Les réveils au XIXe siècle en suisse romande et l’œuvre de César Malan

*LES RÉVEILS AU XIXe SIÈCLE EN SUISSE ROMANDE
ET L’ŒUVRE DE CÉSAR MALAN[1]

Jean-Marc BERTHOUD* 

César Malan[2] est l’aîné des hérauts du Réveil de Genève, de trois ans plus âgé que Louis Gaussen, il est né en 1790. D’une famille d’origine du refuge huguenot, Malan reçut l’éducation classique et morale et la piété déiste de son temps. Il ne lut les Evangiles, avec toute l’attention spirituelle et intellectuelle qu’ils exigent, que quelques années après être devenu pasteur. Selon son propre témoignage, la Bible fut longtemps pour lui un livre fermé. Essayant de la lire, une fois, en voyage, « il en trouva le style ancien et le langage vulgaire »[3]. Malan fut consacré au saint ministère en octobre 1810 à l’âge de vingt-trois ans. Une année auparavant, en 1809, il avait été nommé régent de la cinquième classe au Collège Calvin, poste qu’il occupa jusqu’à son licenciement pour ses convictions religieuses évangéliques et réformées, en 1818.

 

Voyons comment Malan décrit ses convictions chrétiennes d’alors :

J’étais alors tout à fait ignorant de l’Evangile de la grâce, et, quoique je fusse un jeune homme honnête et même rigide dans mes habitudes, jamais je n’avais eu même la pensée d’une autre voie de salut que celle des œuvres et des mérites de l’homme.

Ecoutons encore César Malan évoquant la religion de sa jeunesse :

J’avais bien eu, dans mon enfance, et par l’instruction de ma mère, la croyance à la divinité éternelle du Sauveur, et même je me rappelle qu’à l’âge de quatorze ans, je soutins, contre mes camarades de Collège et dans la classe, que Jésus est Dieu. Mais cette croyance demeura comme morte dans mon esprit, et pendant mes quatre années de théologie, jamais je n’entendis, de la bouche de mes professeurs, un seul mot qui put la ranimer. Avec cela, je me croyais très religieux, et j’étais considéré comme tel. Mes mœurs étaient irréprochables et mes discours ordinairement sérieux.

Quelle était alors la spiritualité de ce jeune pasteur et professeur du Collège Calvin ? Ecoutons-le encore :

Quand je n’étais chrétien que comme on l’est dans le monde, écrit-il, j’étais grand admirateur de la sagesse des païens ; et comme j’avais été conduit, dès ma première enfance, dans la même morale que l’étaient autrefois les personnes bien élevées d’Athènes ou de Rome, je rapportais aussi, comme les maîtres de ces écoles-là, toutes mes facultés et mes forces à la dignité de l’homme et à sa gloire. Alors la vertu, telle que l’imaginent et la vantent les sages du siècle, était mon idole, et la plus haute destination d’un homme me paraissait atteinte lorsqu’on pouvait dire de lui : il est le premier, il est le plus sage, il est le plus vertueux de son peuple […].

Ecrivant de l’époque où il était régent du Collège, et régent aux convictions essentiellement stoïciennes, Malan s’écrie :

Quel homme craignant Dieu, continue-t-il, ne frémirait à la vue de ces vastes manufactures d’éducation terrestre, de ces ateliers de raison et de vertu où l’intelligence n’est rendue capable que d’elle-même, où le cœur n’est tourné que vers la Création ! […] C’était cependant de la sorte que je conduisais mon école. L’émulation, c’est-à-dire l’orgueil dans toute sa puissance, en était le mobile. La honte et le châtiment pour les lâches, les éloges et les récompenses pour les plus ardents […][4].

Quelle était alors la nature de l’enseignement théologique dispensé à la veille du Réveil dans l’Académie fondée par Jean Calvin et par Théodore de Bèze en 1559 ? Une éminente figure du Réveil genevois, Ami Bost, nous éclaire ici :

On n’ouvrait pas la Bible dans nos auditoires, déclare-t-il. Sinon pour traduire, de l’hébreu, des psaumes. Pas de cours de dogmatique non plus à cette époque ! L’Académie baigne dans une religion naturelle sans révélation, une manière de déisme. Ou bien, par le rejet de la divinité de Jésus-Christ, dans l’arianisme. Ou encore, dressant le libre arbitre de l’homme contre la grâce souveraine de Dieu, ou passant au crible de la raison et du bon sens toute l’Ecriture, dans le pélagianisme ou le socinianisme[5].

C’est par une telle citation que Gabriel Mützenberg résume le témoignage d’Ami Bost. Ce dernier ajoutait :

 

On ne nous entretenait que des dogmes de la religion naturelle. Le Nouveau Testament n’était pas au nombre des livres exigibles pour achever nos études pour le saint ministère[6].

Comment le Réveil spirituel, doctrinal et biblique des étudiants en théologie, qui éclata à Genève avec les cours que donna Robert Haldane sur l’épître de Paul aux Romains pendant l’hiver 1816-1817, fut-il préparé ?

Nous pouvons constater trois voies par lesquelles le Saint-Esprit préparait le cœur de certains des étudiants à recevoir la Parole de Dieu prêchée par son serviteur, laïque et baptiste, Robert Haldane, dans la citadelle de la Réforme calviniste, Eglise devenue, maintenant, l’égout rassembleur de toutes les hérésies. Ces trois voies furent celles (a) de César Malan, (b) d’Ami Bost et (c) la venue de Wilcox, Haldane et Drummond.

1. César Malan

Dans les premières années de son ministère, Malan fut confronté par l’Evangile suite à une prédication parfaitement non biblique qu’il prononça dans une Eglise du canton de Vaud où il avait été appelé à prêcher. Voici comment Malan décrit les reproches qui lui furent adressés par le pasteur de cette Eglise vaudoise, ministre dont le nom nous est inconnu :

Au sortir de l’église, raconte Malan, le pasteur vint à moi d’un air triste et sévère, et ne me dit d’abord que ces mots : « Monsieur, il m’a paru que vous ne savez pas que, pour convertir autrui, il faut d’abord être converti soi-même. Votre sermon n’est pas chrétien, et j’espère que mes paroissiens ne l’auront pas compris ! »Paroles salutaires ! Ce furent elles, et tout ce que ce fidèle serviteur de Christ y joignit ensuite, qui me firent comprendre ce qu’est, en effet, un chrétien[7].

