Utilité et suffisance des moyens de grâce

Utilité et suffisance des moyens de grâce

Jean-Philippe BRU1

Introduction

Le Christ a parfaitement accompli son œuvre de rédemption par sa mort et sa résurrection, il nous a acquis toutes sortes de bienfaits comme le pardon des péchés et la justification. Mais comment ces bienfaits nous sont-ils communiqués ? Comment participons-nous à la grâce du Christ ?

Calvin répond dans le troisième livre de l’Institution chrétienne que c’est le Saint-Esprit qui nous fait participer aux bienfaits du Christ. Il insiste tellement sur ce point par rapport à ses prédécesseurs qu’il a été appelé le théologien du Saint-Esprit. Sans son action secrète, tout ce que le Christ « a fait ou souffert pour le salut des hommes est dépourvu de sens et d’utilité pour nous »2. « Le Saint-Esprit est comme le lien par lequel le Fils de Dieu nous unit à lui de façon efficace. »3 Il est « la clé qui permet d’accéder aux trésors du royaume des cieux. Son illumination peut donc être nommée la vue de nos âmes. »4 Il est « le maître intérieur, par lequel la promesse du salut entre en nous et transperce nos âmes, autrement elle brasserait l’air ou ne ferait que du bruit »5. La foi est son chef-d’œuvre principal.

On pourrait penser qu’un tel maître intérieur est suffisant à notre salut, mais Calvin consacre son quatrième livre à décrire « les moyens extérieurs, ou aides, dont Dieu se sert pour nous conduire à Jésus-Christ son Fils et pour nous garder en lui »6. Ces moyens sont l’Église, les ministères, la discipline et les sacrements. Le Saint-Esprit se sert donc généralement de moyens pour nous faire participer à la grâce du Christ, et en particulier de ce qu’on appelle en théologie les « moyens de grâce ».

Après avoir défini ces derniers, nous verrons comment Dieu les utilise pour nous communiquer sa grâce. Nous nous poserons ensuite la question de leur suffisance : faut-il se contenter des moyens que Dieu nous a lui-même indiqués dans sa Parole ou est-il permis d’en inventer d’autres ? Commençons par définir les moyens de grâce.

I. Définition des moyens de grâce

1) Les moyens de grâce en général

L’expression « moyen de grâce » ne se trouve pas dans la Bible, mais elle est utilisée en ecclésiologie pour désigner les moyens extérieurs (« humainement perceptibles », dit Bavinck) que Dieu a choisis pour communiquer sa grâce à son peuple. Il pourrait nous la communiquer directement, et il le fait parfois dans des circonstances exceptionnelles, mais généralement il se sert de moyens extérieurs.

Bien qu’une définition large puisse inclure des moyens comme l’Église, la prière ou la communion fraternelle, la définition traditionnelle en limite le nombre à trois : la Parole et les sacrements (c’est-à-dire le baptême et la cène). Cette définition stricte fait une distinction entre « moyen » de grâce et « fruit » de la grâce. Bien que Dieu puisse se servir de la prière et de la communion fraternelle pour nous fortifier, elles sont d’abord des fruits de la grâce, alors que la Parole et les sacrements sont d’abord des moyens par lesquels Dieu fortifie son peuple.

2) La Parole comme moyen de grâce

Quand on parle de la Parole de Dieu comme moyen de grâce, il s’agit de la Parole inspirée, de l’Écriture sainte, et non de révélations directes comme celles que recevaient les prophètes. Plus concrètement, si nous voulons que Dieu nous communique sa grâce par ce moyen, il nous faut pratiquer la lecture quotidienne de la Parole de Dieu et surtout, dit le Catéchisme de Genève, « fréquenter avec assiduité les saintes assemblées où le message du salut nous est prêché et expliqué »7.

3) Les sacrements comme moyens de grâce

Calvin donne la définition suivante :

Un sacrement est un signe extérieur par lequel Dieu scelle dans nos consciences les promesses de sa volonté bonne envers nous, afin de fortifier la faiblesse de notre foi, et par lequel, à notre tour, nous témoignons qu’il est notre Dieu aussi bien devant lui et les anges que devant les hommes8.

