Les parents comme médiateurs de l’alliance dans le Deutéronome

Les parents comme médiateurs de l’alliance dans le Deutéronome

Ron Bergey*

 

Dans le contexte de l’alliance, quelle spécificité le rôle des parents a-t-il vis-à-vis de leurs enfants ?[1] Dans quel sens ce rôle particulier peut-il se qualifier d’alliance ? En parallèle, on constate que le mariage entre un homme et une femme est qualifié d’alliance (Pr 2.7 ; Mal 2.14)[2]. Quelle est l’incidence de ce terme sur le rôle parental ? L’Ecriture affirme : « J’établirai mon alliance entre moi et toi, et tes descendants après toi… » (Gn 17.7) et « Car la promesse est pour vous, pour vos enfants… » (Ac 2.39 ; cf. 13.32-33). Si c’est au moyen d’une promesse d’alliance que Dieu tend la main aux enfants, comment, sur le plan pratique, les parents peuvent-ils aider leurs enfants à se l’approprier ?

L’alliance a été établie par Dieu afin d’administrer et de conduire la vie de son peuple. Régir les relations entre membres de la communauté d’alliance requiert des médiateurs, car vivre en communauté, comme le montre l’histoire du peuple de Dieu, n’est pas toujours évident. C’est pourquoi Dieu a suscité entre lui et son peuple des médiateurs, des oints, prophètes, prêtres et rois. La vie au sein d’une famille n’est pas exempte de problèmes et même de graves difficultés. C’est une des raisons pour lesquelles Dieu a suscité ce ministère de médiation au sein du foyer.

Le rôle de médiateur est le maintien des relations entre les membres d’une communauté. Dans une société organisée avec plusieurs niveaux de paternité – famille, clan et tribu – Dieu a, dans un premier temps, confié cette mission médiatrice aux parents, surtout aux pères. Ce service de médiation fonctionne, d’abord, au sein de la famille. Pourtant ce ministère ne se limite pas là. La famille constitue le premier maillon dans la chaîne de médiations suscitée par Dieu entre lui et son peuple entier. Puisque Dieu a suscité d’autres médiateurs de l’alliance, quelle est la nature du rôle de la médiation confié aux parents ?  

Il s’agit de la médiation sacerdotale. Il faut préciser, pourtant, qu’il y a une différence fondamentale entre ce sacerdoce, que l’on peut qualifier de parental, et la médiation du sacerdoce classique. Pour ce dernier, la médiation a lieu dans le cadre du culte. Les prêtres ont une mission religieuse, mission accomplie au sein des institutions. La parole de Dieu, rattachée aux actes cultuels, est institutionnellement liée. Ainsi, les prêtres exercent leur ministère de médiation de façon ponctuelle et localisée, notamment aux fêtes sacrées de pèlerinage au sanctuaire (Dt 31.9-13 ; Né 8).

Alors, comment combler le fossé, d’un côté, entre le foyer et le sanctuaire et, de l’autre, entre le quotidien et l’année ponctuée par les fêtes, si ce n’est par l’intermédiaire des parents qui jouent ce rôle de médiation, au foyer, tous les jours ? Le rôle spécifique des parents au sein de la famille est en parallèle avec les ministères sacerdotaux de la médiation.

1. Médiation au moyen de l’enseignement

Le ministère primordial de la médiation sacerdotale est l’enseignement de la Parole. Ce service didactique a été confié aux prêtres : « Ils enseignent (horah) tes ordonnances à Jacob, et ta loi (torah) à Israël. Ils mettent l’encens sous tes narines, et l’holocauste sur ton autel[3]. » (Dt 33.10 ; voir aussi Dt 17.11 ; 2Ch 15.3, 17.9 ; Esd 7.6, 10 ; Né 8) Or, ce service est également à l’œuvre dans la famille, car le père et la mère l’exercent aussi : «… mes commandements… vous les enseignerez à vos enfants… » (Dt 11.18-19 ; cf. Ex 13.8s ; Dt 4.9-10, 6.6-7, 8.5 ; Pr 1.8, 6.20, 31.1) L’accent, dans ce passage et dans d’autres, est mis sur le quotidien : « … Tu les répéteras [ces paroles] à tes enfants et tu en parleras quand tu seras chez toi… quand tu te coucheras et quand tu te lèveras. » (Dt 6.6-7, 11.19)[4] Il s’agit d’une formation permanente, sur place, qui ne faisait pas partie du programme des prêtres auprès du peuple.