C’est vers les années 1813-1814 que Malan commença, petit à petit, à comprendre l’enseignement biblique sur la grâce, le péché et la souveraineté de Dieu. Ce n’est cependant qu’en 1816 qu’il en vint à saisir pleinement la doctrine biblique et réformée du salut par la grâce seule, ceci au moyen de la foi seule. Voici comment Gédéon Sabliet évoque la conversion à l’Evangile du jeune pasteur.

En 1816, Dieu fit, au jeune prédicateur, l’immense grâce de ne plus prêcher « un Dieu et un Sauveur inconnus ». Cette date fut, selon ses propres termes, « l’année de la délivrance ». Au début de cette année, il se lia avec deux étrangers pieux, de Sack, de Berlin, et Wendt, pasteur luthérien, à Genève.

Un soir, écrit-il, la lecture du cinquième chapitre des Romains, que faisait Ch. de Sack dans sa chambre, à la Grand-Rue, produisit sur moi une impression très vive, en particulier le verset 10 : « Car si, lorsque nous étions ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, à plus forte raison, étant déjà réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie. » 

Malan décrit un autre moment, tout à fait décisif, dans son cheminement vers une pleine foi en Jésus-Christ et en son œuvre de salut pour le pécheur, à la fois repentant et croyant, œuvre accomplie par l’action souveraine du Saint-Esprit :

Un jour que je lisais l’Evangile à mon pupitre, dans la classe, pendant que les écoliers faisaient un devoir – c’était l’après-midi – je lus le deuxième chapitre des Ephésiens, et quand j’arrivai à cette parole : « Vous êtes sauvés par grâce, par la foi ; cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu ! », le livre me sembla lumineux, et je fus si vivement ému que je dus sortir dans la cour du Collège, où je marchai en m’écriant : « Je suis sauvé ! Je suis sauvé ! »

Voyons maintenant comment Sabliet décrit le changement radical produit en Malan par cette si forte découverte de la grâce de l’Evangile :

Le changement opéré entraîna, chez Malan, une rupture totale avec le passé. L’absolutisme dont il marqua désormais ses paroles et ses rapports avec autrui, il se l’imposa à lui-même dès le départ : dès les premiers pas où sa piété l’engage, il manifeste une décision sans compromis.

Sabliet précise :

Aussitôt qu’il eut reçu, de la Parole de Dieu, les impressions décrites plus haut, non seulement il n’hésita pas à détruire tous ses manuscrits, mais il mit au feu une collection d’auteurs classiques qu’il avait laborieusement formée, et qui avait été, jusque-là, son plus précieux trésor. Sans doute, le retrouvera-t-on plus tard mettant ces mêmes classiques entre les mains de ses fils ; mais il n’en reprit jamais, pour lui-même, la lecture[8].

Sabliet tire la conclusion suivante de cette attitude de rupture avec le passé :

La Parole de Dieu n’était pour lui nulle part ailleurs que dans l’Écriture ; le service de Dieu était essentiellement la prédication de cette Parole ; à cela seul, il consacra sa vie tout entière[9].

Cet aspect absolu qu’eut sa conversion fut utilisé par Dieu pour appeler Malan à une action décisive, celle de prêcher son fameux sermon : « L’homme ne peut être justifié que par la foi », les 15 décembre 1816 et 19 janvier 1817 dans des paroisses de la campagne genevoise. C’est ce même sermon qu’il prêcha, en mars 1817, dans le temple de la Madeleine à Genève à l’occasion des fêtes de Pâques, qui fut l’occasion directe du conflit ouvert qui se déclencha entre la Compagnie des pasteurs et les étudiants de la Faculté de théologie. Ces derniers se réunissaient alors trois fois par semaine aux pieds du prédicateur laïque écossais Robert Haldane. Au travers de ses études bibliques, ils entendirent, la plupart pour la première fois, le message véritable de la foi chrétienne à travers l’exposition détaillée qu’il donnait de l’épître de Paul aux Romains. Malan, en tant que pasteur en fonction, s’il n’a pas pu se joindre au groupe d’étudiants de la faculté, profita cependant, à titre personnel, de l’enseignement de Haldane, instruction biblique qui a su merveilleusement affermir ses nouvelles convictions si largement tributaires de l’héritage confessionnel de la Réforme.

Cependant, nous pouvons constater un certain déséquilibre, tant dans le comportement de César Malan, rompant si radicalement avec son propre passé comme avec tout l’héritage de la culture humaine, qu’avec son insistance par trop unilatérale en faveur de l’unique prédication de la justification et de tout ce qui s’y rapportait. On voit également, dans l’enseignement de Haldane et de son disciple, un certain déni de la révélation générale que nous donne l’ordre établi par Dieu sur la création et de celle que nous pouvons tirer de l’ordre providentiel de Dieu agissant à travers l’histoire. Cette attitude théologique et spirituelle plutôt restrictive se trouve plus proche d’un certain dualisme puritain – mettant si largement l’accent sur la sotériologie – que de l’héritage de la Réforme du XVIe siècle, celui d’hommes comme Guillaume Farel, Pierre Viret, Jean Calvin et Théodore de Bèze et de ceux qui les suivirent dans ce qu’on appelle la scolastique réformée du XVIIe  siècle ; cet héritage n’hésitait pas, en effet, à affirmer tout haut les droits souverains de Dieu, à la fois Créateur, Sustenteur et Rédempteur sur toutes choses, sur l’univers tout entier et sur toute l’histoire du monde, et non seulement sur le salut personnel et ecclésial de l’homme.

2. Ami Bost

Le 10 mars 1814, Louis Gaussen et Ami Bost furent consacrés ensemble au saint ministère. Ami Bost était issu d’un milieu pauvre et les ancêtres de sa famille (comme celle de César Malan) étaient des réfugiés huguenots. Son aïeul avait eu la vie sauve – étant évacué de son village natal où sévissait la persécution suscitée par le  « roi très chrétien » – dissimulé sous le tas de fumier que transportait un char. Sa famille animée d’une grande piété était rattachée à la communauté morave de Genève. Cette communauté avait été fondée par le comte Zinzendorf lui-même au milieu du XVIIe siècle. C’est ainsi que la piété morave avait essaimé jusqu’au cœur de la cité de Calvin. Ecoutons le témoignage qu’Ami Bost rend aux moraves dans les premières pages de ses Mémoires pouvant servir à l’histoire du Réveil religieux :

Le réveil religieux de Genève se rattache incontestablement, comme on le verra, à de petites réunions qui se tenaient chez mon père, et auxquelles je prenais part depuis l’âge de douze ans, comme le firent quelques jeunes gens qui ont formé le noyau du réveil, MM. Guers, Empeytaz, Gonthier, Pyt, Lhuilier, Porchat[10].