L’Encyclopédie du protestantisme donne trois critères qui font d’un acte cultuel un sacrement9 :

  1. Cet acte fait l’objet d’un commandement explicite du Seigneur.
  2. Une promesse de grâce lui est attachée, en particulier le pardon des péchés.
  3. Il s’accompagne de la foi et est ordonné pour tous les croyants.

Le théologien réformé Louis Berkhof distingue les trois composantes suivantes10 :

  1. Le signe extérieur ou visible. Celui-ci comprend les éléments employés (eau, pain, vin), mais aussi le rite sacré, ce qui est fait avec ces éléments. Recevoir le signe visible n’équivaut pas à recevoir le sacrement.
  2. La grâce signifiée et scellée. Il s’agit de l’alliance de grâce, la justice de la foi, le pardon des péchés, la foi et la conversion, la communion avec le Christ, et ainsi de suite. Bref, il s’agit du Christ et de toutes ses richesses spirituelles.
  3. L’union sacramentelle entre le signe et le signifié. Cette union n’est pas physique mais spirituelle. Si le sacrement est reçu dans la foi, la grâce de Dieu l’accompagne. Sinon, aucune grâce ne l’accompagne.

Voyons maintenant quelle est l’utilité des moyens de grâce.

II. Utilité des moyens de grâce

1) Utilité de la Parole de Dieu

Le moyen de grâce par excellence

Pour la plupart des protestants, la Parole de Dieu est le moyen de grâce le plus important. Elle a la priorité sur les sacrements, parce que ces derniers ont besoin de la Parole de Dieu pour être complets, alors que la prédication n’a pas besoin des sacrements.

Relation entre la Parole et le Saint-Esprit

Le rôle du Saint-Esprit n’est pas de se substituer à la Parole de Dieu ni de la court-circuiter, mais d’ouvrir nos oreilles intérieures afin qu’elles puissent recevoir la Parole de Dieu.

Il existe deux conceptions erronées de la relation entre la Parole et le Saint-Esprit :

  1. La conception rationaliste considère que la Parole de Dieu a d’abord une influence morale, indépendamment de toute opération surnaturelle du Saint-Esprit.
  2. La conception mystique méprise la parole extérieure et recherche la lumière intérieure ou l’opération immédiate du Saint-Esprit. Son slogan est : « La lettre tue, mais l’Esprit vivifie. »

Il est préférable de maintenir que le Saint-Esprit n’agit pas ordinairement sans la Parole, que l’opération du Saint-Esprit accompagne la Parole ou que le Saint-Esprit agit par la Parole.

La loi et l’Évangile

Le Saint-Esprit se sert des deux parties de la Parole de Dieu pour nous régénérer, convertir et sanctifier : la loi et l’Évangile. Même lorsque la Parole de Dieu ne trouve pas une bonne terre, elle ne revient jamais vers Dieu à vide, sans avoir accompli ce qu’il désirait et sans avoir atteint le but qu’il lui avait fixé (Es 55.11). Dans ce cas, elle est plus un moyen de condamnation que de grâce.

2) Utilité des sacrements

Le principe d’accommodation

L’utilité des sacrements est due aux limites de notre condition terrestre. Calvin dit que Dieu s’accommode à notre ignorance11. Bavinck souligne l’implication de nos sens :

Parce que nous ne sommes pas des esprits désincarnés mais des créatures terrestres douées de sens qui ne pouvons comprendre les choses spirituelles que si elles nous sont présentées sous des formes humainement perceptibles, Dieu a institué les sacrements afin qu’en voyant ces signes nous puissions acquérir une meilleure compréhension de ses bienfaits, recevoir une plus forte confirmation de ses promesses, et être ainsi soutenus et fortifiés dans notre foi12.