 

Il est clair que le Deutéronome et, à sa suite, les Proverbes confient les éléments composant le rôle de médiation de façon égale entre le père et la mère. Ceci relève, dans un premier temps, de la nature de l’alliance bilatérale du mariage mentionnée plus haut. Cela relève aussi de leur rôle d’autorité égale résumé dans le cinquième commandement – « Honore ton père et ta mère » (Dt 5.16) – avec la sanction qui y correspond en cas d’infraction de celui-ci – « Maudit soit celui qui méprise son père et sa mère » (Dt 27.16, cf. 22.15, 27.26, 33.9). Vis-à-vis des enfants, cette égalité au niveau de l’instruction est exprimée, dans les Proverbes, de la manière suivante : « Mon fils, garde les préceptes (mitsvot) de ton père, et ne rejette pas l’enseignement (torah !) de ta mère. » (Pr 6.20) Luther perçoit et résume bien ce concept en disant : « Ce qu’il y a de meilleur dans la vie conjugale (…), c’est que Dieu donne des enfants et commande de les éduquer pour le service de Dieu. Car le père et la mère [c’est nous qui soulignons] sont assurément les apôtres, les évêques, les pasteurs des enfants lorsqu’ils leur annoncent l’Evangile[5]. »

 

Le père à qui son fils demande : « Que signifient les instructions… que l’Eternel, notre Dieu, vous a données ? » (Dt 6.20) donnera une double réponse : 1) « … l’Eternel nous a fait sortir de l’Egypte…» (vv. 21-23) et 2) «… nous a ordonné de mettre toutes ces prescriptions en pratique afin que nous soyons toujours heureux et qu’il nous conserve la vie… » (v. 24). Les propos du père ne semblent pas répondre à la question du fils. Ils mettent en avant la grâce de la délivrance et la bienfaisance de l’Eternel vis-à-vis de ceux qui lui obéissent. Au fond, la loi elle-même est une grâce pour ceux qui font de l’Eternel leur Dieu, car la mise en pratique de la loi délivre du mal ; elle est la source du bonheur et de la vie. C’est la signification profonde des instructions de la réponse du père. La pédagogie du père est bien adaptée à la jeunesse qui, souvent, réagit de façon négative à l’idée d’avoir à suivre des règles. Ce père n’insiste pas, ici, sur la mise en pratique de la loi, mais sur l’objet de la Torah qui montre le chemin de la vie[6].

2. Médiation sacramentelle

Le second ministère sacerdotal principal de la médiation est sacramental. Les sacrements illustrent les actions divines. Les prêtres président aux rites et aux liturgies lors des fêtes, et aux sacrifices du peuple (Dt 33.10 ; 1Ch 23.31). Tout comme le prêtre, le père, lui aussi, exerce un ministère sacramental. Certains rites, tels la circoncision (Gn 17.26, 21.4, Ex 4.25 – Séphora, femme de Moïse, a circoncis leur fils !), la Pâque (Ex 12.3) et le rachat des fils aînés (Ex 12.11-16) se pratiquaient au sein de la famille. Le père a la fonction de répondre, à la maison, aux questions posées par les enfants quant à la signification des choses rituellement symbolisées : « Lorsque vos enfants vous demanderont : ‹que signifie ce rite pour vous ?›, vous répondrez… » (Ex 12.26s, 13.14s ; Dt 6.20-24 ; Jos 4.6-7, 4.21-23). Le père préside à ces rites qui mettent en lumière les œuvres divines. Il conduit toute sa famille au pèlerinage (1S 1.3s). Il offre des sacrifices pour ses enfants (Jb 1.5).

Les sacrifices de prière figurent parmi les responsabilités sacerdotales. Selon 2 Chroniques, « Ezéchias rétablit les classes des sacrificateurs et des Lévites d’après leurs divisions… pour les holocaustes et les sacrifices d’actions de grâces… » (31.2 ; cf. Ps 50.14, 23). L’auteur de l’épître aux Hébreux exhorte son auditoire : « Par lui, offrons sans cesse à Dieu un sacrifice de louange, c’est-à-dire le fruit de lèvres qui confessent son nom. » (13.15) Les parents ont la grande responsabilité d’intercéder pour leurs enfants. La prière d’intercession peut être définie de la manière suivante : c’est confronter le sujet appelant à la prière, en l’occurrence l’enfant, aux attributs de Dieu et à ses promesses. A la suite de l’incident du veau d’or, l’Eternel a menacé de détruire le peuple (Ex 32). En tant que médiateur, Moïse a confronté, dans la prière, la situation grave du peuple au caractère de Dieu et à ses promesses faites auparavant aux pères. L’Eternel a ainsi pu revenir sur sa décision de faire du mal au peuple (v. 14) car, en le faisant, il agissait conformément à son caractère de grâce et à sa parole de promesse et il restait, de son côté, fidèle à son alliance. Le Psaume 106.23 relate cet incident : « Il parlait de les exterminer, mais Moïse, celui qu’il avait choisi, s’est tenu à la brèche devant lui pour détourner sa fureur et l’empêcher de les détruire. »

