. Uehlinger, «Leviathan», in Dictionary of Deities and Demons, p. 511-515. Le texte ougaritique a plusieurs termes en commun avec Es 27.1.↩
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Job 40.25-41.26 ; Ps 74.14 ; Es 27.1.↩
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Voir mon article sur Genèse 1 à la suite de celui-ci : « L’Évangile de Dieu le Créateur en Genèse 1 ».↩