La force dans la faiblesse – Étude dans la seconde aux Corinthiens

La force dans la faiblesse

Étude dans la seconde
aux Corinthiens1

Micaël RAZZANO2

Introduction

L’un des objectifs de Paul en écrivant la seconde aux Corinthiens est de préparer sa prochaine visite qui revêt un caractère disciplinaire, comme il le laisse entendre au début du chapitre 13. Au moment où Paul rédige la première aux Corinthiens, les tensions qui agitent la communauté proviennent plutôt de l’intérieur. Dans la seconde, nous apprenons que l’Église doit faire face à de faux docteurs qui s’en prennent directement au ministère de Paul. C’est une lettre plus polémique. Paul y défend son apostolat contre ceux qu’il nomme avec une certaine ironie les « super-apôtres » (NBS)3. C’est une épître apostolique par excellence4 qui se présente en trois parties.

Les sept premiers chapitres sont consacrés aux relations passées avec les Corinthiens. Paul répond aux accusations qui lui sont faites et éclaircit certains malentendus, notamment concernant un projet de voyage qui n’a pas abouti (1.15-23). Dans la grande parenthèse qu’il ouvre entre 2.14 et 7.16, il défend son ministère en démontrant que Dieu agit à travers sa faiblesse. C’est une section plutôt apologétique.

Dans un deuxième temps, l’apôtre en vient à ce qui le préoccupe au moment où il rédige la lettre : la collecte pour l’Église de Jérusalem (chapitres 8 et 9). Il en profite pour donner un enseignement sur la libéralité. Alors que la première section est apologétique, celle-ci est plus exhortative.

Enfin, dans une dernière section, les chapitres 10 à 13, Paul tourne son regard vers l’avenir, mentionnant en particulier la visite de type disciplinaire qu’il compte effectuer à Corinthe. C’est là une section polémique.

La force dans la faiblesse est un thème qui traverse toute l’épître5. On le retrouve dans chacune des trois sections avec un effet crescendo. Il apparaît dès la prière d’action de grâces qui introduit la lettre (nous y reviendrons). Puis Paul le reprend, au chapitre 4, en utilisant des images telles que celle du vase d’argile qui contient le trésor de l’Évangile. Ce thème est aussi présent dans la seconde section consacrée à la collecte, notamment à travers certains exemples comme celui des chrétiens de Macédoine qui exercent la libéralité alors qu’ils sont pauvres, ou encore la référence au Christ qui pour nous s’est fait pauvre de riche qu’il était afin que, par sa pauvreté, nous soyons enrichis (8.9). Mais c’est surtout dans la dernière section que ce thème résonne dans toute sa force. L’apôtre commence au chapitre 10, verset 5, par une affirmation de puissance : « Nous renversons les raisonnements et toute hauteur qui s’élève contre la connaissance de Dieu, et nous amenons toute pensée captive à l’obéissance du Christ. » Puis il démontre que cette puissance ne se manifeste vraiment qu’à travers la faiblesse humaine. Le point d’orgue de son argumentation sur ce thème se fait entendre dans son témoignage personnel, au chapitre 12, quand il partage la réponse de Dieu à sa prière concernant son écharde : « Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse. » (12.9)

Ce thème est donc une des clés de lecture de l’épître car il nous permet d’entrer dans le cœur du message que Paul cherche à transmettre, mais c’est aussi pour nous qui sommes dans le ministère, ou qui nous préparons à y entrer, une exhortation à puiser nos forces non pas en nous, dans nos capacités, mais en Dieu seul. Car c’est bien là, et là seulement, que se trouve la force du ministère. C’est un combat quotidien qui demande de notre part une vigilance de chaque instant. C’est un message fondamental car c’est ce qui permet au ministère de durer, de gagner en maturité et de porter du fruit.

Je propose un parcours de l’épître, à partir de cinq passages que j’ai forcément sélectionnés6, pour voir comment Paul traite ce thème et comment cela nous parle aujourd’hui (j’intégrerai les applications au fur et à mesure). Puis, après avoir signalé que ce thème rejoint d’autres passages de l’Écriture, je terminerai en traçant quelques pistes d’application pour voir ce que l’enseignement de Paul sur ce sujet peut nous apporter, notamment dans l’exercice du ministère. Mais le parcours de l’épître sera l’essentiel de mon intervention.