C’est en 1741 que Zinzendorf avait planté les débuts de cette communauté de frères. Voici comment de Goltz décrit l’histoire de cette petite assemblée genevoise des Frères moraves :

Après le départ de Zinzendorf, la communauté qui s’était formée d’après ses principes compta bientôt de 600 à 700 membres. Le noyau s’en conserva pendant tout le cours du siècle. Non seulement on y retrouve, encore en 1800, les idées spéciales aux moraves, comme l’adoration et le culte exclusif du Seigneur Jésus, « le repos joyeux dans les mérites des plaies de Jésus » ainsi que l’union tendre et cordiale des Frères entre eux. […] Néanmoins le nombre des fidèles finit par diminuer peu à peu ; à l’époque de la révolution, soit par suite de la mort des anciens membres, soit par l’influence que l’esprit du temps exerçait sur les jeunes gens, ils se virent réduits à un très-petit nombre ; jamais cependant leurs assemblées ne furent entièrement interrompues[11].

C’est dans le cadre de cette petite communauté de Frères moraves que naquirent les premières lueurs du Réveil. Suivons encore ici de Goltz :

Ce fut chez quelques étudiants qui étaient en relation de famille ou de société avec les restes de la communauté morave, que nous voyons apparaître tout d’abord, à travers beaucoup de luttes intérieures et un grand travail de conscience, les premières aspirations vers une vérité qui fût supérieure à la froide et maigre doctrine de leurs professeurs. C’est ainsi que, déjà en 1810, sous la direction du chantre Bost [le père d’Ami Bost], membre de la communauté morave, se forma la Société des Amis. Son fils Ami, qu’il avait envoyé passer quelques années à Neuwied, et Henri-Louis Empeytaz (1796-1853), tous les deux, à cette époque, étudiants en théologie, en furent, dès l’origine, les membres les plus fervents[12].

C’est, en partie, des rencontres de cette Société des Amis, très tôt – cela dès le 13 décembre 1810 – combattue par la Compagnie des pasteurs, que les premières étincelles du Réveil s’allumèrent. De Goltz décrit la nature de ce tout petit recommencement :

Tout ce qui nous est parvenu de cette Société des Amis tend à faire voir, qu’en dépit de l’obscurité où ces jeunes chrétiens se trouvaient encore quant à plusieurs points de la doctrine du salut, une vie nouvelle se remuait cependant en eux ; ils avaient déjà cette faim et cette soif de la justice, qui possèdent la promesse d’être rassasiées ; ils ressentaient de saintes aspirations, et un noble et généreux besoin de se vouer à quelque œuvre céleste. – C’est ainsi qu’en 1812, à l’occasion d’un sermon de Moulinié, quelques-uns d’entre eux se sentirent poussés « à secourir les pauvres et les affligés par tous les moyens que le Seigneur mettrait à leur disposition »[13].

Le passage à Genève, de juillet à septembre 1813, de la fameuse mystique Madame de Krüdener (1764-1824), disciple de Madame Guyon et amie et conseillère du tsar Alexandre, eut pour effet de stimuler l’aspiration de certains étudiants en théologie à une vie spirituelle plus réelle. Il se constitua chez elle des rencontres d’édification spirituelle présidées par Henri-Louis Empeytaz, ce qui lui valut d’être convoqué devant le Consistoire. C’est ainsi que la Compagnie des pasteurs le priva, le 3 juin 1814, du droit d’exercer un quelconque ministère pastoral au sein de l’Eglise de Genève. Le 13 août 1814, il quitta Genève pour rejoindre Madame de Krüderer, à Bâle, qu’il seconda pendant près de deux ans dans ses labeurs missionnaires. Comme le l’écrit fort bien de Goltz : le champ était labouré, le semeur ne pouvait tarder à apparaître.

3. La venue à Genève de trois Britanniques : Wilcox, Haldane et Drummond

Dieu envoya dans cette Genève, où quelques étudiants en théologie cherchaient, comme à tâtons, la lumière divine qu’ils attendaient, trois envoyés de Dieu britanniques, tous les trois laïques et tous pénétrés, à des degrés divers, des doctrines de la Réforme. Rappelons que la Genève moderne et libérale de ce début du XIXe siècle avait depuis longtemps abandonné une telle nourriture spirituelle. Gabriel Mützenberg décrit bien la venue de ces trois apôtres : Richard Wilcox, Robert Haldane et Henry Drummond dans la cité de Calvin :

Ceux qui feront pénétrer dans l’âme de ces étudiants tout l’Evangile, ce ne sont donc pas leurs professeurs, les spécialistes, de savants théologiens. Même pas des Genevois. Ce seront des étrangers, des laïques, comme au XVIe siècle. Non pas des Français toutefois. Ni de la même envergure. Le Réveil n’est pas la Réforme. Mais ces Britanniques, un homme d’affaires [Richard Wilcox], un ancien officier de marine [Robert Haldane], un rentier dans la trentaine [Henry Drummond] joueront, dans la destinée spirituelle de ces jeunes en recherche, un rôle décisif[14].

Au début de 1816, un négociant anglais, Richard Wilcox, s’installa dans la maison bâtie sur les ruines de l’ancien couvent de Rive où Farel avait, en 1534, pour la première fois, prêché l’Evangile. C’est là même qu’Empeytaz réunissait les membres de la Société des Amis. Wilcox était un méthodiste calviniste, disciple de John Whitefield. Dès l’été 1816, Wilcox rassembla chez lui des membres de cette Société des Amis, dont les étudiants en théologie Gonthier, Pyt, Guers, Bost et Rochat. Voici comment de Goltz décrit les réunions de ces jeunes étudiants :

Dans ses entretiens, Wilcox se contentait d’appuyer surtout « sur l’éternel amour et la compassion du Père, et sur la certitude et l’immuable fermeté du salut accompli par le Fils ». Il mettait moins de soin à faire l’application individuelle de ces vérités, en montrant que la grâce de Dieu s’exerce envers les plus grands pécheurs dès que ceux-ci ont recours à lui par Jésus-Christ. Aussi les Amis, bien qu’ils retirassent un profit réel de ses conversations, ne furent pas encore conduits par là à la paix parfaite du cœur, ni à une clarté absolue dans les convictions[15].