La promesse capitale concernant les enfants est rappelée lors de l’octroi de la loi : « J’agis avec bonté jusqu’à mille générations envers ceux qui m’aiment et qui respectent mes commandements. » (Ex 20.6 ; Dt 5.10) Pourtant cette promesse remonte à l’alliance de grâce mise en œuvre au travers d’Abraham : «Il se rappelle à toujours son alliance, ses promesses pour mille générations, l’alliance qu’il a traitée avec Abraham, et le serment qu’il a fait à Isaac. » (Ps 105.8-9/1Ch 16.16-17) Les parents dans leurs prières d’intercession sont assurés du caractère miséricordieux de Dieu et de ses promesses d’alliance vis-à-vis de leurs enfants. Cette promesse invite les parents à prier non seulement pour leurs enfants, mais aussi, de façon multigénérationnelle, pour la bénédiction spirituelle des générations à venir.

 

3. Médiation au moyen de la discipline

Les prêtres figurent dans une collection de lois relatives aux autorités civiles et religieuses (Dt 16.18-18.22). La médiation sacerdotale comprend, c’est le troisième élément, le pouvoir de prononcer des jugements : « Alors s’approcheront les sacrificateurs, fils de Lévi… ce sont eux qui doivent prononcer sur toute contestation et sur toute blessure. » (Dt 21.5, cf. Dt 17.8-13, 21.5 ; Ez 44.23s) Au sein de la famille, les parents sont investis de cette même autorité. Elle est résumée dans le cinquième commandement. Cette prescription est au cœur de toutes les lois relatives au respect dû aux autorités médiatrices, ce qui élargit le champ d’application du cinquième commandement. Le respect quotidien envers les parents s’étend à toutes les autorités, les autorités civiles, juges et rois, ou les autorités religieuses, prêtres et prophètes.

Les parents n’ont pas seulement le droit de correction, mais aussi celui de jugement (Dt 21.18-21). Les sévères sanctions renforcent le respect dû aux parents. La rébellion juvénile est un acte passible de la peine capitale (v. 21). Les parents qui se trouvaient dans la situation tragique de ne plus pouvoir contrôler leur enfant qu’ils s’étaient efforcés de corriger avaient à décider de son sort malheureux et à l’amener au lieu du jugement[7]. La même sanction décidée contre le fils rebelle s’applique à celui qui refuse d’agir en conformité avec le jugement du prêtre (Dt 17.13). Ce rapprochement de l’autorité sacerdotale et de l’autorité parentale est voulu.

4. Médiation de la bénédiction

En quatrième lieu, la médiation sacerdotale est couronnée par la bénédiction. Dieu, auteur de l’alliance, a béni son œuvre de création. Il a béni le couple, mâle et femelle, en lui accordant la fécondité et le pouvoir de gérer le monde créé. L’objet ultime de la médiation sacerdotale est la bénédiction divine. Elle est transmise. Comme médiateurs, les prêtres prononçaient la bénédiction sur le peuple pour faire germer la grâce divine semée par leurs services : « Alors s’approcheront les sacrificateurs, fils de Lévi ; car l’Eternel, ton Dieu, les a choisis pour qu’ils le servent et qu’ils bénissent au nom de l’Eternel… » (Dt 21.5)

Pour faire croître la connaissance du Seigneur chez ses enfants, le père, comme Abraham, Isaac et Jacob, prononce sur eux la bénédiction divine (Gn 27.48-49, 28.1, 3-4, 48.15s, 49.1s). Jacob a même béni ses petits-enfants (Gn 48.9-20). La bénédiction couronne tous les autres ministères parentaux. Transmise à l’enfant qui honore son père et sa mère, la bénédiction selon le Décalogue conduit à une vie longue et heureuse : « … afin de vivre longtemps et d’être heureux… » (Ex 20.12 ; Dt 5.16) Cette même bénédiction de longévité est promise aux parents qui transmettent la foi (Dt 11.21). Comme le montre la promesse au cœur de l’alliance abrahamique, la famille bénie est une source de bénédiction physique et spirituelle pour tous les clans (mishpahôt) de la terre (Gn 12.2-3). Cette bénédiction transmise de famille en famille s’étend à tous les niveaux de parenté, aux clans et aux tribus ainsi qu’à la nation ainsi composée. C’est la bénédiction, par la médiation suscitée entre Dieu et Israël, qui permet au peuple de l’alliance de jouir d’une plénitude de vie jusqu’à la vie éternelle (Ps 133.3 ; Ac 3.25 ; Ga 3.8-9, 13-14).