Il convient, avant cela, de dire un mot sur les détracteurs de Paul, car on comprend que ce thème de la force dans la faiblesse est développé en réponse à ces « super-apôtres » qui font dépendre leur pseudo-ministère de l’apparence, comme Paul le dit en 5.12 : « ils se glorifient de l’apparence et non du cœur ». Déjà au début du chapitre 3, Paul avait dénoncé la prétention de ses adversaires à se recommander eux-mêmes. Paul n’aura de cesse de stigmatiser l’autosuffisance de ses détracteurs tout au long de sa lettre : « eux, se mesurant eux-mêmes par eux-mêmes, se comparant eux-mêmes avec eux-mêmes » (10.12)7. C’est dans cette dernière section qu’on apprend à mieux les connaître, souvent d’ailleurs à partir des reproches qu’ils font à Paul. Ils ont une origine juive (11.22) et dénigrent Paul, qu’ils considèrent comme un faible (10.1-2). À la différence de l’apôtre Paul, ils cherchent à impressionner par leur rhétorique (11.5-6) ou leurs miracles (12.11-12). Du point de vue théologique, ils négligent l’abaissement et la mort du Christ, c’est pourquoi Paul va argumenter dans cette dernière section à partir de la faiblesse. On pourrait compléter le portrait de ces « pseudo-apôtres » (11.13, pseudapostoloi)8, mais ce n’est pas mon propos.

Les Corinthiens s’étaient laissé éblouir par l’autosuffisance de ces pseudo-apôtres qui cherchaient à les séduire. Paul va aussi se vanter, mais de ses faiblesses : son évasion humiliante de Damas (11.31-33 : descente par une corbeille le long d’une muraille), son écharde dans la chair (12.7)9. Il renverse ainsi l’argument de ses détracteurs qui remettent en question son autorité apostolique en dénonçant ce qu’ils considèrent comme des faiblesses10.

Parcours au sein de l’épître

1. La prière

Comme souvent, Paul profite de la prière d’action de grâce qui ouvre son épître pour introduire les idées-forces qu’il va développer par la suite. Dans les versets 3 à 11, l’apôtre témoigne combien Dieu a été présent dans les épreuves qu’il a traversées, au point même d’en être parfois délivré : « C’est lui qui nous as délivrés d’une telle mort et qui nous en délivre encore. » (1.10) Juste avant, au verset 8, Paul faisait référence à une épreuve qui aurait pu lui coûter la vie. De quelle tribulation s’agit-il ? Il est difficile de le dire précisément11. C’est en tout cas une épreuve particulièrement intense puisqu’il « désespérait même de rester en vie ». Dès le début de sa lettre, Paul tient à partager ses tribulations avec les Corinthiens : « nous ne voulons pas que vous ignoriez » (1.8). Pourquoi ? Parce qu’il veut montrer que la puissance de Dieu, qui s’exprime au verset 10 par un acte de délivrance, se manifeste dans sa faiblesse, c’est-à-dire dans les épreuves qu’il a endurées.

Mais la puissance de Dieu ne se manifeste pas seulement dans un acte de délivrance. L’épreuve, la souffrance, la tribulation, ces moments où notre vulnérabilité humaine apparaît au grand jour, sont aussi l’occasion d’expérimenter la consolation de Dieu, son réconfort, autre signe de sa grâce qui nous visite et nous fortifie. « Il nous réconforte dans toutes nos détresses afin que nous puissions réconforter ceux qui se trouvent dans la détresse, grâce à l’encouragement que nous recevons nous-mêmes de la part de Dieu. » (1.4) La consolation divine est ici bien plus présente que la délivrance. Elle est au cœur de cette prière de reconnaissance (v. 3-7). Les mots pour consolation/consoler ou réconfort/réconforter (paraklèsis et parakaleô) apparaissent dix fois dans ces cinq versets12. Paul les utilisera vingt-huit fois dans l’épître13. C’est donc un thème majeur de la lettre, par lequel l’apôtre cherche à encourager ses destinataires en leur disant que la force d’encouragement et de consolation de Dieu se manifeste précisément dans la faiblesse.