Vers le milieu de 1816, Ami Bost quitta Genève pour exercer un ministère pastoral dans le canton de Berne et, pour fêter son départ, ils organisèrent une petite cérémonie d’adieu qu’ils appelaient, selon leur coutume, le repas des douze. A cette occasion, ces étudiants, qui avaient commencé à se réunir pour prier ensemble, supplièrent Dieu de leur envoyer bientôt un guide spirituel qui puisse les instruire dans toutes les voies du salut de Dieu. Dieu allait sous peu répondre à leurs prières, cela bien au-delà de tout ce qu’ils auraient pu imaginer, penser et espérer. Il leur envoya l’un des plus profonds connaisseurs de la Bible de cette époque, en la personne d’un Ecossais, membre de la noblesse de son pays et ancien officier de marine, Robert Haldane. Il s’agissait d’un véritable apôtre de Dieu, animé d’un zèle indomptable en vue du rétablissement de la foi chrétienne sur le continent européen. Mais, avant sa venue, un violent orage se déchaîna sur la communauté réformée de Genève. La crise précède souvent la venue de la lumière.

Henri-Louis Empeytaz, alors en Allemagne, y fit publier une petite brochure qui, lors de son arrivée à Genève, fut jugée comme incendiaire par la Compagnie des pasteurs. Elle y fit l’effet d’une bombe lorsqu’elle y fut largement distribuée au mois de novembre 1816. Intitulée Considérations sur la divinité de Jésus-Christ, elle examinait près de deux cents sermons prononcés par des pasteurs genevois. Elle ne découvrit nulle part, dans ces prédications, la moindre confession claire de la divinité de Jésus-Christ. Plus encore, elle y montrait que là où la Compagnie des pasteurs s’était prononcée sur cette question, elle l’avait uniquement fait pour condamner cette doctrine absolument centrale à la foi chrétienne. A l’exception de Pyt et de Guers, tous les étudiants en théologie, sous la présidence de leur doyen, Jean-Henri Merle d’Aubigné, se réunirent dans la salle du Consistoire pour protester contre l’odieuse attaque lancée par leur ancien condisciple, Empeytaz, diffamant l’honneur des autorités de l’Eglise réformée de la République de Genève.

C’est dans ce climat d’unité du corps des étudiants avec leurs professeurs et les pasteurs de la cité de Genève, tous dressés comme un seul homme contre l’Evangile de Jésus-Christ, que Robert Haldane arriva à Genève au milieu du mois de novembre 1816. De passage à Paris, on lui avait donné deux adresses susceptibles de lui fournir des ouvertures pour l’Evangile : les pasteurs Moulinié et Galland. Il rencontra le premier sans y trouver l’ouverture qu’il cherchait. Il dût aller chercher le second à Berne et, avec lui, le courant de l’Evangile passa admirablement bien. Voici comment Haldane décrit ses rapports avec le jeune pasteur Galland :

Il n’était ni arien, ni socinien, mais malgré son ignorance de l’Evangile, était disposé à s’enquérir des grandes vérités qu’il révèle. Je demeurais à Berne environ huit jours et j’eus avec ce jeune homme des entretiens qui duraient de dix heures du matin à dix heures du soir[16].

Galland se tourna vers le Christ et connut le salut de Dieu. Haldane revint à Genève après avoir rendu visite à Empeytaz à Bâle. Après un entretien aussi peu concluant que le premier avec le pasteur Moulinié, il s’apprêtait à quitter définitivement Genève pour Montauban. M. Moulinié – un mystique attaché à la théosophie et à la franc-maçonnerie, mais peu hostile à la Bible – avait offert de montrer à M. et à Mme Haldane l’une des beautés touristiques de Genève. Il en fut empêché par une soudaine indisposition et envoya à sa place un étudiant en théologie nommé James. Gabriel Mützenberg décrit les conséquences de ce contretemps providentiel :

Celui-ci [l’étudiant James], anglophone, dès l’abord conquis, l’amène à l’un de ses condisciples de la Faculté de théologie, Charles Rieu, qui bientôt mourra pasteur de l’Eglise française de Frédéricia, au Danemark, emporté par une épidémie. Dès lors, le contact est établi. Guers va le voir le 19 janvier, Pyt deux ou trois jours plus tard, d’autres ensuite. Le 6 février, nouveau « professeur de dogmatique » devant une vingtaine d’étudiants, il commence l’explication de l’épître aux Romains[17].

Haldane fit une profonde impression sur ces étudiants, car sa conversation revenait, constamment et avec une éloquence entièrement fondée sur les Ecritures, sur la doctrine du salut. De Goltz décrit ainsi l’adhésion des étudiants aux enseignements donnés par cet exégète qui leur était envoyé du ciel :

Ce furent d’abord huit étudiants qui prirent part à ces réunions ; mais ce que ceux-ci en racontèrent éveilla, chez leurs amis, un désir si vif d’y participer aussi que l’on pressa Haldane de recommencer son cours. Il le fit, et dès lors il continua à parler régulièrement devant vingt ou trente étudiants, c’est-à-dire devant presque tout l’auditoire de théologie. Il ouvrait à leurs yeux ravis les vastes horizons des grandes vérités évangéliques, et leur faisait part des pensées profondes et des riches expériences de sa piété[18].

Robert Haldane comprenait le français, mais ne l’ayant pas pratiqué pendant de nombreuses années, il avait de la peine à s’exprimer dans cette langue. Ce fut Frédéric Monod, futur pasteur du Réveil en France, qui lui servit d’interprète. Laissons-lui ici la parole :

Lorsque cet homme béni, que j’appelle, après Dieu, avec un cœur plein d’amour et de reconnaissance, mon père spirituel, parce qu’il m’a engendré en Christ par l’Evangile ; lors, dis-je, que cet homme béni vint à Genève, toutes les circonstances semblaient opposées à sa mission de foi et d’amour. Le champ religieux dans lequel il entrait était couvert d’épines et de chardons. […] Quant à nous, jeunes étudiants […], nous étions pour la plupart légers, remplis de pensées mondaines et plongés dans les jouissances terrestres. Quoique étudiants en théologie, la vraie théologie était une des choses que nous connaissions le moins. La sainte Parole de Dieu était pour nous terra ignota ; l’unitarianisme, avec toute sa glaciale influence et tous ses accessoires mortels pour l’âme, était la seule doctrine qui nous fût enseignée par nos professeurs[19].