Trois images

Calvin se sert de plusieurs similitudes pour décrire les sacrements :

  1. Les sacrements sont comme des sceaux qui confirment les promesses de Dieu. En réponse à ceux qui mettent en doute l’utilité des sacrements, il dit : « […] les sceaux qui sont mis et apposés sur les lettres et les documents officiels n’ont, en eux-mêmes, aucune valeur, car s’il n’y a rien d’écrit sur la feuille, ils n’ont aucune utilité et seraient apposés en vain. Et cependant, ils ont la capacité de confirmer, certifier et rendre authentique le texte qui est écrit dans les lettres, si elles sont ainsi scellées. »13
  2. Les sacrements sont comme des piliers : « De même qu’un édifice sera mieux assis sur ses fondations à l’aide de piliers qui le soutiendront, de même notre foi, qui se repose sur le fondement qu’est la Parole de Dieu, est renforcée et encore mieux soutenue si on y ajoute les sacrements qui lui servent de piliers. »14
  3. Les sacrements sont comme « des miroirs dans lesquels nous pouvons contempler les richesses de la grâce que Dieu nous donne avec abondance »15.

Fonctionnement des sacrements

La Confession de foi de Westminster dit clairement comment les sacrements fonctionnent et comment ils ne fonctionnent pas :

La grâce présentée dans ou par les sacrements droitement administrés n’est pas conférée par quelque pouvoir qu’ils auraient en eux-mêmes ; leur efficacité dépend non de la piété ou de l’intention de celui qui l’administre, mais de l’action de l’Esprit et de la Parole d’institution qui comporte à la fois le commandement d’en user et la promesse de bienfaits pour ceux qui les reçoivent dignement16.

Bavinck ne dit pas autre chose :

Les signes visibles ne contiennent pas la grâce, et Dieu ne transmet pas la grâce à l’âme de celui qui a recours aux sacrements comme à travers un canal. Ce n’est pas le sacrement, mais Dieu lui-même qui communique la grâce17.

Les sacrements fonctionnent de trois manières :

1) Les sacrements accompagnent la Parole

« Il n’y a jamais de sacrement sans que la Parole de Dieu le précède. Il lui est ajouté comme un élément destiné à l’attester, la confirmer et nous la certifier plus fort. »18 Les sacrements sont souvent appelés la « Parole visible », parce qu’ils offrent le même message que la Parole prêchée mais sous une forme visible, matérielle et tangible. La Parole et les sacrements ont donc le même contenu. Voici ce que dit Augustin au sujet de l’eau du baptême : « Enlevez la Parole, et l’eau n’est rien de plus et rien de moins que de l’eau ; ajoutez la Parole à l’élément, et il devient un sacrement. »

2) Les sacrements fortifient notre foi

« Les sacrements ne produisent pas la foi mais la fortifient, comme les alliances des mariés fortifient l’amour. Ils n’infusent pas une grâce matérielle mais confèrent le Christ entier, que les croyants possèdent déjà par la Parole. Ils leur confèrent le même Christ d’une autre manière et par un autre chemin et fortifient ainsi la foi. »19

3) Les sacrements agissent comme une cérémonie de renouvellement de l’alliance

Les sacrements renouvellent l’alliance des croyants avec Dieu, les fortifient dans la connaissance du Christ, les unissent plus étroitement les uns aux autres, les séparent du monde et rendent témoignage aux anges et à leurs semblables, leur montrant qu’ils sont le peuple de Dieu, l’Église du Christ et la communion des saints20.

Les sacrements comme signes et sceaux de l’union mystique

Les sacrements illustrent l’union mystique des croyants avec le Christ. De même qu’il y a une union sacramentelle entre le signe et la chose signifiée, « le croyant et le Christ sont unis comme le sarment et le cep, la tête et les membres, mari et femme, la pierre angulaire et le bâtiment. Cette union mystique… n’est pas immédiate mais vient à l’existence par le Saint-Esprit. »21

Deux conceptions erronées des sacrements

La conception réformée a souvent été opposée aux conceptions mystique et catholique romaine. La première sous-estime l’utilité des sacrements ; la seconde la surestime.

1) La conception mystique

Selon cette conception, Dieu n’a pas besoin de moyens pour distribuer sa grâce. Il agit directement dans les cœurs. Les sacrements ne peuvent servir qu’à symboliser cette grâce intérieure. On rencontre cette conception chez les anabaptistes du xvie siècle, certains piétistes et les quakers. Ces derniers considèrent que les révélations divines intérieures ne doivent pas être soumises à l’examen du témoignage extérieur des Écritures ni de la raison naturelle. Certains charismatiques ne sont pas très éloignés de cette conception, lorsqu’ils attribuent à leurs expériences spirituelles la même autorité qu’à la Parole de Dieu.