2. Les illustrations

a. Le « vaincu » du Christ (2.14)

Un peu plus loin, au chapitre 2, verset 14, Paul se compare à un vaincu du Christ. L’expression a fait couler beaucoup d’encre, car on a cherché à écarter l’idée d’un Paul qui se décrit comme vaincu. C’est ainsi que la version Segond opte pour le sens factitif « faire triompher » : « que Dieu soit remercié, lui qui nous fait toujours triompher en Christ »14. L’expression fait pourtant référence à une pratique romaine où le général victorieux défilait à Rome lors d’une célébration triomphale avec les vaincus captifs derrière lui. Ce cortège triomphal était donc composé des vaincus devenus esclaves. Peter Jones note que « bien qu’étrange à première vue, cette interprétation cadre bien avec ce que dit Paul, ailleurs dans l’épître, de son apostolat »15. Dans ce verset, Paul s’applique à lui-même l’image d’un esclave vaincu par Jésus-Christ et conduit à la mort pour révéler la gloire de celui qui a triomphé de lui16. Nous préférons donc la traduction de la NBS, « grâce soit rendue à Dieu qui nous entraîne toujours plus dans son triomphe, dans le Christ », ou encore celle de la Semeur, « il [Dieu] nous associe toujours au cortège triomphal du Christ ». Cette interprétation correspond mieux d’une part au message central de l’épître, la force dans la faiblesse, d’autre part à l’usage courant de l’image dans le monde gréco-romain, et enfin à l’usage que fait Paul de cette expression ailleurs, comme en Colossiens 2.15, où l’apôtre parle des principautés que Christ livre publiquement en spectacle en les entraînant dans son triomphe. Paul n’est donc pas en train de dire qu’il participe au triomphe du Christ, mais plutôt de suggérer qu’il a été vaincu par lui, et qu’il est donc devenu son esclave. En s’identifiant ainsi aux vaincus du Christ, Paul fait référence à son passé, dont il aurait pu être fier et dans lequel il aurait pu se confier, mais qu’il considère à présent comme une perte, comme il le confie aux Philippiens :

Et pourtant, je pourrais, moi aussi, placer ma confiance dans ce qui vient de l’homme. Si quelqu’un croit pouvoir se confier en ce qui vient de l’homme, je le puis bien davantage : j’ai été circoncis le huitième jour, je suis Israélite de naissance, de la tribu de Benjamin, de pur sang hébreu. Pour ce qui concerne le respect de la Loi, je faisais partie des pharisiens. Quant à mon zèle, il m’a conduit à persécuter l’Église. Face aux exigences de la Loi, j’étais sans reproche. Toutes ces choses constituaient, à mes yeux, un gain, mais à cause du Christ, je les considère désormais comme une perte. Je vais même plus loin : tout ce en quoi je pourrais me confier, je le considère comme une perte à cause de ce bien suprême : la connaissance de Jésus-Christ mon Seigneur. A cause de lui, j’ai accepté de perdre tout cela, oui, je le considère comme bon à être mis au rebut, afin de gagner le Christ. (Ph 3.4-8)

Christ a triomphé de lui, de son vieil homme, de sa propre justice, de son passé, de sorte qu’il se considère désormais comme le serviteur du Christ. C’est dans cette dépendance au Christ que Paul puise la force de son ministère et non dans ses capacités propres. Par cette image forte, Paul s’oppose ainsi aux « super-apôtres » qui se présentent comme triomphateurs (10.12, 18 ; 11.5).

Nous aussi, nous faisons partie de ce cortège, dans la mesure où le Christ est notre Seigneur et Sauveur. Cette image s’applique donc aussi à nous et devrait nous libérer de tout triomphalisme, surtout dans l’exercice du ministère. Elle nous rappelle que la victoire sur notre vieil homme passe par la croix qui nous arrache au mal, et que c’est dans cette attitude d’humilité, de dépendance, d’appartenance au Christ que se vit la dimension triomphale du royaume de Dieu.

b. Le trésor dans le vase d’argile (4.7-15)

La démonstration de Paul se poursuit crescendo avec l’image du trésor de l’Évangile contenu dans le vase d’argile qu’est l’apôtre. Cette image illustre avec plus de force encore le thème de la puissance dans la faiblesse. On la lit en 2 Corinthiens 4.7 : « Nous portons ce trésor dans des vases d’argile afin que cette puissance extraordinaire soit attribuée à Dieu, et non pas à nous. » L’image joue sur le contraste entre le trésor qui représente la lumière de l’Évangile du Christ mentionnée juste avant17 et le vase de terre qui reçoit cette puissance dans des conditions précaires.

