MARTIN LUTHER ET ÉRASME DE ROTTERDAM – Le serf arbitre contre le libre arbitre

MARTIN LUTHER ET ÉRASME DE ROTTERDAM
Le serf arbitre contre le libre arbitre

Jean-Marc Berthoud1

Introduction

Dans les deux derniers siècles du Moyen Âge, la spéculation scotiste débridée à partir des universaux détachés de toute référence à la réalité, tant créationnelle que biblique, suscita une réaction critique virulente, celle du nominalisme occamien. Occam ne se contenta pas d’user de son célèbre « rasoir » logique pour retrancher tout concept inutile et extravagant, mais il attaqua la légitimité des universaux eux-mêmes, détruisant en passant les bases réalistes de la pensée naturelle et chrétienne. L’attribution habituelle de « traditionalisme conservateur » aux positions définies par les décrets du Concile de Trente et de « modernité révolutionnaire » à celles de la Réforme luthérienne, est tout simplement fausse. Bien des traits du nominalisme de la scolastique tardive, telle qu’elle était professée par Gabriel Biel, se retrouvent dans les positions du catholicisme romain de la Contre-Réforme, telles qu’elles furent définies par les décrets du Concile de Trente. Il nous faut constater que, si le Concile de Trente est bien plus « nominaliste » qu’on le croit habituellement, par contre la Réforme, nous le verrons, l’est en fait bien moins.

Luther a souvent été perçu, tant du côté protestant libéral que de celui du catholicisme romain, comme étant un théologien, certes biblique, mais dont la pensée fut orientée par des présupposés philosophiques essentiellement nominalistes. C’est donc lui qui se situerait, selon cette interprétation, à la source de l’individualisme, du subjectivisme et du rationalisme empirique moderne. Nous allons voir, à travers un aperçu malheureusement trop rapide du conflit qui l’opposa à Érasme sur un prétendu libre arbitre de l’homme dans l’accomplissement de son salut, que cette façon de voir est foncièrement erronée. Il est incontestable que Luther a été fortement marqué par le nominalisme mitigé et éclectique de Gabriel Biel, point de vue philosophique presque universellement accepté par le système scolaire et universitaire lors de ses années formatives. Il est également tout à fait évident que c’est à la fois contre le pélagianisme occamiste classique (l’homme doit et peut atteindre la justice par ses propres œuvres) et contre le semi-pélagianisme de Biel (l’homme a aussi besoin de la grâce de Dieu pour parvenir à la justice parfaite) que Luther engagea une lutte acharnée.

Le premier mouvement (si minime soit-il) de la volonté de l’homme vers le bien provenait, selon Biel, de son propre vouloir, de son libre arbitre inné. Cette première initiative de la volonté vers le bien n’avait donc pas besoin de la grâce de Dieu. Ce pélagianisme plaçait Luther devant le désespoir le plus absolu, car la question demeurait : comment un homme pécheur pouvait-il parvenir à plaire de manière parfaite à un Dieu entièrement juste ? Par contre, le semi-pélagianisme – également enseigné par la scolastique tardive – par son aplatissement, sa banalisation des exigences divines, suscitait une répugnance, un dégoût radical à la soif d’intégrité, de droiture et de sainteté qui animait la quête spirituelle de Martin Luther. C’est en découvrant la nature véritable de la justice du Christ, justice accomplie pour nous par son incarnation et, plus encore, par son obéissance humaine parfaite à toute la loi de Dieu, puis par l’imputation de cette justice active et passive parfaite du Christ au croyant perdu, que Luther fut délivré de ce dilemme terrible. Cette justice, à laquelle il nous était impossible de parvenir par nos propres forces, est le fruit de la seule grâce de Dieu (sola gratia). Elle était communiquée à celui qui croit (sola fide), par l’action souveraine du Saint-Esprit.

C’est ce combat qui se trouve au cœur de la lutte que Luther mena victorieusement contre le système hérétique romain, celui du nominalisme de la scolastique tardive. C’est ici que la logique décapante d’Occam – son célèbre rasoir – lui fut d’une aide inestimable. Ayant retrouvé le fondement de la foi à la fois dans les saintes exigences et dans les merveilleuses promesses de l’Écriture, Luther fit un bon usage de ce fameux rasoir pour se défaire des excroissances doctrinales que la tradition romaine, devenue de plus en plus indépendante de la Parole de Dieu, avait imposées faussement à l’Église de Jésus-Christ comme autant de dogmes intangibles. C’est ainsi que Luther sut aussi utiliser la critique biblique des humanistes pour se débarrasser des faux dogmes accumulés au cours des siècles par la tradition romaine ayant pris ses distances par rapport à une soumission véritable à la seule Parole écrite de Dieu (sola scriptura).

Mais si Érasme en resta lui-même à cette première phase critique de l’héritage nominaliste, attitude qui le conduisit progressivement d’abord au scepticisme, puis au rejet de toute certitude dogmatique autre que celle qui lui était imposée par l’autorité infaillible du magistère de l’Église de Rome, il n’en fut pas de même pour Luther. Une fois les faux dogmes romains écartés, lorsqu’il fut parvenu, au cours d’un combat intellectuel et spirituel prodigieux, à se défaire de l’héritage des erreurs de la tradition romaine, il manifesta une attitude épistémologique bien différente, celle d’un réalisme biblique des plus remarquables. Une fois le rasoir occamien utilisé pour démolir ces accrétions doctrinales romaines, Luther s’orienta vers un travail théologique hautement créatif : déduire, de l’ensemble des données bibliques, une dogmatique, une systématique fidèle au dépôt de la foi. Cette œuvre s’est avérée d’un réalisme épistémologique exceptionnel.