À l’inverse de la conception mystique, la conception rationaliste nie l’opération secrète du Saint-Esprit et attribue aux sacrements une efficacité purement morale.

La conception mystique a raison de souligner la nécessité d’une action intérieure du Saint-Esprit, mais elle a tort de penser que cela soit suffisant. Le rôle du Saint-Esprit est d’ouvrir les oreilles et les yeux de notre cœur, afin que nous puissions recevoir l’Évangile en paroles (prédication) et en images (sacrements). Seul le Saint-Esprit peut produire la foi, mais il la suscite en nous par la prédication et la confirme par la célébration des sacrements22.

2) La conception catholique romaine

Selon cette conception, dans les sacrements, les signes visibles et la grâce invisible sont inséparablement liés. En fait, la grâce est contenue dans les moyens comme une sorte de substance et transmise comme par un canal. On dit que les sacrements agissent ex opere operato23, « par le fait même que l’action est accomplie ». Cela signifie que la seule exécution de l’acte sacramentel garantit l’efficacité du sacrement, à condition que le bénéficiaire n’y mette pas obstacle.

Voici ce que disent les canons 5-8 du Concile de Trente :

Si quelqu’un dit, que les sacrements n’ont été institués que pour entretenir la foi : qu’il soit anathème.

Si quelqu’un dit, que les sacrements de la nouvelle loi ne contiennent pas la grâce qu’ils signifient ; ou qu’ils ne confèrent pas cette grâce à ceux qui n’y mettent point d’obstacle ; comme s’ils étaient seulement des signes extérieurs de la justice ou de la grâce qui a été reçue par la foi, ou de simples marques de distinction de la religion chrétienne, par lesquelles on reconnaît dans le monde les fidèles d’avec les infidèles : qu’il soit anathème.

Si quelqu’un dit, que la grâce, quant à ce qui est de la part de Dieu, n’est pas donnée toujours, et à tous, par ces sacrements, encore qu’ils soient reçus avec toutes les conditions requises ; mais que cette grâce n’est donnée que quelquefois, et à quelques-uns : qu’il soit anathème.

Si quelqu’un dit, que par les mêmes sacrements de la nouvelle loi, la grâce n’est pas conférée par la vertu et la force qu’ils contiennent ; mais que la seule foi aux promesses de Dieu suffit, pour obtenir la grâce : qu’il soit anathème.

Calvin répond à ceux qui attribuent une efficacité intrinsèque aux sacrements que ceux-ci ne servent à rien sans la foi. Il cite Augustin : « Le signe visible apparaît souvent sans la sanctification invisible, mais également la sanctification sans le signe visible. »24 Le sacrement et la réalité signifiée sont liés, mais pas au point que l’un ne puisse pas être sans l’autre. « Le morceau de pain que notre Seigneur a donné à Judas, dit Calvin, a été un poison pour lui. »25 En outre, plus on jouit de la communion du Christ, plus on retire de profit des sacrements.

3) Utilité du baptême en particulier

Calvin voit deux objectifs au baptême : 1) être utile à notre foi et 2) servir à notre confession devant les hommes.

Concernant le premier objectif, Calvin précise que le baptême apporte trois choses à notre foi :

  1. « Le baptême nous est proposé par Dieu pour être un signe et une attestation de notre purification. Pour mieux dire, il nous est envoyé par lui comme une lettre officielle signée et scellée, par laquelle il nous fait savoir, nous confirme et nous assure que nos péchés nous sont remis. »26 L’eau n’a aucun pouvoir en elle-même, ce n’est pas l’eau qui nous purifie. Le baptême atteste la rémission des péchés passés et futurs. Il nous est donc utile tout au long de notre vie, chaque fois que nous péchons.
  2. Le baptême « nous montre notre mortification en Jésus-Christ ainsi que notre vie nouvelle en lui »27. Il ne s’agit pas simplement d’imiter le Seigneur, mais, comme un greffon, de tirer notre vie spirituelle de sa mort et sa résurrection.
  3. Le baptême atteste que nous sommes unis au Christ de telle manière qu’il nous rend participants de tous ses biens. C’est la raison pour laquelle les apôtres ont baptisé au nom de Jésus, malgré l’ordre qu’ils avaient reçu de baptiser aussi au nom du Père et du Saint-Esprit28.