L’image des vases est bien connue du judaïsme. Elle se lit à plusieurs endroits de l’Ancien Testament18, mais aussi dans les écrits de Qoumrân, ou encore dans la littérature profane antique19. Paul l’utilise également en Romains 9.19-24 pour rappeler la souveraineté de Dieu qui, comme le potier, fait ce qu’il veut avec l’argile que nous sommes. De manière générale, cette image illustre dans la Bible la souveraineté de Dieu mise en contraste avec la vulnérabilité de l’homme. Elle reprend la distinction entre le Créateur et la créature. Par cette métaphore, Paul valorise cette fragilité qu’on lui reproche, parce qu’elle laisse éclater avec plus de force la puissance de l’Évangile (comparé à un trésor). Au verset précédent, l’apôtre fait référence au récit de la création où Dieu a ordonné que la lumière brille du sein des ténèbres20. Cette lumière, il l’a fait aussi briller dans notre cœur. L’essence de la foi chrétienne tient dans le fait que Dieu vient habiter par son Esprit dans notre personne humaine pour y manifester sa puissance.

Face à l’autosuffisance de ses détracteurs qui placent leur confiance dans leur capacité (savoir, miracles, notamment), Paul montre par cette image que Dieu a choisi de manifester sa gloire à partir de notre faiblesse. Ainsi sa condition physique (Ga 4.14), son manque d’élocution (11.6) ou les tribulations qu’il mentionnera à partir du verset 8 servent plus qu’elles ne desservent l’Évangile, comme voudraient le laisser croire ses opposants, car elles correspondent à la stratégie divine. Paul renverse l’argument de ses détracteurs : ce qu’on lui reproche (épreuves, faiblesse du langage…) est justement ce qui authentifie son apostolat. Quand on connaît l’importance du statut et de l’autopromotion à Corinthe, on comprend ce que cette image a pu avoir de révolutionnaire pour les Corinthiens. Ainsi, ce n’est pas parce que nous sommes fragiles que Dieu ne nous utilise pas à son service. Bien au contraire, car Dieu a choisi de manifester sa puissance à partir de nos faibles moyens. Cette stratégie divine est intentionnelle pour confondre un monde obnubilé par la puissance, la force et l’apparence. Elle s’inscrit dans la continuité de l’abaissement de Jésus à la croix.

Dans les versets qui suivent (4.10-11), Paul précise que la vie de Jésus se manifeste dans le corps mortel. Dans son article consacré à Paul et intitulé « La vie derrière le message », Douglas Kelly s’interroge à partir de cette image : « Comment cette vie jaillissante se manifeste-t-elle ? Le vase a été brisé, il a éclaté en morceaux et la lumière de la vie en sort avec éclat. » Puis Kelly cite le commentaire sur 2 Corinthiens de James Denney : « La souffrance n’est pas un accident pour le chrétien. C’est un ordre divin et une occasion divine. User sa vie au service de Jésus-Christ, c’est ouvrir sa vie toute grande à la vie de Jésus. »21 Dans ce passage, Paul souligne qu’en raison de ses propres souffrances (il vient de les mentionner dans les versets précédents : pression, inquiétude, persécution, abandon) il se reconnaît bien plus volontiers dans la mort que dans la résurrection du Christ22. Il dénonce une nouvelle fois ceux qui fondent leur ministère sur les manifestations de puissance sans accepter dans leur vie le brisement induit par la croix, ceux qui se croient déjà en pleine possession des biens à venir, comme c’était le cas à Corinthe, comme c’est le cas aujourd’hui chez ceux qui prônent la théologie de la prospérité. Pour Paul, la vie passe nécessairement par la mort (v. 12). Passer outre la croix du Christ pour ne retenir que la dimension triomphale de la résurrection, c’est passer à côté du vrai message de l’Évangile.