Une grande partie de l’incompréhension dont souffre l’œuvre de Luther – tant du côté protestant que de celui des catholiques romains – provient du fait que nombreux sont les chercheurs qui n’ont pas su discerner, puis distinguer, les deux phases (nominaliste d’abord, réaliste ensuite) de son œuvre. Ici les éditeurs et traducteurs britanniques du Traité du serf arbitre de Martin Luther, James Packer et O.R. Johnston, font ressortir, dans l’« Introduction historique et théologique » qu’ils consacrent à leur traduction anglaise de ce chef-d’œuvre chrétien, ces deux phases bien distinctes de son œuvre.

Le caractère systématique du Serf arbitre

Packer et Johnston écrivent :

Ce que nous trouvons dans Le serf arbitre n’est pas le Luther pamphlétaire ou le Luther prédicateur improvisé, mais le Dr Luther, un théologien systématique d’une qualité rare. Que Luther ait été un penseur systématique rigoureux n’a pas toujours été justement apprécié. […] Mais cela est un fait incontestable. Puis, sa polémique incessante contre les abus de la raison a souvent été interprétée comme une attaque contre l’idée même d’une cohérence rationnelle en théologie, tandis qu’elle est en fait uniquement dirigée contre l’idéal d’une autonomie rationnelle et autosuffisante en théologie : l’idéal des philosophes et des théologiens scolastiques est de connaître Dieu par le seul usage de leur raison naturelle2.

Luther s’attaquait à toute forme de spéculation « sophistique », telle qu’on la trouvait dans les abus de la scolastique nominaliste de son temps. Luther ne se dressait donc pas contre la raison elle-même, mais contre ce qu’il nomme « la théologie naturelle » de la scolastique.

Voilà la description que donne Luther de la spéculation scotiste et occamiste, mode de penser qui se détache à la fois de l’ordre de la création et, avant tout pour le théologien, du contenu de sens de l’Écriture elle-même. Car, pour Luther, poursuit Packer :

La théologie naturelle3 éloigne les hommes du Christ divin, et de l’Écriture, le berceau d’où l’on peut découvrir, avec la theologia crucis, la véritable doctrine de l’Évangile telle qu’elle est manifestée par le Christ. Car c’est uniquement au travers du Christ que Dieu veut être véritablement connu et qu’il accorde au pécheur une connaissance salutaire de Lui-même. Car celui qui veut connaître Dieu doit le chercher au moyen de l’Évangile que nous annonce la Bible.

Et Packer d’ajouter :

Car nous n’avons pas le droit de faire de notre compréhension rationnelle la condition de notre croyance, ni de modifier la Parole de Dieu, ni d’en réduire la portée (comme Luther accusera Érasme de le faire) afin de l’adapter à nos idées préconçues. Ceci n’est rien d’autre qu’une nouvelle tentative de la part de l’homme de se saisir de la place de Dieu. Cette démarche implique également le fait d’exclure la foi elle-même ; car la marque qui est le propre de la foi n’est autre que celle d’accepter la Parole de Dieu pour ce qu’elle est : une Parole provenant de Dieu même, Parole qui est divine, que l’homme dès à présent puisse la comprendre ou qu’il ne la comprenne pas.

Packer continue :

La part de l’homme est donc d’humilier son intelligence orgueilleuse, de renoncer à cette suffisance pécheresse qui l’incite à se dresser lui-même comme mesure de toutes choses, puis de confesser humblement le caractère aveugle de son cœur corrompu et, enfin, de recevoir avec reconnaissance la Parole illuminatrice de Dieu4.

Packer renchérit :

Luther n’était aucunement l’adversaire d’un modèle de cohérence systématique dans la formulation et l’organisation de la theologia crucis ; comment pouvait-il l’être ayant découvert qu’un tel modèle de pensée se trouvait être si clairement manifesté dans l’Écriture elle-même et, tout particulièrement, dans les grandes épîtres dogmatiques de Saint Paul ? […] L’étude soigneuse de ce débat montre que toute l’incohérence se trouvait du côté d’Érasme, et que c’était bien Luther qui voyait les choses d’une manière complète, opposant aux notions confuses d’Érasme un système de vérité biblique clair et bien structuré5.

Packer conclut par une question : quel genre de personnage rencontrons-nous en lisant Le serf arbitre ? Il répond :

Un guerrier chrétien au grand cœur ; un exégète des plus soigneux (il remporte à plate couture la bataille des textes) ; un théologien systématique d’une profondeur étonnante ; enfin, et surtout, un défenseur inflexible de la grâce d’un Dieu souverain6.

