Le combat des réformés évangéliques au XXe siècle

Le combat des réformés évangéliques
au XXe siècle

Daniel BERGÈSE*

Plusieurs achoppent sur cette notion de « combat » ! Les divisions du christianisme ne sont-elles pas assez criantes pour encore ranimer le feu des débats interecclésiastiques ? Au temps de l’apaisement, n’est-il pas malvenu de réveiller les tensions du passé ? Je comprends l’inquiétude. Et cependant, la paix devrait-elle être au prix du relativisme en matière d’option théologique ? Car si le Christ a vaincu le monde et si, à notre tour, nous pouvons entrer dans cette victoire, c’est uniquement par notre foi (1 Jean 5.4). Or la foi n’est pas seulement un élan du cœur, elle est aussi la démarche par laquelle j’adhère à une nouvelle vision du monde révélée par le Christ et sa Parole. Et c’est bien là, dans cette appropriation du message biblique, que se situe en premier lieu « le beau combat de la foi » (1 Timothée 6.12). Il y a, et il y aura toujours, un combat de la foi qui se traduit par un effort de discernement entre le véritable Esprit du Christ et les autres esprits (1 Jean 4.1), entre le véritable Evangile et les faux évangiles (Galates 1.6-9).

On peut ne pas être d’accord avec les options prises par les protestants de sensibilité réformée évangélique (ou réformée confessante)[1], mais il est important de considérer leur combat dans la perspective qui vient d’être évoquée, avec le sérieux qu’il mérite. C’est un « beau » combat, car c’est un combat spirituel dont l’enjeu est le salut, maintenant et pour l’éternité. C’est aussi un combat délicat, car les faux évangiles et les esprits d’égarement circulent, non seulement dans le monde, mais aussi dans l’Eglise et cherchent à s’insinuer jusque dans nos convictions ! C’est donc une lutte pour la vérité, une vérité toujours au-delà de soi, au-delà même de l’Eglise, mais qui ne saurait pour autant être livrée au régime des libres opinions.

Quelles furent donc, durant l’histoire récente du protestantisme, les manifestations les plus significatives de ce combat ? C’est ce que je vous propose de voir maintenant. Pour traiter ce sujet de manière assez panoramique, et pour la clarté de la présentation, j’ai séparé la dimension ecclésiastique, institutionnelle, de cette histoire, de sa dimension théologique ou philosophique. La partie ecclésiastique sera divisée en sept petits chapitres et la partie théologique en cinq.

I. Le combat ecclésiastique

A) Situation théologique et ecclésiastique au début du XIXe siècle

Afin de comprendre notre XXesiècle, il convient d’abord de brosser un bref tableau du  protestantisme réformé en France au siècle précédent.

L’héritage du calvinisme est déjà fort loin lorsque la loi napoléonienne donne au culte protestant une existence légale. Dans son Histoire du Synode général de l’Eglise réformée de France (1872), Eugène Bersier évalue la situation de la foi réformée au début du siècle de cette manière :

Je crois exprimer fidèlement l’état des croyances à cette époque en disant qu’elles se réduisaient à un théisme chrétien acceptant très sincèrement les faits miraculeux, le côté surnaturel de la révélation, mais très éloigné aussi des doctrines constitutives du calvinisme. On croyait à l’état de faiblesse de l’homme plus qu’à sa corruption innée, à la rédemption de l’humanité éclairée par la lumière de l’Evangile plus qu’au salut par la croix, on parlait de la divinité du Christ sans vouloir rien préciser sur ce dogme obscur…[2]

Le rationalisme et l’humanisme du XVIIIesiècle étaient visiblement passés par là ! En 1824, la Faculté de théologie de Montauban, voulant remplacer deux postes professoraux vacants, imprime une circulaire mentionnant les conditions nécessaires pour se présenter au concours d’entrée. Parmi celles-ci, on n’observe aucune obligation religieuse ou doctrinale. Ce climat d’abandon ou de rejet du dogme au profit d’une religion de la conscience individuelle est partout, pas seulement à la faculté de théologie. L’affaire Monod, à Lyon en 1831, en est un exemple. Le consistoire accusa Adolphe Monod d’avoir porté atteinte « à la plus belle, la plus difficile, la plus sainte des religions, la religion des bonnes œuvres dictées par la conscience, et d’avoir ainsi blessé la raison émanée de la divinit[3] ». La citation est riche d’enseignement. Il y est question des bonnes œuvres et non de la grâce ; d’une religion dictée par la conscience et non par la Bible ; et dans laquelle Jésus-Christ disparaît au profit d’un autre médiateur : la raison émanée de la divinité. On a, dans ce document, non pas sans doute le reflet de ce que chacun pense et croit, mais la quintessence de l’état d’esprit dominant. Et ceux qui adhèrent en pleine intelligence à cette religion pensent vraiment représenter le protestantisme historique, alors même qu’ils en renient la foi.

Mais, dans cette affaire, la position d’Adolphe Monod est aussi un exemple. Elle met au jour l’existence d’un protestantisme réformé qui se veut « évangélique ». Car Monod n’est pas seul, loin de là ! Il a autour de lui ceux qui restent attachés à quelques beaux vestiges du calvinisme et puis, surtout, ceux que le Réveil de Genève a touchés, directement ou indirectement. En présence de ces deux courants si dissemblables (et que l’histoire a finalement reconnus sous les appellations de « libéralisme » et d’« orthodoxie »), la question se pose de la légitimité de leur cohabitation au sein de la même union d’Eglises. Conscient de cela, Adolphe Monod écrit : « Je crois qu’il est impossible que les deux doctrines opposées restent en possession de la même Eglise et qu’une séparation doit se faire[4] »

B) L’échec de 1848

Comme chacun le sait, les Articles organiquesde 1802, non seulement ne donnaient pas à l’Eglise locale une reconnaissance juridique – c’est le consistoire qui est reconnu – mais ils ne permettaient pas non plus de reprendre la vie synodale chère aux réformés. Une telle situation enlevait aux Eglises de France toute capacité d’agir en tant que corps, de prendre en main leur destinée collective. Les protestants français semblent condamnés à n’exister que dans des actions locales, ou bien à travers des journaux, ou encore dans des sociétés, ces mouvements para-ecclésiastiques qui se créent en grand nombre tout au long du XIXesiècle.

Cependant, le fossé se creusant entre « orthodoxes » et « libéraux », de nouvelles questions agitent les esprits, comme la volonté d’une révision des Articles organiques, voire d’une séparation totale de l’Eglise et de l’Etat. La nécessité de réunir un synode officieux s’impose finalement. Celui-ci a lieu au mois de septembre 1848. Et le sujet qui se trouve en première ligne est celui de la confession de foi. Pour la première fois, une assemblée délibérative soulève cette question qui agitera les esprits pendant quatre-vingt-dix ans : quelle est la foi des Eglises réformées en France ? Une enquête préalable donnait déjà le ton : sur les 80 consistoires consultés, quatre considèrent que la Confession de foi de La Rochellefait toujours autorité, 13 sont pour une confession de foi dans la mesure où cela n’entraîne pas de schisme, et 60 recommandent d’écarter toute discussion dogmatique considérée comme dangereuse et inopportune. Le message est clair : au niveau des autorités consistoriales (citoyens protestants les plus imposés !), les réformés attachés à l’orthodoxie doctrinale ne sont qu’une petite minorité.