C’est Frédéric Monod qui nous conduira, ici encore, au sein de ces rencontres si mémorables et si bénies :

Ce qui me frappa beaucoup et nous frappa tous, ce fut sa manière solennelle de procéder. Il était évident qu’il s’occupait sérieusement de nos âmes, et des âmes de ceux qui pourraient être placés sous nos soins pastoraux. De tels sentiments nous paraissaient à tous bien nouveaux. Ensuite la débonnaireté, la patience à toute épreuve avec laquelle il prêtait l’oreille à nos sophismes, à nos ignorantes objections, aux essais que nous faisions de l’embarrasser par des difficultés de notre invention et ses réponses à tout et à nous tous. Mais ce qui m’étonna et me fit réfléchir plus que toute autre chose, ce fut sa connaissance pratique de l’Ecriture, sa foi implicite à la divine autorité de cette parole, dont nos professeurs étaient presque aussi ignorants que nous, et qu’ils citaient bien moins pour en référer à la source unique et infaillible de la vérité religieuse que pour relever leurs propres enseignements. Nous n’avions jamais rien vu de semblable.

Puis les souvenirs de Frédéric Monod se font plus sensibles, plus concrets :

Maintenant encore, après un si grand nombre d’années, je me représente cet homme de haute taille, plein de dignité, environné d’étudiants, sa Bible anglaise à la main, maniant la seule arme de la Parole qui est l’épée de l’Esprit, réfutant chaque objection, écartant chaque difficulté, répondant promptement à toutes les questions par des citations variées, au moyen desquelles il abordait et éclaircissait convenablement ces objections, ces difficultés et ces questions, et concluait bientôt d’une manière pleinement satisfaisante. Il ne perdait jamais son temps à argumenter contre nos prétendus raisonnements ; il montrait immédiatement la Bible avec son doigt, ajoutant ces simples paroles : Regarde ici, comment lis-tu ? Cela est écrit ici avec le doigt de Dieu. Il était, dans le sens parfait de ce mot, une concordance vivante.

Et Frédéric Monod conclut sur une note plus personnelle encore :

Les premières réunions nous préparèrent à écouter, avec une plus grande confiance, les enseignements plus didactiques qu’il commença bientôt, en nous expliquant l’épître aux Romains, que plusieurs d’entre nous n’avaient probablement jamais lue, et qu’aucun ne connaissait. En suivant régulièrement cette épître, il eut l’occasion de nous mettre sous les yeux un corps complet de théologie et de morale chrétienne. Cet enseignement, par la bénédiction de Dieu qui s’y fit puissamment sentir, atteignit la conscience et le cœur de plusieurs de ses auditeurs qui, comme moi, font remonter à ce vénérable et fidèle serviteur de Dieu leur première connaissance de la voie du salut et de l’Evangile de vérité… Et j’envisage comme l’un des plus grands privilèges de ma vie, maintenant avancée, d’avoir été son interprète presque durant tout le temps qu’il expliqua cette épître, étant presque le seul qui connût assez bien l’anglais pour être honoré de cet emploi. Le nom de R. Haldane est inséparablement lié à l’aurore du réveil de l’Evangile en Suisse et en France[20].

En 1845, Jean-Henri Merle d’Aubigné s’exprimait ainsi devant un auditoire à Edimbourg en Ecosse :

Lorsque M. Monod et moi-même étions étudiants à l’Université de Genève, nous avions un professeur de théologie qui limitait l’enseignement de ses cours à l’immortalité de l’âme, l’existence de Dieu et d’autres questions semblables. A la place de la Bible, il nous citait Sénèque et Platon. Saint Sénèque et saint Platon étaient les deux saints qu’il offrait à notre admiration. Mais le Seigneur envoya l’un de ses serviteurs à Genève ; et je me souviens bien de la visite de Robert Haldane. J’en ai d’abord entendu parler comme d’un gentilhomme anglais ou écossais qui parlait beaucoup de la Bible, ce qui semblait très étrange, tant à moi qu’à mes collègues, pour lesquels c’était un livre fermé. J’ai plus tard rencontré M. Haldane dans une maison où, avec quelques amis, nous l’avons entendu lire un chapitre de l’épître aux Romains sur la corruption naturelle de l’homme – doctrine dont je n’avais jamais jusqu’alors entendu parler. En fait, j’étais fort étonné d’apprendre que, par sa nature même, l’homme était corrompu. Je me souviens avoir dit à M. Haldane : « Maintenant, je vois bien cette doctrine dans la Bible. » « Oui, nous répondit cet excellent homme, mais la vois-tu dans ton cœur ? » C’était une question toute simple, mais elle toucha ma conscience. C’était l’épée de l’Esprit ; et dès ce moment je vis que mon cœur était corrompu, et connus à partir de la Parole de Dieu que je ne pouvais être sauvé que par la seule grâce de Dieu ; ainsi si Genève donna quelque chose à l’Ecosse lors de la Réformation – si elle donna la lumière à John Knox – Genève reçoit quelque chose de l’Ecosse en retour par les travaux bénis de Robert Haldane[21].

De Goltz apprécie ainsi les labeurs de cet admirable docteur de la Parole de Dieu :

Un seul fait suffira pour nous montrer jusqu’à quel point la visite de Haldane fut le commencement d’une ère nouvelle dans Genève : c’est ce fait que des hommes comme Gaussen, Malan, Merle d’Aubigné, Frédéric Monod, Emile Guers, Henry Pyt, Charles Rieu, et d’autres dont les noms sont moins connus, ont vu tous, dans leurs rapports avec Haldane, et chacun d’eux à un degré différent, le commencement d’une vie nouvelle pour leur âme[22].

Il précise la relation des pasteurs consacrés, Louis Gaussen et César Malan, avec Haldane :

Les séances d’étude biblique durèrent pendant tout l’hiver, et jusqu’aux grandes vacances de l’été. Les étudiants étaient les seuls qui y prissent part. Gaussen et Malan, déjà consacrés, se contentaient de rendre à Haldane des visites particulières, et là ils reçurent de lui, dans de longs entretiens, les mêmes impressions qui avaient été produites chez les étudiants dans leurs séances régulières. Bien qu’ils fussent déjà auparavant arrivés à des convictions orthodoxes, c’est de cette époque que l’un et l’autre datent leur conversion définitive[23].