En fait, avec le Traité du serf arbitre de Martin Luther, nous nous trouvons devant le premier texte véritablement confessionnel de la Réforme du xvie siècle. Le cœur du programme tout entier de la Réforme s’y trouve admirablement résumé. Le nominalisme de Luther y a certes joué son rôle : celui de la destruction des idoles intellectuelles érigées par les sophistes spéculatifs de la pensée scolastique tardive. Car la tradition de l’Église romaine plaçait le système canonique des décrétales pontificales à la fois à côté, puis au-dessus, de l’Écriture sainte. Pour contrer cette manière de faire, Luther se manifestera comme un penseur d’un réalisme biblique absolument magnifique. Car les universaux qu’il défend sont avant tout ceux qui se discernent dans l’Écriture sainte elle-même. Avec le Traité du serf arbitre, Luther prouve qu’il n’est autre que le père véritable du réalisme spirituel de la tradition confessionnelle réformée. Packer prend un exemple :

Pour les réformateurs, la question cruciale n’était pas simplement : est-ce que Dieu justifie les croyants sans les œuvres de la loi ? Il s’agissait bien d’une question autrement plus vaste : les pécheurs sont-ils entièrement impuissants face à leur péché ? Et puis encore : Dieu doit-il être considéré comme opérant leur salut par une grâce invincible, inconditionnelle et libre, justifiant non seulement les pécheurs pour l’amour du Christ lorsqu’ils viennent à la foi, mais les relevant également de la mort du péché par son Esprit vivifiant afin de les amener à la foi ? Là se trouvait la question cruciale, à savoir : Dieu est-il l’auteur non seulement de la justification, mais aussi de la foi ? En dernière analyse, le christianisme est-il une religion d’entière dépendance vis-à-vis de Dieu, pour le salut et aussi pour toutes choses qui y sont nécessaires, ou s’agit-il d’une religion d’autodépendance à l’égard de soi-même et de l’effort personnel que nous les hommes pouvons fournir à notre propre salut ?7

La grâce de Dieu est souveraine tant pour le commencement de la vie nouvelle – une nouvelle création – que pour la persistance dans cette vie par le chrétien. Mais si, sans le Christ, le chrétien ne peut bel et bien rien faire, il lui est pourtant demandé d’ajouter à la foi – don entièrement gracieux de Dieu – les vertus chrétiennes pour l’acquisition desquelles il est lui appelé à faire tous ses efforts, car c’est en effet Dieu lui-même qui produit en l’homme sauvé le vouloir et le faire. Pour ce qui concerne le commencement de la vie chrétienne, le seul et unique effort est celui du Dieu recréateur qui donne tout au pécheur repentant par grâce et uniquement par grâce.

Packer, à la fin de son « Introduction » magistrale au Serf arbitre de Martin Luther, pose quelques questions qui sont aujourd’hui plus brûlantes que jamais. Écoutons-les :

À la lumière du serf arbitre, il nous faut nous demander si, entre l’époque de Luther et la nôtre [Packer écrivait en 1957], la chrétienté protestante n’aurait pas tout simplement perdu son droit d’aînesse ? Le protestantisme actuel ne serait-il pas en effet davantage érasmien que luthérien ? N’avons-nous pas tendance à la fois à minimiser et à passer par-dessus les différences doctrinales entre chrétiens afin de favoriser la paix entre les parties discordantes ? Sommes-nous innocents de cette indifférence doctrinale dont Luther accusait Érasme ? Croyons-nous encore réellement à l’importance de la doctrine ? Ou bien, comme Érasme, considérons-nous une apparence trompeuse d’unité comme étant plus importante que la vérité ? Sommes-nous devenus si accoutumés à entendre un type d’enseignement érasmien de la part de nos pasteurs, message qui repose sur la même synergie si superficielle que Luther s’efforça de réfuter ? Car cette synergie voit Dieu et l’homme se rapprochant l’un de l’autre quasiment comme s’ils se trouvaient être sur un plan égal ; chacun offrant ainsi sa propre contribution pour l’accomplissement du salut de l’homme ; chacun dépendant de la collaboration de l’autre pour atteindre ce but ; comme si l’homme existait pour la satisfaction de l’homme, pour la seule satisfaction d’accomplir son propre salut, oubliant que l’homme existe pour manifester la gloire de Dieu ?8

Et James Packer de conclure :

N’avons-nous pas un urgent besoin de l’enseignement que nous donne Luther ici, enseignement qui humilie l’homme, qui fortifie la foi et qui glorifie Dieu ? L’Église contemporaine n’est-elle pas devenue faible, faute d’un pareil enseignement ? Le Serf arbitre clarifie les enjeux. […] Ne devons-nous pas ainsi confesser avec Martin Luther que c’est à Lui qu’appartiennent toute majesté, toute domination, tout pouvoir et toute gloire ? Sûrement il n’y a pas de question adressée à l’Église chrétienne aujourd’hui plus capitale dans ses conséquences.

Sola fide. Sola gratia. Soli Deo gloria.

Avec le Traité du serf arbitre de Martin Luther sonne la trompette qui donnera pendant près de deux siècles un ton juste, orthodoxe, catholique et apostolique à la confession de la foi chrétienne. Un autre géant de la foi – après Martin Luther, après James Packer – a, lui aussi, très bien vu cela. Pierre Courthial a perçu le caractère confessionnel des xvie et xviie siècles, comme il avait aussi bien compris que les ive et ve siècles de l’ère chrétienne furent ceux des symboles de la foi. Courthial écrit :

Ni les premiers Conciles œcuméniques, dans leurs affirmations trinitaires et christiques, ni les Confessions de la Reformation, dans leurs affirmations sotériques et scripturales, n’ont inventé de nouvelles doctrines, en plus de ce que dit l’Écriture. Ils ont seulement préservé, en la précisant, la Fides catholica e Scriptura fluens (la Foi catholique découlant de l’Écriture) ; et cela contre les hérésies multiples sans cesse renaissantes qui la menaçaient ; et en attestant, Soli Deo Gloria (À Dieu seul la gloire !), que Dieu seul est le Seigneur-Sauveur et il n’en est pas d’autre que Lui9.