Concernant le deuxième objectif, Calvin précise que « le baptême sert à notre confession devant les hommes » de trois manières29 :

  1. « Il est une marque et une manifestation par laquelle nous déclarons vouloir être comptés parmi le peuple de Dieu » ;
  2. « nous attestons que nous nous consacrons au service d’un seul Dieu dans une même foi avec tous les chrétiens » ;
  3. « par ce signe nous professons, solennellement et publiquement, quelle est notre foi. »

Si le baptême sert à fortifier et à manifester notre foi, quelle est l’utilité du baptême des petits enfants, ces derniers n’étant en mesure ni de croire, ni de confesser leur foi ? L’utilité du baptême des enfants est évidente pour Calvin.

  1. Le baptême des enfants est utile pour les parents, qui se voient ainsi confirmer la promesse du Seigneur « d’étendre sa grâce non seulement sur eux, mais aussi sur leur descendance jusqu’à mille générations. »30 Ce serait une erreur de penser que la promesse seule suffit. Dieu, qui connaît la faiblesse de notre foi, en a jugé autrement. Il nous a donné un signe concret de son alliance : la circoncision dans l’ancienne alliance et le baptême dans la nouvelle alliance. Renoncer à baptiser les enfants serait une régression par rapport à l’ancienne alliance, où « Dieu, se présentant à ces enfants comme leur Père, a voulu qu’un signe visible témoignât dans leurs corps mêmes de la promesse de son salut. Il ne serait donc pas normal que, depuis la venue du Christ, cette promesse ne soit plus aussi fortement assurée aux chrétiens d’aujourd’hui. »31
  2. L’utilité du baptême pour l’enfant est que l’Église est encouragée à en prendre un soin particulier et qu’il sera plus tard « encouragé concrètement à servir le Seigneur, qui s’est déclaré être son Père avant même qu’il le connaisse, car il a été reçu parmi son peuple dès le ventre de sa mère. »32

4) Utilité de la cène en particulier

La cène est le moyen de grâce qui divise le plus les chrétiens. Entre ceux qui n’en voient pas du tout l’utilité et ceux qui lui attribuent un pouvoir quasi magique, nombreux sont ceux qui célèbrent la cène sans vraiment en comprendre l’utilité. Il est donc important de se demander à quoi elle sert, même si Calvin lui-même reconnaît qu’« il est difficile d’exprimer par des paroles un mystère si grand »33. La cène sert au moins à quatre choses :

  1. Elle nous aide à maintenir le culte christocentrique. Un prédicateur négligent peut facilement se contenter de messages qui apportent des réponses humaines aux problèmes humains. Mais une telle négligence n’est pas possible avec la cène, qui est faite en mémoire du Christ, c’est-à-dire de sa mort et de sa résurrection.
  2. Le Catéchisme de Genève (question 343) affirme que la cène « confirme et rend plus intense notre communion avec le Christ ». Commentant les paroles de la promesse : « Prenez, mangez, ceci est mon corps qui est livré pour vous », Calvin dit qu’« il nous est donc commandé de prendre et de manger le corps qui a été offert pour notre salut afin que, voyant que nous sommes faits participants, nous soyons assurés que la puissance de ce sacrifice se manifestera en nous ». Et il dit au sujet de « l’alliance en mon sang » : « chaque fois qu’il nous donne son sang sacré à boire, il renouvelle d’une certaine manière, ou, plutôt, il maintient l’alliance avec nous, celle qu’il a ratifiée par son sang. »34
  3. C’est le Saint-Esprit qui nous communique la réalité signifiée par le pain et le vin : « il est comme le canal ou le conduit par lequel tout ce que le Christ est et possède descend jusqu’à nous. »35 De même que le soleil brille sur la terre et envoie quelque chose de sa substance pour faire croître les fruits de la terre, l’Esprit de Jésus-Christ nous apporte la communion de sa chair et de son sang36.
  4. La cène nous aide à maintenir une différence entre l’Église et le monde. L’Évangile est offert à tous, mais seuls ceux qui le reçoivent avec foi sont invités à la cène. Dans l’Église ancienne, on congédiait les catéchumènes après la liturgie de la parole et seuls les baptisés avaient le droit de participer à la liturgie eucharistique.