On ne sera donc pas étonné qu’au moment du vote en séance, sur une proposition d’ordre du jour qui demande le statu quo, la proposition est accueillie favorablement par 67 voix (sur 80). Les réformés signent là leur incapacité à bouger, à mettre de l’ordre dans leur propre maison. L’échec est total. L’Eglise demeure dans cet état bien triste qu’Adolphe Monod, qui a finalement décidé de rester, décrit si bien dans ces quelques lignes datées de 1849 :

L’état actuel est un désordre organisé ; et le principal objet de la reconstitution de l’Eglise doit être d’y mettre un terme. Si je le croyais devenu la condition normale et définitive de l’Eglise, j’en sortirais ; je ne l’accepte, je ne le tolère, que comme une position anormale et transitoire[5]

Adolphe Monod et d’autres continueront donc de mener le combat réformé évangélique au sein de ce « désordre organisé » que sont les Eglises réformées en France. D’autres (peu nombreux) prendront la décision de quitter l’Eglise concordataire. Frédéric Monod et Agénor de Gasparin, qui font le choix du départ, veulent créer une union d’Eglises réformées et évangéliques. On notera cependant qu’ils abandonnent l’idée de ressusciter les anciennes confessions de foi et que l’adjectif « réformé » disparaît de la constitution de 1849. De fait, il deviendra de plus en plus difficile de discerner dans l’« Union des Eglises libres » la marque de fabrique « réformée évangélique ». Ceux qui y maintiennent une position évangélique nette sont de moins en moins « réformés », et ceux qui gardent une culture réformée apparaissent de moins en moins « évangéliques ».

C) L’orthodoxie de 1872

Le Synode de 1872, le premier réuni avec l’accord du ministre des Cultes, va reprendre cette question de la confession de foi, mais dans un contexte un peu différent. Il est vrai que les affrontements avec le libéralisme avaient été si vifs durant les deux décennies précédentes que la conscience d’un certain péril avait grandi. Certains protestants libéraux notoires en étaient même venus à faire profession d’agnosticisme, comme Edmond Scherer ou Ferdinand Buisson. Le Manifeste de Neuchâtel, écrit par ce dernier, a été largement diffusé et probablement bien connu. Il contient ces quelques lignes sans ambiguïté :

« Nous voulons donc : une Eglise, mais sans sacerdoce ; une religion, mais sans catéchisme ; un culte, mais sans mystère ; un Dieu, mais sans système… »

En outre, l’action des sociétés d’évangélisation et des journaux évangéliques avait fini par gagner à des positions orthodoxes un bon nombre de croyants. Si bien que les délégués représentatifs de cette tendance étaient nettement plus nombreux que ceux de 1848. Peut-être étaient-ils aussi plus déterminés à obtenir une confession de foi.

Malgré tout, ce ne fut pas une confession de foiqui fut mise au vote mais une déclaration de foiLe changement de vocabulaire est significatif. Il exprime la volonté de ne pas formuler un nouveau résumé doctrinal (qui remplacerait, ou pas, la Confession de foi de La Rochelle), mais de se contenter d’un texte court ne mettant l’accent que sur un essentiel que l’on estime devoir rappeler :

L’autorité souveraine des Saintes Ecritures en matière de foi, et le salut par la foi en Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, mort pour nos offenses et ressuscité pour notre justification. 

Pour ce qui est du reste, la déclaration renvoie « aux grands faits chrétiens » qui sont exprimés dans les sacrements, la liturgie et le Symbole des apôtresBien entendu, les pasteurs sont tenus d’adhérer « à la foi de l’Eglise telle qu’elle a été constatée par le Synode général ».

Outre la Déclaration de foiet son adhésion explicite par les pasteurs, le Synode formule les conditions à remplir pour être membre électeur. Celles-ci sont quasiment vides de tout contenu doctrinal :

Sont électeurs (…) tous ceux qui déclarent vouloir rester attachés de cœur à l’Eglise protestante réformée et à la vérité révélée telle qu’elle est contenue dans les livres sacrés de l’Ancien et du Nouveau Testament.

Sans aucun doute, les décisions du Synode ont mis un peu d’ordre là où régnait un grand désordre. Faut-il y voir pour autant une victoire de l’aile « évangélique » ? Si c’est le cas, ce n’est que d’une courte tête, car cette nouvelle constitution, axée avant tout sur le compromis, ne semble pas en mesure de garantir l’avenir. A propos de la Déclaration de foi de 1872, le professeur Auguste Lecerf dira avec raison qu’elle est « sans couleur bien discernable » et que « n’importe quel arien, socinien ou arminien [aurait pu] l’accepter ».

D) Les Eglises réformées évangéliques d’avant 1938

Rappelons-le tout de suite : les décisions du Synode furent contestées par une forte minorité d’Eglises, de consistoires ou de pasteurs libéraux, de telle sorte qu’une réorganisation a lieu selon les affinités théologiques. A partir de 1879, le schisme est une réalité de fait. Les orthodoxes tiendront des synodes entre eux et les libéraux, de même, se réuniront dans des assemblées générales. Tant est si bien qu’au moment de la séparation de l’Eglise et de l’Etat (1905), on voit se constituer trois unions d’Eglises réformées :

– l’Union nationale des Eglises réformées évangéliques (ERE), qui conserve la constitution héritée du Synode de 1872 ;

– l’Union des Eglises réformées, qui rassemble la tendance libérale (UER) ;

– et l’Eglise réformée unie, dite « jarnacaise », qui tente une troisième voie dans l’espoir de réunir la famille réformée. Cette troisième union fusionnera rapidement (1912) avec l’Eglise libérale.

Malgré cette fusion, les Eglises réformées évangéliques constituent numériquement la part la plus importante. Mais cette institution restera-t-elle vraiment évangélique ?

Face aux contraintes des situations concrètes où se côtoient paroisses orthodoxes et libérales, face à l’évolution des mentalités, il faut bien reconnaître que les réformés évangéliques étaient mal armés. De leurs convictions, quelquefois fortes, ils étaient la plupart du temps dans l’incapacité d’en rendre compte dans un système doctrinal cohérent et fondé sur les Ecritures. Leur pensée se résumait bien souvent au maintien des croyances traditionnelles du christianisme (les « grands faits chrétiens »), assaisonnée d’un protestantisme qui se définit, avant tout, par le rejet d’un certain nombre de croyances et d’usages catholiques, et, selon les lieux, par une spiritualité revivaliste. De fait, la théologie réformée confessante manquait cruellement d’assise et peu nombreux étaient ceux qui s’en rendaient compte. ’absence de critique de la position arminienne dominante constitue un indice de cette faiblesse. Celle-ci saute aux yeux également lorsqu’on considère la tonalité passéiste des déclarations d’identité : la Déclaration de foimentionne que l’Eglise « reste fidèle », « conserve », « maintient ». Une plaquette publiée en 1900 par la Commission permanente présente l’Eglise comme

un peuple de franche volonté qui n’entend pas laisser plus longtemps dans l’oubli les traditions saintes et les nobles institutions sans lesquelles, à proprement parler, il n’y a plus d’Eglise réformée de France.