3. L’exhortation

Après les images, l’exhortation pratique fait monter d’un cran l’intensité de la thématique. Les exhortations sont présentes dès le début de l’épître, mais elles se précisent au fur et à mesure que Paul développe sa pensée. Comme souvent, les épîtres pauliniennes consacrent une partie plus exhortative sur la fin. La seconde aux Corinthiens n’échappe pas entièrement à ce format, même si la division en trois parties de l’épître modifie quelque peu le schéma traditionnel. C’est au chapitre 8, quand l’apôtre aborde la question de la libéralité, qu’il attire notre attention sur certaines conséquences pratiques de son enseignement sur la force dans la faiblesse.

L’exemple des Macédoniens, qui, malgré leur situation précaire, participent généreusement à la collecte pour les chrétiens de Jérusalem, démontre que dans leur état de faiblesse, de dénuement extrême, Dieu s’est manifesté avec puissance pour que le trésor de l’Évangile qu’ils portent en eux se traduise en acte de générosité :

Nous voulons vous faire connaître, frères, la grâce que Dieu a accordée aux Églises de Macédoine. Elles ont été mises à l’épreuve par de multiples détresses, mais les croyants, animés d’une joie débordante et malgré leur extrême pauvreté, ont fait preuve d’une très grande générosité. (2Co 8.1-2)

Au verset 9, Paul introduit même un argument christologique pour fonder son exhortation pratique. C’est l’exemple du Christ qui s’est fait pauvre afin que par sa pauvreté nous soyons enrichis (2Co 8.9). Ici, comme en Philippiens 2.6-8, Paul souligne que le relèvement passe nécessairement par l’abaissement (il en va de même pour Pierre). En venant parmi nous, en donnant sa vie pour nous, le Roi des rois accepte de se dépouiller :

Lui qui dès l’origine était de condition divine ne chercha pas à profiter de l’égalité avec Dieu mais il s’est dépouillé lui-même et il a pris la condition du serviteur. Il se rendit semblable aux hommes en tout point et tout en lui montrait qu’il était bien un homme. (Ph 2.6-7)

En s’incarnant, le Tout-Puissant accepte de ne pas exploiter tous ses attributs divins. C’est parce qu’il a accepté de s’abaisser, de se faire serviteur, de se dépouiller lui-même jusqu’à donner sa vie pour nous sur la croix que le Christ nous a comblés. C’est là où le message de l’évangile nous bouscule et nous invite à changer à notre tour, en laissant l’Esprit Saint opérer cette œuvre de transformation dans notre cœur, au plus profond de nous-mêmes, pas seulement dans nos paroles mais dans nos actes, comme ici pour la collecte. Si l’essence de l’évangile se manifeste dans l’incarnation du Christ qui se donne pour nous à la croix, sa radicalité se manifeste dans une vie qui se donne pour son prochain avec générosité, ce qui ne se fait pas sans un certain brisement intérieur, sans une certaine remise en question.

Comme l’écrit C.S. Lewis dans son livre The Four Loves :

Aimer, c’est être vulnérable. […] Si vous voulez être sûr de conserver votre cœur intact, ne le donnez à personne, pas même à un animal. Emballez-le soigneusement dans des hobbies et des petits luxes. Évitez-lui toute attache. Enfermez-le en sécurité dans le cercueil de votre égoïsme ; on y est tellement en sécurité ! Pas de lumière, pas de mouvements, pas d’air. Là au moins, votre cœur ne court pas le risque d’être brisé !23

Les évangiles nous rapportent qu’un jour les fils de Zébédée, Jacques et Jean, sont allés voir Jésus pour lui demander de leur accorder les places d’honneur à sa gauche et à sa droite quand il sera dans la gloire. Dans sa réponse, Jésus leur dit : « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour se faire servir, mais pour servir lui-même et donner sa vie en rançon pour beaucoup. » (Mc 10.45) Ce n’était sans doute pas la réponse à laquelle ils s’attendaient, eux qui avaient déjà bien du mal à accepter que Jésus allait mourir sur une croix, comme il venait pourtant de le leur annoncer. Pour eux, seuls comptaient la gloire, le règne, l’apparence, comme ces super-apôtres du temps de Paul. Mais ils n’avaient pas compris que, pour cela, le Roi des rois s’était fait serviteur, et que c’était précisément ce qu’il attendait de nous en retour.

4. Une expérience personnelle déterminante

« Ma grâce te suffit car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse. » (12.8-10)

C’est dans la dernière section de son épître, et en particulier dans son témoignage personnel, que Paul donne à ce thème de la force dans la faiblesse toute sa puissance.