Que reprochait donc Luther à Érasme ?

Nous allons maintenant brièvement nous tourner vers la polémique biblique et théologique que Luther engagea à l’égard d’Érasme au sujet de sa Diatribe sur le libre arbitre.

Luther place d’emblée le débat sur l’affirmation de la nécessité de pouvoir parvenir à une connaissance certaine dans la pratique de la théologie. Il nous faut, dit-il, être certain de ce que nous croyons, c’est-à-dire la doctrine que nous pouvons déduire avec exactitude des Saintes Écritures. Il nous faut donc une foi confessante, autrement dit une foi manifestant les dogmes éternels et immuables de la vérité révélée de Dieu. Luther s’attaque donc d’abord au scepticisme nominaliste et empirique d’Érasme :

D’abord, tu me blâmes – comme tu l’as déjà fait dans d’autres livres – de mon assurance obstinée dans mes affirmations ; et dans ce livre-ci, tu dis que tu n’aimes pas les assertions théologiques absolues et que tu suivrais volontiers l’opinion des sceptiques, partout où cela est permis par l’autorité inviolable de l’Écriture sainte et les décrets de l’Église [la Bible et en plus la tradition ecclésiastique] – décrets auxquels tu te soumets volontiers, que tu les comprennes ou non. Telle est l’attitude où tu te complais10.

Luther comprend qu’Érasme cherche à défendre une telle position agnostique en théologie – aujourd’hui, nous pourrions parler d’« œcuménisme non doctrinal » – pour maintenir la paix ecclésiale et sociale. Mais de quelle paix s’agit-il et à quel prix s’obtient-elle ? Il répond à Érasme :

Car ce n’est pas se conduire en chrétien, que de craindre les affirmations : au contraire, un chrétien doit être heureux d’affirmer sa foi – ou alors, ce n’est pas un chrétien.

Il précise :

Et d’abord – afin de ne pas jouer sur les mots – que signifie cette expression : « une assertion théologique » ? Cela signifie : s’attacher fermement à sa conviction, l’affirmer, la confesser et la défendre jusqu’au bout avec persévérance.

Luther écarte alors l’exhortation d’Érasme à ne pas s’engager dans des discussions futiles. Il explique :

Tenons-nous éloignés, nous chrétiens, des sceptiques et des académiques ; mais rapprochons-nous des gens qui affirment leur croyance avec plus d’obstination encore que les stoïciens.

Et il ajoute :

Combien de fois l’apôtre Paul ne fait-il pas appel à cette « plérophorie », c’est-à-dire à cette affirmation ferme et assurée de la conscience. En Romains 10.10, il dit : « C’est en confessant de la bouche qu’on parvient au salut. » Et Christ dit de même : « Quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père. » (Matthieu 10.32) Pierre nous ordonne de « rendre raison de l’espérance qui est en nous » (1 Pierre 3.15). Est-il besoin d’en dire davantage ?11

Puis Luther s’en prend directement à Érasme lui-même :

Quel chrétien supporterait que l’on méprise les affirmations théologiques ?

C’est-à-dire qu’on ait une foi non doctrinale, non confessante, qui s’opposerait aux confessions, aux symboles et aux dogmes de la foi.

Cela reviendrait, purement et simplement, à nier en bloc la religion et la piété ou à affirmer que la religion, la piété ou le dogme ne sont rien. Comment peux-tu donc affirmer : « Je n’aime pas les affirmations » ; et comment cette attitude peut-elle t’agréer mieux que l’attitude opposée ?12

En effet, pour Érasme la question de la capacité ou de l’incapacité de l’homme à se sauver (c’est-à-dire celle de son libre ou serf arbitre) se plaçait parmi les questions oiseuses, secondaires, que l’on pouvait s’accorder à ignorer, à mettre de côté. Mais pour Luther il s’agissait d’une question se rapportant à la vie ou à la mort éternelle ; pour lui il était absolument capital de savoir si la prescience de Dieu était contingente, c’est-à-dire dépendante d’événements futurs variables, ou si elle était absolue, nécessaire, immuable. Luther s’écrie alors :

Est-il impie, téméraire et superflu, comme tu le prétends, de savoir si la prescience de Dieu est contingente, si notre volonté peut agir en ce qui concerne notre salut éternel ou doit subir seulement l’action de la grâce ; si ce que nous faisons de bien ou de mal, nous le faisons (ou plutôt nous le souffrons) par pure nécessité ?13

Et Luther poursuit son travail de démolition des arguments trompeurs d’Érasme :

Mais toi, théologien et docteur des chrétiens, tu prétends leur montrer en quoi consiste la vie chrétienne, et tu ne te demandes même pas, malgré ton habituel scepticisme, ce qui peut être utile pour eux ; mais tu verses dans l’excès contraire et, contre ton penchant naturel, tu formules l’affirmation inouïe que cela n’est pas nécessaire.

Voilà l’aboutissement du christianisme non doctrinal d’Érasme. Luther développe sa démonstration implacable des conséquences funestes de ce scepticisme doctrinal et commence par décrire son pélagianisme :

La vie chrétienne, telle que tu la décris, implique entre autres choses ceci : nous devons tendre de toutes nos forces à la piété, recourir au remède de la pénitence et chercher à acquérir par tous les moyens la miséricorde de Dieu, sans laquelle la volonté et l’effort humains sont impuissants. En outre, personne ne doit désespérer du pardon, octroyé par un Dieu souverainement bon par nature.