Plus qu’assurés sur l’« autorité souveraine des Saintes Ecritures », les réformés évangéliques semblaient bien trouver dans la tradition de l’Eglise le dernier rempart de leur foi. Malgré donc des positions d’intention tout à fait louables, on ne s’étonnera pas que cette union d’Eglises, qui se voulait évangélique, ait pu être le berceau d’un néolibéralisme incarné par les figures emblématiques d’Elie Gounelle et de Wilfred Monod.

E) L’Union de 1938

Dans les années de l’entre-deux-guerres, alors que le désir de réunification du protestantisme français se faisait de plus en plus fort – au point d’être ressenti par plusieurs comme une injonction claire de Dieu –, on assiste à un renouveau d’intérêt pour le réformateur Jean Calvin. Il y eut l’œuvre d’un professeur d’histoire de la Faculté de théologie de Montauban : Emile Doumergue (1844-1937). Celui-ci publie, en 1899, un premier livre consacré à la jeunesse de Calvin. Par la suite et durant trente ans, il ne cessera de travailler à la réhabilitation du réformateur. Ce labeur se concrétise, en 1927, par la publication du septième gros volume qui achève une œuvre magistrale intitulée Jean Calvin, les hommes et les choses de son temps. Mais Doumergue est historien. S’il n’oublie pas de mentionner la pensée de Calvin, s’il se sent proche de sa doctrine, il n’est pas de ceux qui sauront l’organiser à nouveau dans un système capable de répondre aux grandes questions du temps.

Ce travail de reprise dogmatique, c’est un autre professeur, mais à la Faculté de théologie de Paris, qui le fera. Il s’agit d’Auguste Lecerf. Je reviendrai sur son œuvre plus loin dans cet article ; disons simplement, pour notre déroulement chronologique, que son influence va commencer après la Première Guerre mondiale. En 1922, à la Semaine protestante de Paris, il donne une conférence dont le titre résume bien l’essentiel de son combat : « De la nécessité d’une restauration de la dogmatique calviniste ».

Parallèlement à ces approches académiques, il convient de mentionner le mouvement de réveil spirituel qui se manifeste à partir de 1923 dans le sud de la Drôme. Les « brigadiers », qui pourtant appartiennent aux Eglises réformées évangéliques, avouent être sortis de la faculté à demi libéraux et sans beaucoup de réflexion dogmatique[6]C’est sous l’influence de ce mouvement de réveil de la foi que ces hommes redécouvrent avec passion l’?de Calvin.

Hélas, ces divers mouvements, qui contribuèrent à rétablir une identité réformée évangélique plus claire, ne donneront pas à leurs acteurs (excepté le doyen Doumergue) une lucidité suffisante pour s’opposer à l’influence libérale dans la constitution de la nouvelle Eglise réformée de France. La nouvelle Déclaration de foi, travaillée pendant trois ans par le comité représentatif des deux unions réformées, laisse transparaître cette influence. Si le Symbole des apôtres est toujours mentionné, il ne constitue plus la règle des « faits chrétiens » auxquels il faut adhérer. L’autorité des Écritures n’est plus confessée comme un fait en soi, mais comme résultant de l’action de l’Esprit dans le cœur des croyants. Enfin, un préambule explique que les pasteurs qui signeront le texte ne sont pas tenus d’adhérer de façon formelle au texte, mais sont simplement invités à conformer leur enseignement à l’esprit de la Déclaration

L’autorité des Écritures n’est plus confessée comme un fait en soi, mais comme résultant de l’action de l’Esprit dans le cœur des croyants. Enfin, un préambule explique que les pasteurs qui signeront le texte ne sont pas tenus d’adhérer de façon formelle au texte, mais sont simplement invités à conformer leur enseignement à l’esprit de la Déclaration

F) Une nouvelle tentative réformée et évangélique

En 1938, l’opposition évangélique au projet de fusion des ERE et de l’ER existe, mais elle ne pèse pas suffisamment pour influer sur le cours des événements. Cinquante-quatre associations cultuelles, cependant, décident de ne pas entrer dans la nouvelle organisation et entendent bien recréer une union d’Eglises fidèle à l’orthodoxie doctrinale réformée. La Déclaration de foide 1872 constitue le signe de ralliement des « réfractaires », qui s’organisent dans une union d’Eglises qui portera, à partir de 1948, le titre d’Union nationale des Eglises réformées évangéliques indépendantes (EREI).

Cette organisation est sans conteste évangélique, et bien plus nettement que l’ancienne ERE. Ceci se manifeste immédiatement par la création d’une nouvelle faculté de théologie. En effet, les responsables de l’union étaient bien conscients qu’ils n’avaient guère de chances d’avoir des pasteurs « évangéliques » si les vocations pastorales devaient « subir » l’enseignement pluraliste des facultés de Strasbourg, Paris ou Montpellier. La Faculté libre de théologie protestante ’Aix-en-Provence ouvre donc ses portes dès 1939.

Cependant, si l’union est bien « évangélique », il apparaît rapidement qu’on ne sait trop de quel « évangélisme » il s’agit ! Dans quelle mesure allait-on y reconnaître les orientations et la richesse de la pensée réformée ? Les fondateurs pensaient, sans doute, que la résistance à la fusion et la remise à l’honneur de la Déclarationde 1872 suffisaient pour tracer l’itinéraire d’un chemin commun. N’ayant pas tiré les leçons du passé, les nouvelles EREI étaient en fait, dans leur constitution, aussi fragiles que les anciennes ERE. Ce qui ne tarda pas à apparaître. L’influence du barthisme d’un côté, la progression des Eglises de professants de l’autre firent surgir des divergences notables en matière de projet d’Eglise. Le corps professoral de la faculté de théologie incarna cette diversité dans laquelle on trouve des tendances barthienne, calviniste, baptiste, arminienne ou dispensationaliste.

Et ainsi, les EREI entrèrent dans une profonde crise d’identité qui se solda par quelques retraits de l’Union, mais aussi et surtout par la fermeture, dans les années 1960, de la Faculté de théologie d’Aix-en-Provence. Ces Eglises ne pouvaient donc pas éviter de s’interroger sérieusement sur leurs fondements et leur visée théologique. Cette difficile remise à plat aboutira finalement en une appropriation nouvelle des bases sur lesquelles les Eglises réformées en France avaient été fondées au XVIesiècle. Il ne s’agira plus de perpétuer une tradition, mais de retrouver des lignes de force que l’érosion des siècles avait grandement fait disparaître. Ce « retour aux sources » se manifesta, notamment, au cours des Synodes de 1961 et 1962, qui, après un temps d’étude de la Confession de foi de La Rochelleau niveau des paroisses, proclamèrent la ferme adhésion des EREI à la doctrine exprimée dans ce texte historique. Cette décision entraîna un long travail de refonte de la Discipline(le règlement intérieur de l’Union).