Paul était un homme particulièrement doué, compétent, talentueux. Il aurait donc facilement pu mettre sa confiance dans ses capacités, d’autant que le Ressuscité s’était révélé à lui personnellement, et pas à un autre, sur le chemin de Damas. Il avait aussi reçu des révélations extraordinaires dont il fait état au début du chapitre 12. Toutes ces bénédictions auraient pu devenir pour lui un piège. C’est pourquoi il écrit :

D’ailleurs parce que ces révélations étaient extraordinaires, pour me garder de l’orgueil, Dieu m’a imposé une épreuve qui, telle une écharde, tourmente mon corps. Elle me vient de Satan qui a été chargé de me frapper pour que je ne sois pas rempli d’orgueil. » (12.7)

Voilà pourquoi Dieu a permis que cette écharde demeure dans sa chair : afin qu’il ne soit pas rempli d’orgueil et qu’il reste dans cette attitude humble du serviteur qui dépend de son Maître, car c’est là, dans cette dépendance au Maître, que se trouve la force de tout ministère.

Au sujet de cette épreuve, j’ai prié par trois fois le Seigneur de l’éloigner de moi, mais il m’a répondu : « Ma grâce te suffit, c’est dans la faiblesse que ma puissance se manifeste pleinement. » C’est pourquoi je me vanterai plutôt de mes faiblesses, afin que la puissance du Christ repose sur moi. Je trouve ainsi ma joie dans la faiblesse, les insultes, la détresse, les persécutions et les angoisses que j’endure pour le Christ. Car c’est lorsque je suis faible que je suis réellement fort. (12.8-10)

Ce message était révolutionnaire pour l’époque. Au ier siècle (comme aujourd’hui !), il valait mieux se montrer fort que faible. L’humilité n’était pas vraiment une vertu dans l’antiquité. Bien au contraire ! C’était la condition de l’esclave qu’on méprisait. Les orateurs, les sophistes comptaient sur leur persuasion de langage pour impressionner et remporter plus de succès les uns que les autres. Les gens fortunés comptaient sur une justice corrompue pour asseoir leur réputation par des procès où la loi du plus fort l’emportait. Paul, quant à lui, a fait l’expérience extraordinaire de la grâce qui se manifeste pleinement dans cette situation paradoxale à vue humaine, où c’est dans la faiblesse qu’on est fort. Dieu s’est servi de son écharde pour arroser de son Évangile des contrées encore vierges. Certes, on ne connaît pas la nature exacte de cette écharde, mais voici ce que Paul écrit aux Galates :

Vous savez que ce fut à cause d’une infirmité de la chair que je vous ai pour la première fois annoncé l’Évangile. Et mis à l’épreuve par ma chair, vous n’avez témoigné ni mépris ni dégoût ; vous m’avez au contraire reçu comme un ange de Dieu, comme Jésus-Christ. (Ga 4.13-14)

Un thème qui traverse la bible

L’apôtre exploite ce thème de la force dans la faiblesse qui jaillit du cœur même de cette seconde épître aux Corinthiens en harmonie avec le reste de la Bible. La puissance de Dieu qui se manifeste dans la faiblesse est en effet un principe qui traverse toute l’Écriture. On le retrouve déjà dans le choix que Dieu fait souvent du plus faible et du plus vulnérable pour accomplir son plan. C’est le cas avec l’élection du peuple d’Israël.

Si l’Éternel s’est attaché à vous et vous a choisis, ce n’est nullement parce que vous êtes plus nombreux que les autres peuples. En fait, vous êtes le moindre de tous. Mais c’est parce que l’Éternel vous aime et parce qu’il veut accomplir ce qu’il a promis par serment à vos ancêtres, c’est pour cela qu’il vous a arrachés avec puissance au pouvoir du pharaon, roi d’Égypte, et qu’il vous a libérés de l’esclavage. (Dt 7.7-8)