Voici enfin l’impression que fit Haldane sur César Malan :

Cet homme grave et profondément versé dans la connaissance de la sainte Bible, vint séjourner quelques mois à Genève. […] Je le vis chez un ami, et je lui rendis visite le premier ; car c’était un homme retiré, très modeste, et qui ne cherchait ni à se faire connaître, ni à se faire écouter. Vous ne pouvez vous former une idée trop belle de la merveilleuse douceur, de la prudence réservée qui accompagnaient toutes les paroles, toutes les actions de ce vieillard [il avait, en 1816, 52 ans]. Son visage était paisible et serein. Il y avait dans son regard une charité si profonde qu’il était impossible devant lui de juger, de condamner personne. Jamais il n’a permis que je le fisse. J’étais jeune et animé du premier zèle, presque toujours imprudent et amer [Malan subissait alors de très dures persécutions de la part des autorités ecclésiastiques et politiques de la République genevoise] ; je parlais avec vivacité de certaines personnes opposées à l’Evangile. « Laissez les personnes, mon ami, me disait mon père en la foi, elles sont sous le jugement de Dieu, et nullement sous le vôtre ; parlez-moi seulement de leurs erreurs afin de les éviter, et pour vous et pour d’autres. » ‒ Que de fois je l’ai vu pleurer à la vue de l’inimitié qui se déclarait déjà contre la Parole de Dieu ! Il me disait, comme m’avait dit le révérend Mason de New York : « Ah ! S’il fallait donner mon sang pour ramener ceux qui s’élèvent contre l’Evangile, je le verserais. » « Mais, ajoutait-il, ce n’est pas le sang de l’homme qu’il faut, c’est celui de Dieu, versé sur la croix » […] Pour l’ordinaire, le sage Haldane attendait que je lui fisse une question ; et je n’allais chez lui que pour écouter ses réponses ! Souvent il me la faisait répéter, afin de s’assurer qu’il m’avait bien compris. « Que pensez-vous là-dessus ? » me disait-il. Alors il me demandait de l’appuyer sur l’Ecriture. C’est ainsi qu’il me convainquait d’ignorance ou de faiblesse ; et quand il me voyait arrêté par mon défaut de connaissance de la Bible, il commençait à m’établir la vérité en question, par des passages si clairs, si formels, qu’il était impossible que je ne me rendisse pas à l’évidence. Si l’un de ces passages ne me paraissait pas concluant, ou que je lui donnasse un faux sens, il en produisait aussitôt quatre ou cinq autres, qui appuyaient ou expliquaient le premier, et mettaient le vrai sens hors de doute. Dans toute cette discussion, il ne disait que quelques mots. C’était son index qui parlait ; car à mesure que sa Bible, usée, à la lettre, à force d’avoir été lue et relue, s’ouvrait ici où là, son doigt se posait sur le passage, et pendant que je lisais, lui me fixait, comme s’il eût voulu démêler l’impression que l’épée de l’Esprit faisait sur mon âme[24].

C’est dans le contexte de ces cours donnés trois fois par semaine par Robert Haldane, quasiment à l’ensemble des étudiants de l’auditoire de théologie, que César Malan prêcha son célèbre sermon sur la justification par la foi, « L’homme ne peut être sauvé que par Jésus-Christ » (1817). Ce sermon, comme nous l’avons vu, fut d’abord prêché en décembre 1816 et en janvier 1817 dans des Eglises à la campagne. C’est au début du mois de mars 1817 que Malan le prêcha dans le temple de la Madeleine devant une église bondée pour les fêtes de Pâques. C’est à la suite de cette prédication que, le 3 mai 1817, la Compagnie des pasteurs promulgua le règlement que nous avons déjà cité, interdisant la claire prédication de l’Evangile dans toutes les chaires de l’Eglise réformée de Genève. Voici le rapport que le principal acteur de cet événement capital, César Malan, en fit lui-même :

Je prêchai, raconte Malan, dans un grand temple [le temple de la Madeleine], qui était cependant trop petit pour l’auditoire qui s’y pressait. C’était vers le soir, et l’obscurité du lieu ajoutait à la solennité de l’appel que, pour la première fois, j’adressai à la conscience des incrédules et des Pharisiens. On m’écouta d’abord dans le plus profond silence, mais ce calme était celui de la surprise et du déplaisir. Des signes de mécontentement se montrèrent ici et là à mesure que je manifestais la fausseté de la justice de l’homme et que j’exaltais celle de Dieu, par la seule foi en Jésus. On en vint jusqu’à murmurer ; on s’agitait ; et, lorsque, montrant de la main la muraille qui était à droite de la chaire, je dis avec fermeté : « Si, dans ce moment, la main mystérieuse qui jadis, à Babylone, au milieu de la licence d’un festin impie, écrivait en silence sur la muraille l’arrêt de mort d’un roi vicieux ; si cette main s’avançait et qu’elle traçât sur cette paroi l’histoire de votre vie depuis que vous avez juré de la rendre pure ; si ces lignes véridiques révélaient ici ce que vous avez fait et pensé loin des regards des hommes et dans le secret de votre cœur, dites !… quel est celui de vous qui osât même y porter les yeux ?… Cette supposition seule ne vous fait-elle pas frémir ? »… En ce moment-là, plusieurs des auditeurs regardèrent comme à la dérobée vers la muraille, d’autres levèrent les épaules. L’impatience éclata tout à fait lorsque, quelques moments après, m’adressant au pécheur qui prétendait mériter le salut par ses vertus, je m’écriai : « Cherche donc encore, pécheur qui t’éloignes de Christ !… Cherche autour de toi, cherche en toi-même… Fouille et refouille tout ton être !… Qu’y trouves-tu ? Dis ! Qu’as-tu qui puisse être offert à Dieu… » A ces appels, répondit un mouvement de dépit dans l’assemblée. Quand le prédicateur descendit de la chaire, il traversa la foule de ses concitoyens « comme un soldat qui est passé par les baguettes, ou comme un malfaiteur portant une torche d’infamie »[25].

Malan rentra chez lui couvert de mépris et accablé. De Goltz évoque l’effet de cette prédication sur la foule réunie dans le temple de la Madeleine et sur la famille même de César Malan :

Haldane décrit en ces mots la sensation produite par ce discours : « Elle fut semblable à un coup de tonnerre. Je n’oublierai pas de longtemps la surprise, la douleur, l’irritation et l’indignation qui paraissaient sur la physionomie de quelques-uns de ceux qui étaient présents. » – Haldane fut du reste le seul qui alla attendre le prédicateur dans sa maison ; il lui serra la main en s’écriant : « Dieu soit loué ! L’Evangile est de nouveau annoncé dans Genève ! » Partout ailleurs, et même parmi les parents du jeune prédicateur [et même auprès de son épouse], ce discours souleva la plus vive indignation[26].