Pour confirmer cette nouvelle ligne et l’asseoir solidement au sein des mentalités, il fallait évidemment une volonté tenace de la part de ceux qui étaient en poste de responsabilité. Il faut saluer, ici, le travail persévérant du pasteur Maurice Longeiret, président de la Commission permanente de 1961 à 1967 et encore de 1982 à 1994. Il y fallait aussi un centre de formation des pasteurs qui répondent à ces mêmes aspirations. Ce vœu fut exaucé (plus par la providence divine que par la capacité des seules EREI !) en 1974 par la création de la Faculté libre de théologie réformée (FLTR) d’Aix-en-Provence.

G) La création de la Faculté libre de théologie réformée

Si le combat des réformés évangéliques, qui ont refusé d’entrer dans l’ERF, a été long, parsemé d’embûches et douloureux – avant 1938 comme après –, celui qui va se focaliser autour de la création de la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence sera également rude – avant, comme après 1974.

L’idée de créer une faculté autonome, c’est-à-dire indépendante de toute union d’Eglises, existait dans les EREI depuis le début des années 1960. En effet, les plus perspicaces de ses membres se rendaient compte que leur propre faculté ne survivrait pas à la crise à laquelle elle était confrontée, et déjà lançaient quelques jalons pour l’avenir. Certains auraient espéré un partenariat avec des Eglises évangéliques de professants, mais la création de la Faculté de Vaux-sur-Seine en 1966 barrait définitivement ce chemin. D’autres cherchèrent plutôt un appui auprès de ces calvinistes qui vivent leur foi dans l’ERF et qui, déjà, éprouvaient quelques doutes quant à l’écoute qu’on leur accordait dans l’institution. Plusieurs événements constituaient à leurs yeux les signes que leur propre famille ecclésiale était en train de brader l’héritage, non seulement du calvinisme, mais aussi parfois du christianisme lui-même. Ce fut le cas lors du Synode national de Valence, en 1961. En effet, le Conseil œcuménique des Eglises étant sur le point d’adopter une confession de foi trinitaire, le Synode de Valence enjoint à ses délégués de mentionner que leur signature à la base trinitaire du COE n’engageait pas les Eglises locales en vertu du caractère pluraliste de l’ERF. Ce refus de reconnaître la Trinité comme un patrimoine essentiel de la foi chrétienne et réformée commença à mettre fin aux anciennes illusions

C’est ainsi qu’une première rencontre a lieu en 1965 entre la Commission académique des EREI et les pasteurs Pierre Courthial et Pierre Marcel (tous deux de l’ERF), figures éminentes du calvinisme français. A ce moment-là, les idées n’étaient pas encore vraiment mûres. Du côté des réformés évangéliques, on n’était pas encore tout à fait rallié à la vision d’une faculté réformée au plein sens du terme et indépendante de l’Union d’Eglises, tandis que, du côté des réformés de France, la prise de conscience de la marginalisation du courant calviniste ne faisait que commencer. Mais celle-ci va s’accentuer rapidement. En 1968, le départ à la retraite du pasteur Jean Cadier, ancien « brigadier » de la Drôme et doyen de la Faculté de théologie de Montpellier, fait disparaître de la scène académique une des dernières grandes voix du calvinisme ; 1968, c’est aussi l’année d’un bouleversement culturel en France. Les Facultés de théologie de Paris et de Montpellier n’y restent pas insensibles. Les réflexions théologiques se politisent à outrance, l’existentialisme met à mal tous les repères. Tout cela se traduit par la fin de la prédominance du barthisme (qui donnait un certain visage confessant à l’ERF) et par une déconstruction volontaire de la notion même d’unité doctrinale. Le Synode de Pau, en 1971, affirme la légitimité du pluralisme en matière de doctrine, et ceci à tous les niveaux d’expression de la foi, catéchétique, liturgique ou académique. Ce pluralisme va profiter à toutes les formes du libéralisme, mais guère au calvinisme… qui n’est pas pluraliste !

En 1972, les conditions étaient réunies pour qu’apparaisse en France une faculté de théologie réformée confessante, malgré et contre l’avis des autorités de l’ERF, qui ont vu dans cette création une forme de schisme. La Confession de foi de La Rochelledonne la ligne directrice de l’établissement, mais seuls les articles 1 à 38 sont retenus[7]L’exclusion des deux derniers montre bien le sérieux avec lequel la confession de foi a été reçue. Il ne s’agit pas d’un simple drapeau que l’on adopte dans sa globalité, mais véritablement d’une charte confessionnelle dans laquelle chaque affirmation compte. En effet, sur le plan disciplinaire, on relève que les professeurs, ainsi que tout le Conseil de faculté, sont tenus de l’approuver sans réserve. La faculté s’installe à Aix-en-Provence, dans les locaux de l’ancienne faculté des EREI. La première année académique débute officiellement à la rentrée 1974 et accueille rapidement un bon nombre d’étudiants venant tant des EREI que de l’ERF. Par la suite, ces deux sources auront tendance à se raréfier au profit de vocations nées dans les Eglises de professants. Au rayonnement évangélique en milieu réformé succède donc un rayonnement réformé en milieu évangélique !

Ce bref panorama historique ne peut pas réellement rendre compte de la somme de difficultés et d’épreuves qui ont parsemé le chemin des réformés évangéliques durant un siècle et demi. Cependant, à travers les convulsions institutionnelles du protestantisme, à travers ses ruptures et ses refondations, on perçoit à la fois la vitalité et la permanence d’un mouvement qui s’étonne encore de devoir lutter pour son existence au sein de sa propre famille. Mais le combat ecclésiastique n’aurait pas de sens s’il n’y avait pas  aussi celui des idées.

II. Le combat philosophique et théologique

A) Auguste Lecerf (1872-1943), le refondateur du calvinisme français

Auguste Lecerf enseigna à la Faculté de théologie de Paris un cours de dogmatique réformée. En 1927, ce n’était à l’origine qu’un cours libre mais, en 1936, cet homme brillant et apprécié de ses étudiants reçoit la charge de la discipline, et ce jusqu’à sa mort en 1943.