On retrouve ce principe dans l’appel de Moïse qui ne se sentait pas capable d’aller délivrer son peuple (Ex 3), ou dans celui de Jonas qui avait un cœur trop dur pour délivrer un message dont il savait pertinemment qu’il allait pousser Dieu à faire grâce aux Ninivites s’ils se repentaient (Jonas 4.2). Ce sont ces hommes, dont la Bible ne cache pas les faiblesses, que Dieu a choisis pour délivrer son peuple de la main du pharaon ou pour conduire les habitants de la toute-puissante Ninive à la repentance. Certains personnages bibliques se sont sentis si fragiles et vulnérables devant les défis à relever qu’ils ont demandé à Dieu de leur ôter la vie. C’est le cas, encore une fois, de Moïse qui demande à Dieu de lui reprendre la vie à la suite des murmures incessants du peuple d’Israël (Nb 11.15). C’est celui du prophète élie qui demande lui aussi la mort (1R 19.4), ou encore de Jérémie qui maudit le jour de sa naissance (Jr 20.14). Pourtant Moïse a continué à conduire le peuple d’Israël jusqu’aux portes de la terre promise. Dieu a confié une nouvelle tâche à élie et il a continué à se révéler fidèlement à Jérémie. Dieu les a choisis eux, comme d’autres, malgré leur faiblesse, pour accomplir sa volonté. Déjà dans la première aux Corinthiens Paul écrivait ceci :

Mais c’est dans les évangiles que ce thème est le plus présent ; Jésus aime accomplir de grandes choses avec peu de moyens, comme le montre si bien le récit de la multiplication des pains. C’est surtout à la croix, comme nous l’avons déjà souligné en commentant 2 Corinthiens 8.9, dans l’abaissement le plus total, que Dieu manifeste sa gloire, son triomphe. C’est là qu’il livre les principautés et les autorités publiquement en spectacle en les entraînant dans son triomphe (Col 2.13-15). C’est là, dans la faiblesse, que la puissance du mal est anéantie (Rm 6.6-10), que le pardon nous est acquis et la réconciliation promise.

Alors aujourd’hui, si nous nous sentons faibles, petits, pas toujours à la hauteur, si nous sommes conscients de notre faiblesse, de notre misère, de nos limites, ne nous décourageons pas ! Ce n’est pas parce que nous sommes faibles que Dieu ne nous utilisera pas. Ce n’est pas parce que nous avons peu de moyens, peu de capacités que Dieu ne va pas faire de grandes choses. L’histoire de l’Église est remplie d’exemples où Dieu a manifesté sa puissance à partir de faibles moyens. Dieu ne change pas. Sa stratégie ne change pas. Comme hier, il veut manifester sa puissance à travers notre faiblesse pour qu’il soit bien clair que c’est lui qui agit et pas nous. Pour cela, il nous demande simplement de lui faire confiance, de nous attendre à lui, de le laisser agir tout en étant entièrement consacrés à son service. Dieu n’attend pas que nous soyons forts pour nous utiliser à son service, mais plus dépendants de lui. Or qui est plus dépendant de Dieu que celui qui reconnaît combien il a besoin de lui dans sa vie de tous les jours ? « Quiconque se rendra humble comme cet enfant, dit Jésus, sera le plus grand dans le royaume de Dieu. » (Mt 18.4)

C’est toujours à partir de la faiblesse humaine et de l’humiliation, et non de la confiance et de la force humaine, que Dieu choisit de bâtir son Royaume ; il peut nous employer, non en dépit de notre aspect ordinaire, de notre impuissance et de nos infirmités invalidantes, mais précisément à cause d’elles. (James Steward, prédicateur écossais)24


  1. Conférence donnée lors de la retraite de rentrée de la Faculté Jean Calvin, le 14 septembre 2015.

  2. Micaël Razzano est secrétaire général des Groupes bibliques universitaires de France (GBU), chargé de cours à l’Institut biblique de Nogent-sur-Marne (IBN) et président de Formapré (formation pour responsables d’Église).

  3. Huperlian apostoloi, « excessivement apôtres » ou « apôtres par excellence » (11.5 et 12.11).

  4. Il a conscience de son autorité et de sa responsabilité d’apôtre, notamment dans l’exercice de la discipline (7.8, 10 ; 13.3-10). Il se présente comme apôtre dès le premier verset de l’épître, mais aussi ambassadeur de Christ (5.20), second Moïse (2.14-4.6). Sa préoccupation pour les chrétiens de Jérusalem, qui souffrent de la famine et pour lesquels il organise une collecte, en fait également une lettre apostolique par excellence.