Le lendemain, le pasteur Chenevière, le plus farouche des adversaires ecclésiastiques à la prédication maintenant renouvelée de l’Evangile de Jésus-Christ, alla trouver Malan pour lui dire de la part de la Compagnie

[…] de changer sa doctrine, vu le danger qu’il y avait à prêcher que les bonnes œuvres ne sont pas nécessaires à l’acquisition du salut[27].

Mais Malan lui déclara que telle était sa foi et qu’il ne voyait pas de raison de la changer. Dès lors, la plupart des chaires du canton lui furent fermées. C’est alors, dans un vain effort d’éteindre le feu de l’Evangile à nouveau allumé dans la ville de Genève, que la Compagnie édicta son funeste règlement du 3 mai 1817 obligeant tous les étudiants en théologie à renier la foi qu’il venait de redécouvrir. Plusieurs cédèrent pour pouvoir passer leurs examens. Emile Guers refusa et fut jeté dans la dissidence, comme Pyt d’ailleurs. Jean-Henri Merle d’Aubigné quitta la Faculté pour terminer ses études de théologie à Berlin. Malan, plus tard, perdit même son emploi séculier comme régent au Collège Calvin et fut conduit à fonder la chapelle du Témoignage, où il prêcha fidèlement jusqu’à la veille de sa mort en 1864. Haldane quitta Genève pour Montauban en juin 1817, mais son œuvre était accomplie. Le fruit de la prédication de l’Evangile allait se répandre à travers tout le monde francophone et bien au-delà par de nombreuses vocations missionnaires.

4. Henry Drummond

Deux jours après le départ de Haldane et de son épouse pour Montauban, un riche aristocrate écossais, Henry Drummond, prit sa relève et fut grandement utilisé par Dieu pour consolider l’œuvre commencée en lui apportant son appui matériel et spirituel. Parmi les bienfaits qu’il apporta à ces nouveaux croyants fut la réédition en 1817 de la fameuse Bible de David Martin, publiée cent dix ans plus tôt à Amsterdam. En mars 1819, Ami Bost, de retour d’un ministère d’évangéliste de plus de deux ans à Moutier-Grandval, publia une attaque vigoureuse à l’égard du caractère hérétique des enseignements si largement admis dans l’Eglise de Genève. C’est aussi à ce moment que les pasteurs Cellérier et Gaussen rééditaient la Confession helvétique postérieure de 1566, rédigée par Heinrich Bullinger. C’est en 1823 que César Malan fut officiellement déchu du ministère ecclésiastique par décision du Conseil d’Etat, et la chapelle du Témoignage qu’il présidait, et où dorénavant il célébrerait les sacrements du baptême, de la cène, fut rattachée à l’Eglise presbytérienne d’Ecosse.

C’est à l’occasion de son expulsion de l’Eglise fondée par Guillaume Farel, Pierre Viret et Jean Calvin, que Malan exposa en ces termes les fondements de sa foi et les raisons de sa résistance à l’Eglise et à l’Etat de la République de Genève :

Nous savons, Très-Honorés Seigneurs, en qui nous avons cru, et nous sentons que la foi qui est en nous nous est plus chère que la vie, et qu’elle ne cessera de se montrer dans le monde que lorsque nous cesserons d’y être nous-mêmes. Nous savons que cette foi, notre unique et solide bonheur, n’est ni de l’ignorance, ni de la superstition, ni de l’ambition, ni de l’avarice. La Parole de Dieu qui l’a produite en nous est assez lumineuse, pour que les yeux les moins ouverts puissent en discerner l’éclat, et y lire les éternelles vérités que l’Esprit Saint y a renfermées et qu’il n’a mises qu’en elle. Ce n’est pas sur des hypothèses, sur de vagues systèmes, sur des aperçus douteux, comme on l’avance, que cette foi repose : c’est sur la démonstration de la puissance de l’Esprit de Dieu répandue dans toutes les saintes Ecritures ; c’est sur ces déclarations évidentes, sur ces promesses positives, sur le serment de l’Eternel, qui l’a juré et qui ne s’en repentira pas ; c’est sur cette doctrine de salut que nous connaissons, que nous sommes prêts à développer et à défendre à la face du peuple et de nos adversaires, au premier ordre que vos Seigneuries nous en donneront. ‒ Notre foi ne se compose pas non plus des illusions d’un cœur échauffé, ni des chimères de l’imagination. Non, ce n’est pas une illusion que de sentir qu’on est réconcilié avec Dieu, et qu’on a son amour répandu dans le cœur, que de pouvoir, avec certitude et confiance, l’appeler son Père, son Rédempteur, son Consolateur ; que d’être en communion avec Lui par des prières qu’il exauce, par une paix que rien ne saurait décrire ; que de se dire avec assurance, au milieu des combats et des faiblesses de la foi, et de l’orage de la vie, que l’œuvre de notre salut est ferme, parce que Celui qui nous a sauvés est plus puissant que tous, et que personne ne nous ravira de sa main, parce qu’il est l’Eternel[28].

Le Consistoire demanda à Malan, présent devant lui, de manifester par une simple affirmation son acceptation et sa soumission aux articles relatifs à la discipline ecclésiastique. Malan demanda de prendre cet engagement en ajoutant les mots « Selon le Seigneur ». Ceci fut compris comme un refus et le Consistoire décréta à nouveau que, le 14 août 1823, Malan serait suspendu comme ministre de l’Eglise réformée de Genève. Sabliet décrit ainsi cette rupture ecclésiale finale de César Malan d’avec l’Eglise réformée de Genève :

Lorsque le Modérateur eut fini de parler, Malan se leva, salua l’Assemblée et quitta, sans dire un seul mot, cette salle où il ne devait jamais rentrer. […] La rupture allait être sans appel. Pourtant, des hommes, lui vint un témoignage inoubliable.

« Comme je me retirais et que j’étais vers la porte, un pasteur quitta sa place et vint à moi devant toute l’assemblée : c’était le digne Gaussen. Il me saisit la main et me regarda longuement avec amour et attendrissement en présence de tous. Que le Seigneur se souvienne de ce frère au jour de sa détresse ! »

Et Sabliet ajoute :

Cette prière devait, huit ans après, être exaucée quand Gaussen traversa des circonstances analogues[29].

En effet, ce fut en 1831 que Louis Gaussen provoqua une confrontation décisive avec les autorités de la République de Genève et de la Compagnie des pasteurs en fondant, avec Jean-Henri Merle d’Aubigné, une faculté de théologie indépendante et fidèle aux Confessions de foi de la Réforme à l’intérieur même de l’Eglise réformée de Genève. Mais cela est une histoire qu’on laisse pour le chapitre suivant.