Et Luther d’enchaîner :

De telles paroles, sans le Christ, sans l’Esprit [qui les rendent possibles par leur force souveraine] sont plus froides que la glace. Tu dis en effet : il y a en nous une puissance capable d’efforts, il y a la miséricorde de Dieu, il y a des moyens de solliciter cette miséricorde, il y a un Dieu très juste et très bon par nature, etc. Mais si quelqu’un ignore ce qu’est cette puissance, à quoi elle est soumise, de quel effort elle est ou n’est pas capable, quelle est son efficacité ? Que doit faire un tel homme ? Et que lui enseigneras-tu de faire ?14

En tout cela Luther se dresse contre le scepticisme de son adversaire. Érasme, qui dit qu’il est « impie, téméraire et superflu de chercher à savoir si une autre volonté agit dans les choses qui concernent le salut éternel »15, affirme cependant, selon son credo pélagien absolu, tout le contraire. Luther met en plein jour les contradictions d’Érasme :

La piété chrétienne consiste, selon toi, à s’efforcer vers le salut ; mais notre volonté est inefficace sans la miséricorde de Dieu. Tu ne définis d’ailleurs pas ce qu’il faut entendre par « agir » et par « subir », et nous ignorons ce que peut notre volonté, ce que peut la miséricorde de Dieu, alors que tu prétends justement nous enseigner ce qu’est cette volonté et ce qu’est cette miséricorde. Ainsi ta sagesse, qui t’a inspiré de rester neutre entre les deux partis et de louvoyer entre Charybde et Scylla, se retourne contre elle-même ; et, ballotté par les flots de la haute mer, tu affirmes ce que tu nies, tout en niant ce que tu affirmes16.

Luther affirme la doctrine chrétienne sur la prescience divine, vérité qu’il va démontrer à Érasme à partir de ses propres affirmations, à partir de la sagesse populaire et, enfin, par l’Écriture elle-même. Voici d’abord pour l’affirmation :

Il est avant tout nécessaire et salutaire pour le chrétien de savoir que la prescience de Dieu n’est pas contingente, mais qu’il prévoit, décide et fait tout en vertu de sa volonté immuable, éternelle et infaillible. Ce coup de foudre abat et réduit en poudre le libre arbitre ; c’est pourquoi ceux qui affirment le libre arbitre doivent nier ce coup de foudre, ou le dissimuler, ou l’écarter d’une manière quelconque17.

Luther continue son effort pour redresser la pensée d’Érasme :

Mais comment pourras-tu avoir une certitude quelconque, si tu ne sais pas que Dieu connaît, veut et fera certainement, infailliblement, immuablement et nécessairement ce qu’il promet ? Et nous ne devons pas seulement savoir que Dieu veut et fait nécessairement ce qu’il promet, mais nous devons encore nous en glorifier, comme le fait Paul dans Romains 3.4 : « Que Dieu soit reconnu pour vrai, et tout homme pour menteur. » Et encore : « ayant la pleine conviction que ce qu’il promet, il peut aussi l’accomplir » (Romains 4.21). Et ailleurs : « Le solide fondement de Dieu reste debout, avec ces paroles qui lui servent de sceau : Le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent » (2 Timothée 2.19). Et dans la lettre à Tite : « Ce que Dieu, qui ne ment point, a promis dès les plus anciens temps » (1.2). Et dans l’épître aux Hébreux : « Il faut que celui qui s’approche de Dieu croie que Dieu existe, et qu’il est le rémunérateur de ceux qui le cherchent » (11.6)18.

Luther montre alors à Érasme les conséquences de son scepticisme nominaliste pélagien incrédule.

C’est pourquoi la foi chrétienne s’éteint, les promesses de Dieu et l’Évangile tout entier s’écroulent, si nous enseignons et croyons qu’un chrétien n’a pas besoin de savoir que la prescience de Dieu est nécessaire, et que tout s’accomplit avec un caractère de nécessité. Pour le chrétien, en effet, la consolation suprême dans ses adversités, c’est de savoir que Dieu ne ment pas, mais qu’il fait tout ce qu’il a annoncé, et que rien ne peut s’opposer à sa volonté. Vois donc maintenant, mon cher Érasme, où nous conduit ta théologie si timide et si amie de la paix. Tu nous interdis de chercher à connaître la prescience de Dieu et la nécessité à laquelle sont soumis hommes et choses ; tu nous conseilles au contraire d’éviter et de mépriser cette recherche. En agissant ainsi, tu nous enseignes à ignorer Dieu – ce à quoi nous ne sommes que trop portés par nature – à mépriser la foi, à nous désintéresser des promesses de Dieu, à anéantir toutes les consolations de l’Esprit et toutes les certitudes de la conscience. Épicure lui-même n’en demanderait pas tant !19

Et Luther adopte un ton pastoral pour dépeindre à Érasme les conséquences terribles de ses positions si irréfléchies :

Mais non content de cela, tu qualifies d’impies et d’insensés ceux qui s’efforcent de connaître ces choses, et tu considères comme pieux et sages ceux qui les méprisent. Que peut-on conclure de tes paroles, sinon que les chrétiens sont des gens insensés et impies et que le christianisme est une chose vaine, sotte et impie, qui ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe ? Une fois de plus, tu prétends nous mettre en garde contre l’irréflexion ; et une fois de plus, tu tombes toi-même dans ce défaut, et tu nous enseignes l’irréflexion, l’impiété et la perdition. Ne sens-tu pas que, dans cette partie, ton livre est tellement impie, blasphématoire et sacrilège, qu’il est impossible de trouver son pareil ?20