Si l’on admet les enfants au baptême, faut-il aussi les admettre à la cène ? Calvin reconnaît que « cela a été pratiqué dans l’Église ancienne, comme on peut le voir dans quelques textes des docteurs »37 (le latin précise : « Cyprien et Augustin »), mais il ajoute que cette coutume a été abolie avec raison, les deux signes ayant des fonctions différentes38. La fonction du baptême est de signifier l’appartenance de l’enfant au peuple de Dieu. « La cène, en revanche, a été instituée pour ceux qui, ayant dépassé le stade de la première enfance, sont capables de recevoir une nourriture solide. »39 Il s’appuie pour affirmer cela sur 1 Corinthiens 11.28-29, qui mentionne deux conditions à remplir avant de participer à la cène : s’examiner soi-même et discerner le corps du Christ. De toute évidence, un enfant n’est pas en mesure de remplir ces conditions. Il doit donc être tenu à l’écart de la cène. Calvin conclut son argumentation en précisant qu’il en allait de même sous l’ancienne alliance, puisque l’agneau pascal « était mangé par les enfants qui pouvaient demander quelle en était la signification (Exode 12.26) »40.

III. Suffisance des moyens de grâce

Lorsque le prophète Élisée a envoyé son messager prescrire à Naaman, le chef militaire lépreux, d’aller se laver sept fois dans le Jourdain pour être guéri, celui-ci s’est irrité, parce qu’il s’attendait à ce que le prophète le guérisse par d’autres moyens. De même nous avons tendance à négliger les moyens que Dieu a lui-même prescrits pour fortifier notre foi et à en inventer de nouveaux jugés plus efficaces. Il importe donc de se poser la question de la suffisance des moyens de grâce ordinaires. Est-il permis d’allonger la liste des moyens de grâce sans tenir compte des prescriptions bibliques ?

Les cinq autres sacrements catholiques romains

Calvin reproche aux catholiques romains d’avoir ajouté aux deux sacrements bibliques cinq autres sacrements sans aucune justification scripturaire. Il ne nie pas la légitimité dans une certaine mesure de certaines de ces autres cérémonies, mais conteste qu’elles puissent être qualifiées de sacrements et déplore qu’elles aient été encombrées d’inventions humaines. Prenons l’exemple de la confirmation. Calvin ne s’oppose pas à cet usage ancien permettant à celui qui a été baptisé enfant de confesser sa foi devant l’Église. Mais il reproche à l’Église romaine de lui attribuer la qualité de « conférer le Saint-Esprit, afin d’accroître la grâce qui avait été conférée au baptême »41. On ne trouve aucun appui biblique à l’idée selon laquelle l’huile du chrême utilisée lors de cette cérémonie aurait un tel pouvoir.

Le principe régulateur

Calvin était très attentif à ce que les hommes n’ajoutent pas au culte leurs inventions. Il faut se contenter d’y mettre ce que Dieu lui-même a prescrit ou peut clairement être déduit de sa Parole. C’est ce qu’on a appelé plus tard le principe régulateur du culte.

Le renouveau liturgique

Les différents mouvements de « renouveau liturgique » au sein des Églises réformées, qui cherchent à revenir à une liturgie plus élaborée, reprochant aux réformateurs d’avoir jeté le bébé avec l’eau du bain, doivent veiller à ne pas imposer aux fidèles une liturgie trop rigide qui limite leur liberté de conscience.