Lecerf n’a pas beaucoup écrit, mais sa pensée fondamentale s’est clairement exprimée dans son Introduction à la dogmatique réformée, dont le premier volume paraît en 1931 et le second en 1938. Cette longue « introduction » révèle combien il lui semble nécessaire de fonder à nouveau une discipline qui, avec le temps, était sortie de ses rails et s’égarait dans les libres spéculations de la raison, ou bien dans des commentaires sur les expériences diverses de la conscience. Au rationalisme, à l’empirisme ou à la psychologie religieuse qui servaient de base à ce qu’on appelait indûment « théologie » – c’est-à-dire un discours sur Dieu – Lecerf oppose les grandes intuitions de la Réforme : le Soli Deo Gloriaet le Sola ScripturaMais cette opposition ne se fait pas ex abrupto, comme une libre décision de la personne dont il serait en définitive impossible de parler, comme une option purement religieuse à propos de laquelle la raison n’aurait rien à dire. Tout au contraire, et c’est ici la dimension foncièrement apologétique de son Introduction, il va chercher, dans une suite de cercles concentriques (démarche par spécification successive), à montrer que la connaissance religieuse, une fois éliminés ses faux-semblants, implique le théisme ; puis que le théisme se doit d’être chrétien, que ce christianisme se doit d’être protestant, et enfin que ce protestantisme se doit d’être calviniste ! 

Ce regard englobant, qui renverse le lieu commun de l’époque selon lequel la doctrine de Calvin – malgré tout le respect que l’on pouvait avoir pour le réformateur – était définitivement périmée, étonne et, finalement, séduit de jeunes esprits en recherche de repères solides pour la foi. Sa grande liberté d’esprit, Lecerf la devait sans doute à son parcours atypique. Il n’appartenait pas aux grandes familles protestantes, et sa conversion comme son cheminement théologique ne sont dus que de manière marginale à son entourage immédiat. C’est à l’étal d’un bouquiniste qu’il découvre l’Institution de la religion chrétiennede Calvin, livre dont il fait immédiatement l’acquisition. Fort érudit et maîtrisant plusieurs langues, il a eu par la suite accès aux travaux des calvinistes hollandais, Abraham Kuyper et Herman Bavinck, auprès desquels il reconnaît avoir une dette importante.

Son parcours ecclésiastique est, lui aussi, original, voire surprenant. Après avoir achevé son cursus d’étude à la Faculté de théologie de Paris, où il eut comme professeur Auguste Sabatier, il fut nommé pasteur dans une Eglise réformée évangélique. On perçoit bien son orientation dès 1897 (il n’a que 25 ans), lorsqu’il publie, avec son ami Emile Gauthier, le Catéchismede Calvin et la Confession de foi de La RochelleL’année suivante, déjà, c’est un petit ouvrage de controverse intitulé Réponse à un vieux libéralCependant, en 1906, il donne suite à l’appel de Wilfred Monod (ancien camarade d’étude) et se rend au Synode constitutif de Jarnac. De cette rencontre, baignée d’un esprit néolibéral, il reçoit une impression très favorable. Envoyant une carte à sa femme, il lui écrit : « L’Esprit de Dieu a soufflé sur cette assemblée[8] » Jarnacais, donc, il prend ses distances d’avec les ERE et se retrouve pasteur de l’Union réformée, dite libérale. Ce choix étonnant peut s’éclairer par le caractère radical de ses motifs de base et, en particulier, celui de la seule gloire de Dieu. En effet, peu après il sera amené à prendre ses distances vis-à-vis de Wilfred Monod, en qui il verra finalement la figure même du synergisme anthropocentrique. Or, c’est cette même critique qu’il adresse à l’endroit des pasteurs des ERE, manifestant son étonnement que ses collègues ne soient pas motivés au premier chef par la seule gloire de Dieu. Il écrit :

Nous sommes des énigmes les uns pour les autres. C’est ici (le Soli Deo Gloria) la ligne de partage des esprits[9].

Et l’énigme Lecerf continue de se manifester – et en même temps de s’éclairer – lorsqu’on considère quel accueil positif il fait à la théologie de Karl Barth. Cette théologie du Dieu « Tout Autre », qui fustige avec la dernière énergie les constructions humaines qui prétendent dire quelque chose sur Dieu alors que Dieu seul peut parler justement de lui-même, cette théologie théocentrique plaît à Lecerf. Ce n’est que tardivement, en 1936, au congrès de théologie calviniste de Genève, que le professeur de Paris se voit dans l’obligation de s’opposer aux barthiens. A partir de là, il devint évident que le renouveau calviniste et la néo-orthodoxie (barthienne) ne menaient pas réellement le même combat. Cette clairvoyance, sans doute un peu trop tardive, ne le poussa pourtant pas à exercer le même regard critique vis-à-vis du système d’unité qui était en train de se mettre en place entre les ERE et l’UER.

Quoi qu’il en soit de ses relations tumultueuses avec les évangéliques de son temps, il n’empêche que la contribution d’Auguste Lecerf à la théologie réformée évangélique a profondément renouvelé le débat entre libéralisme et orthodoxie, faisant monter cette dernière sur une hauteur nouvelle.

B) L’apport de la philosophie de Dooyeweerd (1894-1977)

C’est après la Seconde Guerre mondiale que le philosophe néerlandais Herman Dooyeweerd a commencé d’être connu internationalement. Entre 1950 et 1960, il réalise de grandes tournées en Afrique du Sud et aux Etats-Unis. Il se rend également en France, répondant à un appel de la Société calviniste. En 1953, il est un des orateurs du premier congrès de l’Association internationale réformée, réuni sous la présidence du professeur Jean Cadier. Il se rend également à Aix-en-Provence et donne des conférences, tant à la Faculté des lettres qu’à la Faculté de théologie. Il revient encore dans notre pays en 1957 et présente sa pensée à la Faculté de théologie de Paris, au Musée social et à la Sorbonne. Ainsi, les liens entre le philosophe d’Amsterdam et le calvinisme français se concrétisent-ils à cette époque. Le pasteur Pierre Marcel est enthousiaste et se met à écrire deux thèses (l’une achevée en 1956, l’autre en 1960) consacrées à la pensée philosophique de Dooyeweerd.

Mais quel rapport peut-il y avoir entre la théologie en général, et l’orthodoxie évangélique en particulier, avec la philosophie ? Il fut un temps où l’orthodoxie protestante se contentait d’une adhésion à un certain nombre de propositions doctrinales. Le renouveau calviniste, avec Auguste Lecerf, a cependant montré que « la ligne de partage entre les esprits » pouvait remonter plus haut et se situer dans des attitudes principielles qu’il s’agit dès lors de mettre à jour. Et c’est bien de cela dont il est question dans la philosophie calviniste de Herman Dooyeweerd.