Martin Luther termine ainsi en appelant Érasme au repentir et au retour à Dieu :

Encore une fois, je ne veux pas juger les sentiments de ton cœur ; et je ne pense pas que tu sois tombé dans l’impiété au point d’enseigner et de recommander de telles choses du fond du cœur. Mais j’ai voulu te montrer quelles monstruosités l’on peut être amené à proférer, quand on entreprend de défendre une mauvaise cause. […] Ainsi, tandis que nous croyons plaisanter et que nous ne traitons pas avec assez de respect les Saintes Écritures, nous tombons bientôt dans l’impiété et le blasphème : c’est ce qui t’est arrivé, Érasme. Puisse le Seigneur te pardonner et te faire miséricorde !21

La nature véritable du conflit entre Luther et Érasme

Jean Boisset, dans une étude sur Érasme et Luther22, cherche à montrer le contraste, voire l’opposition entre ces deux grandes figures religieuses et politiques de l’histoire du xvie siècle :

Mais il y a eu deux chemins. Les guides, sur ces itinéraires, furent Érasme et Martin Luther, tous deux témoins, l’un de l’inquiétude euphorique de l’érudition des choses humaines, l’autre de la tragique inquiétude de l’accomplissement par les hommes de la volonté de Dieu23.

Nous avons vu que Martin Luther représentait, par son Traité du serf arbitre, une première manifestation d’une foi confessante retrouvée, celle issue de ce combat inlassable des défenseurs de la foi contre l’erreur. C’est ainsi que les hérauts de la Réformation se manifestèrent comme les héritiers des Symboles des premiers siècles de l’histoire de l’Église. L’on pourrait dire qu’Érasme, dans sa Diatribe sur le libre arbitre, représente le « christianisme critique » des siècles modernes. Là où Luther soumet sa raison à l’autorité divine des Écritures saintes, Érasme, lui, cherche à soumettre les Écritures divines à l’autorité de la raison critique des hommes.

Luther fut un moine scrupuleux à l’extrême. Il est entré dans la vocation religieuse, contraint par un vœu impérieux, s’abandonnant avec passion – et jusqu’à l’épuisement – à la volonté d’obéissance parfaite à la discipline monastique, dans le but de trouver ainsi la paix avec Dieu, justement courroucé contre ses péchés. Par ailleurs, c’est pendant cette période monastique que Luther, contrairement à ce que beaucoup ont écrit, devint le philosophe accompli dont témoigne si éloquemment son Serf arbitre. Citons ici l’excellente description que nous donne Jean Boisset de cette période de la vie de Martin Luther :

Il est entré au couvent tout brûlant de trouver un apaisement au tourment intérieur qui le travaillait. Bouleversé par l’enseignement reçu, il ne sait que mesurer la souveraine sainteté de Dieu, et le poids de son propre péché. Il connaît l’angoisse terrible : « À ces moments-là, écrit-il, Dieu apparaît comme horriblement courroucé, et toute la création revêt un même caractère d’hostilité. » […] Luther connaissait, « au fond de lui-même, une angoisse crucifiante »24 ; et c’est pour apaiser cette angoisse qu’il est entré au couvent25.

Boisset cite ici Léon Chestov :

Quoi qu’en disent les protestants, il prit de toute évidence cette résolution fatale, parce qu’il croyait que seule la vie monastique était parfaite, et qu’en menant cette vie parfaite, dans l’enceinte du monastère, il pourrait plaire à Dieu, mériter le pardon et la vie éternelle26.

Pour Érasme, il en alla tout autrement. Suivons, ici encore, la description que nous donne Jean Boisset :

Mais si Luther a fait cette expérience décisive du péché, pendant son séjour au couvent [augustinien] d’Erfurt, et qui devait l’amener à celle, également décisive, de la grâce, Érasme, au couvent [lui aussi augustinien] de Steyn, en faisait une bien différente27.

Boisset explique ainsi cette différence :

Sans doute, à Steyn comme à Erfurt, on lisait la Bible, les Pères et les Mystiques. Seulement, alors que l’Augustin d’Erfurt s’abîmait dans la recherche de son salut, c’est-à-dire : visait la sainteté plus que la sagesse, Érasme, l’Augustin de Steyn, recherche la sagesse davantage que la sainteté28. […] Aussi n’est-on guère étonné de constater que, dans toute la correspondance écrite de Steyn, Érasme ne mentionne jamais le Christ, à tel point que J.B. Pineau a écrit : « Il n’est guère douteux que le Christ soit un étranger pour Érasme. »29

Il établit le contraste suivant :

Pour Érasme, le séjour au couvent de Steyn fut une période d’études de cinq années, où il diagnostiqua les misères du temps présent et la gloire des âges passés ; où il acquit une culture que les années à venir lui permettraient d’exploiter ; d’où il sortit intact dans ses convictions, et confirmé dans l’orientation de sa vie. Pour Luther, le séjour d’Erfurt marqua une lutte de trois années, où il diagnostiqua la misère éternelle de l’homme, où il vécut une expérience que les années à venir allaient étendre à l’Europe entière, d’où il sortit bouleversé, « tout autre », et prêt à « Gott Leiden », à « souffrir Dieu »30.