En guise de conclusion, on peut dire que, par l’instrumentalité de ces ministères d’ordre sacerdotal – parole, sacrement, autorité et bénédiction –, les parents exercent leur rôle de médiation de l’alliance non seulement au sein de la famille, mais aussi au milieu du peuple de Dieu. Loin de circonvenir ou de concurrencer la médiation des prêtres, la médiation des parents au sein de la famille constitue le fondement et le pilier de la société où, chaque jour, tous les ministères sacerdotaux sont exercés. C’est ainsi que la connaissance de l’alliance, avec ses servitudes et ses privilèges, est transmise d’une génération à l’autre. Les parents qui exercent leurs responsabilités construisent solidement leur maison sur les fondations de l’alliance.


*Ron Bergey est professeur d’hébreu biblique et d’Ancien Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

[1] Je m’inspire d’un article publié dans cette même revue sur la famille. Je retravaille et élargis un aspect  qui y est évoqué afin de fournir des éléments de réponse aux questions posées dans le premier paragraphe. R. Bergey, «L’alliance et la famille au travers de l’Ancien Testament », La Revue réformée, 2002/5, 1-12. 

[2] Ces deux textes lus ensemble montrent que cette alliance est bilatérale, constituée d’engagements pris de part et d’autre.

[3] Horah veut aussi dire « montrer du doigt » le chemin, la direction ; cette dernière est le sens même de torah (BDB, 435b). Une fois arrivé en Egypte avec sa famille, Jacob envoie Juda à Joseph pour que ce dernier puisse leur montrer l’endroit où ils vont s’installer en Egypte et les y diriger (horah) (Gn 46.28). Ce verbe signifie aussi « instruire » un dossier judiciaire contre quelqu’un (Dt 17.10-11 ; 24.8), puis « enseigner » la loi.  

[4]  Cf. aussi Dt 4.9-10 : « Seulement, prends garde à toi et veille attentivement sur ton âme, tous les jours de ta vie, de peur que tu n’oublies les choses que tes yeux ont vues, et qu’elles ne sortent de ton cœur ; enseigne-les [hi de yada‘ou ‹fais les connaître›] à tes enfants et aux enfants de tes enfants. Souviens-toi du jour où tu te présentas devant l’Eternel, ton Dieu, à Horeb, lorsque l’Eternel me dit  : Assemble auprès de moi le peuple ! Je veux leur faire entendre mes paroles, afin qu’ils apprennent à me craindre tout le temps qu’ils vivront sur la terre ; et afin qu’ils les enseignent (pi de lamad ou ‹les fassent apprendre›) à leurs enfants. »

[5] Œuvres III (Genève : Labor et Fides, 1963), 248.

[6] Un point qui mérite d’être développé est la responsabilité transgénérationnelle de l’éducation. Certains versets évoquent la transmission de la foi à trois générations : « Seulement, prends garde à toi et veille attentivement sur ton âme, tous les jours de ta vie, de peur que tu n’oublies les choses que tes yeux ont vues, et qu’elles ne sortent de ton cœur ; enseigne-les (hifil de yada‘) à tes enfants et aux enfants de tes enfants. » (Dt 4.9) La responsabilité de s’instruire appartient également aux enfants : « Souviens-toi des jours d’autrefois, considérez les années de génération en génération : interroge ton père, et il te le déclarera, tes anciens, et ils te le diront. » (Dt 32.7) Sur le plan culturel, ces exhortations ont en vue la famille élargie comme le fondement de la maisonnée composée des unités de plusieurs générations. Cette même injonction s’applique à la nouvelle alliance prophétisée par Esaïe : « Voici mon alliance avec eux, dit l’Eternel : Mon esprit, qui repose sur toi, et mes paroles, que j’ai mises dans ta bouche, ne se retireront pas de ta bouche, ni de la bouche de tes enfants, ni de la bouche des enfants de tes enfants, dit l’Eternel, dès maintenant et à jamais. » (59.21) On note également ici le lien indissociable entre l’Esprit de Dieu et la parole.

 

[7] Dt 21.18-19 : « Si un homme a un fils indocile et rebelle, n’obéissant ni à la voix de son père, ni à la voix de sa mère, et ne les écoutant pas même après qu’ils l’ont châtié ; le père et la mère le prendront [le fils rebelle], et le mèneront vers les anciens de sa ville. »

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