Sa pensée est, d’abord, une critique de la philosophie occidentale dont le postulat de la raison autonome n’a jamais été réellement remis en question. Or ce dogme de la raison autonome n’est pas conforme à l’Ecriture. Ce que la Bible nous fait comprendre, c’est que la raison n’est pas autocréatrice, elle a besoin d’un matériau pour fonctionner, c’est-à-dire qu’elle se construit toujours sur la base d’un présupposé. De telle sorte que toute pensée obéit, en définitive, à un nécessaire motif antécédent, et ce motif, nous dit Dooyeweerd, est foncièrement religieux. Soit il s’agit du motif biblique création-chute-rédemption, soit il s’agit d’un motif apostat qui idolâtre un aspect de la création. Et, bien évidemment, toute pensée apostate, par sa négation même du centre juste de toute connaissance, ne peut qu’aboutir à des impasses logiques qui se manifestent dans des dualismes antinomiques. Ce fut, chez les Grecs, le motif forme-matière, puis, dans la scolastique médiévale, l’opposition nature-grâce, laquelle se transforma sous l’effet de la sécularisation en nature-liberté.

Le caractère fascinant de cette pensée tient à ce qu’elle desserre d’un coup l’étau idéologique qui tenait la théologie captive de motifs qui n’étaient pas les siens. Elle rend au théologien la liberté de se soumettre réellement aux enseignements de l’Ecriture Sainte. Ne serait-ce qu’en cela, la philosophie de Dooyeweerd mérite d’être connue et mentionnée dans cette reconstruction de la pensée réformée évangélique au XXesiècle.

Cependant, il faut bien le reconnaître, le rayonnement de cette œuvre sera quelque peu bridé ; d’abord parce que la discipline philosophique a toujours paru en marge de la théologie, mais aussi, probablement, à cause de la rigueur abstraite de l’écriture de Dooyeweerd, qui la rend difficile d’accès. Il est significatif que les deux thèses de Pierre Marcel n’aient jamais eu d’éditeur ! Mais cela ne veut pas dire, pour autant, que les idées essentielles du philosophe d’Amsterdam soient restées stériles. On les retrouve, en effet, en filigrane dans un certain nombre de contributions théologiques de la fin du XXe siècle.

C) Pierre Marcel (1910-1992) et l’« alliance de grâce »

C’est à la Faculté de théologie de Paris que Pierre Marcel fit ses études de 1929 à 1935, et c’est là, bien sûr, qu’il découvrit Auguste Lecerf, lequel ne tarda pas à être son mentor. Conseillé par ce dernier, il se rendit à l’Université libre d’Amsterdam pour parfaire sa connaissance de la philosophie et de la dogmatique néocalviniste. De 1942 à 1967, il est pasteur de l’Eglise réformée de France dans la paroisse de Saint-Germain-en-Laye. Très actif dans la promotion de la théologie réformée confessante, il occupe des postes de responsabilité à la Société calviniste de France et dans l’Association internationale réformée. Outre ces deux thèses consacrées à la philosophie de Dooyeweerd, il publie en 1946 un catéchisme, et deux ans plus tard un manuel de direction spirituelle. En 1950, il fonde LaRevue réformée, il sera le directeur pendant plus de trente ans. Il s’y exprime largement en écrivant de nombreux articles.

Le corpus de ses écrits montre un large éventail de préoccupations et d’intérêts, mais l’ouvrage qui eut, sans doute, le plus grand retentissement (jusque hors de nos frontières) fut celui qu’il a consacré au baptême, et par là même à la doctrine de l’alliance de grâce.

Au sortir de la guerre, la vague barthienne (néo-orthodoxe) déferle sur l’Eglise réformée de France, et une interrogation s’exprime de plus en plus à propos de la validité du baptême des enfants[10]La question est posée aux synodes régionaux et doit être tranchée au national de 1951. La revue Foi et Vie, devenue l’organe de diffusion de la théologie néo-orthodoxe, consacre un numéro sur le sujet[11]Pierre Marcel considère alors de son devoir d’entrer dans le débat aux côtés de ceux qui, dans la ligne de Calvin, estiment que le baptême des enfants de croyants est tout à fait justifié bibliquement. Il se met au travail et consacre un numéro double de la toute jeune Revue réforméepour présenter sa position sous le titre « Le baptême, sacrement de l’alliance de grâce ». ce manifeste, paru en octobre 1950, l’auteur fait preuve d’une grande indépendance d’esprit par rapport à la façon dont la problématique est posée ordinairement. Tout de suite, on se rend compte que, loin de se laisser enfermer dans un débat purement néotestamentaire, Pierre Marcel fait parler la Bible dans une symphonie où l’Ancien et le Nouveau Testament s’appellent et se répondent mutuellement.

Bien au-delà donc de l’objectif précis (le baptême), cette étude devient emblématique d’une manière « réformée » de recevoir la Bible. A l’opposé de la lecture dispensationaliste, l’approche de Pierre Marcel présuppose une unité de sens dans l’ensemble des Ecritures. La diversité liée aux temps et aux moments de l’histoire de la révélation forme un tout, une seule et même Parole, prononcée au sein d’une même alliance de grâce, dont les différentes étapes historiques, avec leurs spécificités, ne font jamais disparaître les motifs fondamentaux. Ainsi, le lecteur découvre, par exemple, que l’Eglise ne commence pas avec la Pentecôte mais avec l’appel d’Abraham, et que les Israélites, comme les chrétiens, possédaient des « sacrements ».

Cette herméneutique réformée (confessante), appliquée ici sur un sujet précis, est peut-être le principal apport de cette publication. Elle parle, elle interroge, elle stimule. Mais, bien entendu, la présentation biblique et théologique du baptême des enfants de croyants – si elle agace sans doute un peu les évangéliques baptistes – a aussi le mérite de mettre de l’ordre dans les rangs réformés dont la pratique était souvent justifiée par de mauvaises raisons, voire par simple opportunisme.

D) La doctrine de l’inspiration des Ecritures

Si, tout au long du XIXesiècle, les réformés orthodoxes restent attachés à la Bible reçue comme Parole de Dieu, s’ils confessent très volontiers son « autorité souveraine en matière de foi », il n’empêche qu’aucun approfondissement de ces notions ne semble possible. La critique biblique, qui s’est développée tout au long du siècle, sur l’Ancien comme sur le Nouveau Testament, la célèbre hypothèse des sources qui date bien loin de Moïse les différents niveaux de rédaction du Pentateuque, troublent indiscutablement les consciences. Mais plus encore : alors que le protestantisme a longtemps considéré la modernité comme un allié de sa cause – aux dépens du catholicisme vu comme la religion obscurantiste du passé –, les avancées des sciences, notamment avec la sociologie d’Auguste Comte ou la biologie de Charles Darwin, ébranlent cette confiance.

Les réformés orthodoxes, qui restent malgré tout viscéralement attachés à « la science », ne parviennent plus à rendre compte clairement de leur foi en l’autorité de la Bible, à son inspiration divine. La distinction entre texte biblique et Parole de Dieu, opérée depuis Schleiermacher jusqu’à Auguste Sabatier, si elle reste officiellement l’apanage du parti libéral, n’est sûrement pas sans influence au sein même de l’orthodoxie. L’accueil plutôt froid fait à la Théopneustiede Louis Gaussen en est un indice. Ainsi, les réformés évangéliques du début du XXesiècle ont bien du mal à rester évangéliques sur cette question pourtant déterminante !