Pour Érasme, le retour aux sources était le renouveau des Lettres ; pour Luther, il s’agissait d’un moyen pour retrouver la Vérité salutaire de Dieu en Jésus-Christ dans les Saintes Écritures. Boisset le dit, une fois encore, avec justesse :

Pour Luther, on le voit bien, le « renouveau des lettres et des langues » n’est qu’un pédagogue, un précurseur de « la grande révélation de la Parole de Dieu » ; il est Jean-Baptiste qui « prépare la voie ». Il n’est pas cette révélation, il n’est pas cette voie. S’arrêter à ce renouveau, comme s’il était le point définitif [comme le fit Érasme], ce serait arrêter le mouvement, ne pas laisser épanouir la floraison31.

Partant d’une étude attentive de l’argumentation d’Érasme, Luther en démontre d’abord les insuffisances logiques et grammaticales, puis il se tourne vers l’examen des bases scripturaires que présente le grand humaniste pour défendre sa thèse du « libre arbitre » de l’homme dans l’obtention de son salut. Suivons ici de près l’analyse de Boisset qui, tout d’abord, se demande :

Que signifient, d’ailleurs, les passages bibliques invoqués par Érasme ? Ils signifient exactement le contraire de ce qu’il dit ! Érasme n’a pas compris le sens de l’Écriture32.

Et Boisset continue :

Érasme prend à contre-pied l’enseignement biblique. Ainsi, par exemple, les « si », les « si tu veux », de la Parole de Dieu qui sont invoqués en faveur du libre arbitre, sont, au contraire, les témoins de la servitude de la volonté de l’homme. Ils ne nous montrent pas, en effet, « ce que nous sommes capables de faire, mais ce que nous devons faire » (Serf arbitre, p. 156) ; ils jouent le même rôle que les commandements de la loi. Par eux, la conscience de l’homme, troublée, bouleversée, angoissée, est saisie par la promesse de la grâce, car « la parole de consolation et de grâce de l’Évangile est donnée à ceux qui sont tourmentés par la connaissance de leur péché, et souffrent l’angoisse dans leur conscience » (Serf arbitre, p. 158). « Ainsi, l’Écriture nous montre ce que nous ne pouvons pas faire par nous-mêmes, et ce que nous pouvons faire avec l’aide de Dieu » (Serf arbitre, p. 172)33.

Il y a bien d’autres réalités bibliques qui ont échappé à Érasme. Pour Luther,

Érasme n’a pas compris, non plus, ce que signifient le « salaire » et la « récompense » dans la Bible : il y a vu une reconnaissance, un dû, à l’adresse de la volonté bonne. Or, si la Bible « montre que le salaire est nécessaire », elle ne montre pas « que nous le méritons par notre dignité » (Serf arbitre, p. 177-178)34.

Luther précise sa pensée :

Ainsi donc, de même que la loi nous tient lieu d’instruction et d’avertissement quant à ce que nous devons faire – et à notre incapacité – de même les promesses de salaire nous tiennent lieu d’exhortation et de menace, afin que les hommes pieux soient réveillés, consolés et confortés, et ne se découragent pas, mais qu’ils persévèrent dans le bien, supportent la souffrance, et ne soient pas vaincus par le mal (Serf arbitre, p. 178).

Luther montre, pour terminer, l’incapacité d’Érasme à lire correctement le texte sacré :

La question n’est pas de savoir s’il est permis d’entendre ce passage de Paul dans un sens figuré, mais si le vrai sens du passage est figuré ou non, et si Paul (Romains 9.18) entendait vraiment parler par figure. On ne demande pas quel sens le lecteur a coutume d’entendre, mais dans quel sens Paul lui-même a entendu ces paroles (Serf arbitre, p. 191).

Boisset ajoute :

Il faut donc respecter le sens littéral du texte et exprimer ce qu’il dit, et non pas à ce qu’il veut ou ce qu’il peut vouloir dire.

Écoutons encore Luther, grammairien et exégète des plus réalistes : les mots signifient bien des réalités :

Tenons-nous au sens le plus sobre et le plus naturel du texte, tel que l’indiquent la grammaire et la coutume du langage, que Dieu a créé pour les hommes. Car si chacun avait le pouvoir de s’écarter du sens littéral pour imaginer les déductions et figures qui lui plaisent, l’Écriture ne serait plus qu’un roseau agité par le vent, ou quelque Vertumne35 (Serf arbitre, p. 189)36.

Voyons la suite de ce passage cité par Boisset :

En effet, on ne pourrait établir rien de certain à propos d’un article de foi, qui ne pût être renversé par cette interprétation figurée37. Il faut donc éviter comme la peste toute interprétation figurée à laquelle nous ne sommes pas obligés par l’Écriture elle-même. Voyez plutôt ce qui est arrivé à Origène, qui plus que tout autre a pratiqué cette interprétation tropologique [allégorique] de l’Écriture. Il a ainsi fourni des arguments au calomniateur Porphyre38, à tel point que Jérôme lui-même estime que l’on perd son temps à défendre Origène. Qu’est-il arrivé aux Ariens, lorsqu’avec leur interprétation figurée, ils ont fait de Christ un soi-disant Dieu ? (Serf arbitre, p. 130)

Et Luther ajoute cette remarque plus générale :

J’ai observé que toutes les hérésies et toutes les erreurs dans l’interprétation de l’Écriture ne viennent pas de la simplicité des termes (ainsi qu’on le répète un peu partout), mais du fait qu’on néglige cette simplicité et qu’on ajoute des interprétations figurées sorties du cerveau de leurs auteurs.