  5. 1.5, 8ss ; 2.12ss ; 3.5 ; 4.7 ; 5.1…

  6. Le critère de sélection étant la diversité des modes de communication : une prière, deux images, une exhortation à partir de deux exemples, et enfin une parole de Dieu adressée à Paul.

  7. Bible annotée.

  8. Ils vont même jusqu’à accuser l’apôtre de détourner une partie de la collecte destinée aux chrétiens de Jérusalem (12.16). Sans doute faut-il les identifier aux judaïsants (11.22) qui parcouraient les Églises, ce qui va conduire l’apôtre à clarifier les choses en comparant les apôtres de la nouvelle alliance avec Moïse (3.4-18). La vraie continuité avec l’Ancien Testament passe par les apôtres et non par les judaïsants, en dépit de leurs lettres de recommandation. Ceux-ci n’ont pas dans leur discours la même insistance sur le rituel juif (circoncision) que les judaïsants de Galatie. Ils sont plus influencés par une piété hellénisée (sensible aux techniques oratoires). C’est par dérision que Paul les surnomme les « super-apôtres ».

  9. Dans cette dernière section de l’épître, Paul témoigne de la dimension pastorale de son ministère. Il s’associe étroitement à ce que vivent les Corinthiens (11.29) et il partage avec eux le souci qu’il a de la charge des Églises (11.28). Comme des parents qui se serrent la ceinture pour leurs enfants, Paul est prêt lui aussi à « dépenser » et à « se dépenser » pour le bien spirituel des Corinthiens (12.14-15).

  10. Pourquoi un apôtre serait-il en prison ? Pourquoi aurait-il enduré autant d’épreuves ? Pourquoi Dieu ne l’a-t-il pas guéri de son écharde dans la chair ? Un apôtre serait forcément un brillant orateur…

  11. Il pourrait s’agir de ce qui s’est passé au moment de l’émeute à Éphèse (Ac 19.23ss).

  12. Paraklèsis apparaît six fois (aux versets 3, 4, 5, 6, 7). Ce mot signifie la consolation, le réconfort, l’encouragement, l’exhortation. Le verbe parakaleô (encourager, réconforter, exhorter) apparaît quatre fois.

  13. Dans les écrits johanniques, le mot paraklètos désigne le Saint-Esprit (Jn 14.26), mais aussi Jésus-Christ (1Jn 2.1).

  14. Cf. Segond 21. Exégèse soutenue par Godet, qui traduit « qui nous fait triompher » au lieu de « qui nous entraîne dans son triomphe ». Également l’ancienne Segond : « qui nous fait toujours triompher en Christ » (avec en note : « qui triomphe toujours de nous »).

  15. Peter Jones, La deuxième épître de Paul aux Corinthiens, Vaux-sur-Seine, édifac, 1992, p. 58.

  16. Ibid.

  17. Les versets 4-6 font référence à la Bonne Nouvelle, à la proclamation de Jésus-Christ comme Seigneur, à la lumière qui perce les ténèbres.

  18. Es 29.15-16 ; Jr 18.1-6 (fragilité de l’homme entre les mains du potier) ; 19.11.

  19. Cf. les fables d’Ésope (viie et vie siècles avant J.-C.)

  20. « Dieu qui a dit : ‹Du sein des ténèbres brillera la lumière› a brillé dans notre cœur pour que resplendisse la connaissance de la gloire de Dieu sur le visage du Christ. » (2Co 4.6)

  21. D.F. Kelly, « La vie derrière le message », La Revue réformée 201 (1998/5), p. 5.

  22. La question reste de savoir comment comprendre le nekrôsin (v. 10) qui ne se lit que deux fois dans le Nouveau Testament. Il peut soit désigner le processus de la mise à mort comme Paul semble en faire usage en Romains 4.19 (le sein de Sarah était en état de nekrôsis), soit la mort elle-même comme semble le suggérer le thanatos des versets 11 et 12. Il est difficile de trancher (ce verset a donné lieu à de multiples interprétations). Par ses souffrances, Paul rend témoignage à la mort du Christ qui seule revêt pour nous une valeur rédemptrice.

  23. Cité par D.F. Kelly dans art. cit., p. 7. Voir aussi la traduction française : Les quatre amours, Raphaël, 2005.

  24. Cité par Charles R. Swindoll dans Paul, le courageux apôtre de la grâce, Ministères Multilingues, 2004, p. 282.

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