Dans ce contexte, l’apport d’Auguste Lecerf constitue une véritable bouffée d’air pur. Voilà un chrétien, voilà un pasteur de l’Eglise réformée, voilà un théologien d’envergure qui ose affirmer l’« inspiration intégrale de l’Ecriture » ! Et cela, non pas en s’isolant dans le refuge de la foi, mais en maintenant un dialogue très ouvert avec les sciences, et les sciences bibliques plus particulièrement. Aux pages 152 à 172 du second tome de son Introduction à la dogmatique réformée, il aborde la plupart des questions qui font problème et les traite avec pertinence et une tranquille assurance. Sa hauteur de vue lui permet de bien faire la différence entre les « faits » – dont il aime à dire qu’ils sont parole de Dieu – et les théories, qui sont inévitablement liées à une idéologie.

L’Eglise ne veut pas se passer de la science, parce que la barbarie est une forme du mal, mais elle n’a rien à craindre d’une science libérée de l’idéologie humaniste et évolutionniste[12]

Et, en outre, son théocentrisme conséquent lui permet d’affirmer l’inerrance de la Bible, sans être pour autant conduit à une conception mécanique de l’inspiration. Il dit encore :

A l’indéfectibilité, à l’inamissibilité de la grâce dans la conversion, correspond l’inerrence[13] dans le cas de l’inspiration[14].

Avec Lecerf, la théologie réformée évangélique sort du brouillard dans lequel elle était plongée depuis fort longtemps sur ces questions touchant au statut des Ecritures.

Hélas, les écrits du restaurateur de la dogmatique calviniste étaient-ils trop à contre-courant ou bien arrivèrent-ils trop tard ? Toujours est-il que la solution barthienne – qui n’est, en fait, qu’une nouvelle variante de la distinction entre texte biblique et Parole de Dieu – s’impose très vite, condamnant le travail de Lecerf à une rapide disparition. Ce n’est qu’avec la création de la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence que cette doctrine de l’inspiration et de l’inerrance du texte biblique revient à l’avant-scène. Le doyen Pierre Courthial n’hésite pas à faire l’éloge du livre de Gaussen, et le professeur Paul Wells publie, dans les années 1978 à 1986, une série d’articles, ainsi qu’un livre, sur ces questions touchant au statut et à l’autorité de la Bible.

Il faut dire qu’en cette fin de siècle, les réformés évangéliques français bénéficient des travaux des théologiens néocalvinistes de par le monde, mais aussi des progrès significatifs de la pensée évangélique en général, qui se concrétisent par exemple dans la Déclaration de Chicagode 1978, consacrée à l’inerrance biblique. Le texte, traduit, sera largement diffusé dans notre pays.

E) Le retour de l’éthique et la question de la « théonomie »

Dans son ouvrage intitulé Le jour des petits recommencements, paru en 1996, le professeur Courthial écrit :

Aux quatre dogmes fondamentaux de la foi ecclésiale catholique (= fidèle à toute l’Ecriture) : le dogme trinitaire, le dogme christique, définis aux premiers siècles ; le dogme sôtérique, le dogme scriptural, définis au XVIe siècle, va devoir s’ajouter, dans l’avenir, un cinquième dogme fondamental : le dogme sur la Loi (Nomos) de Dieu (Theos), le dogme « théonomique »[15].

Ce propos aux résonances prophétiques est révélateur de l’intérêt renouvelé, en cette deuxième moitié du XXesiècle, pour les questions éthiques. Mais il est plus que cela : il exprime un aspect de la théologie réformée que Courthial fait remonter à Calvin, sans doute, mais plus encore au réformateur Pierre Viret. Aspect qui fut repris et renouvelé par un calviniste hollandais, Groen van Prinsterer (1801-1876), fondateur du parti antirévolutionnaire auquel Abraham Kuyper adhéra.

L’engagement politique de Groen van Prinsterer, comme celui d’Abraham Kuyper, éclaire déjà le sujet dans son caractère spécifique : il s’agit de savoir si la Loi de Dieu révélée dans l’Ecriture doit être appliquée par l’Eglise, et seulement par elle, ou bien si elle concerne tout autant les nations. En d’autres termes, l’Etat est-il chargé par Dieu d’appliquer et de faire appliquer les mêmes prescriptions morales dans son domaine d’autorité que celles qui ont cours dans l’Eglise ? A cette question, les théonomistes répondent très clairement par l’affirmative. Ils s’appuient, entre autres, sur l’irruption du règne de Dieu en Jésus-Christ. En effet, le pouvoir royal du Christ, sa seigneurie, est présenté en plusieurs passages du Nouveau Testament, comme étant

au-dessus de toute principauté, puissance, souveraineté, au-dessus de tout nom qui peut se nommer, non seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle à venir. (Ephésiens 1.21)                                                                           

Paul Wells exprime fort bien les bases de la vision théonomiste :

Le Royaume de Dieu, comme règne eschatologique et universel de Dieu, est plus vaste que l’Eglise et l’Etat, de même que l’éternité déborde largement le temps. Pourtant, à cause de la réalisation du salut et de l’orientation de l’histoire vers le Royaume inauguré par Christ, aucune réalité, individuelle, ecclésiastique ou sociale ne demeure hors de sa souveraineté, déjà établie sur toute la réalité. Ainsi l’Etat, tout autant que l’Eglise, est appelé à servir le Christ maintenant, en se transformant conformément à la lumière de son règne déjà présent et à venir[16].

Et Pierre Courthial aime à présenter les derniers versets de l’évangile de Matthieu sous cette forme : « Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre ; allez, faites disciples toutes les nations, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit et enseignez-leur à garder (observer) tout ce que je vous ai prescrit… »

Si cette approche de l’éthique réformée a de solides représentants et théoriciens à l’étranger, en France elle reste relativement confidentielle. L’Association des chrétiens réformés confessants et son bulletin, Kerux, dont le premier numéro paraît en 1986, se situe dans cette ligne. En Suisse, autour du pasteur réformé baptiste Jean-Marc Berthoud, et de la revue Résister et construire, se dessine un mouvement de « reconstruction chrétienne » qui est très ouvertement théonomiste.

Mais, de fait, tous les réformés évangéliques ne sont pas prêts à inscrire « le dogme théonomique » comme le cinquième grand dogme de l’Eglise chrétienne ! Il règne, en général, sinon une opposition clairement exprimée, tout au moins une grande prudence, révélatrice de bien des incertitudes. Ceci n’est pas étonnant, vu que l’éthique évangélique tout entière est en travail… et qu’elle aura sans doute bien besoin de tout le XXIesiècle pour éclaircir ses fondements et établir ses règles. Assurément, le mouvement théonomiste participe utilement à la réflexion et à cette construction d’une éthique réformée confessante.

Conclusion

Une dernière mise en perspective.