Luther explique la manière dont Érasme, dans son interprétation des textes bibliques, abuse grossièrement des règles les plus élémentaires de la grammaire :

Voici ce que j’ai dit : Ces mots « étends ta main », pris simplement dans leur sens littéral et sans interprétation figurée, signifient seulement que Dieu exige de nous que nous étendions la main ; ils indiquent ce que nous devons faire, conformément à la nature des termes impératifs, selon la grammaire et l’usage de la langue. La diatribe au contraire fait violence au texte en lui imposant son interprétation figurée. « Étends la main » signifie pour elle : « Tu peux étendre la main par tes propres forces. » – « Faites-vous un cœur nouveau » signifie : « Vous pouvez vous faire un cœur nouveau. » – « Croyez en Christ » signifie : « Vous pouvez croire en Christ. » Pour elle, il n’y a pas de différence entre l’impératif et l’indicatif ; et s’il en était autrement, l’Écriture paraîtrait ridicule et vaine (Serf arbitre, p. 131).

Et Luther conclut avec ces paroles d’une actualité sans doute encore plus grande aujourd’hui qu’à son époque :

Et ces interprétations que nul grammairien ne tolérerait, nous n’aurions pas le droit, aux yeux des théologiens, de les appeler forcées et arbitraires, parce qu’elles sont dues à de savants docteurs, révérés depuis tant de siècles ! Mais il est facile pour la diatribe de voir là des expressions figurées ; car elle se soucie peu de ce qui est certain ou incertain. Bien plus, elle vise à montrer que tout est incertain, puisqu’elle conseille de laisser de côté le dogme du libre arbitre, plutôt que de chercher à le pénétrer. C’est pourquoi il lui a suffi d’écarter d’une façon ou d’une autre les textes qui la gênaient.

Luther clôt cette partie de son traité par une exhortation que nous faisons pleinement nôtre :

Mais nous, qui tenons ce dogme pour une chose sérieuse et qui cherchons la vérité et la certitude afin d’affermir les consciences, nous devons agir tout autrement (Serf arbitre, p. 131).


  1. Jean-Marc Berthoud est l’auteur de plusieurs livres, éditeur à l’Âge d’Homme et directeur de la librairie La Proue à Lausanne. Ce texte est un extrait d’une étude plus longue sur Luther qui devrait paraître dans le deuxième tome de son ouvrage Histoire alliancielle de l’Église dans le monde.

  2. Martin Luther, The Bondage of the Will, translated by J.I. Packer and O.R. Johnston, James Clarke, Cambridge, 1973 [1957], p. 45-46. Nous traduisons.

  3. En s’en prenant ainsi à la « théologie naturelle », Packer [et avant lui Luther] s’attaque aux spéculations d’une raison humaine prétendument autonome, spéculations qui rejettent à la fois l’ordre créationnel et la révélation biblique. Il ne s’agit donc pas ici de l’attaque « moderne » et « libérale » qui est dirigée contre la révélation générale de Dieu au travers de sa Création et de sa Providence, révélation adressée à tous les hommes sans exception, les rendant tous inexcusables devant Lui. Cependant, Luther en distinguant les régimes de la « grâce » et de la « nature » – la grâce totalement dépendante des enseignements de la Bible, la nature laissée à la libre volonté de l’homme – ouvrait la porte à l’autonomie de la science et à la sécularisation du monde moderne.

  4. Packer et Johnston, op. cit., p. 46-47.

  5. Ibid., p. 47.

  6. Ibid.

  7. Ibid., p. 58-59.

  8. Ibid., p. 59-60.

  9. Pierre Courthial, Le jour des petits recommencements, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1996, p. 176-177.

  10. Martin Luther, Du serf arbitre, Œuvres, tome V, Labor et Fides, Genève, 1958, p. 23.

  11. Ibid., p. 23-24.

  12. Ibid., p. 24.

  13. Ibid., p. 30.

  14. Ibid., p. 30-31.

  15. Ibid., p. 31.

  16. Ibid. p. 31.

  17. Ibid., p. 34.

  18. Ibid., p. 37.

  19. Ibid., p. 37-38.

  20. Ibid., p. 38.

  21. Ibid.. p. 38.

  22. Jean Boisset, Érasme et Luther. Libre ou serf arbitre ?, PUF, Paris, 1962.

  23. Ibid., p. 6.

  24. Érasme de Rotterdam, Essai sur le libre arbitre, « Introduction », par Pierre Mesnard, PUF, Paris, 1946 / Éditions Robert Chaix, Alger, 1945, p. 38.

  25. Jean Boisset, op. cit., p. 12.

  26. Léon Chestov, Luther et l’Église, PUF, Paris, 1957, p. 81.

  27. Jean Boisset, op. cit., p. 14-15.

  28. Ibid., p. 15.

  29. Jean Boisset, op. cit., p. 15-16, citant J.B. Pineau, Érasme, sa pensée religieuse, PUF, Paris, 1925, p. 23.

  30. Ibid., p. 17.

  31. Ibid., p. 17-18.

  32. Ibid., p. 65.

  33. Jean Boisset, op. cit., p. 65-66.

  34. Ibid., p. 66.

  35. Vertumne : dieu qui présidait au changement de l’année. Ce nom s’applique à un homme inconstant dans ses idées.

  36. Jean Boisset, op. cit., p. 67.

  37. À la place d’« interprétation figurée », il nous faudrait dire aujourd’hui « lecture critique ».

  38. Porphyre (234-305), philosophe grec (disciple de Plotin), qui s’attaqua de manière véhémente à l’apôtre Paul et aux chrétiens.

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