En 1821, au cœur de tous ces difficiles combats avec la Compagnie des pasteurs de l’Eglise réformée de Genève, César Malan entreprit un voyage à travers la Suisse qui le mena dans la ville de Constance, au sud de l’Allemagne, une ville qui connut les souffrances, la fidélité et la mort de Jean Hus et de Jérôme de Prague, qui y furent brûlés vifs comme martyrs pour leur foi en Jésus-Christ seul. C’est alors qu’il composa ce cantique qu’il chantait volontiers lors des moments où, lui aussi, était appelé à souffrir de par la fausse Eglise pour sa foi en Jésus-Christ.

Chant de Jean Hus dans sa prison

Ils ont souffert de rudes épreuves,
Eux dont le monde n’était pas digne.

Ô ! Fils de Dieu ! Pour ton glorieux nom,
Je suis lié dans un sombre donjon !
Tes ennemis pleins de vengeance,
Me font languir dans la souffrance !
Mais, ô Jésus ! Mon Sauveur et mon Roi !
Est-ce souffrir que de souffrir pour Toi ?

Qu’avais-je fait qui dût les irriter
Et de leurs lois la rigueur exciter ?
Ah ! Ton amour est le seul crime
Qu’ils aient cherché dans leur victime !
Mais, ô Jésus ! Mon Sauveur et mon Roi !
Est-ce souffrir que de souffrir pour Toi ?

Je confessais, selon ta vérité,
Que sur la croix ton sang m’a racheté.
Ils m’ont maudit, et dans leur rage,
Ils ont nié ton témoignage !
Mais, ô Jésus ! Mon Sauveur et mon Roi !
Est-ce souffrir que de souffrir pour Toi ?

Je leur disais, ô Dieu ! Qu’en ton cher Fils
A tout pécheur le salut est acquis.
Ils m’ont rendu, dans leur colère,
Et les mépris et la misère,
Mais, ô Jésus ! Mon Sauveur et mon Roi !
Est-ce souffrir que de souffrir pour Toi ?

Ainsi pour Toi, moi pauvre et frêle humain.
Je m’affaiblis par la soif et la faim !
Et par son poids ma dure chaîne
De mes douleurs accroît la peine !
Mais, ô Jésus ! Mon Sauveur et mon Roi !
Est-ce souffrir que de souffrir pour Toi ?

De leur fureur, ô Dieu ! J’attends l’effort !
De ton enfant ils préparent la mort !
Oui ! D’un bûcher l’ardente flamme
Doit à mon corps ôter mon âme !
Mais, ô Jésus ! Mon Sauveur et mon Roi !
Est-ce souffrir que de souffrir pour Toi ?[30]


* Jean-Marc Berthoud est auteur et habite à Lausanne, où il anime la Librairie La Proue.

[1] Cette année est le 150e anniversaire de la mort de César Malan.

[2] Sur le Réveil de Genève, voyez les ouvrages suivants : G. Mützenberg, A l’écoute du Réveil, Saint-Légier, Emmaüs, 1989 ; H. de Goltz, Genève religieuse au dix-neuvième siècle, Genève, Henri Georg, 1862 ; Léon Maury, Le Réveil religieux dans l’Eglise réformée à Genève et France 1810-1850, 2 volumes, Chauvin, 1892 ; Alice Wemyss, Histoire de Réveil 1790-1849, Paris, Les Bergers et les Mages, 1897 ; Ami Bost, Mémoires pouvant servir à l’histoire du Réveil religieux des Eglises protestantes de la Suisse et de la France, trois volumes, Paris, Meyrueis, 1854 ; Emile Guers, Le premier Réveil et la première Eglise indépendante à Genève 1810-1826, Genève, Béroud, 1871 ; Notice historique sur l’Eglise évangélique libre de Genève, Genève, Béroud, 1875 ; Ch. Rivier, Le Réveil religieux à Genève au commencement du XIXe siècle, Lausanne, La Concorde, 1914. Voyez aussi : Jean-Pierre Gaberel, Histoire de l’Eglise de Genève depuis le commencement de la Réformation jusqu’à nos jours, trois volumes, Genève, Cherbuliez, 1855.

[3] Gédéon Sabliet, César Malan (1787-1864) : un gagneur d’âmes, Nouvelle Soc. d’édit. de Toulouse, 1936, 31 et les deux citations suivantes. 

[4] G. Mützenberg, op. cit., 87.

[5] Ibid., 61-62.

[6] Sabliet, op. cit., 31, citant Ami Bost, Défense de ceux des fidèles à Genève, 5.

[7] Ibid., 36. 

[8] Ibid., 40. 

[9] Ibid.

[10] Ami Bost, op. cit., VII.

[11] De Goltz, 119-120.

[12] Ibid., 125.

[13] Ibid., 127, citant Emile Guers, Vie de Pyt, 9.

[14] Mützenberg, op. cit., 68.

[15] De Goltz, op. cit., 136.

[16] Alexander Haldane, The Lives of Robert and James Haldane, Edinburgh, Banner of Truth, 1990 [1852], 417. Edition française : Alexander Haldane, Robert et James Haldane, leurs travaux évangéliques en Ecosse, en France et à Genève, deux volumes, Lausanne, Georges Bridel, 1859. Voyez sur la Bible les deux volumes de Robert Haldane : De l’évidence et de l’autorité de la divine Révélation ou vue du Témoignage de la Loi et des Prophètes en faveur du Messie, Montauban, Ph. Crosihles, 1817-1818.

[17] Mützenberg, op. cit., 70-71.

[18] De Goltz, op. cit., 143-144.

[19] A. Haldane, Robert et James Haldane, op. cit., II, 22, cité par de Goltz, op. cit., 144.

[20] A. Haldane, Robert et James Haldane, op. cit., II, 24ss, cité par de Goltz, op. cit., 144-145.

[21] A. Haldane, The Lives of Robert and James Haldane, op. cit., 431.

[22] De Goltz, op. cit., 147.

[23] Ibid.

[24] C. Malan, Conventicule de Rolle, 62ss, cité par de Goltz, op. cit., 148-149.

[25] Sabliet, op. cit., 42-43.

[26] De Goltz, op. cit., 151.

[27] Sabliet, op. cit., 43.

[28] C. Malan, Témoignage rendu à l’Evangile, Genève, 1823, 26, cité par de Goltz, op. cit., 195-196.

[29] Sabliet, op. cit., 58.

[30] Cité par C. Malan (fils), La vie et les travaux de César Malan, Genève, Cherbuliez, 1869, 238-240.

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