Personne ne peut plus l’ignorer : un nouveau protestantisme (évangélique) se développe en France et le nombre de ceux qui se reconnaissent dans cette mouvance ne cesse de grandir. Dans ce contexte, il est intéressant de relever que les réformés évangéliques, bien que peu nombreux, ont contribué de manière très significative à faire entendre cette voix évangélique au sein de l’ensemble de la famille protestante. Par ses actions institutionnelles, par ses journaux et revues, ceux qui se situent comme les héritiers directs des réformateurs du XVIesiècle ont non seulement fait réentendre les vérités essentielles du calvinisme, mais affermi et développé cette théologie confessante au bénéfice, sans aucun doute, d’un cercle plus large que leur propre maison.

Cependant, ce travail remarquable a reposé presque exclusivement sur des « hommes providentiels » comme Auguste Lecerf, Pierre Marcel ou Pierre Courthial, des théologiens issus ou ayant appartenu à l’Eglise réformée de France. Sans doute, les dons de Dieu et la mesure de grâce est différente d’un croyant à un autre et, dans ce sens, il n’est pas anormal qu’il y ait des personnes phares, des docteurs qui font progresser l’Eglise tout entière. Et pourtant, n’est-ce pas à l’Eglise, en tant que corps, d’être « colonne et soutien de la vérité » (1 Timothée 3.15) ? Ce rôle, l’ERF, en tant qu’institution, ne l’a guère assumé, se contentant de suivre les modes théologiques du moment, et c’est bien souvent contre leur propre Eglise que ces hommes ont dû s’exprimer. On perçoit donc particulièrement bien en cela la grande fragilité d’un mouvement de pensée qui n’a pas réussi, au cours du siècle, à susciter une large adhésion. Et si l’on a pu dire à propos d’Auguste Lecerf qu’il était « le dernier des calvinistes », à combien plus forte raison ce propos aurait pu être tenu au sujet de Pierre Courthial, qui a quitté notre monde en ce début de XXIesiècle.

Le combat des réformés évangéliques en France sera donc toujours celui d’une minorité au sein d’une minorité et, s’il y a quelques renforts à attendre, il y a aussi fort peu de chances qu’ils viennent désormais – comme ce fut le cas au siècle dernier – du côté de l’ERF ou de la nouvelle Eglise protestante unie en train de se constituer. En effet, celle-ci est désormais installée dans un pluralisme doctrinal parvenu maintenant à maturité, au point que toute friction ou tension sur des questions de doctrine apparaît désormais comme de l’histoire ancienne. Le ressort de l’indignation est complètement distendu[17], et personne ne croit plus qu’un quelconque « salut » puisse surgir d’une théologie, quelle qu’elle soit.

Et peut-être, au fond, allons-nous assister (et peut-être assistons-nous déjà ?) à l’émergence d’un néocalvinisme qui ne serait plus issu directement du tronc des Eglises historiques, mais qui nous parviendrait par le truchement d’hommes et de femmes venant d’ailleurs, que cet ailleurs soit géographique, culturel ou ecclésial. En bref, l’avenir du néocalvinisme paraît plus que jamais lié à l’avenir du néoprotestantisme[18]

Quoi qu’il en soit, et quels que soient les contours et les surprises de l’histoire, il y a des causes qui valent le coup d’être poursuivies parce qu’elles ont le goût du vrai, parce que, au long des luttes, elles dévoilent leur adéquation au réel. Et en ce qui concerne la théologie, la validité de tout effort pour la juste doctrine se mesure à la capacité de cette dernière à ouvrir le Livre des livres et à faire entendre au monde son message. Beaucoup sont morts sans avoir réussi à conquérir l’opinion, mais ils ont « combattu le bon combat », ils sont allés « jusqu’au bout de la course », ils ont « gardé la foi », non seulement pour leur propre bénéfice, mais aussi pour celui de l’Eglise tout entière.


* D. Bergèse est pasteur de l’Union des Eglises protestantes évangéliques de Plan-de-Cuques (13) et chargé de cours en histoire de l’Eglise à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence. Ce texte a été établi d’après une conférence donnée à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, le 24 mars 2006.

[1] Dans cet exposé, le label « réformé évangélique » désigne ceux des réformés qui n’ont pas suivi les innovations théologiques des divers libéralismes protestants. Leur credo central est sûrement l’autorité souveraine de la Bible en matière de foi, une Bible reçue comme Parole de Dieu. P. Courthial se passait de l’adjectif « évangélique » car, à ses yeux, tout « réformé » l’était nécessairement. Au XIXe siècle, on parlait d’« orthodoxie ». Aujourd’hui, on peut aussi parler d’un mouvement « néocalviniste » ou « réformé confessant ». Ces différentes appellations apparaissent dans ce texte, ici et là, et peuvent être considérées comme équivalentes.

[2] E. Bersier, Histoire du Synode général de l’Eglise réformée de France (1872), Paris, Ed. Sandoz et Fischbacher, 1872, XXXIV.

[3] Ibid., XXXVIII.

[4] Ibid., XXXVIII.

[5] A. Monod, Pourquoi je demeure dans l’Eglise établie, Paris, 1849, 26.

[6] H. Roux écrit : « C’est ainsi, comme ce fut mon cas, qu’on pouvait accomplir à Montpellier un cycle de trois ans d’étude sans lire une ligne des réformateurs. » Cité par M. Longeiret in Les déchirements de l’unité (1933-1938), diffusion Excelsis, 2004, 59.

[7] Les articles 39 et 40 traitent de l’Etat, de ses droits et prérogatives ainsi que de l’obéissance que les chrétiens doivent aux autorités légitimes. Tout en s’accordant sur l’essentiel du propos, l’affirmation selon laquelle l’autorité civile se doit de réprimer les fautes commises contre la première table de la Loi est généralement rejetée aujourd’hui.

[8] Mme Lecerf, « Mon mari », in La Revue réformée, n° 180, 1994, 26.

[9] Cité par S. Oberkampf de Dabrun, « La théologie d’Auguste Lecerf », in La Revue réformée, n°  180, 1994, 72.

[10] Dès 1943, K. Barth avait pris une position très critique vis-à-vis du baptême des enfants. Elle ne fera que se radicaliser par la suite.

[11] Numéro de janvier 1949.

[12] A. Lecerf, Du fondement et de la spécification de la connaissance religieuse, Ed. Kerygma-APEB, 1999, 158.

[13] Je respecte ici l’originalité de Lecerf, qui écrit le mot avec un « e » !  

[14] A. Lecerf, op.cit., 161.

[15] P. Courthial, Le jour des petits recommencements, Ed. L’Age d’Homme, 1996, 217.

[16] P. Wells, « L’Etat et l’Eglise dans la perspective de la théologie réformée », in La Revue réformée, n° 168, 1991, 19.

[17] Il est bien entendu que c’est toujours sur le terrain doctrinal que ce propos s’applique.

[18] Sous l’appellation « néoprotestantisme », je désigne ici les Eglises évangéliques de professants, distinctes donc de ce qu’on appelle généralement les Eglises « historiques ».

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