Confusion entre moyen et fruit de la grâce

Chez les évangéliques, ce n’est pas le sacramentalisme qui menace la suffisance des moyens de grâce, mais une certaine confusion entre les moyens de grâce et les fruits de la grâce. Wayne Grudem fait cette confusion lorsqu’il étend la liste des moyens de grâce à onze. Si tout est moyen de grâce, rien n’est moyen de grâce ! Il est important de maintenir la spécificité des moyens de grâce traditionnels, afin qu’ils gardent une place centrale dans le culte. Si tout se vaut, alors la prédication peut être remplacée par une série de témoignages, le baptême peut être différé indéfiniment, la cène peut être ouverte à tous comme moyen d’évangélisation. On peut même imaginer des rencontres édifiantes où l’Évangile n’est pas vraiment annoncé. Un retour à une claire définition des moyens de grâce ordinaires nous gardera de négliger l’essentiel et d’introduire des inventions humaines dans notre manière de rendre un culte à Dieu.

Conclusion

En bon père de famille, Dieu met à notre disposition différents moyens pour fortifier et nourrir notre foi. Ne nous privons pas de ces moyens. N’allons pas chercher en dehors de sa Parole des moyens peut-être plus spectaculaires, mais qui pourraient nous détourner de l’essentiel. Faisons confiance aux moyens de grâce ordinaires et ne nous éloignons pas de la simplicité de l’Évangile. Ne doutons pas que le seul message que l’Église et le monde ont besoin d’entendre encore aujourd’hui, c’est celui que la Parole de Dieu nous annonce de la Genèse à l’Apocalypse et que les sacrements nous confirment avec une grande clarté : le salut est en Jésus-Christ crucifié.


  1. Jean-Philippe Bru est professeur-coordinateur de théologie pratique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

  2. Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, mise en français moderne par Marie de Védrines et Paul Wells, avec la collaboration de Sylvain Triqueneaux, Aix-en-Provence-Charols, Kerygma-Excelsis, 2009, III.i.1, p. 475.

  3. Ibid., p. 476.

  4. Ibid., III.i.4, p. 479.

  5. Ibid.

  6. C’est par ces mots qu’il introduit ce quatrième livre (p. 943).

  7. Question 301.

  8. IRC, IV.xiv.1, p. 1202.

  9. Encyclopédie du protestantisme, sous dir. Pierre Gisel, Paris-Genève, Quadrige/PUF-Labor et Fides, 2006 (1re édition Cerf-Labor et Fides, Paris-Genève, 1995), p. 1262.

  10. Louis Berkhof, Systematic Theology, Édimbourg, The Banner of Truth Trust, 1981 (1re édition 1939), p. 617-618.

  11. Voir IRC, IV.xiv.3, p. 1204.

  12. Bavinck, Reformed Dogmatics, Grand Rapids, Baker Academy, 2008, 4, p. 489.

  13. IRC, IV.xiv.5, p. 1205.

  14. IRC, IV.xiv.6, p. 1206-1207.

  15. Ibid., p. 1207.

  16. Confession de foi de Westminster, XXVII.3.

  17. Bavinck, Saved by Grace, Grand Rapids, Reformation Heritage Books, 2008, p. 137.

  18. IRC, IV.xiv.3, p. 1203.

  19. Bavinck, Reformed Dogmatics, 4, p. 490.

  20. Ibid.

  21. Ibid., p. 251.

  22. Voir question 65 du Catéchisme de Heidelberg.

  23. La formule apparaît vers la fin du xiie siècle.

  24. IRC, IV.xiv.14, p. 1214.

  25. IRC, IV.xiv.15, p. 1215.

  26. IRC, IV.xv.1, p. 1229.

  27. IRC, IV.xv.5, p. 1232-1233.

  28. IRC, IV.xv.6, p. 1233.

  29. IRC, IV.xv.13, p. 1239.

  30. IRC, IV.xvi.9, p. 1256.

  31. Catéchisme de Genève, question 335.

  32. IRC, IV.xvi.9, p. 1257.

  33. IRC, IV.xvii.7, p. 1288.

  34. IRC, IV.xvii.1, p. 1282-1283.

  35. IRC, IV.xvii.12, p. 1292.

  36. Ibid.

  37. IRC, IV.xvi.30, p. 1274.

  38. De nos jours, la pédocommunion (admission des enfants à la cène) est toujours pratiquée dans l’Église orthodoxe et a été adoptée par une minorité de protestants.

  39. Ibid.

  40. Ibid.,p. 1275.

  41. IRC, IV.xix.5, p. 1368.

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